Histoire d’une Grecque moderne/Première partie

Flammarion (Tome Ip. 3-175).


PREMIÈRE PARTIE


Ne me rendrai-je point suspect par l’aveu que va faire mon exorde ? Je suis l’amant de la belle Grecque dont j’entreprends l’histoire. Qui me croira sincère dans le récit de mes plaisirs et de mes peines ? Qui ne se défiera point de mes descriptions et de mes éloges ? Une passion violente ne fera-t-elle point changer de nature à tout ce qui va passer par mes yeux et par mes mains ? En un mot, quelle fidélité attendra-t-on d’une plume conduite par l’amour ? Voilà les raisons qui doivent tenir un lecteur en garde. Mais s’il est éclairé, il jugera tout d’un coup qu’en les déclarant avec cette franchise j’étais sûr d’en effacer l’impression par un autre aveu.

J’ai longtemps aimé, je le confesse encore, et peut-être ne suis-je pas aussi libre de ce fatal poison que j’ai réussi à me le persuader. Mais l’amour n’a jamais eu pour moi que des rigueurs. Je n’ai connu ni ses plaisirs, ni même ses illusions, qui dans l’aveuglement où j’étais auraient suffi sans doute pour me tenir lieu d’un bien réel. Je suis un amant rebuté, trahi même, si je dois m’en fier à des apparences dont j’abandonnerai le jugement à mes lecteurs ; estimé néanmoins de ce que j’aimais, écouté comme un père, respecté comme un maître, consulté comme un ami ; mais quel prix pour des sentiments comme les miens ! Et dans l’amertume qui m’en reste encore, est-ce des louanges trop flatteuses ou des exagérations de sentiments qu’on doit attendre de moi, pour une ingrate qui a fait le tourment continuel de ma vie ?

J’étais employé aux affaires du Roi dans une cour dont personne n’a connu mieux que moi les usages et les intrigues. L’avantage que j’avais eu en arrivant à Constantinople de savoir parfaitement la langue turque, m’avait fait parvenir presque tout d’un coup au point de familiarité et de confiance où la plupart des ministres n’arrivent qu’après de longues épreuves ; et la seule singularité de voir un Français aussi Turc, si l’on me permet cette expression, que les habitants naturels du pays, m’attira dès les premiers jours des caresses et des distinctions dont on ne s’est jamais relâché. Le goût même que j’affectais de marquer pour les coutumes et les mœurs de la nation, servit encore à redoubler l’inclination qu’on avait pour moi. On alla jusqu’à s’imaginer que je ne pouvais avoir tant de ressemblance avec les Turcs sans être bien disposé pour leur religion ; et cette idée, achevant de me les attacher par l’estime, je me trouvai aussi libre et aussi familier dans une ville où j’avais à peine vécu deux mois, que dans le lieu de ma naissance.

Les occupations de mon emploi me laissaient tant de liberté pour me répandre au dehors, que je m’attachai d’abord à tirer de cette facilité tout le fruit qui convenait à la curiosité que j’avais de m’instruire. J’étais d’ailleurs dans un âge où le goût du plaisir s’accorde encore avec celui des affaires sérieuses, et mon projet, en faisant le voyage d’Asie, avait été de me partager entre ces deux inclinations. Les divertissements des Turcs ne me parurent point si étranges que je n’espérasse d’y être bientôt aussi sensible qu’eux. Ma seule crainte fut de trouver moins facilement à satisfaire le penchant que j’avais pour les femmes. La contrainte où elles sont retenues, et la difficulté qu’on trouve même à les voir m’avaient déjà fait former le dessein de réprimer cette partie de mes inclinations, et de préférer une vie tranquille à des plaisirs si pénibles.

