Histoire d’une famille de soldats 2/14


CHAPITRE XIV

devant sébastopol


Deux jours après la bataille de l’Alma, de sourdes explosions, venant du sud, apprenaient aux vainqueurs que les Russes de Mentchikoff, dignes successeurs de ceux de Rostopchine, coulaient leurs vaisseaux à coups de canon à l’entrée du port de Sébastopol, pour le rendre inaccessible aux flottes alliées.

Le Maréchal de Saint-Arnaud n’avait pas survécu à son triomphe : abattu par le choléra, il avait dû s’embarquer pour la France, escorté par l’escadron de Henri Cardignac, à qui il adressa, avant de quitter la terre de Crimée, des paroles pleines de cœur et d’affection. Quelques jours après, il mourait en mer, sans avoir revu sa patrie.

Le général Canrobert prit le commandement des forces françaises.

Quand les armées alliées arrivèrent devant Sébastopol, elles trouvèrent la place en état de défense : un ingénieur d’élite, le plus grand de ce siècle, Todleben, s’y était enfermé et avait pris la direction des travaux de fortification. Sous son ardente impulsion, des milliers de bras fouillèrent le sol avec un acharnement farouche ; d’heure en heure, le relief des fortifications s’accrut, les fossés s’approfondirent, de nouveaux bastions sortirent de terre. Pendant que les femmes priaient devant les images, tous les hommes valides et les enfants eux-mêmes maniaient la pioche et le fusil. Une lutte unique dans l’histoire des sièges allait commencer.

On avait espéré emporter la ville par un coup de force, il fallut vite renoncer à cette chimère ; une armée formidable, au moral rudement trempé, allait la défendre avec acharnement. Force fut donc aux alliés d’entreprendre un siège régulier, de faire venir de la métropole des pièces de gros calibre et un matériel immense. Mais nul, en ce mois d’octobre 1854, qui marqua le commencement des travaux d’approche, n’eût pu supposer que la prise de cette ville, où allaient venir s’entasser toutes les forces militaires de la Russie, coûterait quatre-vingt-quinze mille morts à la France seule, et exigerait des souffrances inouïes, jointes aux efforts les plus héroïques.

L’armée française fut divisée en deux parties : le corps de siège proprement dit, et le corps d’observation, chargé de protéger les travaux et les attaques contre l’armée russe qui continuait à tenir la campagne.

Henri Cardignac, maintenu pendant le premier mois à l’escorte du général en chef, en attendant l’arrivée des autres escadrons, assista au spectacle curieux et impressionnant de l’ouverture de la première parallèle.

Ce travail, origine de tous ceux qui devaient suivre, s’exécuta pendant une nuit noire et par un vent violent, afin que les Russes ne pussent rien entendre. Henri Cardignac, adjoint ce soir-là au Major de tranchée, vit arriver, silencieux comme des ombres, douze cents hommes marchant en file indienne : chacun d’eux, le fusil en bandoulière et un outil de terrassier à la main, portait en outre un gabion, sorte de grand panier sans fond, d’un mètre de hauteur.

Ils s’arrêtèrent sur une ligne reconnue d’avance, déposèrent leurs gabions devant eux et se couchèrent derrière, pendant que des sous-officiers du génie rectifiaient le tracé. Des bataillons, placés en arrière des travailleurs, se tinrent prêts à les soutenir, en cas de sortie de la garnison.

Henri Cardignac leur transmit la consigne :

Défense formelle de tirer un coup de fusil ; la baïonnette seule était autorisée.

Notez en passant, mes enfants, qu’on ne pourrait plus maintenant se livrer à ces travaux d’approche à mille ou douze cents mètres des fortifications ennemies, non seulement parce que la puissance de l’artillerie actuelle ne le permettrait plus, mais surtout parce que l’assiégé éclairerait tout le terrain des attaques, par les jets de ses projections électriques, et mettrait les travailleurs en pleine lumière sous le feu des canons. On ne reverra donc plus de sièges comme celui que je vais vous raconter.


Chacun d’eux portait en outre un gabion.

Au commandement de haut les bras, transmis à voix basse tout le long de la ligne, les pioches commencèrent à fouiller le sol, chaque homme se hâtant de remplir son gabion. Le zèle des travailleurs n’avait pas besoin d’être excité. Chacun, sentant qu’à toute minute pouvait venir une volée de mitraille, s’approfondissait le plus vite possible. À minuit, une autre équipe de même force vint relever la première, et, à six heures du matin, la tranchée était assez profonde pour qu’un homme pût s’y tenir debout à couvert.

C’est de cette parallèle qu’allaient partir, en plusieurs points convergeant vers les principaux forts russes, et tracées en zigzag pour n’être pas enfilées par les projectiles ennemis, les innombrables tranchées qui rapprocheraient les assaillants de la place.

C’est de ce jour également qu’allaient commencer les nombreuses sorties des Russes, sorties destinées à détruire les travaux exécutés, à enclouer les pièces et à retarder ainsi le cheminement de l’assaillant.

À l’inverse de ce qui se passait dans toutes les campagnes dont je vous ai déjà fait le récit, mes enfants, campagnes dans lesquelles le génie et l’artillerie avaient joué un rôle secondaire, c’est au contraire à ces deux armes qu’allait incomber la tâche principale. L’infanterie fournissait les travailleurs et repoussait les sorties. Quant à la cavalerie, sa place était au corps d’observation, et, vers la fin d’octobre, Henri Cardignac alla rejoindre les escadrons du général Morris, dans la vallée de la Tchernaïa.

Il allait assister là à la deuxième bataille de la guerre de Crimée.

Le 25 octobre en effet, les Russes attaquaient à l’improviste les redoutes qui couvraient Balaclava et en chassaient les Turcs. Or, Balaclava était le port d’attache de la flotte anglaise et l’entrepôt de tout son matériel.

Aussitôt, l’armée française d’observation fut sur pied, et le général Canrobert, étant accouru au « télégraphe », tint prêts à marcher, pour soutenir les Anglais, la brigade Espinasse, les chasseurs d’Afrique et l’artillerie à cheval.

Le combat semblait terminé.

— Ça n’est pas encore aujourd’hui notre tour, dit tristement Pierre : car il ne cessait de penser à ses galons d’or, qu’une heureuse occasion seule pouvait lui faire gagner.

Soudain, le commandant Cardignac poussa une exclamation :

— Mais, fit-il, ils sont fous… archi-fous !…

Et il montra dans la plaine la cavalerie anglaise qui s’apprêtait à charger l’armée russe tout entière, formée en bataille.

C’était Lord Raglan qui, trompé par un mouvement de l’ennemi, et croyant qu’il voulait enlever les canons des redoutes de Balaclava, avait envoyé à la brigade légère de Lord Cardigan l’ordre de s’y opposer. Ce fut, suivant le cri de Canrobert lui-même, une héroïque folie, et les annales de la guerre parleront longtemps de la charge de Balaclava.

On vit les escadrons anglais s’engouffrer dans une véritable fournaise. Parmi les milliers de spectateurs qui se pressaient sur les crêtes, il y eut un cri d’angoisse :

« Arrêtez-vous ! » leur criait-on, comme s’ils avaient pu entendre.

S’enfonçant dans les feux croisés comme dans un gouffre, sabrant une batterie de cosaques, culbutant la cavalerie russe, galopant droit devant lui, le général anglais vint se briser contre l’infanterie ennemie. Les escadrons cosaques reformés, tombèrent sur son flanc, et une batterie, établie sur les monts Fédioukine, se mit à l’accabler de mitraille.

Alors, le général Morris se tourna vers le général d’Allonville, qui commandait les chasseurs d’Afrique.

— Voilà une batterie qu’il faut sabrer, général, lui dit-il, car si elle continue à tirer, pas un Anglais ne reviendra.

— Elle va l’être, répondit simplement le général d’Allonville.

Il fit un signe, tira son sabre, et deux escadrons s’élancèrent à sa suite. À la tête du second galopait Henri Cardignac.

— Allons, c’est tout de même pour aujourd’hui, fit joyeusement Pierre Bertigny en enfonçant ses éperons dans le ventre de son cheval.

Gravissant les pentes à toute allure, les chasseurs d’Afrique percèrent la ligne des tirailleurs, passèrent derrière la batterie, et, se rabattant brusquement sur elle, sabrèrent les servants sur leurs pièces. Ils ne se replièrent qu’après avoir détourné des Anglais, sur eux-mêmes, les feux de deux bataillons de Wladimir, formés en carrés.

Cette intervention sauva les débris de la brigade anglaise : mais sur sept cents chevaux, elle en avait perdu cinq cents.

Par miracle, Lord Cardigan revint sain et sauf de cette terrible chevauchée.

De ce jour date, pour le 4e chasseurs d’Afrique, le droit d’inscrire le nom de Balaclava sur son étendard.

Ils sabrèrent les servants sur leurs pièces.

