Histoire d’une famille de soldats 1/16

Delagrave (p. 391-439).


CHAPITRE XVI

le dernier carré


Un matin du mois de mars 1813, Lisette prit ses deux enfants par la main et se dirigea vers le Carrousel. Elle était en grand deuil, les épaules couvertes d’un fichu de dentelle noire et une écharpe de tulle voltigeant derrière elle, suivant la mode d’alors. Henri et Jean, tous deux vêtus de noir, eux aussi, la physionomie sérieuse, regardaient à la dérobée leur maman sur le pâle visage de laquelle coulait une larme silencieuse.

Sur leur passage, les curieux se retournaient et disaient tout bas : « C’est encore une veuve d’officier de l’Empereur. »

Ils ne risquaient guère de se tromper, car elles étaient nombreuses en France, en cette année 1813, les veuves et les mères dont les maris et les enfants étaient restés dans les plaines glacées de la Russie.

C’était, depuis quatre mois, la première sortie de Lisette.

Depuis quatre mois elle n’avait pas reçu de nouvelles de Jean. La dernière lettre qui lui était parvenue avait été écrite après le passage de la Bérésina, en novembre 1812, et était arrivée en décembre à Paris avec le courrier impérial : elle savait donc que son mari avait échappé au désastre qui avait suivi le passage de cette rivière ; mais depuis, aucune lettre personnelle, aucun document officiel n’était venu lui parler du colonel du 1er grenadiers. — Le nombre des généraux et colonels morts ou prisonniers dans cette fatale retraite, avait été tel que le Bulletin ne les avait pas mentionnés pour ne point effrayer l’opinion. Lisette avait bien adressé au Cabinet de l’Empereur une requête demandant des nouvelles de son mari ; elle n’avait reçu pour réponse qu’un bordereau signé du chef d’État-Major, prince de Neufchâtel, et portant, à côté du nom de Jean Cardignac, ces mots :

« Disparu du 9 au 13 décembre, entre Wilna et le Niémen. »

— Disparu, avait dit Belle-Rose ; faut pas te démonter, Lise. Combien que j’en ai vu des « disparus » qui repiquaient à la soupe au bout de quinze jours, dont auxquels on leur faisait place bien volontiers. Il sera resté en arrière avec son cheval déferré ; prisonnier peut-être… Les bureaux de la guerre, ça n’est pas tendre, ma pauvre Lise ; et que s’il était mort, vois-tu, ils te l’auraient dit carrément !

La jeune femme s’était raccrochée à cet espoir et, pendant les mois de janvier et février, elle avait attendu, anxieuse, angoissée, multipliant ses démarches, n’apprenant rien, sentant son espoir faiblir et son cœur s’émietter.

Maintenant, La Ramée ne l’abordait plus qu’avec un haussement d’épaules douloureux ; de son côté, Belle-Rose n’était plus aussi affirmatif ; on sentait qu’il s’efforçait de se rassurer lui-même lorsque, tapant sur la table, il s’écriait :

— Après être revenu de si loin pendant vingt ans de guerre, il aurait été se faire démolir par de la gelée, voyons, mes enfants, c’est pas croyable !

L’Empereur était arrivé à Paris dans le milieu de décembre et sa présence avait retrempé tous les cœurs ; l’enthousiasme avait grandi comme aux premiers jours de la Révolution et, bientôt, toutes les forces vives de la Nation avaient été mobilisées pour refaire une armée française.

Mais, je vous l’ai déjà dit, mes enfants : on n’improvise pas une armée ; à la rigueur, on peut faire un fantassin passable en quelques mois, mais il n’en est pas de même d’un cavalier et surtout d’un artilleur.

Pourtant le génie de l’Empereur sut trouver des ressources alors qu’on pouvait les croire épuisées : des arsenaux de Metz, de Strasbourg, d’Alexandrie[1], d’Anvers, il tira des canons ; de l’artillerie de marine, inutile à bord des escadres, il tira des pointeurs.

Vingt-cinq mille cavaliers étaient restés sous la neige : il fit revenir d’Espagne tout ce qui restait de cavalerie et reforma d’abord la cavalerie de la Garde ; puis on vit des cités, des corporations, le Sénat, les Conseils d’État, les préfets, les municipalités, les évêques, offrir des cavaliers montés ; la gendarmerie en fournit les cadres et les nouveaux régiments partirent aussitôt pour l’Allemagne au secours du prince Eugène et des débris de la Grande-Armée.

Et ce 12 mars, au moment où Mme Cardignac et ses deux enfants s’acheminent tristement vers le Carrousel, c’est que Napoléon, ayant donné à toute cette œuvre de réorganisation sa puissante impulsion, va passer une de ces revues que la population parisienne aime tant, avant de partir lui-même pour la campagne d’Allemagne.

Mais, me direz-vous, quel plaisir pouvait trouver la pauvre Lisette à assister à cette manifestation de la guerre, elle à qui la guerre avait ravi ce qu’elle avait de plus cher au monde ?

Aussi n’y allait-elle pas pour son plaisir, allez, mes enfants, mais, la veille, elle avait reçu la lettre suivante :


« Madame,

« S. M. l’Impératrice me charge d’avoir l’honneur de vous dire qu’elle assistera, demain, à la revue de la Jeune Garde et des Pupilles que passera Sa Majesté dans la cour du Carrousel, et qu’une place vous sera réservée dans la Tribune impériale pour vous et vos enfants. — S. M. l’Empereur désire en outre vous recevoir aux Tuileries, après la revue, pour une communication vous concernant. »

« Signé : Comtesse de Montesquiou. »
« Dame d’honneur. »


Et Lise, à qui les grondements du canon des Invalides annonçant la revue, les fanfares des régiments venant prendre leur place, ne rappelaient que de lugubres souvenirs, Lise était venue, et, sur la présentation de sa lettre, elle avait été installée dans la Tribune impériale, adossée à l’arc de triomphe du Carrousel.

Malgré sa tristesse, elle ne put se distraire du merveilleux spectacle qu’offrait à cette heure le vaste rectangle qui avait pour fond le palais du Louvre.

Deux régiments de la Garde impériale, qui étaient restés à Paris pendant la fatale campagne, occupaient la première face, et leurs drapeaux déchirquetés, noircis à Wagram, attiraient tous les regards ; à leur gauche, s’alignaient les gardes d’honneur, régiments nouveaux formés de jeunes gens appartenant aux meilleures familles de France, et qui devaient, pendant la campagne de 1814, combattre à l’égal des héros de la Grande Armée.

Soudain, une batterie de tambours se fit entendre au guichet du Pont-Royal, et on vit déboucher dans la cour des Tuileries un régiment de petits fantassins, dont le plus âgé comptait à peine quinze ans.

C’était le Régiment des Pupilles de la Garde, créé par l’Empereur pour servir de garde au petit roi de Rome. À leur aplomb, à leur air martial, on eut pu les prendre pour de vieilles troupes, tant il y avait de régularité dans leurs mouvements et d’ensemble dans leur marche.

D’abord, les précédant, c’était un peloton de sapeurs, petits blondins en bonnet à poil dont le menton juvénile et la mine espiègle contrastaient singulièrement avec l’air terrible qu’ils essayaient de se donner ; puis un tambour-major, de cinq pieds deux pouces de haut, qui, lorsqu’il vint à passer devant ses collègues de la vieille garde, véritables colosses, fit tournoyer sa canne au-dessus de sa tête avec une rapidité extraordinaire, comme pour leur porter un défi d’adresse. Il était suivi de ses tambours. La musique venait ensuite, mais elle était veuve de sa grosse caisse et de ses deux chapeaux chinois, parce qu’aucun des bambins présents n’eût eu la force de porter ces lourds instruments ; elle exécutait une marche faite tout exprès pour le corps des Pupilles : La Favorite.

Et quand elle passa devant la tribune impériale, Jean, transporté, se leva debout sur son banc et se mit à trépigner de joie.

— Veux-tu t’asseoir, Jeannot ! fit tout bas Lisette.

Mais à peine l’avait-elle fait taire, qu’Henri se leva à son tour et se mit à crier : « Vive l’Empereur ! »

Napoléon venait en effet d’apparaître sur son cheval Marengo, et les tambours battaient aux champs.

Il alla droit aux Pupilles qui avaient ouvert leurs rangs et commença son inspection.

Tout à coup, prenant un petit caporal par l’oreille, il l’amena doucement à lui :

— Quel âge avez-vous, monsieur le blondin ? lui demanda-t-il d’un ton presque sévère.

— Mon Empereur, j’ai eu treize ans le 20 mars dernier, jour de naissance du roi de Rome.

— Pourquoi riiez-vous donc tout à l’heure, lorsque je parlais à votre capitaine ?

— Sire, c’est parce que j’avais du plaisir à vous voir.

— Et si je te faisais mettre à la salle de police en arrivant à Versailles, pour t’apprendre qu’un sous-officier ne doit pas rire dans les rangs, que dirais-tu ?

— Mon Empereur, je dirais que je suis bien heureux, car cela me prouverait que vous avez pensé à moi.

— Ce petit drôle a réponse à tout ! dit avec bonhomie Napoléon ; et il lâcha l’oreille du petit blondin[2].

Son inspection terminée, Napoléon fit avancer de quelques pas les Pupilles et se plaça entre eux et les grenadiers.

« Soldats de ma Vieille Garde, leur dit-il, voici vos enfants ; c’est en combattant à vos côtés que leurs pères sont morts : vous leur en tiendrez lieu. Ils trouveront en vous tout à la fois un exemple et un appui. Soyez leurs tuteurs. En vous imitant, ils seront braves ; en écoutant vos avis, ils deviendront les premiers soldats du monde. Je leur ai confié la garde de mon fils comme je vous ai confié la mienne. Avec eux je serai sans crainte pour lui comme j’ai toujours été sans crainte pour moi. Je vous demande pour eux amitié et protection. »

À ces mots, des cris étourdissants de « Vive l’Empereur ! Vive le roi de Rome ! » partirent des rangs.

D’un geste, Napoléon calma cet enthousiasme, puis se retournant vers les Pupilles :

« Et vous, mes enfants, reprit-il d’un ton très ému, en vous attachant à ma Garde je vous ai donné un devoir difficile à remplir, mais je compte sur vous et j’espère qu’un jour on dira : Ces enfants-là étaient dignes de leurs pères. »

Une grande émotion s’était emparée de tous les spectateurs en entendant ces nobles paroles prononcées d’une voix forte, et des exclamations frénétiques y répondirent.

Aussitôt Napoléon donna l’ordre à son aide de camp, le comte Lobau, de commander le défilé. Les Pupilles défilèrent la parade en bon ordre et correctement, en tête des régiments décimés de la Vieille Garde.

Et en voyant ses deux enfants debout, battre des mains sur leur passage, les yeux brillants, le teint animé, Lise se rappela les paroles de son mari :

« Ce sont deux soldats pour l’Empereur. »

Oui, soldats, ils l’étaient déjà : ils avaient dans le sang l’enthousiasme qui est la première initiation à la vie militaire et déjà ils justifiaient la parole du poète latin qui, parlant des nations guerrières et des morts tombés glorieusement dans les batailles, s’écrie :

Une postérité vengeresse sortira de leurs os.

La revue terminée, un aide de camp s’approcha, chapeau bas :

— C’est à madame Cardignac que j’ai l’honneur de parler ?

— Oui, capitaine.

— Je suis chargé de vous conduire auprès de Sa Majesté. Si vous voulez bien me faire l’honneur de me suivre, madame.

Derrière son guide, Lise traversa, les yeux troubles, la foule des uniformes. Qu’allait-elle encore apprendre ? Allait-elle voir se confirmer la funèbre nouvelle, et ce deuil qu’elle portait, mais sous lequel son cœur battait encore à l’espoir, ce deuil, un mot de l’Empereur allait-il le rendre définitif ?