Cependant, je me trouvai en liaison avec les Seigneurs turcs qui avaient la réputation d’être les plus délicats dans le choix de leurs femmes, et les plus magnifiques dans leur sérail. Ils m’avaient traité vingt fois dans leurs palais avec autant de caresses que de distinction. J’admirais qu’au milieu de nos entretiens ils ne mêlassent jamais les objets de leur galanterie, et que leurs discours les plus enjoués ne roulassent que sur la bonne chère, la chasse et les petits événements de la cour ou de la ville qui peuvent servir de matière à la raillerie. Je me contenais dans la même réserve, et je les plaignais de se retrancher, par un excès de jalousie ou par un défaut de goût, le plus agréable sujet qui puisse échauffer une conversation. Mais je pénétrais mal dans leurs vues. Ils ne pensaient qu’à mettre ma discrétion à l’épreuve ; ou plutôt dans l’idée qu’ils avaient du goût des Français pour le mérite des femmes, ils s’accordaient comme de concert à me laisser le temps de leur découvrir mes inclinations. Ce fut du moins le jugement qu’ils me donnèrent bientôt lieu d’en porter.

Un ancien Bacha, qui jouissait tranquillement des richesses qu’il avait accumulées dans une longue possession de son emploi, m’avait marqué des sentiments d’estime auxquels je m’efforçais de répondre par des témoignages continuels de reconnaissance et d’attachement. Sa maison m’était devenue aussi familière que la mienne. J’en connaissais tous les appartements, à l’exception du quartier de ses femmes, vers lequel j’observais même de ne pas jeter les yeux. Il avait remarqué cette affectation, et, ne pouvant douter que je ne connusse du moins la situation de son sérail, il m’avait engagé plusieurs fois à faire quelques tours de promenade avec lui dans son jardin, sur lequel donnait une partie du bâtiment. Enfin, me voyant garder un silence obstiné, il me dit en souriant qu’il admirait ma retenue.

« Vous n’ignorez pas, ajouta-t-il, que j’ai de belles femmes, et vous n’êtes ni d’un âge ni d’un tempérament qui puisse vous inspirer beaucoup d’indifférence pour ce sexe. Je m’étonne que votre curiosité ne vous ait pas fait souhaiter de les voir.

— Je sais vos usages, lui répondis-je froidement, et je ne vous proposerai jamais de les violer en ma faveur. Un peu d’expérience du monde, repris-je en le regardant du même air, m’a fait comprendre, en arrivant dans ce pays, que puisqu’on y apporte tant de précautions à la garde des femmes, la curiosité et l’indiscrétion doivent être les deux vices qu’on y supporte le moins. Pourquoi m’exposerais-je à blesser mes amis par des questions qui pourraient leur déplaire ? »

Il loua beaucoup ma réponse. Et, me confessant que divers exemples de la hardiesse des Français avaient fort mal disposé les Turcs pour les galants de cette nation, il n’en parut que plus satisfait de me trouver des sentiments si raisonnables. Sur le champ il m’offrit de m’accorder la vue de ses femmes. J’acceptai cette faveur avec empressement. Nous entrâmes dans un lieu dont la description est inutile à mon dessein. Mais je fus trop frappé de l’ordre que je vis y régner pour m’en rappeler aisément toutes les circonstances.

Les femmes du Bacha, qui étaient au nombre de vingt-deux, se trouvaient toutes ensemble dans un salon destiné à leurs exercices. Elles étaient occupées séparément, les unes à peindre des fleurs, d’autres à coudre ou à broder, suivant leurs talents ou leurs inclinations, qu’elles avaient la liberté de suivre. L’étoffe de leurs robes me parut la même ; la couleur du moins en était uniforme. Mais leur coiffure était variée, et je conçus qu’elle était ajustée à l’heur de leur visage. Un grand nombre de domestiques de l’un et de l’autre sexe, dont je remarquai néanmoins que ceux qui paraissaient du mien étaient des eunuques, se tenaient au coin du salon pour exécuter leurs moindres ordres. Mais cette foule d’esclaves se retira aussitôt que nous fûmes entrés, et les vingt-deux dames, se levant sans s’écarter de leurs places, parurent attendre les ordres de leur Seigneur, ou l’explication d’une visite qui leur causait apparemment beaucoup de surprise. Je les considérai successivement : leur âge me parut inégal ; mais si je n’en remarquai aucune qui me parut au-dessus de trente ans, je n’en vis pas non plus d’aussi jeunes que je me l’étais figuré, et celles qui l’étaient le plus n’avaient pas moins de seize ou dix-sept ans.