Le soir même de cette journée, Pierre, légèrement blessé d’une balle morte à la jambe, était nommé maréchal des logis, et le commandant Cardignac l’invitait à dîner sous sa tente pour arroser ses galons.

— Allons, petit, lui dit-il, te voilà bien parti cette fois. J’espère que tu sais maintenant ce que c’est que la discipline et que tu n’as plus envie de dérailler…

— Pour ça, non, mon commandant. Oh ! si on pouvait être en campagne tout le temps !

Henri Cardignac se mit à rire.

— Oui, je connais ça : il y a une catégorie de soldats, celle des fortes têtes, qui ne peut digérer la vie de garnison, qui s’y fait punir constamment, et qui, en campagne au contraire, devient aussi débrouillarde qu’héroïque. C’est un peu l’histoire de la Légion étrangère. Le malheur est que la vie de garnison est l’habitude et que la vie de campagne est l’exception… Et ton grand cheval russe, en es-tu toujours content ?

— Azow ! je crois bien, mon commandant, que j’en suis content. Il a chargé ses anciens maîtres comme s’il n’avait jamais fait que cela ; et à ce propos, il faut que je vous dise que j’ai revu mon sous-officier russe de l’autre jour en arrivant dans la batterie.

— Tu es sûr de l’avoir reconnu ?

— Oh ! absolument ! d’abord il est tout gris ; et puis le même détail que l’autre jour m’a frappé : quand je suis arrivé près du caisson où il se trouvait, il criait des ordres comme un enragé en montrant les Anglais à ses hommes ; puis quand, en se retournant, il nous a vus, nous autres, il s’est mis à l’abri derrière une voiture et n’a plus fait un mouvement ni tiré un coup de pistolet.

— Alors, d’après ce que tu m’as raconté déjà, il a l’air « d’en pincer » pour les Français ?

— Dame, ça crève les yeux : et toujours ce bon regard qu’il avait à l’Alma en me tendant les rênes de son cheval. Aussi, de mon côté, j’aurais pu lui allonger un coup de pointe : je ne l’ai pas fait… On dirait qu’il m’a reconnu.

— Il a dû reconnaître son cheval.

— C’est bien possible, et si nous avions eu seulement une minute pour causer, je lui aurais rendu ses sacoches avec son portefeuille.

— Quel portefeuille ?

— C’est vrai, mon commandant, je ne vous en ai pas parlé : j’aurais dû le faire… Ça doit être des choses de religion, ce que j’ai vu là-dedans : je vais aller vous le chercher. Il s’y trouve un papier qui peut vous paraître intéressant, bien qu’il soit écrit en russe : le reste se compose d’images de saints.

Pierre courut jusqu’à sa tente et en rapporta un petit portefeuille en cuir grossier, fermant à l’aide d’une lanière.

Il contenait en effet des images de saint Nicolas, saint Georges et saint Wladimir, les plus vénérés des saints de l’église orthodoxe.

Soudain, le regard du commandant se fixa sur une autre image, et, ayant essayé de déchiffrer l’inscription en caractères grecs qu’elle portait, il eut un geste de surprise :

— Ah ! par exemple, fit-il, on me l’avait affirmé, mais je ne le croyais pas.

— Quoi donc, mon commandant ?

— Sais-tu qui représente ce portrait que tu as pris pour celui d’un saint ?

— C’est vrai qu’il a une drôle de coiffure : on dirait un chapeau de général.

— Rien d’étonnant à cela : ce chapeau est le légendaire petit chapeau, et cette figure grossièrement dessinée est celle de Napoléon.

— Napoléon ! votre parrain ?

— Lui-même.

— Ça ! c’est renversant !

— Moins que tu ne le crois. Je savais déjà que le grand Empereur avait laissé en Russie des traces profondes dans l’esprit du peuple : il s’est créé une vraie légende autour de son nom et, dans beaucoup d’isbas, son portrait figure à côté de celui du Tsar.[1]

— Alors, mon commandant, ce papier écrit en russe parle peut-être de lui et peut contenir des détails curieux.

— C’est fort possible : je prierai l’interprète du quartier général de me le traduire.

Pierre ne songeait plus à cette conversation, lorsque le commandant Cardignac, quelques jours après, au retour d’une corvée de fourrage, l’appela du plus loin qu’il l’aperçut : il tenait à la main le papier parcheminé et jauni dont l’interprète venait de lui donner la traduction.

— Tu ne peux te douter, Pierrot, de l’intérêt extraordinaire qu’a pour moi ce papier que tu as failli garder pour toi sans m’en parler.

— Vraiment ! mon commandant.

— Figure-toi qu’il y est question de mon père.

— Le colonel !… est-ce possible ?

— Il n’y a aucun doute : il y est nommé en toutes lettres : écoute cette traduction.

Et le commandant lut :

« Moi, Fédor Mohilof, fils de Basilitchef Mohilof, avant de paraître devant le tribunal du Saint des Saints, je lègue à mon petit-fils Yvan Mohilof, ma volonté dernière.

« Pendant la guerre sainte qui m’a ravi mon fils bien-aimé, j’ai été sauvé de la mort par un officier du grand Empereur des Français : il s’appelait Jean Cardignac. Son nom est béni dans ma famille et je veux qu’il soit béni de génération en génération par tous les miens.

« J’ai été assez favorisé du Ciel pour lui sauver la vie à mon tour, pendant l’hiver terrible de cette guerre, où tant de Français restèrent sous la neige ; mais ma reconnaissance pour lui et pour le grand Napoléon qui a vengé la mort de mon fils Nicolas, ne s’éteindra jamais, et je veux qu’elle se perpétue parmi les miens à l’égard des descendants du noble officier franc.

« Je lègue-donc cette reconnaissance, comme un pieux héritage, à mon petit-fils Yvan et à ceux qui naîtront de lui. Je leur recommande, en souvenir de moi, d’être l’ami des Français, et, s’ils retrouvent les fils du colonel Cardignac, de les vénérer comme j’ai vénéré leur père.

« Fait à Vilna, le 6 mars, anniversaire de l’Annonciation
de Théotokos, l’an 1831. »


Pierre avait écouté la lecture du précieux document avec un indicible étonnement.

Car ce nom de Mohilof ne lui était pas inconnu.

Il avait entendu maintes fois, dans la famille des filleuls de Napoléon, ce trait de la vie du colonel Cardignac : ce dernier l’avait même relaté dans des mémoires très succincts qu’il avait écrits dans ses dernières années, et que ses enfants gardaient religieusement. Le colonel, alors attaché à l’état-major de l’Empereur, avait un jour trouvé, dans la cour d’une isba, le vieux Mohilof attaché à un arbre, sur le point d’être fusillé par des pillards de la division italienne. Il avait tué l’un d’eux et avait amené les autres à l’Empereur qui les avait fait fusiller et avait indemnisé le Russe sur sa cassette. Oui, Pierre se souvenait maintenant de tous ces détails.

— Mais alors, s’écria-t-il, le propriétaire de mon cheval Azow serait Yvan, le petit-fils du moujik ?

— D’après l’âge que tu lui attribues, ce doit être lui : il avait six ou sept ans en 1812, il aurait aujourd’hui de quarante-huit à cinquante ans.

— Il faut avouer, déclara Pierre, qu’il y a de ces hasards qu’on peut appeler providentiels… Ce brave Yvan ne s’est guère douté que, parmi les cavaliers qui sabrèrent ses canonniers l’autre jour, il y avait l’un des fils du colonel Cardignac : mais nous n’allons pas en rester là, mon commandant ; j’espère bien que vous allez essayer de renouer connaissance avec lui.

— Certes, dit le commandant, et je profiterai pour cela de la première suspension d’armes.

L’occasion ne devait pas s’offrir avant Inkermann.

Inkermann, mes enfants, c’est une vraie bataille, et une bataille qui faillit mal tourner pour les Anglais, malgré leur bravoure, bravoure que je n’ai jamais mise en doute. Ils n’étaient, ce jour-là, que douze mille contre trente-six mille.

Les Russes les avaient attaqués au petit jour, profitant du brouillard, et leurs boulets tombaient dans le camp anglais, que nombre de soldats y dormaient encore à poings fermés.

Car, vous le savez déjà, les Anglais ont le sommeil dur.

Au début de l’action, le général Bosquet avait offert au général anglais, G. Cathcart, l’aide de sa division.

— Merci, avait répondu ce dernier, nos réserves sont suffisantes, veuillez seulement couvrir notre droite.

Mais vers neuf heures du matin, Cathcart était tué. Débordés par les Russes, écrasés par des forces supérieures, les Anglais étaient obligés de reculer, et Lord Raglan faisait demander de l’aide au général Bosquet.

— Je le savais bien ! s’écria ce dernier.

Et il lança en avant le 6e de ligne, le 7e léger, puis, successivement, le 3e bataillon de chasseurs, le 3e zouaves et un bataillon de turcos.

