F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 113-121).
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XV



Il y eut Blanche… — Blanche ? — Ah oui, vous ne savez pas. On lui avait dit : « Ici, on ne s’appelle pas Marie ; on s’appelle Ophélie, ou Carmen, ou Sarah. Alors elle avait choisi Blanche. Blanche, parce qu’au premier soir un type l’avait complimentée sur sa peau qui était blanche.

Elle eut tout de même du bonheur. Prise au dépourvu, on aurait pu la livrer dans un de ces bouges mal fréquentés comme il s’en trouvait dans la rue. Qu’eût alors fait la pauvre Marie ? Mais ce ne fut pas le cas. En ville, on connaissait deux maisons également réputées : le Grand Treize et le Grand Neuf. Elle, c’était au Grand Neuf.

De la rue, on n’en distinguait pas grand’chose. La police exige que, de nuit et de jour, on tienne les volets clos. Cela fait, pour ceux qui l’examinent de l’extérieur, une façade assez triste ; mais à l’intérieur tout était beau, tout était propre, tout était riche. Sans parler des glaces et des tapis, Madame déboursait plus de cent francs par mois rien qu’en palmiers !

C’était, en tout, beaucoup mieux qu’à Londres.

D’abord elle avait sa chambre. Dans une chambre on est chez soi ; on peut y lire, on peut y penser, on peut y mettre de l’ordre. Un petit poisson rouge, cela vous amuse dans un coin. On a même son fifi qui siffle dans sa cage une chanson jaune : Bonjour, fifi !

Il y avait ensuite les salons : le salon rouge, le salon bleu, le salon noir, suivant les préférences des types. Les salons sont commodes : on n’a plus à s’inquiéter de l’hôtel, on sait que les draps seront frais, on ne doit pas se dire : « Pourvu que je ne me refroidisse pas en sortant. »

Il y avait encore le réfectoire. Voilà l’essentiel ! Quand il y a un réfectoire, on a mangé hier, on mange aujourd’hui, on mangera demain. Plus comme à Londres ! C’est de la viande deux fois par jour, robuste et saignante parce qu’il faut de la force ; c’est de la salade en toutes saisons, car on aime, n’est-ce pas, la salade ; c’est le dimanche, votre verre de vin et le gâteau qui vous rappelle, que, malgré les volets, dimanche vient également pour vous.

Il y avait la tabagie. Dans la tabagie on se tient le soir avec les autres dames. On ne se fatigue plus, comme à Piccadily, après les types : ils viennent à vous. On n’a même plus besoin de faire des dépenses pour sa robe. Les cheveux en ordre, sur les joues un peu de fard, le corps bien lavé, cela va de soi, on porte le péplum, qui est une tunique de gaze transparente ou, si l’on préfère, simplement sa peau. On lit, on fume, on cause : ce sont les hommes qui se dérangent.

Il y avait enfin quelque chose dont elle ne se rendit pas compte aussitôt : le Règlement. Un règlement vous dit : « Faites ceci…, ne faites pas cela… » Non plus vaguement comme les devinettes de Monsieur, mais d’une façon très nette.

Pour M. Dupin, sous peine d’hôpital, défense de devenir malade. Bon, on ne deviendra pas malade. Pour Madame : avant tout, soigner les intérêts de la maison. Pour les types : se montrer aimable. Pour soi : ne pas se griser à rouler sous la table. À la bonne heure ! Toute sa vie, faute de savoir, on a fait des bêtises, maintenant on sait : on a sa morale…

Quant à la chose qu’avait dite M. Dupin, la « Société » dont elle était chassée, qu’est-ce cela ? Son père qui la battait ? Les dames qui vous rabrouent : « Non, pas vous, ma fille » ? Les commerçants où les verdurières, quand elles sont bonnes, tirent de votre chair de l’argent ? Ou peut-être moins : une phrase comme la « Pipe de la Reine » de Palmyre ou le « Gare » de d’Artagnan : un mot que l’on entend comme ça, pour lequel on se coupe en quatre et qui au fond n’existe pas ?

Dans la maison, on aimait beaucoup Marie. De Madame, il n’y avait rien à dire. Madame était déjà vieille. Une épaule remontée, était-elle tout à fait droite ou pas un peu bossue ? Elle épinglait toujours une croix en or sur sa poitrine. Une seule chose : étant la patronne, elle portait une robe ; alors pourquoi rester dans la tabagie où les autres se montraient presque nues ? La seule vêtue, elle en devenait la seule inconvenante.