Elle fit un violent effort pour dominer son émotion, gravit les escaliers de marbre de la salle du Trône, vit connue dans une buée tout un essaim de femmes aux robes de satin, aux turbans de mousseline brochés d’or, aux épaules couvertes de perles, de pierreries et de rubans, et soudain devint très pale en se trouvant devant le Maître.

Debout au milieu du salon. Napoléon portait la tenue de colonel des chasseurs de sa Garde, avec le grand cordon de la Légion d’honneur, et en voyant le tremblement qui s’était emparé de la jeune femme :

— Rassurez-vous, madame, dit-il avec bonté, je vous ai fait venir parce qu’un rayon d’espoir vient de luire pour vous. J’aimais beaucoup votre mari et la nouvelle de sa disparition m’avait profondément attristé. Mais, si j’en crois une lettre trouvée sur un paysan russe, arrêté à Kœnigsberg et qui m’a été transmise hier par le maréchal Davout, il a été fait prisonnier mais est en route pour revenir. J’ai tenu à vous donner moi-même cette lettre afin que vous puissiez me dire si vous reconnaissez son écriture, comme je crois la reconnaître moi-même. La voici :

Alors l’Empereur, prenant des mains d’un chambellan, une enveloppe scellée, dont il fit sauter le cachet, en tira un papier jaunâtre, taché, rongé, et qui avait dû passer par d’étranges mains avant d’arriver aux Tuileries.

— Oh ! fit Lise, dès qu’elle l’eut déplié, oh ! oui, Sire, c’est bien de lui… Et se sentant défaillir de bonheur, elle fondit en larmes.

— J’en suis heureux pour vous, Madame, reprit Napoléon d’une voix très douce ; et je me félicite de n’avoir pas à déplorer la perte d’un homme comme le colonel Cardignac. Vous lirez cette lettre tout à l’heure, à tête reposée, et vous ne m’en voudrez pas de vous retenir encore quelques minutes.

Et désignant Henri et Jean :

— Ce sont vos enfants, Madame ?…

— Oui, Sire.

— Deux jumeaux, n’est-ce pas, nés le jour de Friedland… Je suis bien renseigné, vous voyez ; le colonel Cardignac m’avait parlé d’eux la veille de la Moskowa et je lui avais dit ce jour-là de me les amener pour les présenter au roi de Rome. L’occasion se présente ; veuillez les conduire à l’impératrice.

Et ce disant, l’Empereur donna une légère tape sur la joue d’Henri qui, les mains derrière son dos et le nez en l’air, le regardait fixement, nullement interloqué.

L’Impératrice était assise sur un fauteuil à dossier très haut, surmonté d’un aigle d’or aux ailes éployées. Elle n’était pas jolie, mais un sourire très doux donnait un charme à sa physionomie. À ses pieds, un enfant aux boucles blondes, aux yeux bleus, aux joues fraîches, était assis sur un tabouret d’ivoire ; et devant ce groupe charmant, Lisette se sentit moins troublée. Elle s’inclina profondément, pendant que l’Empereur, en quelques mots, mettait Marie-Louise au courant.

Mais la présentation fut tout autre que l’Empereur ne l’avait prévu, car Henri, avec cet aplomb qui le caractérisait déjà, venait de quitter la main de sa mère, et tout heureux de voir un autre enfant, s’avança délibérément vers l’héritier impérial.

— Veux-tu jouer avec moi ? lui dit-il.

— Henri ! s’écria Lise stupéfaite.

Mais l’impératrice s’était mise à rire de bon cœur car Henri, très expansif, venait, sans crier gare, de mettre un baiser retentissant sur la joue du petit roi.

On appelle protocole, mes enfants, la règle immuable qui détermine les rapports des souverains et chefs d’État avec leurs sujets. Ces règles, qui ont pour but, avant tout, de conserver la distance qui sépare les uns des autres, ont rendu cérémonieux et compliqué l’abord des souverains.

Or, vous voyez ce que Henri venait de faire du protocole.

Jean, plus réservé, regardait sans mot dire.

— À la bonne heure ! dit Napoléon, partageant l’hilarité de l’impératrice. Le petit bonhomme n’y va pas par quatre chemins. Il me rappelle son père à Iéna !… Toutes mes félicitations, Madame, vos enfants sont charmants.

Quand Lise se trouva dans la rue de Rivoli, elle tira vivement de sa poche le précieux papier.

C’était bien une lettre du colonel Cardignac ; elle était d’une écriture très fine, partant très longue, et racontait en détail tout ce qui lui était arrivé.

Notre ami était tombé aux mains des Cosaques le 1er décembre 1812 ; or, comme on était à la mi-mars 1813, sa lettre, datée du 1er janvier, avait donc mis deux mois et demi pour parvenir à destination.

Ce n’était pas surprenant, car dans l’état où se trouvait l’Europe du Nord, coalisée maintenant contre nous, les communications n’étaient pas faciles. C’est seulement grâce à la complaisance de ses amis russes et du pope du village voisin, que Jean avait pu tenter, sous leur couvert, de faire parvenir sa missive.

En effet, il n’était pas prisonnier et ne voulait pas l’être.

Aussi s’était-il résolu à rejoindre l’armée française à la faveur d’un déguisement.

Recueilli — comme on l’a vu — par le vieux Fédor Moïloff, il avait été, dès le lendemain, saisi d’une fièvre ardente ; puis une congestion pulmonaire s’était déclarée, conséquence du froid qui l’avait envahi lorsque les Cosaques l’avaient dépouillé.

Moïloff — qui n’eut, à aucun prix, voulu dénoncer la retraite de l’officier qui l’avait sauvé — avait pris une détermination énergique : il fut trouver le pope Wassilieff, desservant le village voisin, et lui avoua tout.

Le brave prêtre le félicita de sa bonne action ; puis, comme il était lui-même un peu médecin, il vint soigner tous les jours notre pauvre ami qui, ainsi entouré, se trouva mieux au bout d’une quinzaine de jours.

C’est alors qu’il écrivit la lettre que le service de l’Empereur venait de faire remettre à Lison.

Après avoir raconté sa terrible aventure, Jean concluait ainsi :


« Maintenant je suis bien remis. Chaudement vêtu, je peux reprendre la campagne, grâce à un peu d’argent que le brave Moïloff veut bien m’avancer, et je vais tenter de gagner Magdebourg où j’ai appris que l’armée s’est concentrée.

« À la grâce de Dieu, ma chère Lise ! Comme le courage ne me fait pas défaut, j’arriverai à mon but et je pourrai encore te serrer sur mon cœur ainsi que mes deux chérubins.

« J’embrasse Maman Catherine, grand’père Bailly, papa Belle-Rose. Faites tous des vœux pour que je réussisse et… à bientôt.

« Jean Cardignac,
« Colonel du 1er Grenadiers, de la Garde impériale. »


Malgré la confiance pleine de crânerie qui s’exhalait de cette lettre Lise, après l’avoir relue à haute voix devant tous, à son retour à la maison, la laissa retomber, d’un geste triste, sur ses genoux.

Personne n’osait donner son avis.

Belle-Rose, lui-même, survenu pendant cette lecture, était perplexe. Ce fut pourtant lui qui, le premier, donna la formule de l’impression de tous, impression qui se résumait dans un doute plein d’amertume.

— Bornebleu ! murmura-t-il ; s’il avait réussi, il serait déjà là, ou tout au moins dans les lignes françaises !

— Oui, reprit Jacques Bailly et nous aurions de ses nouvelles.

— Mon Dieu ! soupira Catherine, il aura été repris, le pauvre enfant !… Lise murmura tout bas, presque dans un souffle :

— On me l’a tué !

Et un souffle de deuil passa sur la lueur d’espérance que l’Empereur avait fait briller à ses yeux, quelques instants auparavant.

Le fait, au reste, n’aurait rien eu d’extraordinaire, car la tentative hardie de Jean Tapin était au moins téméraire.

Pourtant, grâce aux habits de marchand qu’il avait revêtus, et surtout parce qu’il prenait soin d’éviter les routes frayées, notre camarade avait réussi à gagner, sans encombre, la frontière allemande.

Dans les auberges, dans les fermes où il prenait gîte, il se donnait comme un négociant allemand dont le bagage avait été pillé par les Français.

— Je rentre chez moi, à Posen, disait-il.

Et grâce à sa parfaite connaissance de la langue allemande, il ne fut pas inquiété.

Partout il rencontrait des malheureux soldats de la Grande-Armée, que les Cosaques ou les hussards prussiens ramenaient en troupeaux lamentables vers les villes où on les internait.

Ce spectacle navrait Jean Cardignac. Mais que faire ?

Intervenir ! C’eût été se livrer lui-même ; et, la rage au cœur, il fuyait, détournant les yeux.

Ayant ainsi traversé la Pologne, Jean arriva jusqu’à Bromberg.

— Allons ! se dit-il en entrant dans un des faubourgs de la ville, le plus rude est fait. Quelques jours encore et me voilà libre !

Mais la fatalité semblait s’acharner contre lui.

Dans l’auberge où il entra pour se faire servir à manger, des buveurs, soldats et civils, étaient attablés, menant grand bruit contre les Français, surtout contre l’Empereur que chez l’ennemi on ne dénommait que « Buonaparte ».

Jean s’installa dans un coin, aussi loin que possible de la lumière.

Irrité, nerveux, il eut donné bien cher pour pouvoir clore le bec à tous ces braillards, quand, tout à coup, il eut un frisson !

L’un des soldats prussiens qui se livraient à ces violences de langage, venait de se retourner, et Jean reconnut le sergent poméranien autrefois capturé par lui lorsque, la veille de la bataille d’Iéna, l’Empereur l’avait envoyé reconnaître le Landgrafenberg.

Le sous-officier, surpris lui aussi, avait posé la chope qu’il tenait en main ; le sourcil froncé, il dévisageait Cardignac.

Il y eut un court silence.

Tous les buveurs s’étaient retournés.

Mais soudain, sautant par-dessus le banc de bois, l’Allemand s’élança vers notre camarade :

— Ah ! sacramente !… jura-t-il ; c’est lui !… le lieutenant de grenadiers d’Iéna !

Jean s’était mis en défense ; mais l’attaque avait été trop brusque !

Du reste, ils étaient au moins une dizaine acharnés sur lui : la résistance était inutile.


Une demi-heure plus tard, Jean était amené devant le commandant de la place ; le soir même on l’enfermait dans une casemate humide et sombre de la prison militaire, dont le sous-officier qui l’avait fait arrêter se trouvait être justement l’un des gardiens.

C’est ainsi que Jean Cardignac fut, avec une cruauté, une sauvagerie sans nom, séparé du reste du monde. L’esprit de vengeance rancunière était doublé chez son geôlier d’une haine personnelle ; aussi, pendant de longs mois, le malheureux officier, mal nourri, couchant sur un grabat, en butte aux injures grossières de son misérable gardien, dut-il refréner sa rage.

Pensez, mes enfants, à ce qu’il dut souffrir ! Seul, ne voyant personne, ne faisant qu’une courte promenade journalière dans la cour de la forteresse, il faillit devenir fou !

Écrire lui était interdit. Ce fut par hasard, en entendant des bribes de conversations de son geôlier avec les autres gardiens, que Jean sut que l’Empereur avait repris l’offensive. Il apprit ainsi, mais sans détails, les victoires de Lutzen, de Bautzen !

En revanche, il n’ignora pas notre défaite à Leipzig, ni l’invasion de la France par les armées coalisées.

Son geôlier se fit un cruel et lâche plaisir d’aviver, par des récits outrés, la souffrance morale de son prisonnier.

La superbe campagne de France, la plus belle peut-être de toutes celles que conçut Napoléon, fut dénaturée dans les récits du gardien.

Alors le désespoir de Jean se doubla d’une rage formidable contre son geôlier ; et un jour que ce dernier venait de lui raconter en termes insultants la bataille de Laon perdue par Napoléon, le colonel qui écoutait généralement sans répondre et la tête dans ses mains toutes les haineuses divagations de son gardien, fut saisi soudain d’un accès de colère irrésistible. Saisissant brusquement la cruche de grès de sa cellule qu’il trouva à portée de sa main, il en porta un coup terrible à l’Allemand.