Quand les Anglais décimés entendirent les clairons de l’infanterie française, ils y répondirent par des acclamations, et quand « les pantalons rouges » passèrent près d’eux en courant, ils saluèrent et applaudirent.

« Hurrah for French ! »

Comme il est salutaire et consolant, mes enfants, de se reporter à ces souvenirs de confraternité d’armes, lorsqu’on voit le triste revirement d’aujourd’hui et qu’on entend dans la bouche des fils de nos alliés d’alors, le cri haineux de « sus à la France ! »

En moins d’une heure, le retour offensif de la division Bosquet avait réparé le désastre qui allait anéantir une partie de l’armée anglaise. Le général Bosquet, en conduisant lui-même ses bataillons, faillit être pris : car au moment où, à travers le brouillard, il faisait placer une batterie, les Russes, en masses profondes, apparurent à quinze mètres. On n’eut que le temps d’enlever les pièces, sauf une, dont le conducteur fut emporté par un boulet.

En se jetant sur ce canon pour l’enclouer, les Russes ne prirent pas garde au général qui était à cinquante mètres, avec deux ou trois officiers, un porte-fanion et une petite escorte. Quelques-uns cependant l’aperçurent ; mais comme il se retirait sans hâte, au pas de son cheval, ils furent indécis, troublés et ne tirèrent point.

« Voyez donc, dit le général Bosquet à ses officiers, ne dirait-on pas qu’ils nous présentent les armes ? »

Un pareil sang-froid, mes enfants, est aussi beau que la plus merveilleuse bravoure.

La journée avait été dure ; l’armée russe avait laissé douze mille hommes sur le terrain, les alliés trois mille six cents.

Mais, au grand étonnement des Français, les Russes ne demandèrent pas d’armistice pour enlever leurs nombreux blessés.


Le général Canrobert s’en étonna et résolut d’envoyer par un parlementaire, au prince Mentchikof, une note qui renfermait l’expression de cet étonnement.

C’était une occasion pour Henri Cardignac d’entrer en relations avec les Russes ; il s’offrit pour porter cette note et fut agréé.

— Tu viendras avec moi, Pierre, dit-il au jeune maréchal des logis. Procure-toi un fanion blanc et va chercher un trompette à l’escadron.

Une heure après, le trompette sonnait trois appels : le fanion blanc était hissé sur la tranchée et le feu des batteries cessait des deux côtés.

Aussitôt, et par un effet de curiosité bien naturel chez des adversaires habitués à s’observer toute la journée, le doigt sur la détente, les parapets se garnirent de têtes, les tirailleurs sortirent de leurs abris, les artilleurs grimpèrent sur les flasques des affûts, et dans les tranchées françaises, les plaisanteries commencèrent à circuler.

Un officier russe se montra debout sur la plongée de Malakoff et près de lui un soldat tenait un drapeau blanc : Henri Cardignac sortant de la tranchée se dirigea vers lui.

Au bord du fossé, il trouva un capitaine d’infanterie qui le salua très correctement sans dire mot, lui fit contourner la gorge de l’ouvrage et l’introduisit dans le terre-plein.

Notre ami s’était attendu à subir le cérémonial habituel : dans la plupart des cas, et surtout lorsqu’un parlementaire doit pénétrer dans un ouvrage fortifié, on lui bande les yeux

Un officier russe se montra debout sur la plongée de Malakoff.

afin qu’il ne puisse reconnaître aucun détail : on laisse au dehors les gens de sa suite, on l’introduit dans une chambre close où on lui ôte son bandeau, et défense est faite à qui que ce soit de lui adresser la parole.

On a vu en effet des parlementaires, à l’aide de conversations adroites, tirer des hommes chargés de leur surveillance des renseignements précieux : on a même vu, en particulier chez les Allemands, des officiers se déguiser en trompettes ou en porte-fanions pour moins exciter la méfiance, et mieux surprendre les confidences involontaires des soldats.

On ne banda pas les yeux à Henri Cardignac et, au contraire, en mettant le pied dans le terre-plein du bastion, il y trouva un groupé d’officiers russes qui semblaient l’attendre.

L’un d’eux, qui en était manifestement le chef, se détacha, le salua d’un vigoureux :

— Bonjour, commandant !

Et dans le plus pur français :

— Colonel de Korf, dit-il en se présentant lui-même ; puis, montrant les officiers rangés derrière lui :

— Messieurs les officiers du régiment d’Iakoutsk, deuxième bataillon.

— Commandant Cardignac, des chasseurs d’Afrique, 3e régiment, dit à son tour notre ami, en s’inclinant.

Il tendit un pli qu’un officier prit aussitôt pour le porter au prince Mentchikof, au Palais du Gouvernement.

— Vous avez au moins une heure à attendre la réponse, commandant, reprit le colonel de Korf ; voulez-vous nous faire l’honneur de prendre un verre de champagne avec nous ?

Le champagne, vous le savez peut-être, mes enfants, est la boisson préférée des Russes. Henri Cardignac sourit et accepta : la glace était rompue, et, pendant que Pierre était emmené de son côté par les sous-officiers d’un poste voisin, tous entrèrent dans une vaste salle casematée qui, avec les nombreuses traverses voisines, servait de refuge à la garnison pendant les bombardements.

— Voilà où vous nous obligez à faire d’innombrables parties de cartes et à faire bouillir le samovar en permanence, dit le colonel de Korf en riant, mais ce n’est pas le moment d’y penser. Parlons de Paris et du boulevard, voulez-vous, commandant ?

Et la conversation s’engagea chaude, amicale, pleine de saillies, pendant que le champagne, mais un champagne sec, auquel Henri n’était pas habitué, circulait sans arrêt. Quand on voulut remplir son verre pour la troisième fois, il pria qu’on n’en fît rien, alléguant en riant qu’il ne pourrait retrouver le chemin des tranchées françaises.

— Je n’insiste pas, commandant, dit le colonel : je sais que les Français ne peuvent nous tenir tête à table ; mais sur un champ de bataille, ce sont de rudes adversaires !

Il aurait pu ajouter que les appréciations diffèrent aussi d’une façon absolue entre les deux nations, au sujet de l’intempérance dont les Russes ne se font pas un crime entre eux : il n’est pas rare en effet de voir, à la fin d’un dîner, des officiers russes, et non des moindres, rouler sous la table : des ordonnances bien stylés arrivent, les emportent respectueusement dans leur lit, et nul ne songe à s’en étonner. Il faut ajouter qu’ils ne conservent pas longtemps ce qu’on appelle chez nous le « mal aux cheveux » et qu’à la manœuvre du lendemain, ils ont recouvré tous leurs moyens.

Le général D…, une des sommités de l’armée russe, lorsqu’il a absorbé quelques bouteilles d’extra-dry, se fait hisser à cheval, donne le signal de l’alerte de nuit aux troupes de son commandement et surveille lui-même la manœuvre : un sous-officier dressé à cet effet se tient respectueusement à sa droite, marche à son allure, sérieux comme un pope, les yeux fixés à quinze pas devant lui, et, d’un bras vigoureux, maintient le grand chef en selle lorsque son équilibre semble devoir être rompu dans un sens ou dans l’autre. Au bout d’une heure de ce petit manège, les fumées grisantes se sont dissipées, le général prend le galop, commande, critique, emballe tout son monde, et on le cite comme l’entraîneur d’hommes par excellence.

Songez, mes enfants, aux hurlements de l’opinion chez nous, si de pareils spectacles lui étaient donnés.

Et j’ajoute que l’opinion aurait raison de hurler.

Cependant Henri Cardignac songeait au moyen de retrouver Yvan Mohilof, et, sentant l’heure s’écouler, il demanda aux officiers qui l’entouraient s’ils ne connaissaient pas un adjudant, sous-officier, de ce nom.

Tous répondirent négativement.

Alors notre ami raconta en détails l’histoire que nous connaissons et montra le testament du vieux Mohilof.

On l’écouta avec un religieux respect ; tous ces hommes étaient redevenus graves ; l’évocation de Napoléon Ier alluma une flamme dans tous les regards, et quand le récit fut terminé, le colonel de Korf serra la main de Henri.

— Vous êtes le fils d’un brave, dit-il ; nous retrouverons Yvan Mohiloff je vous le promets ; nous ne pouvons le connaître ; car, d’après ce que vous venez de raconter, il appartient à l’artillerie de campagne ; s’il est vivant, je saurai dès demain où il est.

— Alors, je vous demande de vouloir bien lui restituer ce portefeuille et de lui dire ; que je serais bien heureux de voir le petit-fils de l’homme qui a sauvé mon père à Vilna.

— Nous pourrons le faire venir ici à la prochaine suspension d’armes, si vous le désirez.

Henri Cardignac acquiesça ; rendez-vous fut pris au bastion Malakoff pour le jour que les hasards de la guerre fixeraient eux-mêmes, et comme la réponse du prince Mentchikoff venait d’arriver, notre ami prit congé des Russes qui, l’un après l’autre, lui serrèrent la main avec effusion et raccompagnèrent jusqu’au glacis.

