Histoire d’une famille de soldats 1/15

Delagrave (p. 355-390).


CHAPITRE XV

guerre à mort


Quelques jours plus tard, la famille était réunie au grand complet. Il y avait, rue de la Huchette, un grand dîner pour le baptême des deux bébés.

L’après-midi, le curé de Saint-Séverin avait versé l’eau lustrale sur leurs petits fronts ; cette ablution du reste n’avait pas eu l’air de les enchanter ; ils avaient même poussé les hauts cris lorsque le digne prêtre leur avait introduit un grain de sel sur la langue.

L’un était blond comme Lisette ; l’autre, brun comme Jean, avait déjà sur les tempes deux jolies bouclettes noires. On appela le brun Henri Napoléon ; le petit blond fut nommé Jean César. (C’était la mode alors de baptiser les enfants du nom du grand homme ou d’un nom de héros romain.)

Donc la famille fêtait le baptême de Henri Napoléon et de Jean César. On était au dessert, et Belle-Rose levait son verre pour porter un toast à ses arrière-petits-fils, lorsque la servante annonça deux visiteurs.

— Qui donc, c’est-il subséquemment ? demanda le vieux.

— C’est nous, patron ! s’exclama une voix bien connue.

Et Grimbalet, ouvrant la porte, se présenta :

— Salut tout le monde ! mon capitaine et toute la compagnie ! s’écria-t-il en saluant militairement. Et que donc que je vous annonce que mon colonel il désire vous souhaiter le bonjour.

— Ton colonel ? dit Jean qui s’était levé.

— Parfaitement !… et le voilà !

En effet, Jolibois, colonel du 9e de ligne, entrait à son tour.

Vous pensez si l’on fut content !

— Eh bien, Catherine ! dit alors l’ancien sergent de la 9e demi-brigade, je crois que tout le monde fait son chemin !

— Certes, mon ami !

— Ah ! dame oui ! C’est vraiment superlatif ! Tous mes conscrits vont devenir maréchaux ! repartit Belle-Rose avec un gros rire. Mais il n’y a pas longtemps que tu es nommé, Jolibois ? Dans ta dernière lettre que tu as écrite de Dantzig, tu n’étais pas encore colonel superlativement comme aujourd’hui.

— Non. J’ai été nommé d’hier, par décret impérial, en arrivant à Saint-Denis où nous avons couché… Alors je suis venu serrer la main à tout le monde, et à toi surtout, capitaine Cardignac, car, si je suis colonel, je te le dois un peu ! Je n’oublie pas que, sans toi, je dormirais près du Rhin, avec Bernadieu !

— Et puis, j’ai voulu aussi venir vous voir, la compagnie ! interrompit le caporal Grimbalet, que moi, bien que je m’ai battu partout comme un lion, que je suis toujours caporal ! c’est pas de chance !

— Ça viendra, mon garçon, dit Jacques Bailly.

— Oh ! que ça me serait encore égal !… Si que le capitaine, il voudrait me faire entrer dans la Garde. Je rendrais bien mes galons… J’aimerais mieux ça.

— Facile, mon garçon ?

— Et vous me prendrez comme ordonnance ?

— Tiens ! ça tombe à pic ! Mon troupier est à l’hôpital pour une fluxion de poitrine… C’est entendu. Seulement, il faut monter à cheval.

— J’apprendrai.

— C’est bon ! Je vais m’occuper de cela demain matin…

— Et le 9e rentre à Paris ? interrogea Jacques Bailly.

— Non pas ! Nous ne faisons que le traverser. Nous allons à Bayonne.

— Ah ! bon ! vous faites partie de l’armée d’Espagne ? dit Tapin.

— Comme tu dis.

— Mauvaise affaire ! prononça gravement Jacques Bailly.

— Ah ! par exemple ! qu’est-ce que vous dites là, mon père ! s’écria Jean Tapin étonné.

— Oui, mon enfant. L’Empereur a peut-être tort de faire cette guerre-là ! Je connais les Espagnols : elle sera longue et sauvage.

Ce fut une exclamation générale parmi les militaires présents.

— Allons donc ! que l’Empereur a toujours raison ! s’écria Belle-Rose. Superlativement raison, comme toujours ! Que les Espagnols et les Portugais ils sont avec les Angliches ; donc, faut leur taper dessus.

— Bravo ! dit Grimbalet.

— J’obtempère ! grogna La Ramée.

Jolibois fut du même avis.

Au fond, c’était Jacques Bailly qui avait raison. La guerre d’Espagne, pour glorieuse qu’elle fut, était une faute. Napoléon le comprit trop tard ; mais il n’est pas de génie parfait en ce monde, et cela ne diminue en rien sa gloire ni la gloire de nos armes.

L’histoire détaillée que vous apprendrez, mes enfants, vous dira la vérité sur cette guerre qui fut atroce et interminable.

Avec une énergie qu’exaltait leur patriotisme ardent, les Espagnols se défendirent avec une véritable sauvagerie ; ils firent aux armées françaises la plus terrible des guerres, celle des guérillas : la guerre au couteau.

Il en résulta que l’Empereur perdit là beaucoup d’hommes et beaucoup d’argent, et que ses armées, occupées en Espagne, lui firent défaut à certains moments où il en aurait eu besoin ailleurs.

Et cette résistance des Espagnols fut terriblement longue, car la guerre dura de 1808 jusqu’au commencement de 1812.

Jolibois, qui partit en effet le lendemain avec son régiment, ne devait jamais en revenir ! Il fut tué d’un coup de tromblon, à la tête du 9e, à l’assaut de Tarragone.

Quant à Grimbalet, suivant la promesse que Jean lui en avait faite, il entra au train des équipages de la Garde. Il apprit à monter à cheval et devint l’ordonnance du capitaine Cardignac. Je vous assure qu’il en était fier !

Pendant l’année 1808, Jean resta à Paris, partageant son temps entre son service et ses affections familiales.

Il n’accompagna pas l’Empereur à Erfürth, en octobre 1808, lorsque Napoléon s’y rendit pour signer avec le tsar Alexandre un traité d’amitié.

Mais, en novembre, l’Empereur partit pour l’Espagne, emmenant avec lui sa maison militaire ; et Jean dut, encore une fois, quitter la rue de la Huchette.

Ce fut pour lui un départ vraiment triste car il laissait maîtresse Sansonneau très malade.

Il ne devait plus revoir la bonne femme, et pourtant l’absence de Tapin fut courte. Il était en effet de retour à Paris avec l’Empereur le 23 janvier 1809.

Mais sa bienfaitrice n’était déjà plus !


À cette époque de chevauchées militaires à travers l’Europe, on n’avait pas le temps de songer au repos, et trois mois plus tard, notre ami repartait pour l’Allemagne.

L’Autriche montrant de nouveau des sentiments hostiles à notre égard, Napoléon voulut l’abattre, et pendant que ses armées continuaient à guerroyer en Espagne, il en porta d’autres contre les Autrichiens.

La victoire devait lui demeurer fidèle !

Il battit ses ennemis le 20 avril 1809 à Abensberg ; le 22 mai à Eckmühl, puis prenait Ratisbonne. Le 20 mai, il gagnait la terrible bataille d’Essling où le maréchal Lannes fut tué.

En juin, après avoir fait exécuter dans l’île Lobau, sur le Danube, de prodigieux travaux de défense, il fit préparer des ponts pour passer le fleuve, opération difficile quand on songe que le Danube, au-dessous de Vienne, a un kilomètre de large. Dans la nuit du 5 au 6 juillet, il le franchissait avec toute son armée, et, le lendemain, gagnait la célèbre bataille de Wagram (6 juillet 1809) qui provoquait la conférence d’Altenbourg, suivie le 14 octobre 1809 de la signature de la paix à Vienne.

Dans cette mémorable campagne, Jean Tapin devint officier supérieur.