Le gardien tomba comme une masse sur les dalles, le crâne fendu.

En le voyant étendu sans mouvement (car il avait été tué raide), Jean se réveilla comme d’un cauchemar.

Qu’avait-il fait ?

Avant la fin du jour, il allait être fusillé sur le glacis de la citadelle.

Alors il pensa aux siens, aux siens que, malgré tout, il ne désespérait pas de revoir à la fin de cette guerre terrible, et une poussée de sombre énergie le redressa.

Il tendit l’oreille ; personne ne l’avait entendu, l’Allemand n’ayant pas eu le temps de pousser un cri.

En un tour de main Jean le débarrassa de sa livrée bleu foncé, tira le corps dans un coin et le dissimula sous la couverture qui lui servait de couchette ; puis il revêtit la longue capote du gardien et enfonça la large casquette sur ses yeux. Dans l’une des poches il sentit l’énorme trousseau de clefs qui ne quittait jamais le dur cerbère et, poussant la porte de sa cellule, il y chercha celle qui s’adaptait à la serrure.

Il la trouva par bonheur, et quand il eut refermé la lourde porte, il respira ; un autre gardien ne pouvait plus en se promenant et en entrant dans la cellule restée ouverte, découvrir immédiatement le cadavre et donner l’alarme : il avait donc un certain temps devant lui, et un grand calme, celui des heures critiques pour les caractères fortement trempés, lui permit de réfléchir au meilleur procédé d’évasion.

Il n’y en avait qu’un : chercher la porte et sortir le plus naturellement du monde.

Il enfila le premier couloir qu’il rencontra, essayant d’imiter la lourde démarche de son gardien, répondit par le geste vague de l’homme pressé à l’interpellation d’un collègue qu’il rencontra, et, après avoir parcouru un véritable dédale de corridors sombres et humides, arriva devant la loge du gardien-chef.

Jean était d’ailleurs résolu à tout ; ce fut en serrant nerveusement le trousseau de lourdes clefs qui pouvait constituer entre ses mains une arme dangereuse, qu’il franchit la porte d’un pas délibéré.


Braquant l’arme sur l’homme terrifié, Jean gagna la porte à reculons.

Un bon génie veillait sur lui : personne ne l’interpella. De l’autre côté, c’était le poste avec des soldats causant au milieu de la fumée des pipes ; puis, au-delà du pont, la sentinelle retirée dans sa guérite pour se préserver du froid, car on était au mois de mars et dans ces tristes contrées de la Prusse septentrionale c’était encore la saison de la neige et des brumes.

Un immense soupir de soulagement gonfla la poitrine de Jean dès qu’il se trouva de l’autre côté du fossé.

Libre, il était libre !

Une joie délirante s’empara de lui ; il eut voulu danser, courir, chanter ; il était encore à six cents lieues de son pays, séparé de son régiment, de son Empereur et de tous ceux qu’il aimait, par des populations hostiles, par toutes les armées coalisées se ruant à la curée de la France : mais il se sentait de force à traverser tous ces obstacles, maintenant que les lourdes murailles de la forteresse ne pesaient plus sur ses épaules.

Il pressa le pas, traversa l’esplanade, humant l’air vivifiant du matin, et se trouva dans une rue étroite bordée de hautes maisons de style moyen-âge et d’échoppes de revendeurs.

— Où est l’auberge de la Poste ? demanda-t-il en allemand à un passant.

Ce dernier lui indiqua une ruelle dans laquelle il s’engagea.

Hanté par l’idée fixe de quitter Bromberg, soit en poste, soit à cheval, Jean n’avait pas réfléchi aux moyens de se procurer, sans argent, une place dans une diligence, quand, tout à coup, en passant devant une enseigne de fripier :

Au Hallebardier de neuf vêtu


une idée soudaine le poussa, et, heurtant la porte aux vitraux fumeux, il entra délibérément.

Le hasard le servait bien : la boutique était vide de clients.

Seul, un Juif à longue barbe grise, vêtu d’une houppelande crasseuse, était occupé devant son comptoir à aligner des pièces d’or qu’il dissimula aussitôt sous un bonnet de fourrure plus crasseux encore, en voyant entrer un étranger.

En reconnaissant l’uniforme d’un employé de l’État et surtout d’un gardien de prison, il s’inclina obséquieusement, dardant, sous ses lunettes, un regard d’oiseau de proie sur notre ami.

Mais jetant, dès son entrée, un regard rapide autour de lui, Jean avait aperçu l’or que le Juif essayait de dissimuler. Son parti fut pris aussitôt : cet or, sans lequel il ne pouvait recouvrer sa liberté, il le lui fallait, de gré ou de force.

— Je veux acheter un habillement complet pour voyager, dit-il en allemand, et te céder celui-ci en échange.

Machinalement, tout en parlant, il avait mis les mains dans ses poches : soudain il sentit sous ses doigts, dans l’une d’elles, une lourde bourse de cuir. Il la tira, l’ouvrit ; elle contenait des napoléons, c’est-à-dire de l’or français, et du premier coup d’œil, Jean estima qu’il y en avait pour plus de 2,000 francs.

Assurément son geôlier portait constamment sur lui tout son avoir, et cette petite fortune provenait vraisemblablement de prisonniers français dépouillés ou rançonnés.

Le Juif, lui aussi, avait vu la lourde bourse et entendu le scintillement des pièces d’or. Sa figure ridée s’éclaira et son sourire devint plus obséquieux encore.

— Si votre seigneurie veut bien passer dans mon magasin, dit-il ; j’ai le plus bel assortiment d’habits et d’uniformes de toute la ville.

Uniforme ! le mot frappa Jean Tapin.

Ne serait-il pas cent fois plus en sûreté sous un uniforme d’officier étranger, à cette heure troublée où les armées parcouraient l’Europe comme des météores, où le culte de la force était le seul reconnu et où le meilleur des laissez-passer était certainement un sabre sonnant brutalement sur les pavés ?

Du premier coup d’œil, d’ailleurs, dans le capharnaüm où il pénétra, il fut hypnotisé par un superbe uniforme vert foncé, aux lourdes torsades d’or, qu’il reconnaissait pour être celui des grenadiers de la garde russe. Le sabre à poignée de cuivre ciselé et doré pendait au ceinturon de cuir rouge et un bonnet de fourrure noire, assez haut, orné de l’aigle à deux têtes, couronnait le tout.

— Voilà ce que je veux ! dit Jean sans hésiter.

Le Juif eut un soubresaut d’étonnement.

— Mais votre seigneurie avait dit un vêtement de voyage, objecta-t-il.

— Je te dis que je veux cet uniforme ! répéta notre ami d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

Le Juif glissa vers Jean Tapin un regard sournois, évolua comme une couleuvre derrière lui, puis d’une voix de fausset :

— Rebecca ! Rebecca ! appela-t-il.

Un paquet informe, que Jean n’avait pas remarqué dans l’obscurité de l’arrière-boutique, se souleva. C’était une femme ridée, parcheminée, occupée à rapiécer de vieux habits.

— Rebecca, dit le Juif, tu vas servir ce seigneur, pendant que je vais chez notre voisin Samuel pour l’affaire que tu sais.

Mais Jean, dès le premier mot, avait été pris d’un soupçon, et ce soupçon devint une certitude lorsque les deux époux échangèrent un regard d’intelligence caractéristique qui n’échappa point à l’œil vigilant de notre ami.

Or il était décidé à tout.

Et il n’avait pas recouvré sa liberté pour la laisser à la merci d’un couple descendant certainement en droite ligne de la tribu de Judas.

Aussi son hésitation ne fut pas longue. En un clin d’œil, il sauta sur la poignée du sabre qui était à sa portée, le sortit du fourreau et bondissant sur l’Israélite qui déjà gagnait la porte :

— Gredin, lui dit-il d’une voix sourde, c’est au bureau de police que tu vas ! Si tu remues pied ou patte, je te tue comme un pourceau que tu es !

Il lui avait mis la pointe de l’arme sur la gorge, et le fripier, chavirant de terreur, tomba sur les genoux :

— Grâce, Votre Seigneurie, grâce ! hurla-t-il.

Mais Rebecca s’était rapprochée et poussait des cris d’orfraie.

D’un violent coup de poing au front, Jean envoya la mégère rouler étourdie, sur une pile de tapis. Puis se retournant vers le Juif :

— Et maintenant ordonna-t-il, donne-moi cet uniforme !

En hâte il le revêtit. Il était un peu ample pour lui, mais sans être ridicule car il était de sa taille ; en rembourrant la poitrine dès qu’il en aurait le loisir, il arriverait à le rendre très acceptable.

Le choix d’une paire de bottes fut plus difficile : une étagère en était couverte, mais elles étaient toutes d’une taille démesurée pour notre ami qui avait les extrémités fines, et il eut fait entrer ses deux jambes dans une seule des bottes qu’on lui présentait.

Ce fut encore par la menace qu’il arriva à ses fins.

La pointe du sabre sur la gorge, le Juif alla chercher dans un réduit insoupçonné, une paire de belles bottes à glands d’or qui se trouva chausser Jean à son entière satisfaction.

— Maintenant, fit-il d’une voix brève, il me faut encore un pistolet. Puis, quand il l’eut :

— Et ce qu’il faut pour le charger.

Le magasin du fripier était décidément universel : dans une vieille caisse aux antiques ferrures, le Juif, de plus en plus souple, trouva de la poudre et des balles du calibre voulu.

Jean chargea l’arme ; puis le braquant entre les deux yeux de l’israélite terrifié, il gagna à reculons la porte de l’arrière-boutique et la ferma promptement à double tour, emprisonnant ainsi, dans leur propre maison, le Juif et sa femme évanouie.

Comme il traversait rapidement la boutique, Jean remarqua à nouveau les piles de pièces d’or que comptait le fripier à son arrivée et dont il avait eu, tout d’abord, dessein de s’emparer. Mais elles lui étaient maintenant inutiles, le colonel estimait posséder avec l’argent du geôlier une somme suffisante pour traverser l’Allemagne, et comme l’or n’était pour lui que le moyen de gagner la France, il ne toucha point à celui du Juif.

Par bonheur, il n’était entré personne dans la boutique et personne ne le remarqua quand il sortit. Par mesure de prudence il ferma à clef la porte de la rue. De cette façon le Juif, bouclé dans son réduit, n’aurait pas le temps ni la possibilité de le rejoindre pour donner l’éveil.

Dans son uniforme, il se sentait maintenant très à l’aise ; il demanda de nouveau son chemin à un passant et fut aussi étonné que satisfait de l’extrême empressement avec lequel on lui répondit.

Cet empressement, il le retrouva à l’auberge de la Poste où on lui donna la meilleure place dans une voiture qui partait une demi-heure après pour Posen.

Une fois dans cette ville, il se sentit en sûreté. Si le télégraphe eut existé, son signalement pu être envoyé dans toutes les directions et le précéder partout. Heureusement pour lui, il précédait au contraire tous les agents qu’on eut pu lancer à sa poursuite.

Et, en moins de cinq jours, tantôt à cheval, tantôt en chaise de poste, voyageant jour et nuit, ne prenant que le repos strictement nécessaire, il arriva à Trêves, par Dresde et Hanau.

— Aide de camp de S. E. le général Woronzow ! dit-il aux officiers allemands qu’il rencontra dans cette ville ; et, afin d’éviter toute conversation dangereuse :

— Mission spéciale et urgente, ajouta-t-il.

Il arriva à Givet et connut là, pour la première fois, des nouvelles exactes de la campagne de France ; il sut que les Alliés, divisés en deux armées, s’étaient fait battre en détail par Napoléon ; l’armée de Silésie commandée par Blücher à Champaubert, Montmirail, Château-Thierry, Vauchamps ; l’armée de Bohême, commandée par Schwartzemberg à Mormant et Montereau.

Tous ces noms qui lui avaient été cités par son geôlier, comme des étapes funèbres de la défaite finale de l’armée française, étaient donc des noms de victoire !