La réponse ; du, prince expliquait, pourquoi il n’avait pas demandé de suspension d’armes : un sanctuaire vénéré des Russes, la chapelle de saint Wladimir, bâtie sur les ruines de l’ancienne Kherson, avait été pillé, saccagé par des soldats de la légion étrangère : — « Il ne pouvait plus, disait la note de Mentchikoff, y avoir de rapports de courtoisie, entre les deux adversaires après une aussi indigne profanation. »

Le général Canrobert reconnut le bien-fondé de cette récrimination, fit rechercher les coupables, et flétrit leur action dans un ordre à l’armée qu’il communiqua au généralissime russe.

À partir de cette date, les suspensions d’armes eurent lieu, comme il est d’usage après chaque action meurtrière.

Cependant l’hiver avait fait son apparition, un hiver terrible, et dont nos régions tempérées ne peuvent donner aucune idée, puisque la moyenne du thermomètre y était de 24 à 27° centigrades.

La cavalerie fut particulièrement éprouvée : les chevaux, insuffisamment abrités, firent bientôt pitié à voir et succombèrent en grand nombre : les chevaux arabes seuls tinrent bons : quant à Azow, le cheval russe de Pierre, familiarisé avec les rigueurs du climat, il resta le plus vigoureux de l’escadron.

L’ordre était donné de les promener au réveil pour les dégourdir ; mais il était impossible de déboucler les entraves, tant les cuirs étaient durcis par le froid. Le vin gelait dans les bidons, la viande dans les sacs à distribution.

On lavait le linge avec de l’eau chaude et quand les hommes l’avaient tordu pour le faire sécher, il ne leur restait plus entre les mains qu’une toile raide comme du fer-blanc. Joignez à cela, mes enfants, le pullulement de la vermine dans les camps et une véritable invasion de rats dans les gourbis.

Une véritable invasion de rats régnait dans les gourbis.

Et pourtant il fallait remuer de la terre, creuser le roc, faire du fascinage, apporter aux batteries qui tiraient sans interruption leur approvisionnement de gargousses et de boulets, monter de longues gardes de nuit sous le feu incessant de la place, et pousser des pointes vers les avant-postes, pour éviter des surprises comme celle d’Inkermann.

Il fallait enfin lutter contre le scorbut et la dysenterie, ces deux fléaux de l’hiver.

Le général Canrobert para à tout ; s’occupant sans cesse du bien-être du soldat, il était adoré de l’armée, et lorsque, sur la demande de l’Empereur, il résigna son commandement entre les mains du général Pélissier, plus apte à la conduite du siège, il le fit avec une abnégation qui emporta l’admiration générale : sans récriminer, noblement, simplement, il reprit le commandement de son ancienne division.

Cette armée, qu’il léguait au futur duc de Malakoff et qui venait de traverser les plus rudes épreuves, on peut dire qu’elle était alors la première armée du monde : elle seule, ou presque seule, allait d’ailleurs supporter le poids du siège. En effet, les Anglais voyaient leurs effectifs fondre à vue d’œil ; les Italiens n’arrivèrent que pour assister à la victoire finale, et, quant aux Turcs, pour lesquels tout le monde se battait, ils ne faisaient rien.

Or, je vous le demande encore, mes enfants, et cette question je vous la poserai encore après la campagne d’Italie : il n’y a pas cinquante ans de tout cela, notre armée était, je le répète, la première armée du monde par le courage, l’endurance et les vertus guerrières. Comment, en moins d’un siècle, serait-elle déchue comme le proclament les sans-patrie qu’elle gêne, et tous ceux dont jouir est l’unique but ?

Nous sommes les fils des combattants de Sébastopol et de Solférino et vous en êtes les petits-fils ! Suffit-il donc de deux générations pour qu’un peuple meure ?

Non, mes enfants, mille fois non ! Si l’armée est silencieuse par devoir, elle est toujours forte, vaillante et prête à tous les sacrifices ; vienne l’heure du danger, elle le prouvera.

Le Tsar Nicolas venait de mourir, mais son successeur, Alexandre ii, avait donné à son armée, maintenant commandée par le prince Gortchakoff, la même consigne qu’à son prédécesseur : elle devrait lutter, suivant l’énergique expression russe, « jusqu’au manche du couteau ».

Quant au général Pélissier, « la tête de fer-blanc », comme l’appelaient ses soldats, il allait riposter aux résolutions des Russes par des actes vigoureux.

L’hiver prit fin ; les soldats quittèrent les peaux de mouton, les sabots dont ils s’étaient affublés et qui leur avaient été envoyés de France avec des provisions de toutes sortes.

Avec le renouveau, la gaieté française transforma les camps : on se battait, on mourait le rire aux lèvres. Le 2e zouaves, célèbre par sa bravoure et ses talents dramatiques, avait monté, sur son front de bandière, le fameux « Théâtre du Moulin ou d’Inkermann ». Officiers et soldats y affluaient : les Anglais y venaient même de Balaclava, et Pierre y retrouva ses deux connaissances, le hussard et le highlander, toujours plus affamés que jamais. On y jouait le Bourreau des Crânes, le Caporal et la Payse, et les sujets de la reine Victoria, sans y rien comprendre, applaudissaient de confiance.

Au moment de la terrible affaire du Mamelon Vert, le programme du spectacle porta cet en-tête curieux « Au bénéfice des blessés, 7 et 8 juin. — Représentation extraordinaire : le premier rôle et la dugazon ayant été tués et plusieurs acteurs blessés, on a été obligé de changer le spectacle primitivement annoncé. »

Le canon des batteries russes accompagnait le refrain des opérettes ; chacune de ces batteries avait d’ailleurs un nom : la plus voisine, dont les boulets étaient venus deux ou trois fois troubler la mise en scène, s’appelait « Gringalet » ; plus loin, c’était « Bilboquet, Zéphyrine, Flageolet » et l’inévitable « Guignol », et ces noms, devenus historiques, figuraient dans les relations officielles.

Les Russes, eux aussi, avaient leurs gaietés : ceux qui occupaient le bastion du Mât, avaient lancé dans les airs un énorme cerf-volant, « pour amuser les Français », disaient-ils, et dans une autre batterie de Karabelnaïa, un artiste russe avait barbouillé, sur une toile immense, dressée au-dessus du parapet, un zouave gigantesque, harponné par un cosaque.

Dans les suspensions d’armes, ce n’étaient pas seulement les officiers qui s’abordaient volontiers et s’entretenaient courtoisement ensemble : les soldats fraternisaient à leur manière. On comparait le cognac à la vodka, eau-de-vie dont les Russes font grand usage, et lorsque venait le moment de se quitter, on voyait partir des tirailleurs russes coiffés du képi, et des chasseurs français coiffés de la casquette.

Puis, quand les trompettes avaient sonné la retraite qui signalait la fin de la suspension d’armes, les balles se remettaient à siffler, des tranchées aux parapets et des parapets aux tranchées.

Aussi est-ce avec raison qu’on a dit récemment que les souvenirs pleins de cordialité de Sébastopol avaient puissamment contribué à faire l’alliance, aujourd’hui solidement nouée, entre la France et la Russie.

Un matin, le canon venait de se taire et une suspension d’armes venait d’être notifiée. Suivi de Pierre, Henri Cardignac qui attendait cette heure avec impatience depuis plusieurs semaines, se dirigea vers les glacis de Malakoff.

L’énorme bastion avait encore grandi : les parapets s’y accumulaient, monstrueux, barrés d’énormes traverses qui formaient autant de barricades à l’intérieur de l’ouvrage, et le commandant, qui du sommet du glacis mesurait des yeux la profondeur du fossé, se demandait comment les batteries de brèche arriveraient à le combler, lorsque Pierre lui toucha le bras.

— Voilà Yvan Mohilof, dit-il… c’est lui !

Debout sur la plongée, de l’autre côté de l’escarpe, le vieux sous-officier attendait dans une attitude militaire, et, sur un signe du commandant, se dirigea vers lui par une passerelle mobile, jetée sur l’un des flancs du bastion.

Presque aussitôt, un jeune homme portant le costume d’artilleur le rejoignit, et le colonel de Korf arriva pour servir d’interprète.

Je vous laisse à penser, mes enfants, quelle fut l’émouvante surprise du petit-fils de Fédor Mohilof, quand il se trouva en présence du fils de ce Français que le testament de son grand-père, c’est-à-dire un document sacré pour un Russe, lui avait ordonné d’aimer et de respecter comme un hôte sacré.

