F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 122-128).
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XVI



Marie fit ses malles. Elle n’oublia pas ses courtepointes. Elle avait épargné dix pièces de cent sous :

— Pour toi, Louise.

Louise pleurait. Les autres, pour regarder partir Blanche, avaient quitté leur chambre. Madame dit :

— Je vous regretterai, Blanche, si le cœur vous en dit…

— Jamais, pensa Marie.

Comme on voit clair !

Qui fut surpris ? Ce fut M. Dupin. On devait l’avertir :

— M. Dupin, je vous annonce une bonne nouvelle.

M. Dupin se montra furieux. Une bonne nouvelle, cela demande des écritures. Il représentait la morale. Il est moral de ne pas être une fille publique, mais quand on l’est, on le reste. Il commença :

— Fille Guillot…

Tout de même, comme la fille Guillot s’accompagnait d’un Monsieur, que ce Monsieur sortait des papiers, il se reprit : « Mademoiselle. » Il entama ses écritures. Il finit par consentir :

— C’est bon, je vous raye. Mais que jamais je ne vous repince.

Pourquoi l’eût-il pincée ? On sort d’une vie, on entre dans une autre. Blanche par ici, par là Marie : un mur les sépare.

Le type ne fut plus un type : il prit un nom, il s’appelait François : François Sonveur. Il la mit dans une petite chambre. Il avait quarante ans. Quarante ans préfèrent à la conquête un bonheur qui est sûr ; quarante ans apprécient d’une compagne ce qu’ils mangent de plaisir sur son corps et aussi ce qu’avec ses doigts elle confectionne de succulent pour la bouche. Elle avait ce corps et ces doigts. De plus, il trouva le cœur de Marie.

Elle pensait : « François, oh non ! tu n’es pas un bel homme ; tu ne sais pas qu’on a des moustaches qui se retroussent ; faute de cheveux, ton crâne n’aurait que faire de cosmétique ; tu viens de la campagne, tu marches par les chemins où l’on s’enfonce dans la boue, cela se voit à tes bottes. Mais tu es bon. Avec ses moustaches et sa raie, Vladimir m’a perdue ; d’Artagnan était fort, mais quel ours ! Toi, d’où j’étais, tu m’as dit : « Sors ». Tu es un brave homme. » On aime un brave homme.

Il pleurait quelquefois. Il était veuf. Il avouait : « Je pense à ma femme. » C’est alors que parlait le cœur de Marie. Ce cœur n’était pas jaloux, il comprenait, François, que tu fusses triste. Il le disait.

Mieux que l’amour. D’abord on est reconnaissante. On sent l’affection parce qu’on embrasse un homme, toujours le même, et plus jamais un autre ; on sent de la pitié parce que cet homme pleure ; on sent surtout de la tendresse parce que vous êtes Marie, qu’il existe dans votre cœur une force qui vous attache à qui vous aime.

Mais le bonheur qui lui survint, elle ne l’eût pas espéré. Il se forma par petites clartés : un peu de rose, un peu de bleu, un peu d’or, comme au printemps lorsque le jour se lève.

François avait la bonté timide. Il y eut d’abord, modestement, la chambre où le Monsieur à petites rentes loge sa maîtresse. Ici la table, là le réchaud ; là l’armoire ; en bonne place l’essentiel : le lit. Il venait du samedi au mardi. Les autres jours, François était venu, François allait venir. Elle en parlait avec sa courtepointe. Il lui avait trouvé un beau nom : plus Blanche : Petite-Marie, Petite et Marie avec un trait d’union. Ses lettres commençaient : « Ma chère petite Marie. » Il se servait de ce nom pour lui dire : « Petite-Marie, tu ne saurais croire combien je suis heureux de t’avoir découverte. »

Il la découvrit encore mieux. Alors, un soir, il dit : « Petite-Marie, je veux me trouver plus souvent avec toi : cette chambre est bien mesquine, nous allons en louer d’autres. » Avec un peu de honte, il avoua qu’il ne possédait pas que de petites rentes. Il en possédait de grosses ; il était capable d’acheter d’un seul coup pour plus de six mille francs de meubles :

— Petite-Marie, voici les quittances ; elles sont à ton nom, on ne sait jamais ce qui arrive.

Un peu plus tard, il confessa autre chose : il avait eu tort d’en faire un mystère. Il n’était pas seulement gros rentier, il était beaucoup plus ; hé ! hé ! presque millionnaire :

— Petite-Marie, à cause de celle qui est morte, tu comprends, tu ne peux pas devenir ma femme ; mais à présent que je te connais, nous vivrons ensemble et ce sera tout comme.

Elle dit :

— Je serai bien contente de vivre toujours avec mon François.

Ainsi on loua une maison, et pas n’importe laquelle ; il fallut la choisir assez grande, car François tenait à prendre une petite voiture, oui, qu’il avait, et aussi le cheval pour la petite voiture. Après, il amena des meubles de sa campagne ; il vint un domestique et encore une servante.