Mais le grand Empereur n’avait pu, avec la poignée d’hommes qui lui restait, contenir plus longtemps l’invasion, et comptant que Paris résisterait, il avait renoncé à tenir tête aux armées coalisées.

Formant un nouveau plan, il avait résolu de se jeter sur les lignes de communication de l’ennemi, de détruire ses convois, de soulever les paysans sur ses derrières, de rallier en même temps les garnisons de Lorraine et d’Alsace, et de barrer aux Russes, aux Autrichiens et aux Prussiens les défilés des Vosges.

Si Paris avait pu tenir quinze jours, ce plan eut été réalisé, car jamais l’Empereur n’avait été aussi admirable d’activité que pendant cette merveilleuse campagne de France.

Mais Paris n’avait point été mis en état de défense. Ni le roi Joseph, ni le ministre de la guerre, Clarke, ni le gouverneur Hullin, ne s’en étaient préoccupés. On avait trop l’habitude de compter toujours et exclusivement sur Napoléon.

La ceinture de remparts que vous voyez aujourd’hui autour de Paris, mes enfants, n’a été construite qu’en 1840 ; et Thiers, le ministre de Louis-Philippe, qui fit voter par les Chambres la mise en état de défense de la capitale, n’eut qu’à leur rappeler les lugubres souvenirs de 1814 pour obtenir les fonds nécessaires. Tout le monde comprit que la défense nationale serait toujours paralysée par la prise de Paris et on le comprend encore mieux aujourd’hui, puisqu’on en a fait, avec les fortifications nouvelles, une place imprenable.

Ce fut le 30 mars que les Alliés arrivèrent devant Paris, défendu seulement par les débris des corps d’armée des maréchaux Marmont et Mortier.

La bataille engagée à quatre heures du matin, de Vincennes à Montmartre, se termina le même jour, à cinq heures du soir, par la capitulation de la grande ville.

La veille, l’impératrice Marie-Louise et le petit roi de Rome, escortés par un détachement de la Garde impériale, étaient partis pour Blois.

Jean Cardignac apprit ces tristes événements le 15 avril.

Il avait choisi pour entrer en France la route de Givet, Vouziers et Reims qui lui faisait éviter les grandes directions suivies par les Alliés ; mais il avait hâte maintenant de quitter l’uniforme étranger, d’ailleurs dangereux dans cette région occupée seulement par de faibles détachements des armées alliées.

Dès le premier village français en effet, alors qu’il lui eut été si agréable d’entendre parler sa langue maternelle, il avait vu les portes se clore et les paysans s’enfermer chez eux sans répondre à ses questions.

Il résolut donc de se confier au premier maire venu, de lui raconter son évasion et de lui demander des vêtements.

Car il n’avait plus qu’une idée fixe, rejoindre l’Empereur qui était revenu précipitamment vers Paris en apprenant que le sort de sa dynastie allait s’y jouer, et qui, paraît-il, se trouvait à Fontainebleau.

Ce matin-là, Jean avait de bonne heure traversé à cheval, sans rencontrer âme qui vive, une épaisse forêt, et à l’aube il en déboucha à quelque distance d’un petit village enfoui dans la verdure.

Soudain, il se sentit tout remue : la vue d’un clocher en pierre émergeant au-dessus des arbres, venait de réveiller dans son âme un souvenir d’autrefois.

Où et quand avait-il déjà vu ce pays là ?

Il ne pouvait s’y tromper ; le petit ruisseau qui roulait le long de la route, la lisière foncée des bois, le village allongé dans le sens du chemin, et le clocher surtout, massif et carré, tout cela lui donnait la sensation du « déjà vu ».

Il arriva dans le village et demanda son nom, car il n’avait, bien entendu, ni carte ni renseignements d’aucune sorte.

Mais le paysan auquel il s’adressa, après s’être assuré d’un coup d’œil que l’officier n’était pas suivi, ferma brusquement sa porte et ne répondit point.

Décidément l’uniforme étranger qui l’avait préservé jusque-là, lui pesait lourdement aux épaules.

Il parcourut la rue principale, et d’autres portes se fermèrent.

— Pourvu que je ne reçoive pas un coup de fusil, se dit-il.

Il arriva à une petite place et devant un gros bâtiment carré où on accédait par des marches, il retrouva l’impression qui l’avait assailli tout à l’heure.

Il était déjà venu là !

Mais quand ? il avait tant voyagé, il avait vu tant de pays, que sa mémoire surchargée de visions rapides et confuses ne pouvait rien préciser.

Au fond de la place, il distingua une maison de jolie apparence, précédée d’un jardinet. Une petite grille la séparait de la route, noyée dans la glycine et la vigne vierge.

Devant la porte, un vieillard assis se chauffait aux premiers rayons du soleil de printemps, et à sa vue, l’impression de Jean Cardignac, s’aviva encore.

Il sauta à bas de son cheval, noua la bride à la porte de la grille et entra.

— Monsieur, dit-il au vieillard, en jetant à ses pieds son bonnet de fourrure, je suis Français et colonel dans la Garde impériale. Cet uniforme étranger que je porte ne m’a servi qu’à traverser toute l’Allemagne, après mon évasion des prisons de l’ennemi. Je veux m’en débarrasser, trouver des vêtements convenables et rejoindre l’Empereur : voulez-vous m’y aider ?

Et ce disant, Jean débouclant son ceinturon, jeta son sabre à terre.

Le vieillard s’était levé.

— Vous êtes colonel dans la Garde ? demanda-t-il en ôtant sa casquette.

— Oui.

— Dans la Garde de l’Empereur Napoléon ?

— Oui, au 1er régiment de grenadiers.

— Oh ! alors, monsieur, suivez-moi, je suis tout à vous.

Mais comme il allait entrer dans la maison, une jeune bonne apparut à la grille.

— Monsieur bataille, dit-elle, les enfants vous appellent.

Bataille ! Ce nom fut pour le jeune colonel un trait de lumière.

Ah ! oui. Ce nom, il se le rappelait maintenant ! Il ne l’avait même jamais oublié !

Que de fois il s’était promis de revoir le digne homme qui le portait.

Au lendemain de Friedland notamment, il s’était dit :

Je vais aller à Longwé (car il se souvenait bien maintenant du nom du village) et j’intriguerai le père Bataille qui ne me reconnaîtra point. Je lui rappellerai le petit tambour de la 9e demi-brigade, le petit Jean Tapin à qui il a prêté en 1792, un costume de paysan pour aller, à travers la forêt d’Argonne, porter un pli à Dumouriez ; je lui montrerai qu’il a fait son chemin, le petit tambour ! et en comparant l’état critique de la France à la veille de Valmy à la situation brillante qui lui est faite aujourd’hui en Europe, nous boirons ensemble à la santé de Napoléon Ier, empereur et roi !

Il s’était dit tout cela aux heures glorieuses et n’avait jamais pu réaliser ce projet, car les voyages étaient longs et dispendieux, les congés bien courts et les guerres bien longues.

Et voilà que le hasard le remettait en présence du brave paysan !

Mais dans quelles circonstances ?

À une heure où, succombant sous les coups de l’Europe coalisée, la France, riche de gloire mais à bout de forces, était plus lamentablement, plus irrémédiablement envahie qu’en 1792.

Il y avait déjà vingt-deux ans de cela !

Vingt-deux ans pendant lesquels notre pays avait connu les plus glorieuses destinées et les pires désastres !

Mais ce qui dominait à cette heure dans l’esprit de Jean, c’était le souvenir reconnaissant du service que lui avait alors rendu le maire de Longwé en le conduisant lui-même jusqu’à la lisière des bois, et sous le coup d’une vive émotion, il saisit la main du vieillard.

— Vous êtes M. Bataille, dit-il, l’ancien maire de Longwé ?

— Non pas l’ancien maire, dit le vieux paysan en redressant sa haute taille, mais le maire d’aujourd’hui comme d’hier, puisqu’il y a vingt-huit ans que je le suis !

— Alors c’est bien vous, dit Jean et d’ailleurs je reconnais maintenant vos traits sous vos cheveux blancs. Je ne vous demande pas si vous me reconnaissez, moi, car c’est impossible. À trente-cinq ans les fatigues de la guerre m’ont fait grisonner et quand vous m’avez vu, je n’étais qu’un enfant.

— Un enfant ? répéta le vieillard en interrogeant ses souvenirs.

— Oui, un enfant de treize ans, à qui vous avez dit : « Si un jour tu repasses par ici, mon petit gars, tu pourras toujours venir frapper à ma porte : tu demanderas la maison du père Bataille et ça me fera un rude plaisir de te revoir. » Vous souvenez-vous ?

— Et il y a longtemps de cela ?

— Oui, c’était quelques jours avant Valmy et vous aviez déjà des cheveux gris.

— J’ai maintenant quatre-vingt-six ans, dit le vieillard ; j’ai vu deux rois, une république et un empereur ; je ne sais ce que je verrai demain. Mais vous, comment et où ai-je pu vous rencontrer ? Non, je ne me rappelle pas.

— C’est à votre mairie, sur cette place même, quand vous m’avez procuré les habits d’un petit paysan en échange des miens lorsque j’étais…

— Attendez, s’écria le vieillard dont la voix trembla d’émotion, je me rappelle… C’est vous, vous un enfant, en effet, qui m’avez refusé un écu de six livres, un cadeau que je voulais vous faire !… Seigneur Dieu ! Est-ce bien vous ? Vous, colonel aujourd’hui !

— Oui, c’est moi, dit Jean très ému.

Le vieillard lâcha sa canne, et étendant les bras :

— Ah ! mon enfant ! mon enfant ! dit-il, laissez-moi vous embrasser comme ce jour-là. Ah ! oui, je m’en souviens ! Et que de fois j’ai parlé de vous…

Les deux hommes s’étreignirent : Jean revivait ses jeunes années, toutes pleines d’un héroïsme inconscient, pleines surtout de l’enthousiasme qui dore les visions d’avenir, et ce vieux paysan qui le serrait sur sa rude poitrine éveillait dans son âme tout un monde de sensations lointaines.

— Et l’Empereur ? demanda le vieillard, lorsque Jean lui eut raconté en quelques mots les péripéties de sa vie.

— Ah ! l’Empereur, dit Jean tristement, c’est vers lui que je vais, c’est lui que je veux retrouver, car je ne puis croire aux bruits qui circulent. Il va reprendre l’offensive avec nous autres, avec la Garde qu’il ménageait autrefois dans les grandes batailles parce qu’il savait qu’il en aurait besoin un jour ; et tous ces Autrichiens, ces Prussiens et ces Russes que nous avons, pendant vingt ans, chassés devant nous, repasseront pêle-mêle la frontière, comme ceux de Valmy. Vous verrez, vous verrez !

Le père Bataille hocha douloureusement la tête.

— Je le voudrais comme vous, dit-il, mais avouez qu’il a été bien imprudent et terriblement ambitieux, notre Empereur. Lorsque plus tard on calculera le nombre d’hommes qu’il a fait tuer, on sera effrayé.

— Ce n’est pas payer trop cher la gloire qu’il a donnée à notre pays ! reprit Jean avec véhémence ; les peuples ont besoin de gloire, comme les hommes ont besoin de pain : quelle nation aura jamais parcouru l’épopée guerrière que nous venons d’écrire avec Lui ; et cela, père Bataille, c’est de l’histoire, et de l’histoire qui restera.

— C’est vrai ; il aurait seulement dû s’arrêter à temps, c’est-à-dire avant cette malheureuse campagne de Russie, reprit tristement le vieux.

— Vous l’avez dit, père Bataille ; si nous avions conservé les Russes pour alliés, nous pouvions avec eux narguer le reste de l’Europe, Anglais compris !

