F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 211-220).
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VIII



En ville, on n’en aurait pas le temps, et puis on courrait du danger et d’ailleurs pourquoi faire ? Mais enfin, supposons : vous flânez dans une rue, disons même une rue très large, et vous regardez vers en haut, où vous savez le ciel. Que voyez-vous ? D’abord, en ville, votre regard n’arrive pas comme cela jusqu’au ciel. Il y a sur ce mur cette affiche ; il y a ce couvreur qui pourrait culbuter de ce toit ; il y a devant sa fenêtre cette jolie fille avec son buste de jolie fille. Admettons cependant : aujourd’hui vous évitez l’affiche, vous sacrifiez le couvreur, vous dédaignez la jolie fille : vous voulez du ciel. Que voyez-vous ? Des corniches, des cheminées, un peu de blanc, un peu de bleu, un tiers de nuage et par là-dessus des majuscules : « Plus de glaires. »

En ville, ce qui du ciel vous arrive dans l’œil, vous rappelle : « Ne l’oubliez pas, autour de votre âme, vous portez un ventre. »

Filons maintenant à la campagne un dimanche du mois d’août. Au mois d’août, la bruyère est en fleurs. Quand la bruyère est en fleurs, elle est en fleurs, mais elle est aussi en abeilles. Il vole donc des abeilles, il en vole beaucoup, il en vole tant que le bruit qu’elles font n’est plus un bruit d’abeilles : c’est une vibration, c’est un chant, c’est, comment dire ? une musique qu’on entend sans l’écouter, parce qu’on l’entend toujours quand il fait bon, quand il fait chaud et que l’on dort parmi les abeilles, dans la bruyère en fleurs.

Car vous dormez. Vous êtes sur le dos : votre chien dort aussi ; il s’appelle « Spitz » ; vous, vous êtes Henry Boulant et vous ouvrez un œil. Que voyez-vous ? Du bleu comme là-bas, du blanc comme là-bas, des nuages comme là-bas ; mais tout entier vous voyez ce blanc, tout entier ce bleu, tout entiers ces nuages ; et ce bleu, ce blanc, ces nuages, vous les voyez tellement hauts que vous en êtes un peu saoul.

Notez : vous n’ouvrez qu’un œil et vous en avez deux ; vous êtes sur le dos et vous pourriez être debout ; vous regardez à gauche, et à droite, pour vos deux yeux, devant vous, derrière — sans corniches, avec son soleil, avec ses nuages,  — vous auriez encore le ciel.

Alors vous pensez à quelque chose de grand, vous pensez à quelque chose de puissant, à quelque chose qui n’est plus des hommes, à quelque chose qui vous rend un peu saoul ; vous pensez un mot, vous dites : Dieu.

Comment flâner par la bruyère et ne pas croire en Dieu ?

Henry croyait en Dieu. Il suffisait de lire ses lettres aux amis : « Je crois en Dieu. » Il est noble, quand on a quitté la ville, quand déjà l’on a dit : « Je suis simple », d’avouer : « Mon Dieu, oui, je crois en Dieu. »

D’ailleurs, sous le grand ciel, on trouve les petites fermes. Dans leur ferme, les paysans ont tous une armoire et sur cette armoire une Vierge. Le soir ils tirent un chapelet et, devant cette Vierge, ils prient. Alors on a cette armoire, on a cette Vierge, on a ce qu’il sied quand on prie devant une Vierge : on a la Foi.

Comme en Dieu, Henry croyait à la Vierge.

Et celle-ci sur l’armoire, de la place où vous honorez l’Épouse, auriez-vous le courage d’éloigner l’Époux ? Une grande barbe, un Jésus dans les bras, cela fait près de la Vierge un beau saint Joseph. Sainte Barbe aussi est intéressante parce qu’elle porte une tour, et encore plus sainte Catherine, à cause de sa roue dentée. Ce sont des images naïves, dites le mot : un peu simples. Tantôt l’une, tantôt l’autre, vous en trouvez un peu partout sur les murs dans les fermes ; alors, vous qui arrivez de la ville, vous déjà si simple, vous croyant de Dieu et dévot de la Vierge, vous n’allez pas compliquer les vôtres avec des Vénus et des Victoires. Vous y clouez ces images, et, puisqu’elles y sont, vous y croyez.

