F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 204-211).
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VII



Elle continuait cependant sa vie de Marie.

On voyait dans l’enclos deux cents poules et ce qu’il faut de mâles pour être les coqs de deux cents poules. Toutes ces poules étaient blanches. Cela faisait dire aux passants :

— Comme c’est curieux, Madame, toutes ces poules qui sont blanches !

On voyait ensuite des poussins. Les poussins, on les élève pour devenir poules à la place des poules qui meurent ; mais d’abord il en faut pour grandir, poussins, à la place des poussins qui meurent. Cela faisait en tout beaucoup de poussins. Les gens disaient :

— Comme c’est curieux, Madame ; vous avez beaucoup de poussins.

Toutes ces bêtes menaient un grand vacarme. On ne comprenait pas au juste ; on entendait « Djip » ou « Kedâk ! » ou « Kourou ». Certaines criaient plus fort et volaient au pondoir. Après, il sortait un œuf. Le soir Henry comptait :

— Tout va bien, aujourd’hui nous avons un cent d’œufs.

Marie était contente…

Mais la vie ne se truque pas comme un début de chapitre. Ils étaient venus en septembre. Avant les poules qui pondent, ils eurent d’abord l’hiver. L’hiver est lamentable. Les poules rentrent le cou, gonflent les plumes et rêvent sur une patte. On croirait des oiseaux malades, on croirait des oiseaux tristes. C’est à cause de la neige, à cause du vent, à cause du gel. Il gelait dans l’étable aux poules ; il gelait dans la chambre aux maîtres ; il gelait dans la chambre à Marie. Au coucher, Henry promenait sa lampe :

— Regarde, maman, tes murs, ils brillent ; ils sont en diamant.

Pas des diamants, de la glace. Elle grelottait :

— Couche-toi, vite.

Alors un soir, il dit :

— Tiens, maman, pourquoi as-tu les yeux salés ?

Elle expliqua : « C’est le soleil » ; une autre fois : « Le grand air. »

Soleil ou grand air, vous sentez bien, il se cachait là-dessous un mensonge : l’hiver les poules rentrent le cou et rêvent sur une patte. On dirait des oiseaux malades ; on dirait des oiseaux tristes ; on dirait, ma foi oui, des Marie qui rentrent le cou parce qu’elles rêvent à la ville.

Décembre… Janvier… Février vaut déjà mieux parce qu’il ne porte que vingt-huit jours. Mars en arrive deux jours plus tôt. En mars, il vint un jour à bonne nouvelle. Henry rentra :

— Je crois que c’est fini de geler.

Les poules secouaient leurs plumes et se risquaient sur deux pattes.

Il y eut ensuite toute une série de jours. Il y eut un jour le bord d’un fossé avec un tout petit brin d’herbe. Il y eut un jour une fourmi et là-bas un oiseau ; il y eut un jour avec dans l’air une bonne odeur ; il y eut un jour un paysan et devant lui sa charrue ; il y eut un jour… et le soleil était si bon qu’on n’aurait pu faire autrement que s’y étendre et ne rien perdre de sa chaleur !

On vit ainsi qu’à tout mouiller, ce vilain brouillard… mais où était-il ce brouillard ? On vit qu’à tout cacher, ce vilain brouillard avait tout respecté en place ; on vit qu’à s’y baigner, le ciel avait reteint son bleu, qu’à s’y tremper, les arbres portaient à leurs branches de singuliers boutons, qu’à s’y gonfler, ces boutons bientôt allaient s’ouvrir en fleurs.

Il y eut ainsi dans leur jardin un cerisier tout blanc de fleurs !

Henry disait :

— Mais regarde donc, Marie, comme tout pousse.

Alphonse arrivait :

— Mais, Madame, il est temps que vous semiez vos salades.

Marie s’exclamait.

— Et moi, vous savez, j’adore les salades.

… Il y eut ainsi un jour où, plumes dégonflées, deux cents Marie levèrent la crête et, joyeuses au soleil, ouvrirent leurs quatre cents ailes !

Qu’autrefois, en hiver, elle eut les yeux salés ? Peut-être. Quant à présent elle pensait comme Henry :

— Il faut être abruti pour aimer la ville.

Justement de la ville, ils avaient amené un tapis. Ce tapis recouvrait la table où travaillait Henry. Elle en avait choisi la couleur : rouge, un rouge vif, ce qu’on appelle du rouge grenat. Depuis, à cause d’un encrier, il était venu au milieu une grosse tache. Ici les femmes ne portaient pas les jupes comme en ville. Elles les portaient courtes, jusqu’à mi-jambes. On montrait les mollets. On mettait aussi trois gros plis sur le derrière. Alors, Marie eut besoin d’une jupe. Henry dit :

— Arrange-toi avec le tapis.

Et rouge grenat, avec ses trois plis, jamais les gens n’avaient vu d’aussi belles jupes.

Lorsqu’on est une Marie, — Vladimir, d’Artagnan ou François,  — qu’un homme le veuille, on est d’étoffe souple. Et non seulement la jupe : elle eut le mollet pour le bas de cette jupe, aussi les sabots pour les pieds de ses mollets, encore le derrière pour les trois plis sur ce derrière. Henry disait :

— Je t’assure, maman, je t’aime beaucoup mieux comme cela.

Il le prouvait. Elles donnent le bonheur, ces preuves.