— Ah oui, les maudits Anglais ! fit le vieillard en serrant les poings ; tout le mal vient d’eux. Ce sont les ennemis acharnés de la France depuis bien, bien longtemps, depuis notre bonne Lorraine, Jeanne d’Arc… Mais voyez-vous, mon enfant, malgré ses fautes, on l’aime bien, l’Empereur, car s’il vous a donné de la gloire à vous autres soldats, à nous il a donné du bien-être et du travail ; de plus il nous a rendu l’ordre et avec lui nous avions assez de liberté. Alors, oui, on lui pardonnera tout et le peuple en parlera longtemps.

— Dites qu’il ne l’oubliera plus, père Bataille ; et maintenant il faut que vous m’aidiez à le rejoindre. Il faut qu’aujourd’hui vous me mettiez encore sur la bonne route, comme vous l’avez déjà fait jadis quand je portais une dépêche à Dumouriez ; mais, surtout, il faut que vous me donniez des vêtements autres que ceux-là.

— Je vais vous donner ceux de mon gendre qui est parti à la dernière conscription… pourvu qu’il n’ait pas été tué à Fère-Chapenoise !

— Il y a donc eu un combat là, dernièrement ?

— Oui, il y a quinze jours environ ; des gardes nationaux mobilisés, enrôlés depuis huit jours, et sachant à peine tenir un fusil, sont tombés au milieu de l’armée russe.

— Pauvres gens !

— Ils ont refusé de se rendre et sont tombés jusqu’au dernier en criant : « Vive l’Empereur ! »

— Bravo ! Et vous croyez qu’un homme qui inspire de pareils dévouements a terminé son rôle : allons donc ! dit Jean les yeux étincelants ; vous allez voir !

Il revêtit le costume qu’on lui apporta, embrassa les arrière-petits enfants du paysan, et monta dans la carriole avec lui.

— Je n’ai plus guère de jambes, avait dit le père Bataille ; mais j’ai encore de bons yeux, je connais à fond le pays et je vais vous conduire jusqu’à Reims.

Le cheval filait bien ; le soir même, sans avoir attiré l’attention des coureurs ennemis qu’ils rencontrèrent, Jean et son guide arrivaient à Reims. Ils y apprirent que Napoléon en personne était passé dans cette ville le 12 mars et en avait chassé les Russes, puis qu’il en était reparti trois jours après. On leur confirma l’entrée des Alliés dans Paris. Quant à Napoléon, on le croyait toujours à Fontainebleau.

— Avec la Garde ? demanda Jean.

— Oui, avec sa Garde : elle ne le quitte jamais.

— Vite alors, à Fontainebleau ! dit le jeune colonel dont le cœur battait à coups précipités en pensant qu’il allait le revoir.

Et ne soyez pas surpris, mes enfants, que Jean songe à rejoindre son chef et son régiment avant d’embrasser sa femme et ses enfants. Ceux d’entre vous qui sont fils de soldats sentent bien qu’ils sont aimés par leur père autant qu’un enfant peut l’être, et vous savez à quel point Jean Cardignac adorait les siens. Mais l’heure était grave : le devoir militaire devait primer tous les autres, et Jean, soldat dans l’âme, n’avait plus qu’un souci : rejoindre son poste d’honneur, son poste de combat !

Il serra avec effusion dans ses bras le père Bataille, enfourcha un cheval frais et à la tombée de la nuit, rencontra au débouché de la forêt de Fontainebleau le premier bonnet à poil qu’il eût vu depuis deux ans.

Le vieux grognard était en sentinelle sur la route et faisait les cent pas, l’arme au bras, les yeux à terre.

L’émotion de Jean Cardignac était telle qu’il en oublia son costume civil.

— Est-ce que tu es du 1er grenadiers ? demanda-t-il sur le ton d’affectueuse brusquerie qu’il prenait habituellement avec ses soldats.

Le grenadier leva la tête et fronça le sourcil. Il avait sur la joue gauche une balafre toute récente qui la zébrait d’un large sillon brun et sa moustache grise se hérissa.

— Est-ce que tu crois que j’ai gardé les… moutons avec toi, clampin ? répondit-il.

Malgré son émotion, Jean eut envie de rire : il reconnaissait bien là ses vieux grognards, car il n’était pas un de ces soldats d’élite qui ne se crut supérieur au reste des hommes, de même que la Garde avait la conviction justifiée d’être la première troupe du monde.

— Écoute un instant… reprit Jean Cardignac.

— Passe au large et plus vite que cela ! riposta le grenadier dédaigneux et menaçant.

Notre ami n’essaya pas de détromper le soldat ; il n’en avait pas le temps ; il entra dans la ville et y acquit de suite la certitude que l’Empereur était au Palais et que le 1er régiment de grenadiers, ou plutôt ses débris se trouvaient avec lui.

Mais ne pouvant se présenter à Napoléon dans cet accoutrement, Jean se fit désigner l’hôtel occupé par le colonel de son ancien régiment.

C’était l’hôtel de l’Aigle rouge ; en y entrant il reconnut le capitaine avec lequel il avait été envoyé en mission par l’Empereur le jour de la Moskowa, et lui frappant familièrement sur l’épaule :

— Bonjour, Coignet ! fit-il.

Le capitaine se retourna ; et toisant l’indiscret :

— Tu connais mon nom, toi ?

— Oui. Tu étais vaguemestre du grand quartier général. Rappelle-toi la Grande Redoute ; rappelle-toi Witepsk quand tu as fait vingt-quatre heures de cheval sans arrêt pour porter des ordres au maréchal Davout ; rappelle-toi Wilna, quand l’Empereur a voulu te faire prendre par les Russes pour les tromper avec de fausses dépêches.

— Mais qui es-tu pour savoir tout cela ?

— Je suis Jean Cardignac, colonel du 1er grenadiers.

— Le colonel Cardignac ! Il y a longtemps qu’il est mort !

— Il paraît que non, Coignet, puisque me voilà !

— Voyons, fit Coignet en se frottant les yeux, je n’ai pas la berlue : j’ai connu le colonel Cardignac, il était tout jeune, il n’avait pas plus de trente-deux ans à Moscou.


— Est-ce que tu es du 1er  grenadiers ?

— Eh bien, j’en ai trente-quatre ; et si j’ai vieilli, c’est qu’on grisonne vite dans les prisons de l’ennemi. J’en arrive ; conduis-moi à mon successeur, Coignet, et donne-moi ta main.

Le capitaine n’en revenait pas.

— Ah ! fit-il, que l’Empereur serait content, s’il n’était pas si tard !


Vous lirez certainement un jour, mes enfants, les mémoires authentiques qui portent le titre bien connu de :

Cahiers du capitaine Coignet.

Qu’il me suffise de vous dire qu’il en est peu d’aussi attachants. Au milieu de nombreux mémoires issus de l’époque impériale, ceux-là occupent une place tout à fait à part, non seulement à cause des traits curieux et des détails dont ils abondent, mais encore en raison de cette particularité surprenante que Coignet n’apprit à lire qu’à trente-cinq ans et ne songea à écrire le récit de sa vie qu’à soixante-douze ans, c’est-à-dire en 1848.


Quelques instants après cet entretien, notre ami était introduit chez son successeur, le colonel Meunier ; et je vous laisse à deviner la surprise de ce dernier quand Jean Cardignac lui eut prouvé son identité.

— Mon cher camarade, dit Jean, je ne vous demande pas de me rendre mon régiment. Je sais que l’Empereur vous l’a donné et que je suis rayé des contrôles : mais je ne puis m’adresser qu’à vous pour me procurer un uniforme de mon grade afin d’être en état de me présenter à l’Empereur.

— C’est facile, cher camarade, j’en ai ici un deuxième et il est à votre disposition. Mais vous arrivez à un bien triste moment.

— Quelle est exactement la situation ? l’Empereur a-t-il vraiment abdiqué, comme je l’ai entendu dire tout à l’heure ?

— Hélas ! oui. Le couteau sur la gorge ; sans la défection du maréchal Marmont, les Alliés eussent accepté son fils comme empereur et l’impératrice comme régente. Mais quand ils l’ont vu abandonné par ses principaux maréchaux, ils ont exigé l’abdication sans conditions.

— Et que va-t-il devenir ? demanda Jean le cœur serré.

— On lui a donné en toute souveraineté l’Île d’Elbe où il va se retirer.

— L’Île d’Elbe ? où est-ce cela ?

— Dans la Méditerranée, contre l’Italie et non loin de la Corse.

Un éclair brilla dans les yeux de Jean Cardignac.

— Et il va aller seul là-bas ! s’écria-t-il, après avoir commandé à cent millions d’hommes ! et nous allons permettre cela, nous, ses compagnons d’armes ?

— Hélas ! il le faut bien : lui-même a déclaré qu’il disparaissait de la scène du monde pour éviter la guerre civile à son pays : six cents grenadiers l’accompagneront là-bas, paraît-il. Il y a prise d’armes demain matin ; c’est notre dernière revue !

— Six cents hommes l’accompagneront !

Ce fut en se répétant cette phrase que Jean se dirigea vers le Palais, décidé à se présenter à l’Empereur lui-même, malgré l’heure avancée, et à obtenir de lui la faveur de faire partie de ces six cents privilégiés.

Jean était tellement absorbé par ses réflexions qu’il alla se heurter dans le grenadier placé en sentinelle au sommet du grand escalier.

Soudain deux cris retentissent, poussés en même temps :

— Mon colonel !

— Grimbalet !

Et je dois renoncer à vous dépeindre, mes enfants, la scène qui suivit cette reconnaissance imprévue.

Grimbalet riait et pleurait à la fois. Son faciès mobile et grimaçant était en même temps comique et tragique ; et les deux bras de Jean Tapin s’étant ouverts, il s’y précipita en jetant un cri qui ressemblait à un sanglot.

— Mon colonel, mon colonel !

Ah ! ces affections, ces rudes affections de la vie militaire ! Qu’elles sont douces au cœur dans les moments noirs, qu’elles sont réconfortantes dans les tournants difficiles, qu’elles sont belles aux heures de sacrifice !

Vous la chercherez en vain ailleurs, mes enfants, car c’est la communauté des dangers qui les fait naître et les rend durables. C’est le sentiment d’abnégation qui, animant tous les soldats d’une même patrie du haut en bas de l’échelle hiérarchique, rapproche les chefs de leurs subordonnés ; et cela est si vrai que cette affection atteint sa plus haute expression dans la marine parce que, là, le danger est de tous les instants.

Quand les premières effusions furent terminées, Jean renouvela son éternelle question :

— Et l’Empereur ?

— Ah ! le pauvre, le cher Empereur, dit Grimbalet, que vous ne le reconnaîtriez point, tant qu’il est jaune et malade… Paraît qu’il a voulu mourir, ajouta-t-il à voix basse !

— Peut-on le voir ?

— Pour ça non, mon colonel. Il veut être tout seul ; et il n’a pas de mal à être tout seul, allez ! parce que tous les maréchaux sont partis…

— Tous ?

— Il ne reste au Palais que Gourgaud et Bertrand, deux braves gens, ceux-là !… Jusqu’à Koustan, le mameluk, qui a filé ! Jean secoua tristement la tête.

— Il les avait pourtant comblés ! murmura-t-il.

— Justement, mon colonel, répondit à voix presque basse le grenadier : ils n’avaient plus rien à attendre de lui… que la paix… Ils l’ont !

..........................

Le lendemain matin, dans la grande cour du Cheval blanc, la Vieille Garde était sous les armes.

Le 1er  régiment de Grenadiers avait ce jour-là, deux colonels, car le colonel Meunier avait tenu à ce que son prédécesseur fût à ses côtés et lui avait cédé la droite.

Les vieux grognards n’avaient pu en croire leurs yeux en revoyant Jean Cardignac qui pour tous était enseveli sous les neiges de Russie, et bien qu’on ne s’étonnât pas facilement dans cette rude époque, quelques-uns n’avaient pas été loin de le prendre pour un revenant, désireux de saluer l’Empereur pour la dernière fois.