Comme en Dieu, comme en la Vierge, Henry croyait aux Saints.

Que ces Saints sur l’armoire, un ami vienne, qu’à vous admirer entre vos poules, il vous ait appelé « Saint François » et que le soir vous lui disiez : « Mon cher, si tu veux, couche-toi, quant à nous, nous ne voulons pas manquer notre prière », ce Dieu, cette Vierge, ces Saints, comme vous les aimez ; comme, entre vos doigts, votre nez se recueille ; comme vous dites avec force : « Je vous salue, Marie », pour que la Vierge et un peu aussi cet ami vous entendent.

Que cet ami parti, et avec lui la nouvelle de ce qu’il a vu, vous entendiez, un matin, sonner cette cloche de couvent… Certes, ce couvent vous ne donnez pas là dedans comme dans une fourmilière dont vous vous dites : « Tiens, je ne l’avais pas vue. » Un couvent, cela se voit dès qu’on arrive, surtout un couvent de Trappistes. Vous savez bien qu’il existe. Vous vous êtes même promis : « Un de ces jours, il faudra bien, j’irai voir ces moinillons. »

Ainsi, ce matin, on se décide. On s’arrête à leur porte : « Des moinillons, bah ! » ; on sifflote. Puis on sonne, on regarde cette porte qui va s’ouvrir, après on resonne et cette porte, qui devait s’ouvrir, refuse de s’ouvrir.

Tonnerre ! S’appeler Henry Boulant, sonner à une porte et que cette porte refuse de s’ouvrir, voilà qui vous enrage. On voudrait savoir ce qui se passe derrière cette porte, on voudrait avoir le droit de pénétrer derrière cette porte, on voudrait avoir le droit de rester derrière cette porte et pour être sûr d’y rester, ne plus jamais se trouver que de l’autre côté de cette porte.

Le lendemain on retourne. Plus une porte qui doit s’ouvrir : une porte qui déjà ne s’est pas ouverte. À peine si l’on sonne, très humblement on resonne, et cette fois : « Merci, frère », on salue le moine qui vous reçoit à cette porte.

Qu’il fait bon de ce côté-ci de la porte ! Cette belle cour, ces beaux arbres, ces allées de prières ! Voilà dans sa grotte la Sainte Vierge, voilà devant la Vierge un moine ; voilà derrière ce moine une autre porte :

— Que nous commencions par l’église ? Certainement, frère.

On entre dans l’église et là, sapristi, tous ces moines ! On ne s’imaginait pas : on les a déjà vus ; ils travaillaient dans leurs champs en froc, oui, mais avec des sabots comme vous ; ils retournaient du foin, ils chipotaient du blé : en somme, des paysans travaillant dans leur champ. Mais ici dans leurs stalles, rangés contre le mur, ces longues barbes, ces grands manteaux, ces têtes qui pendent, mais on dirait des morts. Morts déjà, on les a plantés là. En voilà un qui avait la bouche ouverte, sa bouche reste ouverte. Celui-ci regardait le ciel et ses yeux encore le regardent. Et celui-là, tout penché, si on ne se dépêche, il va se fiche par terre !

Vous en comptez ainsi quatre-vingts ; vous pensez : « Ces hommes qui font le mort pourraient être des hommes qui font la vie » ; vous en écoutez d’autres, au fond du chœur, comme on pousse une plainte, chanter leurs psaumes ; vous en distinguez un tout blanc, drapé comme dans un tableau, devant les orgues ; et il y a ces orgues ; il y a l’encens, il y a les vitraux, il y a les cierges, il y a l’ombre où se recueillent les couleurs de ces vitraux et les lumières de ces cierges, et alors ce que vous contemplez devient beau, devient émouvant, plus que beau, plus qu’émouvant, devient… presque littéraire !

Dites : un spectacle littéraire ! Avoir sa place dans ces stalles, la barbe de celui-ci, l’extase de celui-là ; ne pas écrire, mais vivre cette belle page. Le voyez-vous, Henry Boulant, la tête rasée, enfermé dans son manteau, mort, parmi ces morts, simple parmi ces simples et humble, oh ! beaucoup plus humble que ces frères qui sont déjà si humbles ! « Henry Boulant s’est fait Trappiste. » Pas curé, entendez-vous, ce serait banal ; pas Jésuite, ce serait laid : Trappiste ! Quelle nouvelle ! Les amis le sauraient ; les amis viendraient voir ; les amis seraient à regarder Henry Boulant, précisément comme, de sa place, Henry Boulant est à regarder ces moines.

