Calmann Lévy (p. 137-143).
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VIII


Ces sortes d’amitiés réparatrices, qui sont le rêve de tant de femmes mésalliées, — ou du moins des meilleures, — demandent assurément pour rester pures des caractères d’élite, et peut-être aussi des circonstances exceptionnelles comme celles qui avaient rapproché madame de Maurescamp et M. de Lerne. Mais enfin ces amours héroïques ne sont pas sans exemple dans le monde, quoique le monde n’y croie guère. Le monde n’aime pas beaucoup les mérites qui dépassent la mesure commune, qui est la sienne. De plus, les amours innocents se cachent moins que les autres : dédaignant l’hypocrisie, ils prêtent souvent davantage à la médisance. On ne s’étonnera donc pas que le public jugeât avec son scepticisme et sa grossièreté ordinaires les relations d’une nature si délicate qui s’étaient établies entre Jeanne et son ami. Mais s’il y avait parmi le public un homme entre tous qui fût incapable d’entrer dans des nuances de ce genre, c’était le baron de Maurescamp. Quoiqu’il fût très jaloux, beaucoup plus par vanité que par amour pour sa femme, il n’avait jamais songé à se défier de son ami Monthélin, qui cependant avait été si près de mettre son honneur à mal ; mais en revanche, avec le tact habituel de sa confrérie, il ne manqua pas d’ouvrir démesurément les yeux sur la liaison irréprochable de sa femme avec le comte de Lerne. D’instinct il détestait Jacques, qui lui était supérieur à tant d’égards ; il l’avait eu souvent pour rival, et pour rival heureux, dans les régions du monde galant, où la distinction de l’esprit et l’élévation des sentiments gardent encore leur prestige. Il parut dur à M. de Maurescamp de retrouver la rivalité de ce fâcheux jusque dans son intérieur conjugal, et il faut convenir que, s’il n’eût été lui-même le plus maladroit et le plus coupable des maris, sa susceptibilité à cet égard n’eût pas laissé d’être excusable.

Jeanne s’était aperçue plus d’une fois de la mauvaise humeur que manifestait son mari à l’occasion des assiduités de M. de Lerne auprès d’elle ; mais, forte de son innocence, elle s’en était peu inquiétée. Toutefois, pendant son séjour à Dieppe, elle avait affecté à plusieurs reprises de lui donner à lire les lettres qu’elle recevait de Jacques, afin de lui mettre l’esprit en repos, en lui démontrant le caractère purement amical de leurs relations.

Pour l’en mieux convaincre, elle s’ingéniait aussi quelquefois, bien qu’il lui en coûtât, à le faire demeurer dans son salon entre elle et Jacques pour ôter à leurs habitudes d’intimité toute apparence de mystère. Mais ces précautions et ces égards furent loin d’obtenir tout le succès qu’elle s’en promettait. M. de Maurescamp se trouvait avec raison mal à l’aise et déplacé entre eux ; il se sentait agacé et irrité du rôle inférieur qu’il jouait en ces circonstances ; il haussait les épaules, jetait quelques plaisanteries grossières et dénigrantes, et s’en allait. La vérité toutefois a tant de force qu’il était assez tenté de croire que leur commerce était en effet simplement sentimental et intellectuel. Mais il n’en nourrissait pas moins contre M. de Lerne une haine sourde et violente qui n’attendait qu’une occasion d’éclater.

Malheureusement cette occasion ne devait pas tarder à se présenter.

Ainsi que nous l’avons dit, M. de Maurescamp, depuis une année environ, s’était épris de Diana Grey, jeune écuyère américaine qui était alors fort à la mode à Paris. Cette créature, fille d’un acrobate de bas étage et bercée dans la fange, n’en avait pas moins la beauté pure et fraîche d’un lys. Pâle, fine, élégante, d’une véritable perfection plastique, d’une dépravation supérieure à laquelle elle joignait une sorte de férocité anglo-saxonne, elle avait en vertu de toutes ces qualités complètement subjugué le baron de Maurescamp. Elle lui avait inspiré un de ces amours terribles et serviles qui sont en général le privilège des vieillards, mais que les jeunes viveurs blasés subissent aussi quelquefois par avancement d’hoirie. Elle l’avait conquis d’abord par son charme et sa vogue : elle acheva de le maîtriser par les caprices fantasques dont elle le torturait. Il y a des hommes qui, comme la femme de Sganarelle, aiment à être battus : M. de Maurescamp était apparemment du nombre, et il fut à cet égard servi à souhait par la gracieuse Américaine. Diana Grey, si elle en eût eu la fantaisie, l’eût fait passer à coups de chambrière dans un de ces cerceaux de papier qu’elle crevait elle-même chaque soir dans les jeux du cirque. Elle préféra se faire donner un joli hôtel dans l’avenue du Bois-de-Boulogne et tout ce qu’il fallait pour y vivre confortablement. Moyennant cette compensation, elle voulut bien, à l’expiration de son engagement, renoncer à la carrière artistique et combler ainsi les vœux de M. de Maurescamp.