La garde avait eu beaucoup à souffrir pendant les journées de Wagram et d’Essling. De nombreux officiers avaient été fauchés par la mitraille ; il fallait combler les vides, et c’est ainsi que notre ami (qui s’était d’ailleurs vaillamment conduit dans son service d’officier d’ordonnance), fut nommé, par Napoléon, au commandement du 1er bataillon du 1er Grenadiers.

Grimbalet l’y suivit et fut incorporé à la 1er compagnie.

Jean retrouva, dans son nouveau régiment, son ami Cancalot dont la manche gauche chevronnée était ornée des galons de sergent. L’ancien grenadier de la 9e était maintenant un grognard à fortes moustaches, car on vieillissait vite à ce dur métier.

Quant à Jean Cardignac, son visage au contraire était toujours jeune. Il n’avait du reste que vingt-neuf ans ; et c’était, je vous assure, un bel officier avec sa longue moustache brune, sa figure fine et maigre, sa démarche à la fois élégante et fière.

Lorsqu’ils le voyaient passer, coiffé de son haut bonnet à poil qui le grandissait encore, bien qu’il fut naturellement d’une taille au-dessus de la moyenne, les paysans autrichiens s’étonnaient de voir un officier supérieur si jeune.

Par son allure pleine de distinction et même un peu par le visage, il rappelait son premier colonel, son initiateur dans le métier des armes.

Pauvre Bernadieu ! s’il eût vécu, si une balle ne l’eut pas couché dans la tombe, il eut été bien fier de son élève !… Mais c’est la destinée des soldats de mourir ainsi, emportés en pleine gloire et en pleine jeunesse !

Ce fut donc à la tête d’un superbe bataillon de vieux grognards, la plupart à moustaches grises, rébarbatifs avec les gros favoris qui semblaient continuer sur les joues le bonnet à poil, que Jean revint à Paris.

Il devait y rester deux ans. Il put ainsi voir grandir ses petits garçons, Henri et Jean, et assister à leurs premiers jeux. Ces deux années furent, pour Lisette et Catherine une accalmie, bien douce dans cette tourmente guerrière.

— Enfin, disaient-elles, l’Empereur est au comble de sa gloire ! Il n’a plus rien à désirer. Il est le maître du monde ! Les guerres sont finies !

On pouvait en effet le croire et l’espérer.

Napoléon venait, pour raison d’État, de divorcer d’avec l’impératrice Joséphine et d’épouser la fille des Césars, l’archiduchesse Marie-Louise d’Autriche. Le grand vainqueur s’alliait donc à la famille impériale qu’il avait vaincue à Austerlitz et à Wagram.

Dans les mariages entre souverains, l’intérêt des peuples qu’ils gouvernent prime toute autre considération.

En choisissant pour femme l’archiduchesse Marie-Louise, Napoléon pensait, c’est certain, être utile à la France ; il comptait ainsi faire disparaître toutes traces des anciennes animosités ; mais il poursuivait en même temps un autre but : il voulait un descendant pour porter la couronne impériale et continuer l’œuvre grandiose qu’il avait commencée.

Le conquérant espérait ainsi que son fils (qui naquit le 20 mars 1811, et reçut en naissant le titre de Roi de Rome), serait pour son aïeul, l’empereur d’Autriche, l’objet d’une sincère affection ; que les efforts des deux peuples s’uniraient alors dans un but de grandeur commune.

Il commit là une grave erreur ; et son mariage avec Marie-Louise, tout en ne lui donnant point l’affection loyale de l’Autriche, lui aliéna les sympathies de l’empereur de Russie, qui vit dans cette alliance une menace pour lui-même.

Pourtant la paix n’était pas troublée.

On vivait dans l’orgueil des victoires passées.

Les soldats et les officiers étaient l’objet de l’affection et de l’admiration universelles. Pendant ce temps, Henri et Jean grandissaient. C’étaient maintenant deux beaux petits gars de quatre ans, forts, bien découplés ; et c’était vraiment très drôle de les voir se promener en costume de lanciers polonais (la mode était alors d’habiller les petits garçons en militaires).

Tous deux avaient un petit sabre à fourreau de cuivre, et Grimbalet, très grave, les prenant par la main, les emmenait souvent aux Invalides, rendre visite à leur bisaïeul et au vieux La Ramée.

Les promeneurs s’arrêtaient, souriants, en voyant le groupe bizarre des deux vieux mutilés qui s’ingéniaient à amuser les deux petits garçons.

Belle-Rose, le vieux dur à cuire, n’avait d’yeux que pour eux.

Assis sur les affûts des vieux canons de bronze, il prenait les enfants, chacun sur un genou, et leur racontait des histoires de batailles « superlatives » qu’Henri et Jean écoutaient d’un petit air très grave, très sérieux.

La Ramée leur faisait faire l’exercice.

Et pour les amuser, le vieux tambour-maître exécutait avec sa canne des moulinets invraisemblables.

— Que dont auquel vous serez de vrais troupiers, petits clampins ! concluait-il.

Les visites se terminaient invariablement par une station à la boutique d’une vieille bonne femme qui vendait, au coin de l’Esplanade, dans une baraque en plein air, des macarons et des croquignoles, ou bien chez le marchand de joujoux de la rue Saint-Dominique. Enfin, quand l’heure de


Il était vraiment très drôle de les voir en costume de lanciers polonais.

rentrer arrivait, une tristesse passait dans les yeux des vieux soldats en

voyant s’éloigner « les petits ».

Cependant, malgré les apparences d’une pacification parfaite dans l’Europe du Nord, la Russie se détachait insensiblement de notre alliance

Napoléon, très bien renseigné par ses ambassadeurs et ses diplomates, sentit que la paix n’était plus assurée ; que la guerre sortirait fatalement de cet état de choses. Aussi, dès la fin de l’année 1811, il se mit, suivant son habitude, à la préparer.

Il conclut un traité de coopération avec la Prusse et l’Autriche, afin d’être tranquille sur ses derrières ; puis avec une science profonde, il commença en secret l’acheminement, vers la frontière russe, de la plus gigantesque force militaire qu’on eût encore jamais vue au monde.

Le tsar Alexandre s’en émut, il rejoignit son quartier-général ; et, devant cette menace, Napoléon prenant une détermination définitive, quitta Paris le 9 mai 1812.

Jean Cardignac était déjà en route : depuis deux mois, sur un ordre de l’Empereur, il avait quitté le commandement de son bataillon pour reprendre son service à l’État-Major.

Le 1er mai, au soir, Jean était rentré chez lui, en annonçant son départ pour le lendemain.

— L’Empereur, dit-il à Lisette, m’envoie porter des dépêches à Dresde, et il m’a prescrit de l’y attendre.

Il n’y avait qu’à s’incliner.

Du reste, malgré les bruits de guerre qui commençaient à prendre consistance, Lise espéra qu’il ne s’agissait là que d’un de ces courts déplacements d’inspections dont l’Empereur était coutumier.

— Tu vas revenir bientôt ? dit-elle. Ton absence sera courte… dis ?

Jean eut un sourire, et l’attirant à lui :

— Ma chère Lisette ! dit-il, même si la guerre éclate, sois sans crainte, je reviendrai.

Le lendemain matin, Jean Cardignac, après avoir embrassé tendrement sa femme, ses deux fils et tout son monde, s’installait dans une berline du service de campagne de l’Empereur.

Il emportait avec lui une valise renfermant les dépêches que Napoléon lui avait remises en mains propres.

Grimbalet grimpa sur le siège ; le fouet des postillons claqua dans l’air, et, derrière la voiture, un piquet de dragons s’ébranla au galop pour l’escorter jusqu’à la première halte. À cet endroit, on changea de chevaux et de postillons, un nouveau piquet de cavaliers (des chasseurs, cette fois) remplaça les dragons, et on continua de la sorte jusqu’à Dresde, changeant de postillons et d’escorte à chaque relais.