Mais fi ! Pense-t-on aux amis ? Ces moines croient en Dieu ; quand on croit en Dieu le reste est vain, on renonce à ce reste, on pousse son idée jusqu’au bout. Pousser une idée jusqu’au bout, entrer dans l’Absolu, ainsi, d’après une parole que l’on sait, devenir parfait, en ville, dans la bruyère, devant ses livres, entre ses poules, voilà ce qu’on voulait, n’est-ce pas, Henry Boulant ?

D’ailleurs, non seulement depuis toujours on croyait en Dieu : on l’aimait. Si… si… dès l’enfance. On renversait leur couronne, mais on faisait mémé aux petits Jésus : on avait sa tante Louise, on avait sa brave Tante-Nonne. Bien entendu, on a fait des bêtises ; la gifle de sa tante, on l’a méritée ; on s’est encanaillé avec des femmes. Justement : s’encanailler avec des femmes, baiser des femmes, encore des femmes, c’est Dieu que l’on cherche dans la bouche des femmes. On s’est trompé, soit ; on n’a donné que du stupre et bu de la salive, soit ; on est devenu un pêcheur dégoûtant, soit ; tant mieux, ce stupre, cette salive, on les expie et le Trappiste est celui qui expie.

Et puis vous connaissez un mot qui vous plaît : la Grâce. La Grâce : un troupeau passe : moutons, moutons, moutons ; et dans ce troupeau, entre ces moutons, l’œil de Dieu cherche, l’œil de Dieu découvre, l’œil de Dieu choisit Henry Boulant, pas un mouton comme les autres : un bélier noir. « N’est-ce pas, Seigneur, que vous avez discerné ce bélier noir ; que votre Grâce l’a touché ; que vous l’avez mené ici ; que vous allez l’y garder, bélier le plus noir parmi ces béliers noirs ?… »

Après on ne sait plus : cette porte, cette église, ces moines, cet Absolu, cette Grâce, on sort ; peut-être que l’on marche dans la bruyère ; on médite, puis on rentre.

Henry rentra.

Dans le jardin Marie chipotait des légumes. Mon Dieu, oui, quand une Marie dans un jardin chipote des légumes, la tête en bas, elle met la croupe en l’air.

Une croupe en l’air, voilà qui vous rappelle que vous n’êtes pas encore Trappiste, que vous avez une femme, que jamais, à cause de cette femme, vous ne deviendrez Trappiste. Elle demanda :

— Eh bien, as-tu vu le couvent ?

— Mais tais-toi donc ; tu me dégoûtes !

Pauvre Marie ! Elle était là avec sa croupe, oui, que l’on met en l’air, mais aussi avec les doigts qui cousent, avec les bras qui traînent les œufs, avec sa poitrine de maman, où il fait bon pour un gosse de reposer la tête. Alors, Henry, pourquoi hier, même pour cette croupe… et aujourd’hui : « Tu me dégoûtes » ?

Il disait : « Les Trappistes ont dans les yeux quelque chose de bleu que l’on ne trouve que dans les yeux des Trappistes. » À cause de ce bleu, le matin il se levait : « Je vais chez les Trappistes. » L’après-midi : « Je vais chez les Trappistes. » Quand Benoit arrivait : « Dites-moi, Benoit, est-ce que les Trappistes… ? » Tant qu’un soir, il annonça : « Écoute, Marie, l’homme et la femme dormir ensemble… je trouve cela malpropre… » et voulut un lit pour lui seul — comme un Trappiste.

Elle était dans le sien. Ces Trappistes, mon Dieu, elle les connaissait. Du bleu dans les yeux, peut-être ; quand même des hommes. Un jour elle avait cheminé avec le P. Isidore. Le P. Isidore avait comme fonction de visiter les malades : un religieux modèle, prétendait Henry. Eh bien ! ce religieux modèle, en allant chez son malade, fumait un gros cigare de Monsieur. Et le Père Abbé « Tu sais, avait dit Henry, cet homme, quand on l’aborde, on se met à genoux, on baise son anneau ; jamais je n’oserais. » À genoux, Marie ? Elle n’avait même pas regardé la bague, il avait dit : « Bonjour, Madame, un temps superbe pour les pommes de terre. »

— Petits côtés, faisait Henry,… tu verras.