Mais avant de se mettre sur les rangs, tous ceux qui avaient connu Jean s’étaient empressés autour de lui et lui avaient manifesté de la façon la plus vive leur joie de le revoir. Grimbalet d’ailleurs les avait prévenus, et Jean Cardignac, très touché par ces marques d’affection, ne put s’empêcher de sourire de l’ahurissement de l’un d’eux dont le nom lui revint à ce moment et qui, l’air penaud, n’osait s’approcher.

— Eh bien, Bonnaud, lui dit le jeune colonel, donne-moi la main tout de même, bien que nous n’ayons pas gardé les… moutons ensemble.

C’était le grognard qui l’avait si mal reçu à l’entrée de Fontainebleau.

Mais un roulement de tambours se fit entendre et au sommet du grand escalier, l’Empereur parut.

Un silence solennel se fit soudain et les habitants de Fontainebleau qui se pressaient à la grille du Palais pour le voir encore et qui entouraient la voiture dans laquelle il allait prendre place avec les commissaires étrangers, se figèrent dans la même immobilité que les soldats.

Napoléon était très pâle et ses yeux enfoncés dans leur orbite brillaient d’un feu étrange.

Il descendit lentement le grand escalier, suivi du général Bertrand, parcourut silencieusement les rangs des grenadiers, puis leur faisant former le cercle, il prononça d’une voix forte quoique émue, les paroles suivantes que je vous transcris ici, mes enfants, parce qu’elles appartiennent à l’Histoire :


« — Soldats de ma Vieille Garde, je vous fais mes adieux. Pendant vingt ans je vous ai conduits sur le chemin de la victoire ! Pendant vingt ans, vous m’avez servi avec honneur et fidélité ! Recevez mes remerciements !

« Mon but a toujours été le bonheur et la gloire de la France ; aujourd’hui l’Europe entière est liguée contre moi : avec vous et les braves qui me sont restés dévoués, j’aurais pu résister encore à tous les efforts de mes ennemis ; mais j’eusse allumé la guerre civile au sein de notre chère patrie. Que mon départ lui évite ce déchirement.

« N’abandonnez pas votre pays malheureux : soyez soumis à vos chefs et continuez de marcher dans le chemin de l’honneur où vous m’avez toujours rencontré.

« Ne soyez pas inquiets sur mon sort : de grands souvenirs me restent, je saurai occuper encore noblement mes instants. J’écrirai les grandes choses que nous avons faites ensemble.

« Officiers et soldats, je suis content de vous ! Je ne puis vous embrasser tous, mais j’embrasserai votre général… Adieu, mes amis !… Adieu, mes enfants ! »


Et s’adressant au général Petit :

— Venez, général, dit-il.

Alors le général Petit s’approcha et Napoléon l’embrassa avec effusion.

— Qu’on m’apporte l’aigle et que je l’embrasse aussi, dit encore l’Empereur.

Le porte-drapeau s’avança à son tour et inclina son aigle. Napoléon embrassa trois fois l’écharpe avec émotion :

— Ah ! chère aigle ! dit-il d’une voix gonflée de sanglots, que les baisers que je te donne retentissent dans la postérité !

Et, après une pause :

— Adieu, mes enfants ! dit-il d’une voix étouffée.

Le général Petit et le porte-drapeau pleuraient à chaudes larmes et beaucoup de grenadiers avec eux.

Ce fut au milieu d’un silence impressionnant au plus haut point que Napoléon gagna la grille de la cour.

Il allait monter en voiture avec le baron Koller, commissaire autrichien, et le général Drouot, lorsque, tête nue et en proie à une vive émotion, Jean Cardignac l’aborda :

— Sire, dit-il d’une voix qui tremblait, j’ai été comblé de faveurs par Votre Majesté : accordez-moi la dernière, celle de vous suivre…

Napoléon, levant les yeux, vit les épaulettes à graines d’épinards ; et aussitôt :

— Je ne le puis, mon brave ; les six compagnies qui me sont laissées n’ont que des capitaines et un seul chef de bataillon. Mon pouvoir ne va plus jusqu’à leur donner un colonel.

— Sire, rappelez-vous Jean Cardignac que vous avez fait officier au retour d’Égypte et colonel du 1er  Grenadiers après la Moskowa : c’est moi. Je viens de Russie, j’ai subi deux ans de forteresse en Allemagne. Je suis évadé d’hier et pour suivre Votre Majesté je redeviendrai s’il le faut, dans votre garde, Jean Tapin, le petit sergent de l’Orient.

La figure de l’Empereur s’éclaira.

— Comment ! fit-il, c’est toi !…

Et se tournant vers le comte Bertrand :

— Le colonel Cardignac sera des nôtres, dit-il. Vous le comprendrez parmi les officiers de ma maison.

Et, d’une voix très douce, lui donnant à dessein l’appellation d’autrefois :

— À bientôt, mon enfant ! dit-il.

Les voitures s’ébranlèrent et disparurent au tournant du parc.

L’Empereur était en route pour l’exil.

Le soir même, Jean Cardignac franchit à franc-étrier les soixante kilomètres qui le séparaient des siens. Il savait par Grimbalet que sa femme et ses enfants s’étaient installés avec Jacques Bailly dans la maison de la rue de la Hûchette, et telle était maintenant sa hâte de les revoir qu’il traversa comme dans un rêve les cantonnements de Charenton et de Vincennes remplis de Russes et d’Autrichiens.

Nulle part, d’ailleurs, il ne fut inquiété, car la guerre était finie et le canon s’était tu.

Les débris de la vieille armée impériale, obéissant au dernier vœu du Maître, regardaient tristement s’établir un nouvel ordre de choses et la population lasse de guerre et saturée de gloire voyait passer, indifférente, le défilé de ses nouveaux maîtres.

Les faubourgs de Paris fourmillaient de Cosaques, et dans la rue Saint-Antoine (qu’il avait traversée jadis avec les vaillants défenseurs de Mayence, au milieu de l’enthousiasme des Parisiens) des officiers étrangers — avec un air insolent — battaient le pavé de leurs sabres.

Jean Cardignac passa sans les voir, un sourire heureux sur les lèvres, à la pensée du bonheur qu’il allait retrouver.

Brisé par tant d’émotions et comprimant les mouvements désordonnés de son cœur, il s’arrêta un instant devant la porte close de la maison de la rue de la Huchette, comme il avait fait douze ans auparavant, en revenant de sa première captivité.

C’était de là qu’il était parti, tout enfant, à la conquête de la gloire. Il y revenait, riche de gloire en effet, mais à quel prix l’avait-il achetée ?

Il se vit reflété dans une des vitres de la devanture et fut effrayé lui-même des changements qu’avaient amenés dans sa physionomie ce contact incessant du danger, cette continuité de fatigues physiques et morales.

Son visage amaigri reflétait la souffrance et il semblait avoir rapporté de la lugubre campagne de Russie quelques flocons de cette neige qui avait englouti l’armée, car si sa moustache était restée noire, ses cheveux étaient devenus presque blancs.

Et il n’avait que trente-quatre ans !

Oui, il l’avait payée bien cher cette gloire ; mais aussi comme il se sentait grandi, et quel regard de fierté il pouvait jeter sur son passé sans tache, ce passé qui était son œuvre si laborieusement édifiée.

Et dans ce moment rapide où, revenant aux lieux d’où il était parti, il eut comme une évocation de toute sa vie militaire ; il remercia Dieu qui l’avait faite telle et qui, au lieu de le laisser isolé, lui avait conservé ses plus chères affections : la compagne chérie qu’il allait revoir, les enfants en qui il revivait et le grand Empereur dont il partagerait l’exil.

D’un mouvement fébrile, il poussa la porte : des cris, des sanglots, des soupirs étouffés jaillirent autour de lui. Lisette, folle de bonheur, se jeta en pleurant à son cou, Henri et Jean l’entourèrent de leurs petits bras. Les baisers, les exclamations se croisèrent, suivis de regards et de silences plus éloquents que toutes les paroles ; et dans l’atmosphère d’ardente affection où il revivait soudain, Jean connut le bonheur le plus complet qu’il soit donné à l’homme de rencontrer.

— C’est fini !… c’est toi ! tu ne vas plus me quitter, jamais, jamais ! Oh ! mon Jean !

Ce ne fut pas sans peine que le jeune colonel expliqua à Lisette qu’il comptait suivre l’Empereur à l’Île d’Elbe.

— Mais, ajouta-t-il, tu m’y rejoindras avec les enfants ; alors nous ne nous quitterons plus et nous ne le quitterons plus.

Jacques Bailly qui survint, bien heureux lui aussi, approuva aussitôt. Il se chargeait d’amener Louise et ses enfants à l’Île d’Elbe lorsque Jean aurait trouvé, à Porto-Ferrajo, capitale de l’Île, une installation convenable.

Mais quand, au milieu de leurs projets d’avenir, Jean mêla le nom de son père adoptif, il vit les yeux de sa femme s’emplir de nouvelles larmes, et ce fut avec une douloureuse stupeur qu’il apprit que son vieux Belle-Rose et son vieil ami La Ramée n’étaient plus.

Hélas oui ! tandis que la mort épargnait Jean Cardignac au milieu des batailles les plus meurtrières et à cinq cents lieues de France, elle avait frappé les deux vieux du même coup, aux portes mêmes de Paris.

Mais cette mort était bien celle qui convenait à des braves de leur trempe, car ils étaient tombés face à l’ennemi, au champ d’honneur !

Fous de colère et de désespoir en voyant les Alliés s’approcher de la capitale, les deux vieux « Mayençais » s’étaient joints à tout ce que Paris comptait d’hommes de cœur : gardes nationaux armés de piques, vétérans des dépôts de la Garde, élèves de l’école Polytechnique, débris de tous les corps d’armée ; et bien que chargés d’ans et infirmes, ils s’étaient présentés au maréchal Moncey qui défendait la barrière de Clichy.

Je vous assure, mes enfants, que rien qu’à considérer leurs figures terribles, personne n’avait eu envie de rire en les voyant arriver quelques instants avant l’ouverture du feu.

— Bien, mes braves ! avait dit le maréchal ; je vous accepte.

Ils avaient été affectés comme servants à une pièce de 12 qu’on avait mise en batterie en avant de la barrière, derrière une barricade hâtivement construite, près d’une guinguette à l’enseigne « Au père La Thuile » qui existe encore aujourd’hui et a été transformée en un beau restaurant, à l’entrée de l’avenue de Clichy.

— Bornebleu ! dit alors Belle-Rose, ça me fait du bien de sentir la poudre !… Prenons-en une bonne prise, mon vieux La Ramée !

— J’obtempère, dont auquel !… avait répondu le vieux brave.

Et tous deux s’étaient mis à la besogne.

Belle-Rose, de son seul bras valide, maniait le levier de pointage de la lourde pièce et La Ramée l’écouvillon.

— Dont auquel que si l’écouvillon casse, j’ai ma jambe de bois pour le remplacer ! dit ce dernier en riant.

Le combat les avait transfigurés.

La Ramée riait en découvrant ses vieilles dents, et il n’aurait pas cédé sa place pour un empire.

Mais, tout à coup, une bombe ennemie était tombée sur le caisson d’approvisionnement et l’avait fait sauter.

Quand la fumée se dissipa, les deux vieux étaient étendus, pantelants.

La Ramée avait été tué raide : il avait eu la tête emportée.

Belle-Rose avait reçu un éclat de bombe dans le ventre.

Il eut encore la force de murmurer :

— Mille millions de bornebleu !… Ah ! les brigands !… Vive l’Em…

Il ne put achever.

Sa tête balafrée retomba sur l’affût du canon… Il était mort !

Jacques Bailly — qui, lui aussi, combattait dans la garde nationale — avait ramené rue de la Huchette les corps des deux braves soldats.

On les avait enterrés le lendemain dans un coin du jardin des Invalides, près du banc où ils s’asseyaient et où ils faisaient sauter sur leurs genoux Henri et Jean Cardignac. Ils avaient été ensevelis dans leurs vieux uniformes noircis de poudre, et rien n’avait été plus touchant que les honneurs rendus par les mutilés de l’Hôtel des Invalides à leurs camarades, à ces deux soldats qui, dignes des temps antiques et insouciants du repos bien gagné, avaient, à l’heure suprême, donné à leur Patrie les dernières gouttes de leur sang.