Il mit un genou en terre devant l’officier, lui prit la main et la baisa ; puis, gravement, le colonel de Korf traduisit ses paroles :

— Petit père, dit-il, et ce titre, très usité en Russie par les moujiks, était particulièrement touchant dans la bouche du vieux soldat, je remercie Dieu qui m’a permis de te voir avant de mourir. Mon grand-père parlait souvent du chef français qui avait éloigné le malheur de son toit : que ses enfants soient bénis : je te présente mon fils. Il porte le nom que tu connais : Fédor, et a déjà un petit enfant que le canon endort chaque soir là-bas dans


Mohilof mit un genou en terre devant l’officier.

le faubourg. Nos deux patries sont en guerre ; mais moi je ne puis être ton

ennemi et je prie Dieu qu’il fasse renaître la paix.

Henri lui répondit par quelques paroles émues.

Puis Yvan demanda à l’officier des nouvelles de son frère, car le colonel Cardignac, pendant les quelques semaines passées dans l’isba, avait parlé de ses deux enfants à son hôte et Yvan s’en souvenait.

Henri répondit que Jean n’était pas en Crimée, mais qu’il pouvait y débarquer d’un moment à l’autre avec les nombreux renforts que l’Empereur envoyait à l’armée.

Quand l’entrevue prit fin, le vieux Mohilof pria le colonel de Korf d’autoriser le commandant Cardignac à monter avec lui sur l’étage supérieur de la tour Malakoff. Le colonel y consentit, et quand ils y furent arrivés, le panorama de Sébastopol leur apparut.

La ville elle-même n’avait pas encore souffert du bombardement, limité jusque-là aux ouvrages fortifiés : elle s’étalait entre ses deux rades, toute blanche au milieu de la verdure de ses jardins. Tout le long de la baie du Sud s’alignaient des docks, des casernes, des magasins, et, de l’autre côté de la rade, le Fort du Nord étalait sa masse énorme, qui semblait indestructible et que les Russes ne devaient laisser à leurs vainqueurs qu’à l’état de chaos informe. Enfin, en face du Fort Constantin, bâti au ras de l’eau, à l’entrée du port, les mâts des navires, coulés par l’amiral Nackimoff, émergeaient comme des épaves.

— Tu vois, petit père, dit le vieux soldat en étendant le bras vers le nord, tu vois cette petite maisonnette au bord de l’eau : elle est bien exposée, mais Dieu nous y garde ; c’est là que ma bru, Catherine, nous attend chaque soir. Si les Français prennent la ville, Fédor et moi nous serons, sans doute, comme tous les enfants de notre père le Tsar, ensevelis sous ses décombres, je te recommande mon petit-fils, Georgewitz, et sa mère, Olga : me promets-tu de les protéger ?

— Sois tranquille, dit Henri Cardignac en pressant la main du Russe ; les Français ne sont ni des pillards ni des insulteurs de femmes… Ceux que tu aimes seront en sûreté au milieu d’eux, je te le promets. Mohilof demanda encore en se tournant du côté du plateau :

— Montre-moi où est ta tente ?

Le commandant Cardignac étendit le bras du côté des monts Fédioukine.

— Je suis content, déclara le vieux, ma batterie ne tire jamais de ce côté… Adieu, petit père !

Il baisa de nouveau la main de l’officier et disparut avec son fils derrière une traverse.

— Quels merveilleux soldats vous avez là, mon colonel, dit Henri Cardignac en les suivant des yeux.

— Vous avez dit le mot : merveilleux, commandant. Ils ne sont ni alertes, ni débrouillards comme les vôtres ; ils sont même lourds au physique et au moral ; mais ils ont une force que bien des peuples n’ont plus : ils ont la foi. Sur un signe du Tsar, notre maître incontesté et notre chef religieux tout à la fois, ces gens-là marchent à la mort sans tourner la tête. Aussi soyez sûrs que nous ne vous laisserons ici que des ruines et des cadavres.

— C’est triste, fit Henri Cardignac assombri, cette lutte sauvage entre deux grandes nations faites pour s’aimer et s’estimer… et tout cela pour un peuple abêti, usé, fini, comme le peuple turc !…

— Le destin ! dit le colonel de Korf qui, comme tous les Orientaux, était fataliste, c’est le destin ; mais soyez persuadé que, même battus, nous prendrons un jour ou l’autre Constantinople que vous nous disputez aujourd’hui.

Puis, voyant s’avancer quelques-uns de ses officiers, désireux de saluer le commandant Cardignac, il changea aussitôt la conversation.

— Il paraît, commandant, que votre nouveau télégraphe électrique porte une dépêche à Paris et en rapporte la réponse en vingt-quatre heures ?

— C’est vrai, colonel, et nous en sommes tous émerveillés ; mais ça a un mauvais côté.

— Lequel donc ?

— C’est que, de Paris, on a ainsi la tentation de diriger les opérations à distance.

— Je comprends, et ça ne va pas à « la tête de fer-blanc », dit le colonel en riant.

— Vous connaissez ce surnom, dit notre ami en riant à son tour.

Par nos soldats qui le tiennent des vôtres ; ce qui n’empêche pas vos hommes d’avoir une rude confiance dans votre éminent général.

— C’est vrai, il est dur ; mais nul ne récrimine. Dur et quelquefois mal… — comment dites-vous ce mot en français ?… — « mal embouché ? » paraît-il ?

— C’est un peu vrai, répondit Henri, pendant qu’autour de lui les officiers russes riaient de bon cœur, prouvant par là qu’ils connaissaient plus d’un trait du caractère spécial du général Pélissier. Ainsi, poursuivit-il, l’autre jour, impatienté de recevoir de l’Empereur ordres sur contre-ordres, il a télégraphié au Ministre de la Guerre, à Paris : « Si vous m’embêtez encore, je coupe le fil !… »

L’hilarité devint générale et déjà un commandant russe entamait le récit d’une anecdote analogue sur le général Khroulef, lorsque soudain les rires se figèrent sur toutes les figures, qui reprirent instantanément le sérieux des relations de service.

En même temps, le narrateur s’arrêta net.

Très surpris, Henri Cardignac se demandait quelle était la cause de ce brusque revirement, lorsque, suivant la direction du regard de ses interlocuteurs, il aperçut, se dirigeant de leur côté, un officier à tunique rouge.

C’était un officier anglais.

— Nous vous quittons, dit le colonel de Korf ; bonne chance, commandant !…

Et, à mi-voix, il ajouta :

— Veuillez nous excuser ; nous évitons tout rapport avec les Anglais ; nos vrais, nos seuls ennemis, ce sont eux, et peut-être un jour, fit-il plus bas encore, vous apercevrez-vous qu’ils sont aussi les vôtres.

La prophétie s’est réalisée, mes enfants !

En annonçant à Mohilof que Jean pouvait arriver d’un jour à l’autre, Henri ne se trompait pas ; quelques jours après, c’est-à-dire dans les premiers jours de mai, il recevait une lettre de son frère ainsi conçue :


« Mon cher Henri,

« Je prends le premier courrier pour te rejoindre ; je suis chargé, par l’Empereur, d’amener au général Pélissier les « premières pièces rayées de siège » fondues à Bourges ; elles arriveront encore à temps, je l’espère, pour le bombardement de Malakoff qui, paraît-il, va être mené avec un redoublement de vigueur. Tu verras les effets de nos nouveaux obus à ailettes.

« Mais j’apporte aussi, tu ne devinerais pas quoi : huit cents boucliers ; une idée de l’Empereur ; je t’en parlerai plus longuement quand je t’aurai rejoint.

« À bientôt donc et de tout cœur à toi.

« Ton frère et ami,
« Jean. »


— Des boucliers ! fit Henri, qui, très intrigué, se demanda à qui allaient être attribuées ces armes défensives d’un autre âge ; le siège de Sébastopol commence à ressembler au siège de Troie par la durée ; il ne lui manque plus que les boucliers d’Achille et d’Ajax pour qu’il y ressemble tout à fait.

Le 5 juin, Jean débarquait à Kamiesch, et les deux frères, séparés depuis une année qui en valait bien deux, s’embrassaient avec effusion.

Jean apportait d’excellentes nouvelles des siens : Raton, c’était le surnom que Valentine donnait au petit Georges, était rose et potelé. Avec ses dix-huit mois il faisait mentir le dicton : « vingt mois, vingt dents », car sa vingtième quenotte venait de percer. Jean était très fier de son fils et avait essayé de faire faire sa photographie avant son départ ; mais l’instantanéité seule aurait pu avoir raison de la turbulence du petit diable et elle n’existait pas.

En revanche, il apportait la photographie de Valentine, qu’il voulait avoir sous les yeux, à toute heure, dans sa tente, et Henri, en la regardant, lut dans les beaux yeux de la jeune femme une profonde mélancolie, car, nous le savons, elle n’aimait pas et ne comprenait pas la guerre.

— Et Lucienne, demanda Pierre qui avait accompagné le commandant Cardignac au débarcadère de Kamiesch, en avez-vous des nouvelles ? Moi, je n’en ai plus depuis qu’elle a quitté la France, en octobre.