C’est ainsi que voyageaient les courriers impériaux, grâce à un piqueur qui partait un jour d’avance, afin de faire préparer les relais.

Sa mission remplie, Jean, selon les ordres reçus, attendit l’Empereur et reprit son service auprès de lui.

Le séjour de Napoléon à Dresde fut de courte durée. Il repartit quelques jours après pour Dantzig.

Cette fois, le doute n’était plus possible : la guerre allait sûrement éclater ; et Jean l’écrivit à Lison :

« Console-toi, ma chère Lise, disait-il, car je reviendrai bientôt et colonel peut-être, s’il plaît à l’Empereur ! Au surplus, je ne suis pas fâché de connaître la Russie. J’ai vu l’extrême sud en Égypte, il est bien juste que je vois l’extrême nord. »

Certes ! notre ami Tapin devait faire à fond la connaissance de la Russie pendant cette terrible campagne de 1812. Après le soleil torride des Pyramides, il devait subir le froid mortel de la Bérézina !…


Le 24 juin 1812, l’armée française traversait le Niémen sur trois ponts de bateaux, lancés sur le fleuve par les pontonniers du général Eblé.

Elle était en route pour Moscou !

Dans cette guerre comme dans les autres, nous devions trouver de la gloire, mais de la gloire trop chèrement payée !

Là encore, malgré son génie clairvoyant, Napoléon commit une faute en s’engageant dans une guerre pareille avec une armée de six cent mille hommes, aussi loin de sa base d’opérations.

1812 marque la date où commence la chute du grand conquérant ! Chute grandiose et terrible, au cours de laquelle il moissonna quand même des lauriers et de la gloire ; mais on doit regretter qu’il n’ait pas su borner ses désirs et refréner ses ambitions après Tilsitt, alors qu’il avait donné à la France la puissance la plus formidable qu’une nation eût jamais atteinte.

Mais la Destinée l’emportait et ce fut avec enthousiasme que les soldats entrèrent en Russie.

Pourtant, dès les premiers jours, Napoléon dut constater avec regret que ses troupes manquaient un peu de cohésion.

Cela tenait à deux causes : la première, qui est certainement la principale, consistait en la grande difficulté de faire arriver en temps utile les approvisionnements nécessaires à cette immense armée.

En Russie, les routes sont relativement rares, même aujourd’hui. À cette époque on faisait des étapes entières dans des steppes, sur des chemins coupés de fondrières, au milieu d’immenses solitudes boisées.

Parfois, sur un parcours de dix lieues, on ne rencontrait pas un village, pas une ferme.

De plus, en se retirant, les Russes, mus par un patriotisme sauvage, détruisaient tout, incendiaient les récoltes pour que l’armée envahissante ne pût en profiter. C’est au milieu de ce pays saccagé que s’avançait Napoléon.

Les officiers d’état-major n’en pouvaient plus.

Pendant la première semaine, Jean Tapin perdit cinq chevaux qui succombèrent de fatigue, tant il y eut d’ordres à porter, non seulement aux généraux, mais surtout aux services des approvisionnements. Notre ami, cependant habitué à la dure, était harassé !

La seconde cause de difficultés était tout autre : des six cent mille hommes qu’il jetait ainsi en Russie, Napoléon n’en avait guère que la moitié en troupes réellement françaises. Le reste était un mélange des divers peuples qu’il avait soumis à sa loi. Il y avait des divisions composées d’Espagnols, d’Italiens, de Hollandais, de Bavarois. Ces hommes n’avaient pas l’esprit militaire du superbe noyau de la vieille Garde, de la jeune Garde, ni de l’infanterie française.

Aussi, parmi ces troupes indisciplinées y eut-il de nombreuses désertions, causées surtout par l’irrégularité du service des vivres.

Vous comprendrez, mes enfants, que ce qui caractérise le parfait soldat, c’est non seulement le courage dans la bataille, mais encore l’endurance aux heures de privations.

Or, le soldat ne supporte les fatigues et surtout la faim, que s’il est soutenu par de nobles sentiments, l’amour du drapeau, le sentiment de la discipline, la confiance dans ses chefs. Les soldats étrangers que ne soutenait aucun de ces mobiles et dont le principal souci de chaque jour était de trouver à manger, s’en allaient marauder dans la campagne et ne revenaient pas.

La cavalerie dut faire la chasse à ces traînards, qu’on ramenait de force et qu’on réincorporait à nouveau.

Néanmoins Napoléon triompha de ces difficultés, pourtant plus grandes que celles du combat lui-même.

Forçant les Russes à se retirer, il s’avança vers Wilna.

Un peu avant d’arriver dans cette ville, Jean Cardignac fut envoyé en reconnaissance par l’Empereur.

Notre ami s’était écarté vers la gauche, dans la direction qu’il avait à reconnaître. Il venait de traverser un grand bois de sapins, quand, sur une déclivité de la steppe, il aperçut le toit d’une des habitations campagnardes de ces régions, sortes de maisons en bois qu’on nomme isba.

Des cris en partaient. Soudain un coup de feu retentit, suivi d’un autre, puis d’un troisième, et le commandant Cardignac aperçut la fumée qui s’envolait, légère, au-dessous des poutrelles rondes de la toiture.

Il n’hésita pas !

Enlevant son cheval qui bondit au milieu des ajoncs, l’officier eut, d’un temps de galop, gagné la ferme ; mais, au moment où il contournait le bâtiment, il éprouva une stupeur qui dégénéra instantanément en colère violente.

Devant l’isba, cinq soldats traînards de la division italienne venaient d’attacher au poteau du puits un vieillard, vieux moujik à barbe grise qui se lamentait, impuissant contre les coups qui pleuvaient sur lui.

Devant la porte basse, deux cadavres étaient étendus.

L’un était celui d’un autre Russe plus jeune (le fils ou le gendre du vieux sans doute) ; et courbés sur son corps, une jeune femme et un petit garçon de huit à dix ans pleuraient.

L’autre cadavre était celui d’un sixième maraudeur.

Jean n’eut pas de peine à reconstituer dans son esprit l’horrible scène.

Les Italiens, rôdant pour piller, avaient vu leur tentative repoussée ; le jeune paysan avait tiré et tué un des assaillants ; à son tour, il avait été tué : et c’était sans doute le vieillard qui, intervenant, avait tiré le troisième coup de feu sans blesser personne. Triste victime, il allait certainement payer de sa vie cette tentative désespérée, lorsque le commandant était survenu.

À la vue d’un officier de l’Empereur, la frayeur s’était emparé des cinq Italiens qui cherchèrent d’abord à s’enfuir. Mais prenant un pistolet dans ses fontes, Jean Tapin en abattit un ; puis énergique :

— Que personne ne cherche à fuir ! s’écria-t-il, ou je vous charge et vous n’irez pas loin ! Bas les armes ! Et avancez à l’ordre !

Domptés par la peur, les soldats obéirent ; et, honteux, ils se rangèrent devant Cardignac.

— Vous êtes de vils misérables ! Vous êtes des lâches ! dit-il avec une rage sourde. Vous déshonorez l’habit que vous portez.

Sans descendre de cheval, il ordonna de délier le vieillard qui lui adressait en russe des supplications.

Ne comprenant pas cette langue, Jean eut l’idée de le questionner en allemand.

Comme beaucoup de paysans de la province de Wilna comprennent et parlent un mauvais patois allemand, l’officier put avoir des détails, tant par le vieux que par la jeune femme dont on avait tué le mari.

Il sut que les pillards s’étaient emparés de divers objets et d’une somme d’argent qu’ils avaient enfouis dans leurs sacs, car, à leur entrée dans l’isba, ils avaient trouvé la femme seule avec son petit garçon ; c’était l’arrivée inopinée des deux hommes qui avait motivé la lutte et le drame.

Tout en écoutant, Jean Cardignac rechargeait son pistolet.