Ce fut le 27 mai 1814 que Jean Cardignac, ayant pris toutes les dispositions nécessaires pour que les siens pussent le rejoindre à bref délai, débarqua à l’Île d’Elbe, d’un des bâtiments qui amenaient à Napoléon sa garde et ses chevaux.

L’accueil plein d’affectueuse bonté de l’Empereur lui fit oublier la tristesse de cette séparation qu’il ne prévoyait guère devoir être aussi longue ; et aussitôt il s’occupa, de concert avec le général Drouot, de l’organisation de la garde : elle fut composée de six compagnies de marins et d’un escadron de lanciers polonais auquel on donna la qualification d’Escadron Napoléon.

L’ancien logis du gouverneur de l’Île, qu’on appela le « Palais impérial » n’aurait été partout ailleurs qu’une maison de plaisance fort ordinaire : mais elle était située dans une position avantageuse, au milieu de jardins plantés en amphithéâtre, et du point le plus élevé de ces jardins, l’œil s’égarait au loin sur la mer et sur toutes les parties de l’Île.

L’Empereur aimait à y rêver, le regard tourné vers la France, et pendant les premiers jours de son exil, il suivait longuement les voiles qui apparaissaient de ce côté de l’horizon.

Mais bientôt son activité et ses habitudes de travail reprirent le dessus : il s’occupa de son nouveau royaume et s’appliqua à y faire renaître le commerce et l’industrie très éprouvés par les longues guerres de son règne.

Le matin, levé de très bonne heure, il parcourait à cheval les différentes parties de l’île, suivi du grand maréchal, du général Drouot ou du colonel Cardignac, et donnait partout des ordres pour des ouvertures de mines, des défrichements ou des constructions de chaussées ; après son déjeuner il faisait manœuvrer les grenadiers comme s’ils eussent été dans la cour des Tuileries, assistait souvent à leurs repas et veillait sans cesse à leur bien-être.

Le soir, il invitait à sa table quelques officiers de sa garde ou les étrangers de distinction qui s’arrêtaient dans l’Île et les renvoyait sous le charme de son accueil et de son affabilité.

— Est-ce donc là, disaient-ils en le quittant, ce tyran que les journaux anglais dépeignent sous des traits odieux ! C’est le meilleur des princes et le plus aimable des amphitryons !

Cependant les mois se passaient et Lisette n’était pas encore arrivée.

Tout était prêt pourtant : Jacques Bailly n’attendait qu’un signe de Jean Cardignac pour fréter à Toulon un petit sloop et traverser la Méditerranée. Ce signe, Jean ne l’avait pas fait pour la raison suivante :

Le docteur Foureau de Beauregard, médecin de l’Empereur, ayant eu, lui aussi, le dessein de faire venir sa famille à l’île d’Elbe, avait demandé à Napoléon son agrément, et celui-ci avait répondu :

— Ne vous pressez pas, docteur, et attendez un peu.

Cette réponse avait été très commentée dans l’entourage intime de l’Empereur : Qu’attendait, qu’espérait le grand homme ?

Jean n’avait osé à son tour demander à l’Empereur l’autorisation de faire venir les siens et avait écrit à sa femme en la suppliant de patienter.

L’année 1814 se passa : le souvenir de France hantait tous ces Français transplantés sur une terre étrangère ; à une question que leur avait faite Napoléon sur la qualité de leur soupe, un des grenadiers avait osé répondre :

— Elle serait bonne, Sire, si nous avions de l’eau de la Seine pour faire le bouillon.

— Tu es bien difficile, avait répondu l’Empereur en souriant ; mais qui sait ?… je pourrai peut-être encore te contenter quelque jour…

— Il nous enverra en congé en France pour reprendre l’air du pays, avaient conclu les grognards.

Ils étaient loin de soupçonner le plan qui, depuis le 1er janvier 1815, s’élaborait dans la tête de Napoléon. Ce jour-là, il avait lu dans un journal français un récit plein de fiel dans lequel on le faisait passer pour fou.

Puis quelques jours après, il avait reçu un avis de Paris lui disant qu’un soulèvement allait avoir lieu en sa faveur, le roi Louis XVIII ayant froissé le sentiment public par de nombreuses mesures vexatoires ou impopulaires.

Enfin, vers le milieu de février, il fut avisé de Vienne que les puissances, redoutant sa présence à si courte distance des rivages de France, avaient décidé secrètement de le transporter de l’île d’Elbe à Sainte-Hélène.

Dès lors, Napoléon n’hésita plus ; il fit très secrètement ses préparatifs de départ, et le 26 février, vers midi, il prévint son entourage de sa volonté de s’embarquer.

Les officiers, la Garde et les fonctionnaires civils montèrent sur le brick qui constituait toute la marine de guerre du petit royaume.

Napoléon fit ses adieux à sa mère et à sa sœur Pauline qui, depuis peu, étaient venues le rejoindre, et s’embarqua lui-même à la nuit tombée, sans que personne se doutât où on allait.

Le 28 février le vent s’éleva et le 1er mars Napoléon débarquait au golfe Juan entre Cannes et Antibes sur le rivage de Provence.

Vous dire, mes enfants, avec quel bonheur Jean Cardignac, et d’ailleurs tous ces Français qui s’étaient attachés à la fortune de l’Empereur, remirent le pied sur le sol de la patrie, serait difficile.

Quel était le but de cette pointe audacieuse ? Nul n’osait se l’avouer, mais chacun respirait avec volupté cet air de France et Jean, ayant abordé un douanier qui, à la vue de son uniforme, avait arboré la cocarde tricolore, l’embrassa comme un frère.

Je n’ai pas besoin de vous raconter ici la marche triomphale de Napoléon sur Paris par Grenoble et Lyon. Vous la lirez dans l’histoire comme un des traits les plus audacieux de la vie de Napoléon.

Comme il l’avait dit lui-même, en débarquant, dans sa proclamation au peuple français, l’aigle avait volé de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame, et le 20 mars, sans avoir répandu une goutte de sang, Napoléon rentrait dans Paris et couchait aux Tuileries.

Le roi Louis XVIII abandonné à son tour par la plupart de ses courtisans, s’était enfui, la veille même, en Belgique.


Arrivé à ce point du long récit que vous avez bien voulu suivre avec moi, mes enfants, je n’ai pas, je vous l’avoue, le courage de vous en retracer en détail la deuxième agonie de l’Empire pendant la période qui porte dans l’histoire le nom des Cent jours. Je n’en ai jamais suivi qu’avec angoisse les suprêmes convulsions, et j’en abrège ici le funèbre exposé.

Napoléon aux Tuileries était une menace pour les rois ; et dès le 13 mars, les souverains alliés traitant son entreprise de « délire criminel et impuissant » lançaient de nouveau leurs armées contre la France.

Or, la France était épuisée : au million d’hommes qui se jetait sur elle, animés d’une haine sauvage, elle n’avait pas cent cinquante mille soldats à opposer.

Mais avec ces cent cinquante mille hommes, Napoléon, suivant son habitude, prit l’offensive dans le but de séparer les Anglais des Prussiens, pour les battre séparément : le 15 juin il entra en Belgique, passa la Sambre à Charleroi, et le lendemain enfonça les Prussiens commandés par Blücher dans cette bataille acharnée qui porte le nom de bataille de Ligny.

Le même jour, Ney se heurtait aux Anglais, aux Quatre-Bras, et leur livrait une bataille indécise.

Le surlendemain, 18 juin, jour de deuil, date funèbre s’il en fût, s’engageait la bataille de Waterloo !


Jean Cardignac avait à peine eu le temps de passer quelques heures avec sa femme et ses enfants. Remis par l’Empereur en possession de son commandement, celui du 1er régiment de grenadiers à pied, il avait employé ses jours et ses nuits à le réorganiser et à le pourvoir de tout ce qui était nécessaire pour entrer en campagne.

Quand l’heure fut venue de quitter la rue de la Huchette, Jean Cardignac prit ses deux enfants sur ses genoux ; Henri et Jean allaient avoir huit ans.

— Vous êtes maintenant en âge de me comprendre, mes chéris, dit-il ; tout au moins pouvez-vous retenir mes paroles pour les méditer plus tard. Écoutez-moi donc : si je ne reviens pas de cette grande guerre, la dernière sans doute, soyez plus tard mes vengeurs, soyez soldats tous deux. C’est mon vœu le plus cher, c’est ma volonté !

Et toi, ma chère Lise, tu respecteras cette volonté en leur faisant apprendre l’histoire de nos grandes guerres, en leur enseignant la loyauté, en formant leurs caractères, tu en feras des hommes dignes de porter l’épée. Sois courageuse, ma bien-aimée, comme tu l’as été pendant notre vie si tourmentée, rappelez-vous mon dernier mot : il est celui que j’ai reçu moi-même de la bouche du général Bernadieu mourant : « Vivez dans l’honneur. »

Les deux enfants l’avaient écouté songeurs et braves, leurs beaux yeux fixés sur les siens ; et après une dernière étreinte à Lisette, étreinte dans laquelle il mit toute son âme, Jean était parti sans tourner la tête, tout entier désormais au suprême devoir.

La Garde comprenait alors trente mille hommes qui se trouvèrent réunis à Soissons : elle était commandée par le général Drouot nommé aide-major général. Les grenadiers à pied étaient sous les ordres de Friant et on comptait parmi les noms des généraux qui marchaient à la tête de cette troupe d’élite ceux de Morand, Ornano, Lefebvre-Desnouettes et Cambronne.

Le 16 juin à Ligny, la Garde donna peu. Suivant son habitude, Napoléon la ménageait. Il ne se doutait guère qu’elle allait presque tout entière trouver son tombeau le surlendemain à Waterloo !…


La pluie n’avait cessé de tomber par torrents dans la journée du 17, et pendant la nuit du 17 au 18, elle avait tellement détrempé le terrain que la marche y était devenue des plus pénibles : il fallut attendre que le soleil eût rendu au sol quelque consistance, et ce fut vers onze heures seulement que s’engagea la lutte qui allait décider du sort du monde.

Les quelques heures ainsi perdues par la force des choses, allaient permettre aux Prussiens d’arriver à temps au secours des Anglais.

Ce fut Ney, le brave des braves, qui ouvrit le feu en attaquant la Haie-Sainte. Lui jouait son va-tout, car, envoyé contre Napoléon pour l’arrêter à son retour de l’île d’Elbe, il avait passé de son côté avec ses troupes et devait payer de sa vie, trois mois après, ce dévouement à son ancien chef.

Sous son ardente impulsion, le combat devint acharné sur cette partie du champ de bataille. Après une lutte de géants, la Haie-Sainte fut emportée et les Anglais commençaient à lâcher pied, lorsque, vers une heure, le corps prussien de Bulow apparut au loin sur notre droite.

Alors pour en finir avec les Anglais, avant l’entrée en ligne de ces trente mille Prussiens, l’Empereur lança sur eux toute sa cavalerie : chasseurs, lanciers et cuirassiers.


L’heure est solennelle et le spectacle est inoubliable ; les casques, les cuirasses resplendissaient au soleil : cinq mille chevaux gravissent au grand trot la pente du mont Saint-Jean.

Ney est à leur tête. Ils essuient la décharge des canons anglais sans faiblir, s’élancent sur les carrés de Wellington, se précipitent sur les baïonnettes. La résistance de l’ennemi est acharnée : nos cavaliers sabrent avec rage, défonçant plusieurs carrés, sont chargés à leur tour par la cavalerie anglaise, et, épuisés par ce combat inégal, nos cuirassiers redescendent du plateau dont les habits rouges couronnent de nouveau les bords.

Mais Ney rallie ses hommes ; Kellermann se joint à eux avec ses carabiniers ; les dragons et les grenadiers à cheval de la Garde s’élancent à leur tour, et dix mille cavaliers escaladent pour la deuxième fois l’infernal plateau.