Quant aux compagnes, elles étaient certes moins vulgaires que celles de Londres, surtout que celles du Club, mais elles auraient dû se surveiller. Ainsi Mignon, une bien jolie petite femme cependant, ne rattrapait jamais à temps les jurons qui lui venaient à la bouche ; Sarah, pour les choses de l’amour, avait des mots vraiment en viande trop crue, à faire vomir. Et puis elles étaient toutes superstitieuses : elles avalaient des pommes de terre bourrées de moutarde ou bien se frottaient le derrière aux chambranles : cela, disaient-elles, pour attirer les types. Quelles sottises ! Marie ne croyait pas à la moutarde, Marie ne frottait pas son derrière aux chambranles et pour l’amour préférait les actes aux paroles, car les actes, ça n’est jamais sale.

— Mais Blanche, disaient les hommes, tu n’es pas faite pour cette vie ; ne crois-tu pas que tu serais mieux ailleurs ?

— Possible, réfléchissait Blanche, tout de même je ne suis pas malheureuse.

On la prenait de préférence. C’est même très curieux : elle ne faisait rien pour qu’on la prît. Ainsi, quand un client se présentait, il fallait se mettre tout autour de lui et, sans rien dire, attendre que, dans cette corbeille de femmes, il eût choisi. Les autres souriaient, prenaient des poses, insinuaient par leurs gestes qu’elles seraient gentilles. Blanche pas. Elle regardait l’homme simplement avec des yeux qui ne cachaient rien de leur plaisir à regarder un mâle. Il s’y trompait rarement ; plus tard il la revoulait. Elle avait ainsi sa clientèle, autant de maris qui venaient pour elle seule.

— La fleur de ma maison, disait Madame.

Les autres étaient jalouses.

— Mais, Blanche, tu te fatigues, tu maigriras, tu te tueras.

Certes, Blanche n’était pas avare de son corps ; certes il lui arrivait de préférer à la pièce de cent sous un bon gros baiser bien chaud sur la bouche ; elle était libre, n’est-ce pas ? Quant à maigrir, seule l’inquiétude, la tristesse ou la faim rongent la chair bas de vos os.

Elle avait le réfectoire, elle avait la chambre, elle avait le Règlement : Blanche devenait grasse.

Les jours passent vite. Elle eut vingt-cinq ans, Marie. On devient sérieuse. Elle ne pensait plus aux Vladimir, moins encore aux d’Artagnan. Ses parents la savaient revenue de Londres pour une bonne place qui lui laissait beaucoup de loisirs.

Elle prit une amie. Oh ! pas une de ces amies dont on dit dans ces maisons : « Hé ! hé ! Blanche et Eva, elles sont toujours ensemble. » On peut être des amies sans penser pour cela à des choses qui ne se font pas. On l’appelait Eva, mais son vrai nom était Louise. Louise avait eu des malheurs : à vingt ans, elle s’était laissée entraîner sans trop savoir ; elle sortait du pensionnat ; à quarante, elle ne s’était pas reprise. Pourtant elle détestait son métier.

— Alors, quitte-le, disait Marie, cherche du travail.

Mais, pas plus que son métier, Louise n’aimait le travail. Elle se négligeait ; elle avait pris de mauvaises habitudes, elle buvait, elle se lamentait :

Oh ! quel malheur
D’être une putain fanée !

— Oh ! Louise, grondait Marie. Viens plutôt dans ma chambre.

Dans la leur, les autres passaient le temps au lit ou s’abrutissaient à bâiller. Marie faisait du crochet.

Voici l’écheveau que l’on déroule, les points que l’on compte, les mailles qui s’accrochent, l’une près de l’autre, sur l’aiguille. Après beaucoup de mailles, cela fait, tu vois, Louise, une rosace. Maintenant je commence la dentelle pour cette rosace. Après, il viendra d’autres rosaces ; un jour, tout cela mis ensemble formera une courtepointe.

Elle fit une courtepointe pour Louise.

Quelquefois, au milieu de son travail, Mme  Berthe appelait :

— Blanche.

Blanche achevait sa maille, enlevait son peignoir : « À tantôt, Louise » et descendait vers l’homme.

Il y eut ainsi, après la courtepointe pour Louise, la courtepointe pour Mère, un dessus pour la cheminée, une housse de chaise où se voyait une levrette, une autre, à l’étude, où ce serait un caniche.