Chériber, c’était le nom du Bacha, les pria honnêtement de s’approcher, et, leur ayant appris en peu de mots qui j’étais, il leur proposa d’entreprendre quelque chose pour mon amusement. Elles se firent apporter divers instruments, dont quelques-unes se mirent à jouer, tandis que les autres dansaient avec assez de grâce et de légèreté. Ce spectacle ayant duré plus d’une heure, le Bacha fit apporter des rafraîchissements qui furent distribués dans chaque lieu du salon où elles avaient repris leur place. Je n’avais pas encore eu l’occasion d’ouvrir la bouche. Il me demanda enfin ce que je pensais de cette haute assemblée, et sur l’éloge que je fis de tant de charmes, il me tint quelques discours sensés sur la force de l’éducation et de l’habitude, qui rend les plus belles femmes soumises et tranquilles en Turquie, pendant qu’il entendait, me dit-il, toutes les autres nations se plaindre du trouble et du désordre qu’elles causent ailleurs par leur beauté. Je lui répondis par quelques réflexions flatteuses pour les dames turques.

« Non, reprit-il, ce n’est point un caractère qui soit plus propre à nos femmes qu’à celles de tout autre pays. De vingt-deux que vous voyez ici, il n’y en a pas quatre qui soient nées Turques. La plupart sont des esclaves que j’ai achetées sans distinction. »

Et, me faisant jeter les yeux sur une des plus jeunes et des plus aimables.

« C’est une Grecque, me dit-il, que je n’ai que depuis six mois. J’ignore des mains de qui elle sortait. Le seul agrément de sa figure et de son esprit me l’a fait prendre au hasard, et vous la voyez aussi contente de son sort que le reste de ses compagnes. Cependant, avec l’étendue et la vivacité du génie que je lui connais, j’admire quelquefois qu’elle ait pu s’assujettir si tôt à nos usages, et je n’en puis trouver d’autre raison que la force de l’exemple et de l’habitude. Vous pouvez l’entretenir un moment, me dit-il, et je suis trompé si vous n’y découvrez tout le mérite qui élève chez vous les femmes à la plus haute fortune et qui les rend propres aux plus grandes affaires. »

Je m’approchai d’elle. Son goût était pour la peinture, et, peu attentive en apparence à ce qui se passait dans le salon, elle n’avait cessé de danser que pour reprendre son pinceau. Après quelques politesses sur la liberté que je prenais de l’interrompre, il ne s’offrit rien de mieux à mon esprit que ce que je venais d’apprendre de Chériber. Je la félicitai sur les qualités naturelles qui la rendaient chère à son maître, et, lui faisant connaître que je n’ignorais pas depuis quel temps elle était à lui, j’admirai que dans un espace si court elle se fut formée si parfaitement aux usages et aux exercices des dames turques. Sa réponse fut simple. Une femme, me dit-elle, n’ayant point d’autre honneur à espérer que celui de plaire à son maître, elle se trouvait fort heureuse si Chériber avait d’elle l’opinion qu’il m’en avait fait prendre, et je ne devais pas être surpris qu’avec ce motif elle se fût conformée si facilement aux lois qu’il avait établies pour ses esclaves.