Ils s’emparent à nouveau des canons ; les hussards de Cumberland prennent la fuite ; des carrés entiers sont sabrés, mutilés, disloqués : déjà la route de Bruxelles est couverte de fuyards anglais jetant leurs armes.

Encore un effort et la bataille est gagnée.

Mais il faudrait de l’infanterie pour forcer la victoire ; et Napoléon n’a plus que la Vieille Garde.

Il se décide à la faire donner.

C’est un moment solennel que celui où les « bonnets à poil » se mettent en mouvement, et les Anglais qui les voient s’ébranler sont saisis d’un mystérieux effroi.

Il est sept heures.

Alignée comme à la parade, le 1er régiment de grenadiers en tête, la Garde Impériale gravit à son tour les pentes du Mont Saint-Jean.

À leur tête encore, marche Ney, dont la mort ne veut pas et qui, sans chapeau, les vêtements en lambeaux, ayant eu son quatrième cheval tué sous lui dans la journée, agite son sabre en criant à Drouet d’Erlon : « Tu vois tous ces boulets ; je voudrais qu’ils m’entrent dans le ventre. »

Sans brûler une amorce, l’héroïque phalange, trempée au feu de vingt batailles, aborde l’ennemi à la baïonnette, culbute les Hollandais et derrière eux les soldats de Brunswick et de Nassau ; mais une troisième ligne se dresse devant elle, tire à bout portant et couche dans les blés la moitié des bataillons de la Garde.

En même temps le canon tonne et la fusillade redouble à notre droite !

Est-ce Grouchy qui, lancé la veille à la poursuite des Prussiens pour les empêcher de secourir les Anglais, arrive derrière Bulow ! Si c’est lui, les 30.000 hommes qu’il amène vont faire pencher la victoire du côté des nôtres. Et Napoléon, frémissant, braque sa lorgnette vers ces lignes noires qu’on aperçoit confusément dans la plaine.

Non, ce n’est pas Grouchy, c’est Blücher lui-même qui, échappant à la poursuite, accourt avec vingt mille Prussiens et comble l’intervalle entre Wellington et Bulow.

Les boulets arrivent sur nos derrières ; la droite française est tournée : le cri fatal de « sauve qui peut ! » échappé à quelques lâches ou lancé par quelques traîtres, provoque la déroute des divisions de Drouet. Les corps se débandent, tout roule et se précipite sur la route de Charleroi. La bataille est irrévocablement perdue : tout est fini pour Napoléon !

Tout est-il fini pour la Garde Impériale ?

Non : il lui reste à mourir !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La nuit était tout à fait tombée, enveloppant de son ombre ces vallons, ces côteaux où tant d’héroïsme s’était dépensé en pure perte.

Au milieu du refoulement désordonné de l’armée, émergeaient seuls les carrés de la Garde que Napoléon avait disposés lui-même près de la ferme de la Belle-Alliance pour endiguer le torrent.

Ils semblaient, dans leur inébranlable fermeté, des rochers battus par une mer mouvante.

Ils ne renfermaient pas seulement leurs aigles, mais aussi des drapeaux de plusieurs régiments dispersés ; nombre d’officiers généraux s’y trouvaient également : dans l’un de ces carrés, formé d’un bataillon du 1er Grenadiers et commandé par le chef de bataillon Martenot, on distinguait la silhouette de Napoléon sur « Marengo » le fameux cheval qui l’avait porté à travers l’Europe.

Sombre, mais impassible, l’Empereur attendait le dernier coup du destin et songeait à mourir l’épée à la main.

Jean Cardignac ne se trouvait pas dans le carré de l’Empereur, mais dans celui que commandaient deux braves généraux de la Garde, le général Michel et le général Cambronne.

Sous l’effort de l’ennemi et surtout sous la poussée de l’armée en déroute, les carrés reculaient lentement vers le fond du vallon, et dans ces mouvements indécis en pleine obscurité, ils se perdirent de vue.

Vers dix heures du soir, le carré de Cardignac se trouva seul. À la lueur des coups de feu, Jean perçut qu’ils étaient environnés de troupes anglaises et que des canonniers plaçaient à cent mètres six pièces en batterie.

— C’est la fin ! murmura Grimbalet, nous sommes flambés !

Jean se retourna vers son ordonnance, et la voix rude :

— Nous sommes là pour ça !

— C’est juste, répondit simplement Grimbalet.

Une rage envahissait Cardignac à la pensée que tant de courage était vain ! que la Fatalité, était la plus forte ! que l’Empereur était… qui sait ? Mort, peut-être !

— Mes amis, cria-t-il à ce qui restait de ses grenadiers, nous mourrons ici, c’est bien entendu ?

Tous cessèrent un instant de tirer, tournèrent la tête vers leur officier, et avec de grands gestes frénétiques :

— Oui ! oui !… Vive l’Empereur !… Vive l’Empereur !

— Face en tête, alors ! ordonna Cardignac.

À chaque seconde des hommes tombaient. Le carré, d’abord formé sur deux rangs et quatre faces, n’avait plus qu’un rang de front, puis graduellement, à cause des vides, se resserra autour du drapeau et des officiers du centre.

Bientôt, ce ne fut plus qu’un petit triangle irrégulier, à peine composé de cent ou cent cinquante grenadiers, toujours calmes sous l’orage de feu, et ayant autour d’eux un rempart formé par l’amoncellement des corps de leurs camarades blessés ou tués.

On n’entendait pourtant ni un cri ni un commandement !

Depuis les généraux jusqu’au simple soldat, tous ces hommes se taisaient, emportés dans une même pensée farouche d’abnégation et de sacrifice.

Soudain la fusillade anglaise cessa, et prés de la batterie de canons, un canonnier anglais alluma un pot à feu, sorte de fusée éclairante.

Pendant les quelques instants que dura cette clarté, on put voir, rangée à cinquante mètres, l’infanterie écossaise, l’arme au pied, les canonniers près de leurs pièces, mèche allumée ; puis, en avant de cette troupe, un officier anglais, le général Maitland, s’avança après avoir fait sonner au parlementaire.

— Cessez le feu ! commanda le colonel Cardignac.

Les grenadiers obéirent, et, franchissant la courte distance qui le séparait des Français, le parlementaire s’approcha.

Les généraux Michel et Cambronne, celui-ci tête nue, les vêtements


Le dernier drapeau du dernier carré.

déchirés, sortirent du carré avec le colonel Cardignac, et se plaçant à l’angle devant leurs hommes, ils attendirent.

Arrivé à six pas, l’officier anglais, raide et compassé, salua avec un visible sentiment de respect.

— Messieurs, dit-il en bon français, votre résistance est admirable, mais inutile… À quoi bon vous faire tuer jusqu’au dernier ?… Rendez-vous !

Un frémissement passa dans les rangs des grenadiers ; les hauts bonnets à poil eurent comme un remous qui les secoua, les yeux flambèrent, les mâchoires se crispèrent sous les favoris gris et un murmure monta.

Pâles, farouches, les officiers français serraient les poings sans répondre. Le visage noir de poudre de Cambronne était agité de frissons et ses lèvres rasées tremblaient de colère.

Étonné, presque inquiet, le général anglais eut un geste d’hésitation.

Il reprit pourtant avec un tremblement d’émotion dans la voix :

— Braves Français !… Je répète pour la seconde fois… Rendez-vous !

Alors le général Michel s’avança d’un pas.

D’un geste superbe, plein de dignité et de grandeur, il indiqua les grenadiers immobiles et l’aigle d’or bosselé par les balles, qui planait en haut de la hampe du drapeau déchiqueté ! Puis la gorge serrée :

— Monsieur ! dit-il, la Garde meurt et ne se rend pas !

— Bravo ! s’écria Grimbalet.

— Vive l’Empereur ! rugirent les vieux grognards.

Jean, les bras croisés, la tête penchée, considérait avec un sourire amer et dédaigneux le général Maitland dont le visage, changeant brusquement d’expression, exprimait maintenant une colère contenue.

Cependant, l’Anglais reprit :

— Pour la troisième fois… braves Français, rendez-vous !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une injure lui répondit !

C’était Cambronne qui l’avait jetée à l’ennemi dans un élan de fureur débordante ! Et une fois l’injure lancée, Cambronne avait, d’un geste brusque, écarté deux grenadiers, puis il était rentré dans le carré. Le général Michel et Cardignac l’avaient suivi.

Le général Maitland, la bouche pincée, choqué dans sa respectabilité britannique, demeura un court instant immobile, puis il hocha la tête et murmura :

« Entêtement !… » incompréhensible entêtement ! »

Il fit alors demi-tour et se dirigea vers son artillerie. Jean, qui le suivait des yeux, vit sa haute silhouette s’estomper dans le noir.

Alors, fouillant dans la poche de son plastron, Jean Cardignac en tira une petite miniature.

Mais à la lueur du pot à feu il reconnut, non pas celle qu’il cherchait et qui représentait sa femme et ses deux enfants, mais le portrait que lui avait remis — on s’en souvient — un officier prussien blessé à mort la veille de Valmy !

Il avait laissé cette miniature à Lisette — avec d’autres souvenirs de ses campagnes — et la jeune femme par mégarde sans doute, mue peut-être aussi par une prescience extraordinaire, l’avait placée dans sa poche avec les chères reliques qui devaient lui rappeler les siens.

Valmy ! comme c’était loin, et qu’elle était étrange cette évocation de la première bataille à l’heure suprême où, pour Jean Cardignac, s’achevait la dernière !

Il replaça le médaillon du mort de Saalfeld sur sa poitrine, trouva celui qu’il cherchait, le porta à ses lèvres et y déposa un long baiser. Puis il murmura :

— Adieu, ma Lisette ! adieu, mes chéris !

Se tournant alors vers ses grenadiers :

— Allons, mes braves ! dit-il, voilà la fin ! c’est pour la France et pour l’Empereur ! Garde à vous !…

La voix de l’officier était calme, énergique, bien assurée.

Les soldats s’alignèrent comme à l’exercice.

Quand ils furent immobiles :

— Apprêtez armes ! commanda Cardignac.

Les fusils sonnèrent sous l’étreinte énergique des grenadiers.

— Joue !…

D’un seul mouvement les armes s’abattirent.

— Feu !  !  !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais, en même temps que dans une seule détonation les fusils lançaient leur jet de flamme, l’horizon s’embrasait d’une vaste lueur rouge.

Les canons anglais, eux aussi, avaient tonné !

La mitraille passa en sifflant !… Comme le bruit du tonnerre, l’écho de la détonation s’éteignit par saccades au fond de cette vallée de carnage ; et quand il cessa, le dernier carré n’était plus !

La Garde était morte !  !

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Seule, l’Aigle dorée dominait encore le monceau des cadavres ; et lorsque les Anglais, presque craintifs, arrivèrent auprès de ces héros qu’ils semblaient redouter jusque dans la mort, ils virent que la hampe du drapeau était en quelque sorte calée par les corps de Cambronne, du général Michel et du colonel Cardignac.

…Mais, si l’étendard restait encore droit, glorieux et pour ainsi dire menaçant, c’est qu’un grenadier, tombé sur les genoux, le soutenait de la main droite : sa main gauche crispée sur sa croix d’honneur comprimait vainement le sang qui s’échappait de sa poitrine.

Les yeux fous, la bouche tordue par la colère, le grenadier en voyant les Anglais approcher, se redressa.

D’un sublime effort il éleva au-dessus de sa tête les glorieux lambeaux du drapeau du 1er Grenadiers ; il voulut crier quelque chose, ne le put, et retomba en serrant l’Aigle contre sa poitrine.

Grimbalet — c’était lui — était mort !

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Et là-bas, dans la nuit, le Grand Empereur, qui n’avait pu mourir en soldat parce que ses généraux l’avaient entraîné, quittait le champ de bataille.

L’Armée Française n’existait plus.

  1. En Italie.
  2. Ce trait est rapporté par Marco de Saint-Hilaire, dans son Histoire de la Garde impériale.