— Lucienne, dit Jean, mais elle a dû arriver en Crimée la semaine dernière, car la supérieure de la rue du Bac nous a dit qu’elle en avait fait la demande à Rome, où elle a séjourné plusieurs mois, et en avait obtenu aussitôt l’autorisation, les ambulances exigeant un nombreux personnel. Donc, elle est ici.

— Elle est ici ! répéta Henri Cardignac, et il devint très pâle.

Car l’affection qu’il avait vouée jadis à l’enfant, maintenant morte au monde, cette affection survivait au plus profond de son âme : les aventures, les fatigues, les longs mois d’hiver n’avaient pu effacer la pure image de son souvenir ; seulement, elle s’était idéalisée : il l’adorait comme on adore une sainte, et les yeux clos, dans sa tente, aux jours d’épreuve, il la voyait avec sa cornette aux ailes déployées, répétant les derniers mots qu’il avait recueillis d’elle : « Si jamais M. Henri est en danger, je serai à ses côtés. »

Et voilà qu’elle arrivait en Crimée. Un esprit superstitieux eût trouvé dans cette venue l’annonce d’un danger imminent ; Henri, au contraire, pensa :

« Si je pouvais être blessé !… »

Le trouble de son frère n’avait pas échappé au commandant d’artillerie et il eut presque regret de lui avoir appris la présence, en Crimée, de sœur Marie-Agnès de Saint-Vincent-de-Paul.. Il ignorait d’ailleurs où elle était. À l’hôpital de Kamiesch, peut-être ; dans cette longue enfilade de baraques couvertes de toiles goudronnées qu’on voyait du débarcadère ?

Ou peut-être dans l’une des ambulances de la Maison des Carrières, du Clocheton ou du Moulin ?

— Je vais me mettre à sa recherche, dit Pierre. Elle aussi, d’ailleurs, doit nous chercher… Je la trouverai, mon commandant ; voulez-vous me donner la permission de la journée ?

— Oui, va, Pierrot, répondit le commandant, le regard voilé d’une indéfinissable mélancolie.

— Et tu ne me parles pas de mes boucliers ? dit Jean, sentant qu’il fallait rompre les chiens.

— Parle-m’en.

— Je te l’ai dit, c’est une idée de l’Empereur : c’est un humanitaire, tu sais, l’Empereur, et, si d’un côté il étudie avec soin les moyens de tuer le plus de Russes possible, avec des engins plus perfectionnés, de l’autre, il essaye de diminuer les pertes des nôtres et de préserver des balles ceux qui vont donner l’assaut ; tu sais peut-être qu’il a déjà fait envoyer en février quatre mille devants de cuirasses dans le même but. Il a su qu’on ne s’en était pas servi ; il s’est alors imaginé que le soldat, engoncé dans ce lourd plastron, ne pouvait plus se mouvoir et que là était le motif de son abandon. Sans se décourager, il a cherché autre chose, et cette autre chose, ce sont les boucliers que j’apporte.

— Il n’a pas deviné la vraie raison du délaissement dans lequel on a laissé ses cuirasses : la vraie, la seule, mon cher Jean, c’est qu’il répugne au caractère français de marcher au combat autrement que poitrine découverte, et les boucliers n’auront pas plus de succès que les cuirasses.

— Tu crois vraiment que c’est là le motif réel de l’abandon d’une pareille tentative ?

— J’en suis sûr ; on te le dira à l’état-major.

— Tu m’avoueras tout de même que c’est un singulier préjugé, reprit l’officier d’artillerie ; le cuirassier ne se croit pas déshonoré parce qu’il a la poitrine bardée de fer, comme nos ancêtres du Moyen Âge ; le sapeur qui « avec cuirasse et pot en tête » pousse son gabion à l’origine d’une sape, ne se trouve pas ridicule, que je sache. Pourquoi, ce qui est acceptable pour eux, ne le serait-il pas pour le fantassin ?

— Ton raisonnement est la logique même, mais logique et sentiment font deux. Et ni toi ni moi n’y pouvons rien. Maintenant, dis-moi, comment utiliserait-on ces boucliers que tu apportes ?

— Voilà : au moment d’un assaut, la première ligne d’hommes qui franchit le parapet d’une tranchée en présence d’un ouvrage aussi formidable que Malakoff, cette première ligne est fatalement fauchée ; or, suppose que chacun des hommes qui la composent, ayant son fusil en bandoulière, dresse et porte devant lui, en surgissant, un bouclier d’acier forgé de 1m30 de hauteur sur 0m50 de large ; suppose de plus que tous les porteurs de boucliers se serrent les uns contre les autres sans intervalles : c’est sur une véritable muraille métallique que viendra tomber la première grêle de balles, c’est-à-dire la plus meurtrière ; le premier rang sera donc préservé ou du moins touché dans des proportions très minimes, et il préservera, de plus, ceux qui marcheront immédiatement derrière lui.

— Et contre le canon, que pourront tes boucliers ?

— Ah ! le canon, évidemment, fera des brèches dans cette muraille, mais tu sais bien que c’est la balle qui tue le plus de monde dans un assaut. Enfin, n’y eût-il que quelques centaines de vies préservées à ce terrible moment, l’idée de l’Empereur n’en est pas moins louable en tous points.

— Je vois qu’il t’a convaincu.

— C’est vrai.

— Le malheur est qu’ici il ne convaincra personne : on ne lutte pas contre un préjugé aussi enraciné.

J’ajoute aux réflexions des deux frères sur ce grave sujet, mes enfants, qu’aujourd’hui, avec le feu à répétition, un assaut est devenu presque impossible dans la guerre de demain : les colonnes d’assaut fondraient comme du plomb dans un creuset, sous les milliers et les milliers de petites balles dont une seule peut traverser quatre hommes.

Et cependant la force du préjugé continue à s’opposer à l’adoption d’un engin préservateur.

Et vous verrez que cet engin sera un beau matin adopté par une puissance voisine, plus pratique et mieux commandée ; il donnera à cette puissance une supériorité morale et matérielle considérable, et alors les Jérémie français, qui font de la tactique en chambre, s’écrieront lamentablement :

— Comment nos ministres et nos généraux ne se sont-ils pas préoccupés de couvrir nos soldats, comme les Allemands le sont aujourd’hui ?


Le lendemain de son arrivée, Jean alla avec Henri visiter les tranchées qui cheminaient vers le bastion Malakoff.

— Attention à toi ! dit le commandant de chasseurs, lorsqu’ils débouchèrent dans le boyau le plus rapproché de l’ouvrage ; des tireurs russes, à l’affût toute la journée, font feu sur tout ce qui se montre au-dessus de la gabionnage, et ils ne sont pas économes de leurs munitions. Ce serait bête de « trinquer » dans les vingt-quatre heures de ton arrivée.

Et pour lui donner la preuve de ce qu’il avançait, Henri posa vivement son bonnet de police au sommet de la tranchée. Aussitôt plusieurs sifflements se firent entendre et quelques balles écrêtèrent le parapet, tout près d’eux.

— C’est comme cela, reprit Henri, qu’est mort, aux environs de Pâques, ce pauvre général Bizot qui avait conduit, depuis le commencement du siège, toutes les opérations du génie ; il a voulu regarder les contre-approches du côté du Mamelon-Vert et a reçu une balle derrière l’oreille.

— Fais attention surtout en reprenant ton bonnet.

— Pas la peine… tiens ! le voilà.

En effet, une balle venait d’atteindre la coiffure et l’avait jetée à l’intérieur de la tranchée.

D’un point moins exposé, Jean put examiner le relief de Malakoff, et quand il eut entendu la description que lui fit son frère de l’organisation intérieure de l’ouvrage :

— Ce sera un dur morceau à avaler, déclara-t-il, et le mieux serait de pousser la tranchée le plus près possible du parapet, pour éviter aux troupes d’assaut un trop long trajet à découvert.

Jean avait vu juste, et ce fut pour avoir lancé les troupes de trop loin et les avoir obligées à franchir, quatre cents mètres sous un feu écrasant, qu’échoua le premier assaut de Malakoff. Il eut lieu le 18 juin.

Inutile de vous dire, mes enfants, que, ni à cet assaut, ni au suivant, on ne fit usage des boucliers de Napoléon iii

L’échec subi par le corps de siège retentit douloureusement dans toute la France.

Le général Pélissier d’ailleurs eut sa part de responsabilité personnelle ce jour-là, car, ne pouvant supporter le trot d’un cheval plus de quelques minutes, il arriva en retard d’une heure à la redoute Victoria, où Lord Raglan l’attendait, et d’où la fusée, signal d’attaque, devait partir. Ce qui prouve que les qualités morales et la supériorité intellectuelle d’un chef doivent être étayées par la vigueur physique.

En même temps que le général en chef, une brigade, égarée dans la nuit, était arrivée trop tard ; une autre prit une bombe pour la fusée de signal et s’élança trop tôt ; deux généraux furent tués ; les colonnes vinrent se briser contre la ligne russe avec quatre mille hommes de perte : les Anglais, de leur côté, échouèrent dans l’attaque du Grand Redan.