Elle vit, en effet. Un jour, il amena un frère, le frère Joachim, qui, au couvent, s’occupait de la basse-cour. Il venait voir celle d’Henry. Il dit :

— Moi, Madame, si vous voyiez mes poules… moi, Madame, mes poussins ; moi, mes coqs, Madame.

Tout comme un autre paysan qui ne pense qu’à ses propres affaires.

— Petits côtés, petits côtés, disait Henry. As-tu vu ses yeux ?

Ainsi, un jour, il voulut qu’elle comprît :

— Tu sais, il y a le Mal… Tu dis ?… Si, si, il y a le mal. Eh bien, ces Trappistes qui croient en Dieu, qui aiment Dieu, qui ont poussé leur idée jusqu’au bout, prennent sur eux ce Mal, effacent ce Mal, parce que sinon, aux yeux de Dieu, il y aurait plus de Mal que de Bien en ce monde. Ce sont des saints.

— Ah ! des saints !

Comprit-elle Marie ? Pour une Marie, le plus grand mal est le mal que l’on a dans son ventre, et ce que l’on pousse jusqu’au bout, c’est aussi du côté de ce ventre. Cependant elle ne rit pas.

Pourquoi l’oublier ? N’aie pas honte, Marie. Il n’est pas à ta honte, ce livre. Tu te souviens : les belles courtepointes. Il existait autrefois une Marie qui s’appelait Blanche et crochetait des courtepointes : elle attendait les types, oui, au Grand Neuf. Humble et douce cloîtrée, cette Marie, que savait-elle de ces autres cloîtrés qu’on appelle des Trappistes ! Pour cette Marie, déjà le Mal, l’idée que l’on pousse jusqu’au bout… Et pourtant ! Pourtant, si on lui avait dit : « De ce type qui entre, tu prends sur ta chair quelques-unes des souillures. » Si on lui avait dit : « Tu expies le Mal, parce que le Mal existe. » Si on lui avait dit : « Cent sous que tu touches et là haut des Grâces qui sont les cent sous du bon Dieu. » Si on lui avait dit… Si on lui avait dit : « Marie, tu connaîtras des Trappistes : comme toi, ils sont dans leur cellule, et toi, comme eux, si tu y manquais, il manquerait quelque chose au Bien qui compense le Mal de ce monde… » Si on l’avait dit, ô Marie, — ô Blanche d’autrefois, accueillante et douce Nonne du Grand Neuf…

Et alors pour Marie… Mais il fallut auparavant bien des choses. Il fallut, dans son lit, des nuits à tourner seule, parce qu’Henry, dans le sien s’obstinait à jouer aux Trappistes. Il fallut qu’à tourner, elle comprît : « En effet, l’homme et la femme, c’est quelquefois malpropre. » Il fallut qu’à ne plus manquer les messes du dimanche, elle suivît les messes de la semaine ; qu’à s’agenouiller devant le prêtre à confesse, ce prêtre lui dit : « Aimez le Bon Dieu, mon enfant. » Il fallut des communions, où, quand on y pense, cette hostie, on sent, par tout le corps, presque un Henry qui vous touche. Il fallut, un jour, l’histoire d’une autre Marie, une sainte vous savez, qui vida sur les pieds de Jésus le flacon de parfum qu’elle avait reçu d’un type. Il fallut une procession et ses robes blanches… un beau sermon. Il fallut surtout qu’à voir Henry prier elle connût les prières d’Henry ; qu’à lui trouver sur le corps un scapulaire, elle portât ce scapulaire ; qu’à toujours penser d’après lui, encore plus elle pensât d’après lui ; et alors, un soir, comme on traîne les œufs pour Henry, comme on aime la bruyère pour Henry, parce qu’elle croyait que son Henry voulait devenir un saint, — en regardant son Henry, elle eut dans les yeux quelque chose de ce bleu que l’on voit dans les yeux des Trappistes. Et ce qu’elle dit !

— Si tu savais, je voudrais tant devenir une sainte !