— Bien ! dit-il au vieillard, vous allez me suivre jusqu’au quartier de l’Empereur. Prenez un de ces fusils et enfermez les autres chez vous où on viendra les reprendre. Quant à vous, Madame, poursuivit-il, je ne puis malheureusement pas vous rendre votre mari. Mais, soyez sans crainte, il sera vengé. Ces gens-là ne sont pas des soldats, ce sont des bandits.

Jean fit transporter dans l’isba le corps du malheureux moujik, ordonna aux quatre pillards survivants de vider leurs sacs et de restituer l’argent et les objets volés. Puis :

— En route ! dit-il durement. Que pas un de vous ne bouge s’il tient à sa peau !

C’est ainsi que, escorté du moujik que suivait en pleurant son petit garçon, Jean ramena les quatre pillards jusque devant l’Empereur.

En campagne, la justice est sommaire : son principal but n’est pas seulement de châtier, mais de faire des exemples.

Napoléon fit fusiller séance tenante deux des pillards, et renvoya les autres à la Prévôté sous escorte.

Quand au vieux moujik, l’Empereur lui demanda des renseignements sur le pays, et, avant de le congédier, lui fit remettre sur sa cassette une somme d’argent. Le Russe, rempli d’une stupéfaction respectueuse, s’inclina jusqu’à terre, et, s’agenouillant, baisa le pan de la légendaire redingote grise.

— Bon, Napoléon ! Bon, répétait-il.

Puis, se tournant vers Cardignac :

— Petit père ! dit-il, si jamais tu veux ma vie, prends-la ! et que Dieu te garde. Souviens-toi du vieux Fédor Moïloff et de son petit-fils Ivan. Ils sont à toi !

— Merci, mon brave ! répondit Jean Tapin pendant que le petit Ivan lui baisait la main.

Le commandant, remonté à cheval à la suite de Napoléon, avait depuis longtemps disparu derrière les sapinières, que les deux Russes étaient encore là, les yeux fixés dans la direction qu’avait prise celui, qu’on appelait Napoléon, ce demi-dieu dont la renommée avait pénétré jusque dans leur chaumière isolée, et que servaient des hommes aussi bons, aussi humains que ce bel officier, leur sauveur !

Le soir de ce même jour, Jean entrait à Wilna.

On y séjourna quelque temps pour remettre de l’ordre dans l’armée ; car ce n’était pas seulement la désertion et le manque de vivres qui avaient sévi sur nos troupes, mais des orages, accompagnés de pluies très froides, avaient apporté la dysenterie dans nos rangs.

De plus, il fallait combler les vides de la cavalerie qui, par suite de mauvaise nourriture et de surmenage avait perdu beaucoup de chevaux.

Enfin la marche reprit, toujours escortée de difficultés sans nombre. Mais elles ne purent arrêter l’élan de nos troupes que l’élite française entraînait quand même.

Apres une suite de combats heureux pour nous, les Russes s’étaient repliés. Ils avaient néanmoins montré partout ce courage et cette ténacité que nous avons admirés plus tard encore, devant Sébastopol.

Ce sont de rudes soldats que les Russes ! et l’ancienne 9e demi-brigade, le 9e de ligne qui avait été rappelé de l’Espagne, en sut quelque chose au


Prenant un pistolet dans ses fontes, Tapin tua un des pillards.

combat de Witebsk ! Il y soutint du reste vaillamment sa réputation.

Bernadieu et Jolibois en eussent été fiers, car les trois cents voltigeurs du 9e, commandés par les capitaines Guyard et Savary, résistèrent seuls à toute la cavalerie russe qui les entourait, et l’Empereur les félicita personnellement.

— Voltigeurs du 9e, dit-il, vous avez tous mérité la croix !

Cet héroïsme n’était pas un fait isolé : c’était la monnaie courante de l’armée. Chacun s’exaltait, devenait un héros !

À Mohilew, à Smolensk, on fit des prodiges, mais la plus terrible, la plus sanglante victoire (non pas seulement de la campagne de 1812, mais de toutes celles gagnées par Napoléon) fut la bataille de la Moskowa.

Elle eut lieu le 7 septembre 1812.

Ce jour-là, dès l’aube, Jean Cardignac avait pris son tour de service auprès de la tente de l’Empereur, et il le croyait encore assoupi, car il avait donné ses derniers ordres jusqu’à une heure très avancée de la nuit, lorsque la portière se souleva et le Maître parut.

— C’est toi, Tapin ?

— Oui, sire.

— Eh bien, entre, je veux te montrer quelque chose.

Depuis le passage du Niémen, Jean n’avait pas vu sur la physionomie de Napoléon le sourire heureux qui l’épanouissait ce matin-là.

Avant d’entrer, l’Empereur se retourna.

— Tu as deux jumeaux, n’est-ce pas ?

— Oui, sire.

— Quel âge ont-ils ?

— Cinq ans passés.

— Déjà ! eh bien, regarde : voilà qui va te les rappeler, mais de loin. Et Napoléon souleva la portière.

Dans la grande tente quadrangulaire aux rayures bleues et blanches qu’il occupait au milieu des bivouacs de la garde, un lit de camp très simple était dressé, recouvert d’une peau d’ours ; sur le sol s’étalait un large tapis formé de peaux de renard argenté. Dans un angle, un nécessaire de toilette en vermeil au chiffre impérial : au centre de la tente, une table pliante surchargée de cartes et de papiers.

Mais l’attention de Jean s’était de suite portée sur une peinture encadrée d’or mat, et debout, sur un chevalet, à la tête du lit.

Elle représentait un enfant aux boucles blondes et aux yeux bleus, portant par dessus sa collerette de dentelles, le large ruban de la légion d’honneur en sautoir.

— Oh ! sire, fit Jean, qu’il est beau ! c’est sa majesté le Roi de Rome.

— Oui, n’est-ce pas, qu’il est beau !… ce portrait est arrivé hier soir de Paris. C’est d’un heureux présage pour aujourd’hui.

Et se campant en face du tableau, les mains derrière le dos, dans son attitude familière.

— Ils sont gentils, tes enfants, Tapin ?

— Oh ! sire, je crois bien…

— Tu les amèneras aux Tuileries, je veux qu’ils connaissent mon fils.

— L’un d’eux porte votre nom, sire.

— Alors, je veux en être le parrain.

— Oh ! sire ! quel honneur pour lui, pour…

Napoléon l’interrompit.

— Mais j’y songe, dit-il, tes enfants sont jumeaux ?

— Oui, sire.

— Alors il n’y a pas de raison pour que je sois le parrain de l’un plutôt que celui de l’autre : tous deux seront donc mes filleuls[1]. Je te dois bien cela.

— Oh sire ! murmura Jean d’une voix étouffée par l’émotion.

L’Empereur continua :

— Ils auront donc une pension sur ma cassette, jusqu’à leur majorité, et une bourse impériale à leur entrée à Saint-Cyr, si tu veux les y mettre. Tu me rappelleras cela à Paris…

Lorsque Jean, encore tout remué par ces bienveillantes paroles de l’Empereur, sortit de la tente, le soleil, semblable à une large tache de sang, montait dans le brouillard matinal, et on lisait dans chaque compagnie une proclamation de Napoléon.

Les soldats avaient crié « Vive l’Empereur ! »

Puis, dans le silence qui avait succédé, les canons des deux armées avaient commencé à tonner.

En même temps, calme comme à une parade, le shako et le plumet bien droits, les rangs superbement alignés, l’infanterie s’était avancée.

Les Russes étaient retranchés fortement dans plusieurs redoutes qu’il fallut enlever avec des efforts inouïs ; il en résulta des deux côtés une perte énorme en hommes et en officiers.

Ney, Davoust, Murat se multipliaient.

Le sol était labouré par les boulets. À certains endroits les morts couvraient la terre : les sillons creusés par les projectiles s’emplissaient de sang.