Tout était à recommencer, et cette date du 18 juin, qui avait été choisie tout exprès pour substituer une victoire mémorable au triste anniversaire de Waterloo, restait pour l’armée française une journée de malheur.

Dix jours après, Lord Raglan mourait à son tour du choléra, comme était mort le Maréchal de Saint-Arnaud.

Puis les Russes, encouragés par l’échec des alliés, les attaquèrent à Traktir ; mais ils furent vigoureusement repoussés, et dès lors les travaux furent menés avec une activité fiévreuse contre la tour Malakoff.

Enfin le grand jour se leva, C’était le 8 septembre.

Tout le monde avait hâte d’en finir, et les soldats demandaient à grands cris l’assaut qui les débarrasserait des obsédantes corvées de la tranchée.


Le général Bosquet fut frappé derrière l’épaule droite et tomba.

D’ailleurs les Russes eux-mêmes étaient à bout de forces : toutes les armées

du Tsar étaient venues successivement se fondre dans ce sanglant creuset de Sébastopol, et il était constant pour tous que la prise de Malakoff, en faisant tomber la ville, amènerait la fin de la guerre.

— Pas de chance, Vautrain, dit le commandant Cardignac à son lieutenant, lorsque ce jour-là, vers neuf heures du matin, les batteries reprirent le bombardement avec plus d’intensité que jamais ; non, pas de chance pour la cavalerie dont le rôle est nul, un jour comme celui-ci. Aussi vais-je planter là mes escadrons pour aujourd’hui et offrir mes services à ce brave général Bosquet.

— Qui sait, mon commandant, nous aurons peut-être une diversion du côté de la plaine.

— Je ne le crois pas : si le cœur vous en dit et s’il n’y a rien de nouveau, venez donc me retrouver dans la sixième parallèle vers deux heures : le spectacle y sera émouvant.

— L’assaut est pour midi juste, mon commandant.

— Oui, le général Pélissier a eu peur qu’on ne confondît encore les fusées-signaux avec les bombes, comme le 18 juin, et tous les officiers ont réglé leurs montres hier sur l’heure du quartier général : il n’y aura donc pas de signal : à midi juste, on s’élancera.


À onze heures, Henri Cardignac arrivait dans la sixième parallèle et obtenait du général Bosquet, qui l’aimait beaucoup depuis l’Alma, l’autorisation de lui servir d’officier d’ordonnance. Ce n’était d’ailleurs pas sans raison que Henri avait choisi ce poste, car tout près de cette parallèle avait été construite la batterie où les douze pièces rayées de Jean tonnaient depuis l’avant-veille, envoyant, grâce à leur longue portée, des obus de quatre-vingts kilogrammes jusqu’aux extrémités de la ville.

Depuis trois jours, le bombardement préparatoire à l’assaut — un bombardement infernal, suivant l’expression du prince Gortchakof — avait commencé de partout, sans trêve ni repos : huit cents pièces du côté des alliés, quatorze cents du côté des Russes tonnaient à la fois, et jamais guerre n’a engendré pareil duel d’artillerie.

Le spectacle de ce drame avait une majesté sinistre : du sein de la grande rade, sous un ciel d’un rouge ardent, une colonne de flammes illuminait, jusqu’aux confins de l’horizon, les montagnes et la mer. Atteint par une bombe, un grand transport russe brûlait comme un fanal énorme.

Dans la ville, quatorze maisons seulement restaient debout, et, muet devant cet ouragan de fonte qui s’abattait sur la malheureuse cité, Henri Cardignac pensa au petit enfant de Fédor Méhilof, dormant là-bas dans les bras de sa mère effarée.

Pierre l’avait accompagné comme toujours.

— Retrouverais-tu la petite maison ? lui demanda le commandant.

Et leurs cœurs s’étaient compris, car Pierre répondit :

— J’irais les yeux fermés, mon commandant : je la vois encore, au bord de la baie, près d’une grande caserne, dans la verdure…

— Il faudra penser à y aller de suite… Pauvres gens !

— J’y penserai, mon commandant ; comptez sur moi.

— Onze heures cinquante-six ! fit le général Bosquet, tirant sa montre. Encore quatre minutes !

Près de lui, la batterie et la musique du 1er  zouaves attendaient : les tambours, la baguette en l’air ; les clairons, l’instrument près des havres. À l’abri derrière le rideau de fumée des canons, les régiments étaient venus prendre leurs postes, et les tranchées étaient bondées d’hommes silencieux, affermissant leurs baïonnettes, car c’était cette arme bien française qui allait jouer la partie suprême.


Midi !

La charge sonne, vibrante, s"épand comme une traînée de poudre tout le long des tranchées et enlève les hommes dans un élan frénétique.

Amenés par les derniers travaux à vingt-cinq mètres seulement de Malakoff, les zouaves du 1er  régiment, colonel Collineau en tête, ont d’un bond franchi la distance. Ils n’ont besoin ni de ponts volants ni d’échelles, car le fossé est à demi comblé par les débris de la Tour : le talus est gravi. Les Russes qui depuis trois jours attendent en vain l’attaque, sont surpris dans leurs abris sous-traverses.

Les artilleurs seuls sont sur le rempart : ils se défendent avec leurs écouvillons, leurs leviers de pointage et tout ce qui leur tombe sous la main ; mais ils sont tués sur leurs pièces.

Le 7e de ligne vient renforcer les zouaves. Le saillant de Malakoff est conquis, et le Maréchal de Mac-Mahon apparaît debout à son sommet, tête-nue, près du drapeau tricolore qui vient d’y être planté.

Les réserves saluent d’une immense acclamation l’apparition des couleurs de France.

Mais les Russes vont faire des efforts surhumains pour reprendre la clef de leur ville.

Trois épaisses colonnes, envoyées par Gortchakof, montent à l’assaut de la gorge ; un combat désespéré s’engage dans les étroits couloirs qui mènent de l’esplanade intérieure au bastion : le 50e, le 20e le 27e de ligne, le 3e zouaves, les tirailleurs algériens accourent à l’aide ; c’est une lutte corps à corps avec cris, imprécations et insultes comme au siège de Troie ; les cris rauques des turcos répondent aux hourras des Russes ; on se bat à coups de crosse, à coups de pierre ; on se mord, on s’assomme.

Un officier du génie vient dire au Maréchal de Mac-Mahon qu’une mine formidable est sous ses pieds, qu’elle peut éclater d’une seconde à l’autre : il fait la réponse fameuse : « J’y suis, j’y reste ! » et le sauvage et dernier effort des Russes vient se briser contre l’intrépidité de nos soldats.

À la même heure, les Anglais venaient d’échouer une seconde fois dans leur attaque contre le Grand-Redan ; mais le succès des Français à Malakoff compensait tous les insuccès partiels, et, vers cinq heures, Gortchakof donnait à toutes ses troupes l’ordre d’évacuer Sébastopol.

Vers deux heures et demie, le général Bosquet s’était transporté devant le Petit-Redan, où le général Bourbaki venait d’être blessé et l’attaque française repoussée. Il donnait des ordres pour la reprise de cette attaque au général de La Motterouge, lorsqu’un éclat d’obus le frappa derrière l’épaule droite.

Henri Cardignac le vit chanceler et s’élança ; mais, au même moment, lui-même s’affaissait : un biscaïen venait de lui trouer la poitrine.

— Jean ! oh ! Jean ! fit-il en tombant.

Pierre, qui ne le quittait pas plus que son ombre, se précipita vers lui en poussant un cri déchirant.

Deux infirmiers accoururent avec une civière et une heure après, Henri Cardignac était transporté à l’ambulance du Moulin.

Pierre l’y avait suivi tout en armes.

Jean, prévenu aussitôt, n’avait pu quitter sa batterie, et, rempli d’une angoisse impossible à décrire, avait subi ce martyre de sentir son frère agoniser non loin de lui sans pouvoir aller l’embrasser.

La vie militaire est pleine de ces sacrifices-là !

À l’arrivée à l’ambulance, Henri Cardignac fut étendu sur un lit de sangles : le chirurgien examina la blessure et hocha la tête, le poumon gauche était perforé.

— Les heures sont comptées, dit-il à voix basse au lieutenant Vautrain qui, plein d’anxiété, attendait le résultat de son examen.

Si bas qu’il eût parlé, Henri l’avait entendu et compris : il ouvrit les yeux, serra la main de son lieutenant et celle du colonel Pajol qui venait d’arriver et regarda autour de lui.

— Pierrot, dit-il faiblement.

— Il est parti en courant et a dit qu’il allait revenir, mon commandant, dit Vautrain.

Une lueur brilla dans le regard de Henri Cardignac. Il demanda encore :

— Est-ce que Malakoff est à nous ?