Ce dévouement sincère aux volontés d’un vieillard dans une fille charmante qui n’avait pas en effet plus de seize ans, me parut beaucoup plus admirable que tout ce que j’avais entendu du Bacha. Je croyais remarquer à l’air autant qu’au discours de la jeune esclave, qu’elle était pénétrée du sentiment qu’elle venait d’exprimer. La comparaison qui se fit dans mon esprit entre les principes de nos dames et les siens me porta sans dessein à lui marquer quelque regret de la voir née pour un autre sort que celui qu’elle méritait par tant de complaisance et de bonté. Je lui parlai avec douleur de l’infortune des pays chrétiens, où les hommes n’épargnant rien pour le bonheur des femmes, les traitant en reines plutôt qu’en esclaves, se livrant à elles sans partage, ne leur demandant, pour unique retour, de la douceur, de la tendresse et de la vertu, ils se trouvent presque toujours trompés dans le choix qu’ils font d’une épouse, avec laquelle ils partagent leur nom, leur rang et leur bien. Et croyant m’apercevoir que mes plaintes étaient écoutées avidement, je continuai de parler avec envie du bonheur d’un mari français qui trouverait dans la compagne de sa vie des vertus qui étaient comme perdues pour les dames turques, par le malheur qu’elles ont de ne jamais trouver dans les hommes un retour digne de leurs sentiments.

Cette conversation, où j’avoue que le mouvement de pitié qui m’emportait me fit laisser à la jeune Grecque peu de liberté pour me répondre, fut interrompue par Chériber. Il s’aperçut peut-être de la chaleur avec laquelle j’entretenais son esclave ; mais le témoignage de mon cœur ne me reprochant rien qui blessât sa confiance, je retournai à lui d’un air libre. Ses questions néanmoins ne furent accompagnées d’aucune marque de jalousie. Il me promit au contraire de me donner souvent le même spectacle si je le trouvais propre à m’amuser.

Il se passa quelques jours pendant lesquels je me dispensai volontairement de le voir, dans le seul dessein de prévenir toutes ses défiances par une affectation d’indifférence pour les femmes. Mais dans une visite qu’il me rendit lui-même pour me faire quelques reproches de l’avoir négligé, un esclave de sa suite remit un billet à l’un de mes gens. Ce fut à mon valet de chambre, qui me l’apporta aussi mystérieusement qu’il l’avait reçu. L’ayant ouvert, je le trouvai en caractères grecs, que je n’entendais pas encore, quoique j’eusse commencé depuis quelque temps à étudier cette langue. Je fis appeler aussitôt mon maître, qui passait pour un fort honnête chrétien, et je lui demandai l’explication de cette pièce, comme si le hasard l’eût fait tomber entre mes mains. Il m’écrivit la traduction : je reconnus tout d’un coup qu’elle venait de la jeune Grecque à qui j’avais parlé au sérail du Bacha. Mais j’étais fort éloigné de m’attendre à ce qu’elle contenait. Après quelques réflexions sur le malheur de sa condition, elle me conjurait, au nom de l’estime que je lui avais marquée pour les femmes qui aimaient la vertu, d’employer mon crédit à la tirer des mains du Bacha.

Je n’avais pris pour elle que les sentiments d’admiration qui étaient dus naturellement à ses charmes ; et dans les principes de conduite que je m’étais formés, rien n’était si opposé à mes intentions que de m’engager dans une aventure, où j’avais à craindre plus de peine que de plaisir à espérer. Je ne doutai point que la jeune esclave, charmée de l’image que je lui avais tracée en peu de mots du bonheur de nos femmes, n’eût pris du dégoût pour la vie du sérail, et que l’espérance de me trouver toutes les dispositions que je lui avais vantées dans les hommes de mon pays ne lui fît souhaiter de lier avec moi quelqu’intrigue d’amour.