Enfin nous étions à peu près les maîtres du terrain ; seule, la plus grande des redoutes russes tenait ferme, et il nous la fallait pour décider du sort de la bataille.

Napoléon, un peu malade ce jour-là, dirigeait pourtant le combat.

Sur la pente d’un ravin, au fond duquel il avait placé la garde et sa réserve, il avait fait étendre une peau d’ours, et, à demi couché, il donnait ses ordres.

— Allons ! pensa-t-il enfin, il me la faut cette redoute.

Et appelant :

— Deux officiers pour deux ordres !

Le commandant Cardignac et le capitaine Coignet — tous deux officiers à l’État-Major — s’avancèrent.

— Toi, Coignet, dit Napoléon, va trouver Caulaincourt. Tu lui diras de lancer sur la redoute tous ses cuirassiers disponibles.

— Bien, Sire !

— Tu reviendras après l’action.

Coignet partit.

— Toi, Jean Tapin, cours trouver le prince Eugène, et qu’il appuie avec de l’infanterie le mouvement de Caulaincourt. Tu l’accompagneras et tu me rendras compte.

— J’ai compris, sire !

D’un bond Jean fut en selle et lança son cheval dans le ravin.

L’Empereur le suivait à l’aide de sa lorgnette et le vit reparaître de l’autre côté, toujours galopant.

Pourtant les boulets enfilaient la pente ; l’un d’eux enleva l’oreille à son cheval qui fit un écart formidable. Mais Jean le redressa, et, l’éperonnant, le força à continuer son galop.

L’animal secouait la tête, lançant sur son cavalier une vraie pluie de sang. Notre camarade en avait le visage couvert ce qui fit croire au prince Eugène qu’il était blessé.

Mais non ! Tapin était sain et sauf. Seulement, au moment où il finissait de transmettre l’ordre, un nouveau boulet, passant sous sa monture, coupa les jambes de son cheval qui s’abattit en soufflant.

Jean se redressa ; d’un coup de pistolet, il tua le pauvre animal pour l’empêcher de souffrir, et suivit au pas de course l’infanterie qui déjà s’ébranlait.

— Mon commandant !… Mon commandant ! prenez mon cheval !

Cet appel lui fit tourner la tête, et alors seulement, Jean Cardignac s’aperçut que Grimbalet l’avait suivi. Déjà, il s’apprêtait à monter le cheval de son ordonnance, lorsqu’une balle renversa sa nouvelle monture.

— Au diable ! s’écria-t-il. Suivons à pied.

Tous deux s’élancèrent sur les traces du prince Eugène qui, l’épée haute, entraînait son monde. Et dans l’emballement de l’assaut, Grimbalet s’écria :

— Oh ! c’te rencontre ! C’est le 9e qui charge ! En avant, mon commandant, c’est not’régiment ! Vive l’Empereur !

C’était en effet le 9e de ligne.

Dans un essoufflement farouche, les soldats grimpaient la pente abrupte. Les tambours ronflaient. Les officiers, bicorne en l’air, criaient les commandements. Et, au milieu de tout ce vacarme, Grimbalet lançait des bonjours à ses connaissances :

— Eh ! bon Dieu ! c’est le sergent Sidot de la 8e ! Chouette ! mon vieux ! Bonjour, caporal Fambise !… Salut Chapotot, mon vieux camarade de lit !… Oh ! Oh ! v’la Cazabat ! Comment qu’on va à Marseille, Marius ! té !

Mais personne n’y faisait attention, car les balles sifflaient, les hommes s’abattaient, la batterie des tambours s’assourdissait… puis soudain cessa : le dernier tapin venait d’être tué !


— Tonnerre ! hurla un sergent. Plus de peau d’âne à la clef ! C’est embêtant de danser sans musique !

Mais tout à coup, la charge reprit, bien rythmée, cadencée, énergique. Et Grimbalet poussa un « Vive le commandant ! » en voyant que c’était son chef, Jean Tapin, qui avait saisi le tambour d’un mort, s’était passé le baudrier à l’épaule et battait la charge devant la ligne des baïonnettes.


Jean, debout sur la plongée, battait toujours.

On arrivait à l’épaulement de la redoute. En une minute, les soldats du 9e, électrisés, eurent enlevé la plate-forme.

Jean, debout sur la plongée, battait toujours. Il fallut qu’une balle vînt crever sa caisse — l’instrument avec lequel il avait commencé son métier de soldat — pour qu’il rejoignît alors le prince Eugène.

Les cuirassiers arrivaient de l’autre côté comme un fleuve de fer, et les Russes, serrés entre les cavaliers et le 9e de ligne, furent tués ou pris, après une superbe résistance.

Caulaincourt avait péri dans cette mêlée ; mais la Grande Redoute était à nous !

Dans le moment d’accalmie qui suivit cette tempête, ce fut dans le 9e un vrai délire ; car Grimbalet, reconnu par ses camarades, avait raconté à tout le monde que son commandant était l’enfant de la 9e demi-brigade.

Le colonel vint embrasser Jean Tapin.

« Mon cher camarade, dit-il en riant, je vous nomme caporal tambour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant le prince Eugène avait, à la hâte, griffonné une dépêche pour Napoléon.

Les chevaux de deux cuirassiers tués furent réquisitionnés pour Jean et son ordonnance, et dix minutes plus tard, Jean remettait à Napoléon le billet du prince.

L’Empereur, qui avait suivi toute l’action était enchanté.

— Allons ! dit-il, Eugène me raconte ton affaire ! Tu n’as pas, à ce que je vois, oublié tes premières armes.

— Non, sire.

— Eh bien, puisqu’il n’y a pas de lieutenant-colonel dans les tapins, je vais en créer un. Je nomme un « Tapin » lieutenant-colonel. Tu restes à mon État-Major.

— Oh ! merci, sire !

— Et toi, Grimbalet, puisque tu as fait bon service et que tu aurais pu être tué à la place de ton cheval, je te porte pour la croix.

Tu l’auras quand nous serons à Moscou !

— Vive l’Empereur !

La bataille était gagnée ; les Russes se retirèrent, brûlant leurs cantonnements, et même (par accident, sans doute) leurs ambulances ; car le lendemain on les retrouva en cendres, avec les blessés carbonisés.

Et quelques jours plus tard, le 15 septembre, Napoléon entrait à Moscou !

Ce fut à l’une des parades du matin, sur la place du Kremlin, que Grimbalet reçut de Napoléon la croix promise à la Grande-Redoute ; son émotion et sa joie furent telles qu’il pleura, et c’était bizarre de voir cette figure (toujours cocasse, malgré ses moustaches rousses) qui riait et pleurait à la fois.

L’armée réduite à 60.000 hommes cantonna, soit à Moscou, soit dans les faubourgs.

Jean Cardignac profita de la liberté que lui laissait son service pour visiter en détail cette ville étrange et mystérieuse, capitale religieuse de la Russie.

Notre ami prit à ses excursions un vif plaisir et s’étonna de constater que l’aspect général de Moscou, ville du Nord, lui rappelait l’Orient, avec ses coupoles et ses dômes dorés.

Aux nombreux juifs qui s’y livraient, selon l’habitude de leur race, à tous les négoces, il acheta des fourrures rares, des bijoux singuliers, des images religieuses, en or ou argent repoussé, agrémentées d’émaux.

Tout cela était destiné, dans son esprit, à sa femme, à sa chère Lisette, dont il n’avait maintenant que de rares nouvelles, à cause de l’éloignement.

Après les fatigues de cette âpre campagne, tous les soldats, ainsi que Jean, se sentaient heureux du repos momentané que leur offrait Moscou.

Napoléon comptait bien y passer l’hiver et espérait pouvoir, entre temps, conclure la paix. Mais il n’avait pas prévu l’exaltation sauvage du patriotisme chez les Russes, qui ne pardonnaient pas à leur grand vainqueur d’avoir violé leur ville sainte.