Elle pensait à Mère, Mère qui aurait été surprise, et François, le pauvre homme, s’il avait pu la voir… et les autres. Elle croyait les entendre :

— Ça, c’est curieux, toutes ces poules blanches !

— Oui, et ce qu’il en court, des poussins !

— Et là, voyez donc cette paysanne, quelle gaillarde !

— Mais c’est…

— Impossible, voyons…

— Si… je vous assure.

Mais oui, Messieurs tout ce que vous dites, je l’ai été. Pourtant les choses sont bien plus simples. Tout bonnement, je suis la paysanne de mon Henry, le paysan.

Pour une paysanne d’Henry, il y a beaucoup à faire. Elle n’a plus la couture comme en ville, mais elle a la couture de la campagne. Elle a le ménage, elle a le jardin, et puis les champs, et puis les poules.

Dans ses fonctions, Henry le paysan avait pris les poules. Il leur jetait le grain ; parmi celles qui mangeaient, il découvrait celles qui ne mangeaient pas, car elles pouvaient être malades. Il exerçait les poussins « Djip ! Djip ! » à lui sauter sur les doigts. Mais, pour le reste, il avait toujours besoin qu’on dise pour lui à la vie : « Non pas les cheveux, je viens pour la barbe. »

D’ailleurs, il devait réserver ses forces. Il l’avait dit :

— Maintenant que me voici libéré de la ville, tu verras les belles choses que je vais écrire.

Marie l’entendait, comme là-bas, essayer des mots. Il avait abandonné l’histoire du jeune homme. Il écrivait maintenant l’histoire d’une femme, une juive, qui dansait devant un général pour le séduire et lui trancher la tête. Pendant qu’elle dansait on entendait le clic-clac de ses sandales. La phrase des sandales était prête. C’était même pour la placer qu’il avait entrepris ce conte. Mais le reste venait mal. Il grognait : « Les poussins me dérangent. » Ou bien le vent. Parfois, il jurait : « C’est de ta faute. »

Son pauvre gosse, pourquoi se tracassait-il de ces choses ? Cette juive qui dansait, connaissait-il cette juive ? Avait-il jamais vu une femme danser en sandales ?

Lui-même se lamentait.

— Regarde Alphonse, regarde Benoit. Ces gens se fichent de la littérature. Ils sont ce qu’ils sont ; ils vivent : ils ont de la chance.

Elle croyait répondre :

— Prends leur chance.

Mais chut ! Marie. L’art est un peu comme à Londres la « Pipe de la Reine ». Peut-être que ça brûle, peut-être que ça fume ; l’Artiste doit souffrir ; autour de lui et par lui, les autres doivent souffrir.

Alors : oui, c’est de ma faute.

Ainsi vint le temps où plus de cent œufs par soirée firent des centaines d’œufs par semaine. Ici, les paysans ne mangeaient pas leurs œufs ; ils les vendaient, ils allaient en ville les offrir au marché.

Marie dut aller…

Je connais des femmes ; pas un doigt, elles ne bougeraient pas un doigt pour épousseter un cheveu sur le veston de leur mari. Pour celles-là faire ce que tu fis ; maîtresse de François, épouse de Henry, avoir été Madame, puis te costumer en maraîchère, t’installer en pleine ville, sur une place, et crier : « Voulez-vous des œufs frais, Madame ? » fi ! ma chère, quel profond ridicule !

Henry, lui, n’avait pas ri. Il dit :

— Ma pauvre bonne grosse petite maman ! Les premières fois elle eut besoin de tout son courage.

— Voulez-vous des œufs frais, Madame ?

Elle se trouvait sur une grande place, et devant elle, ses œufs. Elle les avait comptés : huit cent vingt-trois. Pas seulement que des œufs, cela fût lourd à porter, qu’à se répartir entre deux paniers, cela fît quand même deux paniers qui pesaient dur, un sur chaque hanche ; mais elle pensait précisément au « fi » de ces dames.

— Voulez-vous des œufs frais, Madame ?

Devant cette nouvelle, les clients faisaient : « Hum » ! ou bien ils faisaient « Hem » ! D’autres passaient sans « Hem » ni « Hum » un peu comme autrefois, devant les clubs de Londres. Là-bas c’était son corps, maintenant c’était des œufs.

—  Voulez-vous des œufs frais, Madame ?

Dans le train, elle avait déjà souffert. Comme elle pour la ville, il se tenait là des hommes et des femmes. Les femmes mangeaient, les hommes crachaient, presque des brutes. Alors, à la servir au milieu de ce monde, le contrôleur l’avait rudoyée : « Ouste, avec vos paniers, n’encombrez pas le passage. »

— Voulez-vous des œufs frais, Madame ?

Elle avait sa jupe à plis, un drôle de châle, un singulier bonnet avec un ruban rouge qui tirait la langue au milieu. Soit encore, devant les yeux simples de la bruyère, mais ici en pleine ville !

— Voulez-vous des œufs frais, Madame ?

Les gens faisaient « Hem ! » ou bien ils faisaient « Hum » un peu comme autrefois, devant les clubs de Londres. Il s’arrêta tout de même une vieille :

— Sont-ils vraiment si frais que ça, Madame ?

Marie revint… Ce n’est pas seulement au départ que huit cents œufs sont lourds à traîner, mais au retour… Ni trois, ni deux, elle n’avait pas vendu le premier de ces huit cent vingt-trois œufs.

Un peu comme autrefois devant les clubs de Londres… Plus tard on prend l’habitude.