En réfléchissant sur les dangers de cette entreprise, je ne fis que me confirmer dans ma première résolution. Cependant, le désir naturel d’obliger une femme aimable, à qui je supposai que sa condition allait devenir un supplice, me fit chercher s’il était impossible de lui procurer la liberté par des voies honnêtes. Il me vint à l’esprit d’en essayer une, qui ne devait exercer que ma générosité, par l’engagement que je voulais prendre de payer sa rançon. La crainte de choquer le Bacha par mes offres était capable de m’arrêter. Mais je formai un plan qui satisfît toute ma délicatesse. J’étais lié fort étroitement avec le Sélictar, qui est un des plus importants personnages de l’Empire. Je résolus de m’ouvrir à lui sur le désir que j’avais d’acheter une esclave qui appartenait au Bacha Chériber, et de l’engager à se charger de cette proposition comme s’il eût souhaité de faire le marché pour lui-même. Le Sélictar y consentit, sans me faire trop valoir un service si léger. Je le laissai le maître du prix. La considération que Chériber avait pour son rang, le rendit plus facile que je n’osais l’espérer. J’eus dès le même jour la parole du Sélictar, qui me fit avertir en même temps qu’il m’en coûterait mille écus.

Je m’applaudis d’un si bel emploi de cette somme ; mais étant à la veille d’obtenir ce que j’avais désiré, je fis une réflexion qui m’était échappée dans l’ardeur de réussir. Qu’allait devenir la jeune esclave ; quelles étaient ses vues en sortant du sérail ? Se proposait-elle de venir chez moi et de se faire un établissement dans ma maison ? Je la trouvais assez aimable pour mériter que je prisse soin de sa fortune ; mais outre les mesures de bienséance que je devais garder à mes domestiques, pouvais-je éviter que le Bacha n’apprit tôt ou tard où elle s’était retirée, et ne retombais-je pas malgré moi dans l’écueil dont j’avais cru me garantir ? Cette pensée me refroidit tellement pour mon entreprise, qu’ayant vu le lendemain le Sélictar, je lui marquais quelque regret de l’avoir employé dans une affaire dont je craignais que le Bacha ne ressentît trop de chagrin. Et, sans parler de lui remettre les mille écus, je le quittai pour rendre ma visite à Chériber.

Partagé tout à la fois entre le désir de rendre service à l’esclave, l’embarras que j’en appréhendais, et la crainte de chagriner mon ami, j’aurais souhaité de trouver quelque prétexte pour me dégager absolument de cette aventure, et je délibérai si le meilleur parti n’était pas de m’ouvrir assez au Bacha même, pour connaître du moins si le sacrifice dont je lui avais fait comme une nécessité ne lui coûtait pas trop de violence. Il me semblait qu’avec une excuse aussi juste que celle des égards de l’amitié, je pourrais me dispenser sans grossièreté de satisfaire les caprices d’une femme.

Ma visite fut si agréable à Chériber, qu’ayant prévenu par les témoignages de sa joie l’ouverture à laquelle je m’étais préparé, il eut le temps de me raconter sans interruption qu’il avait une femme de moins dans son sérail, et que la jeune Grecque dont il m’avait procuré l’entretien était vendue au Sélictar. Il parut si peu contraint dans ce récit, que, jugeant de ses sentiments par ses expressions, je ne le crus point fort affligé de sa perte. Je remarquai encore mieux dans la suite qu’il n’avait aucune passion pour ses femmes. À l’âge où il était, les besoins du tempérament lui causaient peu d’inquiétude, et la dépense qu’il faisait dans son sérail était moins pour la satisfaction de son cœur que pour celle de sa vanité. Cette observation ayant levé tous mes scrupules, je perdis jusqu’à la pensée de les lui découvrir, et je crus devoir lui laisser celle où il était d’avoir acquis un droit essentiel sur la reconnaissance du Sélictar.

Cependant, m’ayant proposé d’aller passer quelques moments dans son sérail, il me parut embarrassé sur le compliment qu’il avait à faire à son esclave.

« Elle ignore, me dit-il, qu’elle va changer de maître. Après tous les témoignages qu’elle a reçus de mon affection, son orgueil sera blessé de me voir consentir si facilement à la mettre au pouvoir d’un autre. Vous serez témoin, ajouta-t-il, de la manière dont elle recevra mes adieux, car je vais la voir pour la dernière fois, et j’ai dit au Sélictar qu’il était le maître de se la faire amener quand il le jugera à propos. »

Je prévis que cette scène aurait en effet quelqu’agrément pour moi ; mais ce n’était point pour les raisons qui pouvaient la faire trouver embarrassante au Bacha.