Même chez les gentilshommes russes, il existait alors un antique fond de sauvagerie, et ce fut un gentilhomme — le comte Rostopchine, gouverneur de Moscou — qui, par un acte de grandiose barbarie, précipita la catastrophe qui devait amener la désastreuse retraite de l’armée française.

Une nuit, Jean Cardignac dormait. Il rêvait, à quoi ?… à sa femme sans doute, à ses enfants, au retour triomphal après la rude épreuve de cette guerre. Soudain il s’éveilla.

Une sensation de chaleur étouffante, ainsi qu’une violente odeur de roussi l’étreignait.

Puis une clarté, rouge et aveuglante, pénétra jusqu’à lui à travers les volets fermés, en même temps qu’une rumeur mêlée de détonations et de crépitements arrivait à ses oreilles.

D’un bond Jean fut sur pied. Il se vêtit à la hâte, et, ouvrant sa fenêtre, il poussa une exclamation de surprise :

— Tonnerre ! s’écria-t-il… la ville qui brûle !

C’était vrai !

Devant notre ami stupéfait, une nappe de hautes flammes rouges montait vers le ciel, lançant des gerbes diamantées d’étincelles. Au milieu de la fumée qui se tordait en noires volutes, émergeaient des coupoles dorées et scintillantes.

Les maisons, en bois pour la plupart, craquaient et s’effondraient sous l’effort des flammes.

Dans les rues, une cohue d’hommes et de femmes affolées s’enfuyaient éperdus, emportant leurs objets les plus précieux.

Les soldats couraient aux armes et aux pompes, pour essayer d’enrayer le fléau.

Et dans les rues encore épargnées, on voyait se glisser, une torche à la main, le long des maisons, les galériens à qui le comte de Rostopchine avait ouvert les prisons de Moscou, en leur donnant, comme rachat de leur liberté, la mission d’incendier la capitale religieuse de toutes les Russies !

Jean Cardignac, muet d’horreur, contempla un instant le terrible spectacle ; puis bondissant sur ses armes, bouclant son ceinturon, il descendit quatre à quatre l’escalier.

Comme il arrivait dans la cour, il trouva Grimbalet qui amenait les chevaux.

— Ah ! mon colonel, quel malheur ! s’écria l’ordonnance.

— Que s’est-il passé ?

— Dame ! je ne sais pas moi ! J’ai vu le feu, j’ai couru aux écuries, et j’y ai trouvé l’adjudant qui m’a transmis pour vous l’ordre de rejoindre le quartier de l’Empereur au château de Petrowskoié.

— Bien ! répondit Jean, en route !…

Ils se mirent en selle et partirent au galop, au milieu des rues incendiées.

Souvent les chevaux avaient peur des poutrelles enflammées qui s’abattaient devant eux ; mais Jean éperonnait sa monture et franchissait ces haies de feu.

Il rejoignit ainsi l’Empereur, mais dans quel état !

Son uniforme était brûlé par places, les crins de son cheval étaient roussis ; au demeurant lui et Grimbalet étaient sains et saufs.

Du haut de la colline où Napoléon s’était réfugié, Moscou, suivant l’expression d’un témoin oculaire, offrait l’image d’une trombe de flammes, et l’Empereur, le front barré d’une ride profonde, eut, pour la première fois, devant ce tableau saisissant d’une capitale sacrifiée, la pensée que son avenir chancelait et que la victoire allait déserter ses drapeaux.

« Ceci nous présage de grands malheurs, » dit-il d’une voix sourde.

Enfin, le 19, une pluie torrentielle tomba et parvint non à enrayer mais à modérer le fléau.

Il était trop tard. Moscou n’était plus qu’un amas de cendres fumantes !

On y rentra cependant ; mais, devant cette féroce résistance, la mauvaise situation des troupes se doublait d’un étrange malaise moral.

De plus on ne pouvait espérer alimenter pendant longtemps une armée, si éloignée de ses centres d’approvisionnement.

Enfin les Russes avaient ressoudé les débris de leur armée, et manœuvraient pour nous couper de notre base d’opération.

Napoléon dut donc songer à rétrograder sur l’Allemagne.

Et le 20 octobre la retraite commença.

Elle fut sinistrement terrible !…

Malgré les longs convois de vivres et de blessés que l’armée était obligée de traîner à sa suite, un ordre relatif régna d’abord dans la marche.

Mais les Russes nous harcelaient sans cesse : souvent nous étions forcés de livrer, un contre cinq, d’héroïques combats pour nous frayer passage.

L’ennemi nous serrait de si près, que, près de Kalouga, une bande de cosaques irréguliers faillit enlever Napoléon. L’Empereur ne put être dégagé que par l’énergique intervention des officiers de son escorte, et des généraux Murat et Bessières qui mirent, comme de simples soldats, le sabre à la main et foncèrent sur les Cosaques.

On gagna ainsi le célèbre champ de bataille de Borodino, dont la vue remplit d’horreur l’armée toute entière, car les cadavres d’hommes et de chevaux étaient restés là pour la plupart. C’était un vaste charnier, hanté par des bandes d’innombrables corbeaux…

…Et, à partir de ce moment, les éléments eux-mêmes semblèrent se liguer contre nous.

Brusquement la température, jusqu’alors assez clémente, se mit au froid vif. On était à la mi-novembre, et lorsqu’on quitta Smolensk, la neige tombait à gros flocons.

La terre gelée fut rapidement recouverte sur une forte épaisseur.

Les troupes, démoralisées par la fatigue d’une lutte sans relâche, devenaient inaptes à supporter les rigueurs de ce froid terrible ; les hommes tombaient à chaque instant, et, malgré les objurgations des officiers, ils s’endormaient là, dans le froid de la mort.

Sur tout le parcours de ce qui avait été la Grande-Armée, des cadavres s’amoncelaient, formant bientôt des monticules informes, sur lesquels la neige tissait son blanc linceul.

Et toujours, toujours, sur les flancs et en arrière, les Russes, habitués à leur climat glacé, poursuivaient ces malheureux qui, terrassés de fatigue et de froid, avaient à peine la force de tenir leur fusil.

Seule, la Garde impériale, qui avait été plus ménagée pendant la campagne, résistait encore ; mais, malgré tout, elle égrenait aussi bien des braves.

C’est dans ce lamentable état que l’armée française arriva devant la Bérésina.

Le fleuve charriait de gros glaçons. Pour le franchir, il fallait organiser des ponts de chevalets et cela sous le feu des Russes !

Ce furent les pontonniers du général Eblé qui accomplirent cette héroïque besogne, et, plongés pendant de longues heures dans l’eau glacée, ils érigèrent deux ponts de chevalets.

L’eau était tellement froide qu’il se formait autour de leur corps une couronne de glace, qu’ils étaient sans cesse obligés de briser.

Beaucoup moururent de froid, durant cette épouvantable journée du 26 novembre 1812.

Le vieux général Eblé donnait l’exemple à ces héros, héros lui-même. Malgré son grand âge, il entrait dans le fleuve, pour exciter l’énergie des travailleurs.

Lorsque le passage fut praticable, ce fut, pour traverser, une ruée sauvage ; et plusieurs fois les ponts fléchirent sous le poids des chevaux, des voitures et des hommes.

On exécutait les réparations ; et le passage continuait lamentable, lugubre, accompagné de la fusillade et du bruit du canon.

Car les troupes du maréchal Victor maintenaient les Russes, pour protéger l’armée, qui franchissait la Bérésina.

Mais, malgré tous leurs efforts, les Russes se rapprochaient.

Bientôt leurs boulets tombèrent jusque sur les ponts !

Ce fut épouvantable !

Les traînards, pour passer quand même, se jetaient à l’eau.