Quelquefois on ne criait pas « Blanche ? » on criait à la rue : « Michel, veux-tu venir ici, petit ? » Une voix de femme, toujours la même. À cause des volets, elle n’avait jamais vu ce petit Michel. Mais ce devait être un gentil bambin — peut-être avec des boucles,  — dans sa première culotte. Elle se le figurait ainsi. Elle songeait : « Voilà le petit Michel qui agace de nouveau sa maman. » Mais si, à cause du petit Michel, elle pensait à son Yvonne, c’était pour se dire que la pauvre petite était morte, mais non pour gémir sur elle-même, comme le faisait Louise. Des femmes sont mères, d’autres sont des amantes. Elle n’avait pas réussi à rester mère : elle était la femme de ceux qui n’en ont pas, la maîtresse de ceux qui n’osent demander à la leur ce qu’ils désirent, un peu aussi — elle s’en rendait compte — une consolatrice pour dire : « Ne pleurez pas » à de bien pauvres hommes.

— Oui, mais la honte, soupirait Louise.

— La honte ? s’étonnait Marie.

Une fois pourtant, dans une troupe de visiteurs en habit comme il en vient après les Congrès, elle crut reconnaître Monsieur, et Mme  Berthe eut beau crier « Blanche ! » Blanche qui s’était cachée dans sa chambre, n’en voulut pas sortir. Pourquoi ? Après tout, oui, c’était peut-être de la honte.

Et les types ?

Un jour, précisément, un type lui posa la question. Mon Dieu ! on a tort de s’imaginer. Les hommes sont tout au plus des maniaques. Ce qu’elle avait vu, Blanche le raconta simplement.

Une nuit, au salon noir, un vieillard exigea beaucoup de bougies. Chandeliers, girandoles, bougeoirs, candélabres, tout ce qui, dans la maison était susceptible de porter une bougie, on l’apporta : « Encore, disait-il, ce n’est pas assez. » On en chercha dans les maisons voisines. Quand il eut disposé, puis allumé tout cela, il se coucha près de Marie. Cela flambait : ils avaient l’air d’être dans une chapelle ardente. On rencontre des hommes qui s’excitent en pensant qu’ils font l’amour avec une morte. Ce ne fut pas même cela. Il fit comme tous les mâles, mais en plus long, car il était vieux. Quand il eut fini, il se dressa et souffla une bougie.

—  Vous comprenez, il comptait gagner le droit de les souffler toutes, une à chaque fois. C’est pour cela qu’il en voulait beaucoup. Mais la première soufflée, il ne pensa plus aux autres : un ministre pourtant.

— Et les sadiques, Blanche, ceux qui font du mal aux femmes ?

Du mal ? Ah oui ! elle se mit à rire. Un jour, un jeune voulut lui enfoncer dans le sein des aiguilles. Il roulait des yeux, il était rouge. En se débattant, Marie le heurta du coude, en plein dans le visage, qui se mit à saigner. Le pauvre homme ! Quand il vit le sang, il devint pâle. Elle dut lui passer de l’eau.

Un autre venait le soir, toutes les semaines. Il ne voulait qu’une chose : la mordiller dans le cou.

— Pourquoi ?

— Sa femme avait des écrouelles.

— Et puis ?

Cet autre tenait mal sur ses jambes. Il arrivait en voiture, un domestique le soutenait. Il avançait par coups de reins pour détacher du sol le pied, puis le lancer en avant. Cela flottait comme un pied, au bout d’une corde. Avec de telles jambes, comment aurait-il pris une femme ? Il apportait un gros paquet de pralines. Mais, avant d’en offrir, le domestique lui passait bien ficelé, un sachet gonflé de quelque chose qu’il fallait être bien sale pour porter dans sa poche. Il disposait cela en gâteaux sur un plat, versait du rhum, y mettait le feu. Il en sortait beaucoup de fumée.

— Comme cela sentait mauvais, je n’aimais plus les pralines. En les mangeant, je faisais la grimace… Quelquefois, il demandait une seconde femme…

— Et alors ?

— Alors ? Au lieu d’une, il voyait deux grimaces.

— Mais, demanda le type, il en est de plus compliqués ?

— Ceux qui s’amusent de ces histoires, aurait pu répondre Marie.

Mais elle ne dit rien. Tous… pauvres hommes ! On devient indulgente. {interligne}}

À part cela il ne se passa rien. Ah ! si. Un jour il survint un type. Il l’avait prise déjà, une fois seule, une fois avec Louise. Il était veuf ; il vivait à la campagne, il rêvait de s’installer en ville. Il passa toute la nuit. Le matin, il dit :

— Blanche, par mois que demanderiez-vous pour sortir d’ici et être à moi tout seul ?

Un seul ! Elle comprit tout à coup. On dit : « Je n’ai pas honte ! » ; on affirme : « Je ne suis pas malheureuse », mais une autre vie serait quand même préférable.

Elle ne calcula pas ; elle dit un chiffre :

— Cent francs !