N’ayant osé risquer un mot de réponse au billet de la jeune Grecque, je m’attendais bien qu’elle n’apprendrait point sans douleur que son esclavage allait augmenter dans le sérail du Sélictar. Que serait-ce de l’apprendre en ma présence, et de n’oser faire éclater son ressentiment par des plaintes ? L’esclave de Chériber était venu deux fois me demander ma réponse, et je m’étais contenté de lui dire que je répondrais à l’opinion qu’on avait de moi avec tout le zèle qu’on en attendait.

Au lieu de me conduire au salon, le Bacha fit avertir son esclave de venir nous joindre dans un cabinet où il donna ordre qu’on ne reçût qu’elle après nous. Sa timidité, en nous abordant, me fit connaître l’agitation de son cœur. Elle ne put me voir avec son patron, sans se flatter que j’étais entré dans ses intentions, et que je lui apportais peut-être l’heureuse nouvelle de sa liberté. Le premier compliment du Bacha dut la confirmer dans cette idée. Il lui déclara avec beaucoup de douceur et de politesse, que malgré toute l’affection qu’il avait pour elle, il n’avait pu se défendre de céder à un puissant ami les droits qu’il avait sur son cœur ; mais sa consolation, ajouta-t-il, était de l’assurer, en la perdant, qu’elle ne pouvait tomber entre les mains d’un plus galant homme ; sans compter que c’était un des premiers Seigneurs de l’empire, et le plus capable par ses richesses et son penchant pour l’amour, de faire un heureux sort aux femmes qui prenaient quelqu’ascendant sur lui. Il lui nomma le Sélictar. Un regard tremblant qu’elle jeta sur moi, et la tristesse qui se répandit tout d’un coup sur son visage me parut un reproche d’avoir mal compris ses intentions. Elle se figura que c’était moi qui la tirais effectivement du sérail de Chériber, mais pour la faire changer seulement d’esclavage, et que j’avais mal entendu par conséquent ou compté pour rien les motifs qu’elle m’avait donnés pour la servir.

Chériber ne douta point que le trouble où il la voyait ne vînt du regret qu’elle avait de le quitter. Elle augmenta son erreur, en lui protestant que pour vivre dans la condition où la fortune l’avait placée, elle ne souhaitait point d’autre maître que lui ; et la douleur lui fit joindre à cette protestation des instances si tendres et si pressantes, que je vis le Bacha au moment d’oublier toutes ses promesses. Mais, regardant son incertitude comme un mouvement passager, dont je fus beaucoup moins attendri que des larmes de la belle Grecque, je me hâtai de les secourir l’un et l’autre par quelques mots qui les remirent également.

« Vous devez être consolée, dis-je à l’esclave, par le chagrin que votre perte cause au Bacha ; et si vous doutiez du bonheur qui vous attend, je suis assez bien avec le Sélictar pour vous garantir qu’il vous rendra maîtresse de votre sort. »

Elle leva les yeux sur moi, et sa pénétration lui fit lire ma pensée dans les miens. Chériber ne vit dans mon discours que tout ce qui se rapportait à ses idées. Le reste de notre entretien devint plus tranquille. Il la combla de présents, et il voulut que j’aidasse à les choisir. Ensuite, m’ayant prié de trouver bon qu’il en usât familièrement, il passa avec elle dans un autre cabinet, où ils demeurèrent ensemble plus d’un quart d’heure ; et je ne doutai point que ce ne fut pour lui donner les dernières marques de sa tendresse. Mon cœur était bien libre, puisque je soutins cette idée sans la moindre émotion.