La sinistre rivière dont le nom résonne si lugubrement encore aujourd’hui dans la mémoire des Français, se mit à rouler au milieu de ses glaçons et des débris de toutes sortes, des cadavres rigides d’hommes et de chevaux.

Aux côtés de Napoléon, Jean Cardignac assistait, épouvanté, à cette scène atroce.

Nous parvînmes cependant à repousser l’ennemi : la nuit tomba et avec elle cessa la bataille.

Le lendemain matin, on dut sacrifier sept à huit mille hommes restés en arrière, et ordre fut donné au général Eblé de couper les ponts.

Il les incendia, la mort dans l’âme.

Puis la retraite se poursuivit sur Wilna. Le froid s’accrut, le thermomètre descendit à vingt-huit degrés au-dessous de zéro.

« Les oiseaux tombaient raidis et gelés : l’atmosphère était immobile et muette ; il semblait, a écrit un historien, que tout ce qu’il y avait de mouvement et de vie dans la nature, que le vent même fut atteint, enchaîné et comme glacé par une mort universelle. »

Enfin le 5 décembre 1812, comme on atteignait Smorgoni, Napoléon assembla ses généraux ; il remit le commandement de l’armée à Murat et partit pour Paris, afin d’y reconstituer une armée de secours.

Avant de monter dans le traîneau qui l’emportait, il signa la dernière promotion datée du quartier général de la Grande-Armée.

La Grande-Armée ! à cette heure elle était réduite de six cent mille hommes à soixante mille ; elle avait perdu cinq cents canons, trente-deux aigles et plus de quarante généraux.

Elle n’avait plus qu’une seule force organisée, la Vieille Garde — son culte pour l’Empereur tenait debout, sous le froid terrible, cette élite des élites : et quand un grenadier tombait, il tombait tout d’une pièce, comme une statue, sans lâcher son fusil.

Ce fut ainsi que, aux côtés de Jean Tapin, tomba Zimmerman l’Alsacien : il avait échappé à l’effroyable canonnade de Wagram et de la Moskowa : le froid eut raison de son corps, endurci par quinze années de guerre, et, de ses dents serrées, un dernier cri s’échappa comme un souffle : « Fife l’Embreur !… »

La cavalerie avait disparu ; des officiers survivants, Napoléon avait formé « l’escadron sacré » que commandait Grouchy, et dans lequel les généraux servaient comme capitaines.

Ce soir-là, près d’un maigre feu de bivouac, Grimbalet venait de s’apercevoir qu’il avait un pied gelé.

— C’est mon tour de rester là, dit-il dans une lamentable grimace ; mon pied va tomber comme une poire pourrie : je ne le sens plus du tout.

— Vite, s’écria Jean ; enlève la botte et je vais te frictionner.

Et, comme la botte ne venait pas assez vite, Cardignac la fendit avec son couteau dans toute sa longueur, et se mit à frotter vigoureusement, avec de la neige, le membre du malheureux garçon.

Déjà la peau était couleur de cire !

Absorbé dans son travail, notre ami ne s’aperçut pas qu’un général, enveloppé dans une longue pelisse de fourrure, venait de s’approcher du feu et l’observait curieusement.

— Tu l’aimes donc bien, ton grenadier !

Jean reconnut la voix du maréchal Ney.

— Oui, monsieur le maréchal, répondit-il sans cesser ses énergiques frictions. C’est grâce à lui que je suis encore là ; car il nous trouve chaque soir de quoi manger, par des prodiges de dévouement et d’ingéniosité, et s’il n’avait pas tenu à rester à mon service, il serait certainement adjudant dans la garde.

— Ma parole, s’écria Grimbalet qui, les dents serrées, regardait son pied, j’crois que v’la le sang qui remarche.

La peau en effet reprenait une couleur légèrement rosée.

— Oui, mais il te faut circuler pendant une demi-heure sans t’arrêter, fit Tapin, quand il eut enveloppé de chiffons le pied de son ordonnance.

— Et maintenant, monsieur le maréchal, veuillez m’excuser ; je suis à vos ordres.

— Je t’apporte quelque chose. Tapin ; j’ai même tenu à te l’apporter moi-même, car nous sommes de vieilles connaissances ; je n’ai pas oublié ton arrivée en bombe, dans mon carré, à Iéna, et puis je t’ai remarqué encore l’autre jour, quand tu as fais le coup de feu auprès de moi contre les Cosaques ; mais en échange de la bonne nouvelle que je t’apporte, tu vas d’abord me donner une des pommes de terre de ton dîner, car je n’ai pas la chance d’avoir un grenadier comme le tien, et on jeûne ce soir à mon état-major.

— Oh ! monsieur le Maréchal, nous en avons six : en voilà quatre.

— Non ! partage de frère : j’en prends deux, c’est déjà beaucoup, et maintenant laisse-moi t’embrasser : l’Empereur t’a nommé colonel.

— Colonel !…

— Oui, colonel du 1er grenadiers !…

— Colonel ! répéta encore Jean Cardignac.

Et malgré l’effroyable lassitude qui eut déprimé des natures plus robustes, il frémit de la tête aux pieds. Ce grade, le plus beau de tous, car le colonel est à la fois le père et le maître de cette vaillante famille, le Régiment, ce grade, il le recevait de la main du « brave des braves », de celui dont Napoléon disait à Smolensk :

— J’aurai donné trois cents millions de mon trésor de guerre pour racheter la perte d’un tel homme.

Dans les dernières années de sa vie, Jean Cardignac rappelait encore cette accolade du vaillant maréchal, comme un des souvenirs les plus émotionnants de sa vie militaire.

Quelques jours après, les débris de la Grande Armée, réduits à quarante mille hommes, arrivaient à Wilna, par trente degrés de froid.

La ville renfermait d’immenses approvisionnements ; les administrateurs ne voulurent en délivrer qu’aux corps organisés afin d’obliger les traînards à rentrer dans le rang, et de malheureux affamés moururent d’inanition, devant ces amas de vivres dont les Russes s’emparèrent le lendemain.

Alors, tout ce qui pouvait encore marcher s’enfuit vers le Niémen.

Au moment où les Russes entraient dans Wilna, les Juifs, dépouillant les


Il se sentit soulevé par des bras vigoureux et perdit connaissances.

blessés français couchés dans les maisons, les jetèrent nus, par les fenêtres,

sur le passage des Cosaques qui les massacraient.

Au sortir de la ville, des milliers de ces féroces cavaliers se mirent à la poursuite des convois qui renfermaient le trésor de l’armée : la panique se mit dans les rangs du régiment chargé de les protéger : les voitures furent pillées ; dix millions disparurent.

Ney accourut, amenant Jean Cardignac et un millier d’hommes tant de la Garde que du 29e de ligne.

Le maréchal, fusil en main, excitait ses hommes ; notre ami l’imitait lorsque soudain il se trouva entouré par cinq Cosaques.

— À moi, mes braves ! s’écria Jean tout en se défendant à coups de baïonnette.

Cancalot et Grimbalet s’élancèrent. Mais un coup de lance perça la gorge du Parisien ; Grimbalet, renversé, lui aussi, par le poitrail d’un cheval, perdit connaissance, et soudain, au milieu du fracas de la lutte et des rauques vociférations des Cosaques, Jean Cardignac ressentit à la tête un choc violent qui l’étourdit.

Il se sentit soulever par des bras vigoureux, puis il eut la perception qu’un galop furieux l’emportait ; il se rendit compte qu’on l’avait placé en travers de la selle d’un Cosaque, car ses jambes ballottaient dans le vide.

Enfin, il perdit connaissance.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une étrange impression de bien-être physique ramena notre ami Jean au sentiment du réel : la pensée lui revint au moment même où une douce tiédeur l’envahissait, engourdissant ses membres, et il sentit autour de son corps le contact agréable d’une peau d’ours.

Pourtant il n’ouvrit pas tout de suite les yeux.