La Bonté cheminait par les routes et rencontra une femme nue qui portait la Bonté. François aurait pu choisir Sarah la méchante, Mignon avide d’argent, même Louise une paresseuse : il avait pris Marie.

Elle fut tout de suite ce que l’on devient quand on est la presque-Madame Sonveur. Voyez-vous au boulevard cette jolie personne, ou dans ce magasin, ou dans la salle à manger donnant des ordres à la servante ? Elle garde entre les yeux le souci d’un gros ménage. Heureuse, cela se devine ; fraîche et potelée de partout. Elle se coiffe dès le matin ; elle porte un bracelet ; elle revêt un beau peignoir pour la maison, pour la rue un tailleur sérieux comme quand on a dit : « Pas de fla-fla, je veux du solide. » C’était Marie. Marie de Londres ? Blanche du Grand Neuf ? Elle se promenait seule ou avec François : « Oh ! Messieurs, je sais, vous lorgnez des choses qui vous tentent ; mes lèvres, vous aimeriez y mouiller les vôtres ; ce serait bon, je ne dis pas, mais j’ai promis… Passez… passez… »

Louise venait. Pourquoi non ? Une pauvre fille a le malheur de vivre en maison. On la console. Marie avait simplement dit :

— Louise, devant les domestiques, il vaut mieux qu’ils ignorent. Tout de même, si tu pouvais, comme moi, sortir ? Veux-tu que j’essaie ?

— Trop tard, disait Louise.

Elle racontait la moutarde, les chambranles, les histoires de là-bas. Marie en pensait d’autres bien plus intéressantes : François adorait les douceurs ; alors il y avait les confitures qu’on allait préparer cette semaine. François, très vite, s’enrhumait ; alors, cette toux à guérir. François était chasseur ; alors :

— Figure-toi, Louise, François a tué un lièvre, c’est difficile à réussir un râble.

Louise fumait sa cigarette :

— Et tu aimes ton François ?

— Bien sûr.

— Voyons, entre nous : un homme qui te paie.

D’abord il ne la payait pas : ils vivaient ensemble parce que la place de la femme est près de l’homme. À la fin du mois, elle disait : « François, tu m’as remis autant pour le ménage… voici les comptes… voici ce qui reste. » Elle était économe, il en restait toujours.

Une fois, François lui donna mille francs.

— Pour toi.

Elle fut gênée :

— Mais non, François.

— Si… si… pour toi, Petite-Marie, pas pour le ménage, pour toi.

Ces mille francs, elle les versa où on verse l’argent dont on n’a que faire : à la Caisse d’Épargne. Mais elle fut bien plus heureuse une autre fois que, pour sa fête, on décloua une caisse en planches couvertes de fleurs :

— Oh ! François : une machine à coudre.

Elle en pleura.

Une machine, c’est dans un ménage plus d’ordre ; c’est du linge que l’on confectionne, c’est la toile achetée moins cher à la pièce, c’est la nappe déchirée qui tournerait en loque si un rafistolage n’y mettait aussitôt le holà.

— Petite-Marie, disait François, laisse donc, tu te fatigues.

Elle ? Pas du tout ; elle aimait sa machine à coudre. Elle avait eu la demoiselle qui vous enseigne au piano un petit air : « Mi-do, arrondissez les doigts, Mademoiselle. » Elle avait eu le professeur à cause des fautes d’orthographe : « Les participes, Madame… » Foin des participes ; zut ! pour do-mi : une petite roue qui ronfle, une couture bien droite, voilà la musique de la femme, voilà pour la femme la meilleure orthographe. Elle pensait :

— Toi, François, tu fumes, tu penses à ta chasse, tu as tes affaires d’homme. Moi, j’ai mes amies. Écoute mon volant : il chante ; regarde l’aiguille, comme elle danse, et la navette, tu ne la vois pas, mais elle est là : elle s’agite, elle court, elle va, elle vient, elle a besoin de tout son temps pour porter d’un bout à l’autre tout le fil qu’on lui demande.

Le soir, cela faisait une chemise et c’était une fête encore, sous la lampe, d’essayer aux épaules de François si la chemise allait bien. Mais oui !

Cette fois, elle ne cacha rien à Mère : « Il s’appelle François Sonveur, Mère ; nous ne sommes pas mariés, mais c’est tout comme. » On est avant tout une mère qui souhaite le bonheur de sa fille : il faut savoir à l’occasion regarder entre les doigts. Mère vint les voir. On lui montra le petit cheval, on la promena dans la petite voiture. Elle vit aussi les meubles qui appartenaient à Marie, elle vit la machine à coudre de Marie, elle vit surtout le beau linge qui se confectionne sur la machine à coudre de Marie :

— Mais Marie !… Mais Marie !

Elle mettait ensemble ses mains heureuses de brave bonne femme.

Elle partit bien contente.

En ce temps, Marie fut la fille aînée qui a son mot à dire dans la famille :

— Toi, Pierre, reste sage… Toi, Angèle, à vingt ans t’éprends d’un jeune homme, c’est beaucoup trop tôt. Toi, père, si tu en profites encore pour aller boire, on te coupera ton argent de poche.

— Bien, Marie.