On lui répondit affirmativement ; puis il s’informa de la blessure du général Bosquet.

Quand on lui eut affirmé qu’elle n’était pas mortelle :

— Tout est bien, dit-il avec effort.

Et plus lentement encore il ajouta :

— Mourir à l’ennemi… un jour de victoire !… J’avais… j’avais toujours rêvé cela !

Il tomba dans une torpeur de quelques instants, puis, comme réveillé en sursaut :

— L’aumônier, dit-il… je vaudrais le voir !…

On y avait déjà pensé et l’abbé Lanusse, le digne prêtre qui devait plus tard être aumônier de Saint-Cyr, s’enferma quelques instants avec le mourant.

Quand il sortit, Henri Cardignac semblait avoir repris des forces ; il avait tourné la tête vers la porte comme s’il eût concentré dans l’attente qui allumait son regard sa dernière flambée de vie.

Soudain un flot de sang jaillit à ses joues couleur de cire.

La porte de la baraque venait de s’ouvrir et une sœur de Saint-Vincent-de-Paul entrait sans bruit. Pierre la suivait.

Avec cet instinct divinatoire de certains mourants, Henri Cardignac avait senti s’approcher Lucienne Bertigny.

Il ne l’avait pas revue depuis son arrivée en Crimée : il savait que Pierre l’avait retrouvée à l’ambulance du Clocheton ; mais au mutisme de ce dernier, il avait deviné que sœur Marie-Agnès avait recommandé le silence à son frère et il n’avait osé reparler d’elle.

En effet, elle avait répété à Pierre :

— J’irai, mais seulement lorsqu’il aura besoin de moi : ce jour-là, viens m’appeler.
Pierre avait retrouvé Lucienne à l’ambulance du Clocheton.

Et maintenant le jour était venu où ces deux êtres, dignes l’un de l’autre, recevaient de la mort même, qui purifie tout, la permission de se revoir.

Elle s’avança aussi pâle que lui, belle de la beauté des vierges et des anges, et leurs regards se croisèrent.

— Merci, dit-il… oh ! merci !

Sa main pendait le long du lit, elle la prit et s’agenouilla ; puis elle posa chastement son front sur cette main, obéissant à son instinctif besoin de charité, et sentant dans les mystérieuses profondeurs de son cœur de

femme, qu’elle embellissait ainsi sa dernière heure par l’évocation d’un souvenir d’une douceur infinie.

— Merci ! dit-il encore…

Et elle s’abîma dans une prière ardente.

Enfin à cinq heures, Jean arriva, la figure noire de poudre et ravagée par les larmes ; il n’eut pas besoin d’interroger ceux qui entouraient le lit pour deviner le fatal arrêt, et déposa en sanglotant un baiser sur le front de Henri.

Une demi-heure se passa encore sans qu’une parole fût échangée entre les témoins de cette mort, si belle et si calme. Pierre, anéanti, s’était agenouillé près de sa sœur ; la respiration du blessé devenait difficile : la vie s’en allait goutte à goutte.

La porte s’ouvrit de nouveau et le général Pélissier parut.

Sûr désormais de la victoire, il était venu visiter en toute hâte le général Bosquet, qu’il savait sérieusement blessé, et avait appris, à l’ambulance même, que, tout près de là, le commandant Cardignac qu’il connaissait bien, se mourait.

Il entra rayonnant : à cette heure, il personnifiait la France victorieuse, et la certitude du succès final et définitif l’exaltait ; elle était payée chèrement, cette victoire, par la perte de tant de braves ; mais au-dessus de l’holocauste de tous ces sacrifiés, le chef suprême voyait le drapeau triomphant et ne pouvait voir que lui.

Il s’avança vers le lit, détacha de sa poitrine sa croix d’officier, et d’une voix dont il essayait d’adoucir la rudesse habituelle :

— Commandant, dit-il, recevez cette première récompense de votre brillante conduite,… la Patrie n’oubliera pas votre nom !

Et il posa la rosette rouge sur la poitrine trouée du mourant.

Le regard atone de Henri Cardignac s’éclaira une dernière fois ; puis un léger tremblement agita son corps et ses yeux se fermèrent.

Sœur Marie-Agnès — c’était en religion le nom de Lucienne Bertigny — se releva alors, car, familiarisée avec les agonies, elle avait senti passer dans la main qu’elle tenait le dernier frémissement de la vie.

Elle croisa les bras de Henri Cardignac sur sa poitrine, ôta de son cou sa croix noire de religieuse et la posa près de celle de la Légion d’honneur, à l’endroit du cœur.

Puis elle se remit à prier pendant que Pierre, sanglotant toujours, sortait précipitamment de la salle.

Il venait de se rappeler la recommandation de son commandant, une des dernières phrases échangées avec lui :


Commandant, dit le général, recevez la récompense de votre brillante conduite.

— Retrouverais-tu la petite maison d’Yvan Mohilof ? Il faudra penser à y aller de suite… Pauvres gens !

Cet ordre il voulait l’exécuter coûte que coûte et il n’avait pas de temps à perdre.

Toujours courant, enjambant tranchées et cadavres, contournant les entonnoirs d’explosion, il arriva au Petit-Redan qui lui avait paru le chemin le plus direct du rempart à la baie de Karabelnaïa.

La division de la Motterouge occupait l’ouvrage, et des centaines de soldats, assis sur les parapets éboulés, assistaient à l’anéantissement de Sébastopol et à sa destruction par les Russes eux-mêmes.

C’était l’heure du crépuscule ; les derniers défenseurs de la ville franchissaient le pont flottant et s’écoulaient vers le nord. Derrière eux, batteries, bastions, redoutes, magasins, sautaient les uns après les autres, depuis la Pointe du Nord jusqu’au fort de l’Artillerie ; des colonnes de feu jaillissaient de toutes parts, et le sol frémissait comme secoué par les saccades violentes d’un tremblement de terre. Un nuage d’une fumée roussâtre, nauséabonde, s’élevait lourdement au-dessus de la cité détruite. Pierre descendit vers la rade ; il s’était orienté, avait revu aux dernières lueurs du jour la petite maison de Mohilof dans les arbres, et était certain de la retrouver. Mais il dut faire de nombreux détours au milieu des ruines et des incendies ; l’explosion d’une poudrière, au moment où il approchait du but, le couvrit de débris. Il dut s’arrêter un instant, et la nuit arriva.

Il poursuivit ses recherches avec une obstination fiévreuse, se répétant l’ordre du commandant, la poitrine soulevée de gros sanglots en songeant à la mort de celui qu’il aimait par dessus tout, et arriva enfin devant un petit enclos ; un grand bateau à vapeur brûlait non loin de là, éclairant les quais. Il reconnut la petite maison de Mohilof ; mais la toiture s’était effondrée sous le poids d’une énorme pierre de taille, arrivée on ne sait d’où.

Qu’allait-il trouver dans ces ruines ?

Il lui sembla entendre un gémissement et se hâta de franchir la porte à demi disloquée : dans la première pièce, les poutres du plafond gisaient à terre enchevêtrées.

Mais une porte s’ouvrait sur sa droite et il tendit l’oreille ; il ne s’était pas trompé : un gémissement lent et continu sortait de l’ombre. Pierre frotta une allumette, et un spectacle navrant s’offrit à ses regards : écrasée par une pierre, une jeune femme aux cheveux d’un rouge ardent épars autour d’elle, aux lèvres épaisses et au teint bistré, gisait à terre. Elle était morte depuis peu, car le corps n’était pas encore froid. Son visage convulsé reflétait la terreur de ses derniers instants.

Un enfant, qui pouvait avoir deux ans, étendu sur elle, s’accrochait à son cou et poussait les gémissements que Pierre avait entendus. Le maréchal des logis l’enleva, sortit de la maison et l’examina à la lueur de l’incendie il n’était pas blessé.


Le maréchal des logis prit l’enfant dans ses bras et sortit de la maison.

Il avait un peu le type kalmouk, nez légèrement épaté, front bas et arrondi, teint olivâtre, et quand Pierre l’eut caressé en lui parlant doucement, l’enfant ne pleura plus.

Une heure après, Pierre rentrait à l’ambulance du Moulin.

— Tiens, Lucienne, dit-il, le commandant Henri a promis devant moi d’être le protecteur de cet enfant. Cette promesse, aujourd’hui qu’il n’est plus, c’est moi qui la tiendrai. Je ferai pour ce pauvre petit ce que notre sauveur a fait jadis pour nous deux. Il se nomme Georgewitz Mohilof. Mais je ne puis en prendre soin jusqu’à notre retour en France : veux-tu t’en charger ? j’ai compté sur toi.

— Tu as bien fait, dit-elle, et je t’aiderai : un désir de lui est sacré pour moi.

Et à l’altération de ses traits et au tremblement de sa voix, Pierre s’aperçut qu’elle avait pleuré.

  1. C’est encore vrai aujourd’hui.