Dans son cerveau, un bourdonnement persistait, lui causant encore une souffrance, et l’empêchant de souder ses souvenirs.

De fait, entre l’évanouissement complet et la reprise de la vie active, il y a une période intermédiaire de flottement physique et moral.

Notre brave ami Jean traversait justement cette période-là.

Mais petit à petit, sa nature robuste et son cerveau, si lucide d’ordinaire, redevinrent les maîtres, et Jean vit clair dans son aventure.

Oui ! c’était bien cela ! Il se rappelait nettement : ce choc au front qui l’avait assommé, c’était le coup de pistolet d’un Cosaque qui l’avait produit !

Et le blessé songea :

Je ne m’explique pas qu’il ne m’ait pas tué… Quand le coup est parti, la gueule du pistolet n’était pas à un mètre de mon visage !… Mais au fait, je suis prisonnier… J’ai senti qu’ils m’enlevaient au galop… Ah ! misère !… Puis soudain :

— Pourquoi ne m’ont-ils pas achevé ?… et, où suis-je ?

D’un effort subit, Jean se redressa, rejetant à demi la couverture qui l’enveloppait ; mais, en même temps que son buste, recouvert seulement des lambeaux de sa chemise, émergeait de la peau d’ours noir, trois exclamations simultanées retentirent, proférées en langue russe.

Jean Cardignac étonné se retourna, et vit qu’il avait été installé confortablement sur le poêle monumental de la pièce principale d’une isba campagnarde.

De Cosaques… pas l’ombre ! Mais, près de lui, trois personnages le contemplaient avec un regard affectueux… et notre ami, après un léger effort de souvenir, les reconnut.

C’étaient le vieux Fédor Moïloff, sa fille Féodora, et son petit-fils Yvan, ceux-là même que, au début de la guerre, il avait sauvés des pillards de la division italienne.

Le vieux moujik s’était avancé, et lui baisant la main :

— N’aie pas peur, petit père ! dit-il en dialecte allemand. Sois sans crainte. Tu es en sûreté, chez des amis !

— Merci ! répondit Jean, en se laissant retomber sur la fourrure, car il était encore très faible.

En effet, le bourdonnement de son cerveau reparaissait ; il lui sembla que devant son regard passaient de grandes étincelles…

Il ferma les yeux.

— Ne remue pas, petit père, continua doucement Fédor Moïloff. Tu vas aller mieux… Féodora te prépare, dans le samovar, du bon thé bien chaud… Elle y mettra de la vieille eau-de-vie de genévrier… Cela va te rendre des forces… Tu n’es que très peu blessé : la balle a rayé seulement le haut de ton front, en enlevant les cheveux et la peau… mais ce ne sera rien ; l’os n’a rien, petit père… et nous te soignerons, nous te guérirons… nous te cacherons pour que les Cosaques ne te reprennent pas.

Le vieux moujik parlait d’abondance, et sa voix au timbre guttural s’adoucissait étrangement, prenait des intonations presque enfantines.

Jean, les yeux clos, se remettait peu à peu.

Il étendit la main, rencontra celle de Fédor, la serra ; et tout en la conservant dans la sienne :

— Continue, murmura-t-il ; raconte ce que tu sais… et merci !

— Non ! ne dis pas merci, petit père !… Le pope de notre village nous dit que le bon Dieu veut qu’on rende le bien pour le mal… par conséquent, l’homme juste doit, à plus forte raison, rendre le bien pour les bienfaits reçus. Tu nous as sauvés… ton empereur, le grand Napoléon a été bon pour nous… Nous devons te le rendre.

— Merci ! merci !

Le petit Yvan, grimpé sur un escabeau, s’était accoudé à la plate-forme du poêle et contemplait de ses yeux bleus, le visage du Français qui avait sauvé sa mère et son grand-père.

Il ne disait rien, le petit Yvan, mais son regard était chargé de reconnaissance.

— Eh bien, petit père, continua Moïloff, pendant que Féodora surveillait le samovar qui chantait, je t’ai trouvé comme je revenais de la ville dans mon traîneau. J’étais allé chercher un tonnelet de sel et je rentrais grand train, car il faisait un froid terrible… toute ma barbe était comme celle du bonhomme Hiver, entièrement en glaçons.

J’arrivais au tournant de la sapinière quand je vis, à une verste environ, un groupe de Cosaques de Platow qui avaient l’air de se disputer. Les Cosaques, vois-tu, petit père, je ne les aime pas… J’en ai peur ! car ils sont comme les corbeaux, ils pillent !… Beaucoup d’entre eux viennent de loin, jusque de là-bas, en Asie… ce sont des infidèles qui ne croient pas en Dieu, et j’en ai peur !

Alors, j’ai garé mon traîneau dans le bois et j’ai attendu.

Malgré la brume qui tombait, j’ai bien vu que les Cosaques se disputaient la dépouille d’un Français, d’un chef étendu à terre ; ils lui avaient enlevé presque tous ses vêtements, et l’un d’eux avait pris sa montre en or et voulait la garder. Il en est résulté une bataille, et bientôt, sur les cinq Cosaques, il n’en restait plus que deux qui se sont partagé le butin, puis ils sont partis à fond de train.

Les petits chevaux des trois morts sont restés là, serrés l’un contre l’autre, près des cadavres, et les corbeaux qui guettaient, du haut des sapins, se sont envolés vers la proie qu’ils attendaient.

C’est alors que je me suis approché et je t’ai reconnu… car, vois-tu petit père, je pourrais vivre mille ans, je te reconnaîtrais toujours !

Heureusement, tu n’étais pas encore mort : ton cœur battait !… Je t’ai enveloppé dans les fourrures, j’ai versé du genièvre dans ta bouche serrée, mais tu n’es pas revenu à toi.

Alors j’ai pleuré !… Je t’ai mis sur mon traîneau, et je t’ai rapporté ici, suivi par les chevaux cosaques, qui sont partis au galop à côté des miens. Je les ai gardés dans mon écurie…

Et voilà tout ce que je sais, petit père !…

— Merci ! mon brave Fédor, dit Jean qui ouvrit les yeux. Mais l’armée, sais-tu où elle est ?

— Ah ! s’écria le moujik, on entendait encore hier soir le canon vers Wilna ; maintenant c’est fini !… Les Russes sont maîtres ; le Tzar est le plus fort ! Mais c’est triste, car vous êtes braves ! Quel malheur de voir combien il est resté de vos soldats dans la neige…

Une larme roula sur la joue du colonel.

— Ne pleure pas ! Ne pleure pas ! dit le vieux. Vous n’aviez pas raison de venir chez nous, c’est vrai ! mais nous vous aimons tout de même, vois-tu ? Il aurait mieux valu que votre grand Empereur et le nôtre s’embrassent au lieu de s’égorger !… Dieu est juste, vois-tu, petit père…

— C’est vrai ! ne put s’empêcher de murmurer le blessé.

Peu après, Jean Cardignac put se lever.

L’absorption d’un bol de thé bouillant l’avait remis, et Fédor lui donna des vêtements russes : la blouse écarlate, le pantalon bouffant, les bottes plissées, une chaude pelisse.

Un pansement enserrait le front meurtri de l’officier.

Il s’étendit alors dans un fauteuil près du poêle, et parut s’assoupir… Une détente s’opérait. Il sentait la fièvre l’envahir.

Et dans la pièce, éclairée maintenant par un flambeau de résine, on n’entendit plus que le souffle un peu oppressé de Jean Cardignac, le ronflement du poêle, ainsi que le murmure chuchotant des voix de Fédor, de sa fille et du gamin, qui causaient bien bas, bien bas, pour ne pas troubler le repos de celui que la Providence leur avait si miraculeusement permis d’arracher à la mort.

  1. Le volume qui fait suite à Jean Tapin et qui comprend les guerres de 1830 à 1870 porte le titre : Filleuls de Napoléon.