Cependant, l’affaire étant si avancée qu’il n’était plus question de délibérer, je ne pensai qu’à me rendre chez moi, pour y prendre mille écus que je portai sur le champ au Sélictar. Il me demanda agréablement si je lui ferais un secret de mon aventure ; et pour unique prix du service qu’il allait me rendre, il me pria de lui apprendre du moins par quel hasard je me trouvais lié avec une esclave de Chériber. Rien ne m’obligeant à la dissimulation, je lui racontai l’origine et la nature de mon intrigue. Et lorsqu’il eut marqué quelque peine à croire que ce fût ma seule générosité qui me portait à servir une fille aussi aimable que je lui avais représenté cette jeune Grecque, je lui jurai si sincèrement que j’étais sans passion pour elle, et que ne pensant qu’à la rendre libre, j’avais même quelqu’embarras sur le parti qu’elle prendrait en sortant d’esclavage, qu’il ne put lui rester le moindre doute de mes sentiments. Il me marqua l’heure à laquelle je pourrais la prendre chez lui. Je l’attendis sans impatience. Nous étions convenus de choisir le temps de la nuit, pour dérober la connaissance de cette aventure au public.

J’envoyai mon valet de chambre, vers les neuf heures du soir, dans une voiture peu éclatante, avec ordre de faire avertir seulement le Sélictar qu’il était de ma part à sa porte. On lui répondit que le Sélictar me verrait le lendemain, et qu’il remettait à me rendre compte alors de ce qu’il avait fait en ma faveur.

Ce retardement ne m’apporta point d’inquiétude. À quelque raison qu’il fallût l’attribuer, j’avais satisfait à tout ce que l’honneur et la générosité m’avaient prescrit, et la joie que pouvait me causer le succès de mon entreprise ne tirait sa force que de ces deux motifs. J’avais pensé sérieusement dans cet intervalle à la conduite que je devais tenir avec la jeune esclave. Mille raisons semblaient me défendre de la recevoir chez moi ; et m’arrêtant même à ce qu’il y avait de plus flatteur pour moi dans le parti qu’elle avait pris de solliciter mon secours, qui était peut-être l’espérance qu’elle me ferait une composition aisée de ses charmes, mon dessein n’était pas d’en faire ouvertement ma maîtresse.

Je m’étais adressé à mon maître de langues, que j’avais mis dans ma confidence. Il était marié. Sa femme devait recevoir l’esclave des mains de mon valet de chambre, et je me proposais d’aller savoir le lendemain d’elle-même ce qu’elle désirait encore de mon zèle.

Mais les raisons qui avaient arrêté le Sélictar étaient plus fortes que je n’aurais pu me l’imaginer. M’étant rendu chez lui lorsqu’il pensait lui-même à me prévenir par sa visite, mon arrivée et mes premières questions ne laissèrent pas de l’embarrasser. Il demeura quelques moments à me répondre. Ensuite, m’embrassant avec plus de tendresse que je n’en avais remarqué dans son caractère, il me conjura de rappeler à ma mémoire ce que je lui avais assuré la veille dans des termes qui ne lui avaient pas permis de soupçonner ma bonne foi. Il attendit que je les eusse confirmés par de nouvelles assurances, et, recommençant à m’embrasser d’un air plus ouvert et plus gai, il me dit qu’il était donc le plus heureux de tous les hommes, puisqu’ayant conçu une vive passion pour l’esclave de Chériber, il n’avait point à redouter la concurrence ni les oppositions de son ami. Il ne me dissimula rien.

« Je la vis hier, me dit-il, je passai une heure seulement avec elle ; il ne m’est point échappé un mot d’amour. Mais il m’est resté une impression de ses charmes qui ne me permet plus de vivre sans elle. Vous ne la voyez pas du même œil, continua-t-il, je me suis flatté qu’en faveur d’un ami vous abandonneriez sans peine un bien qui vous touche si peu. Mettez-y le prix dont vous la jugez digne, et ne soyez pas si réservé que Chériber, qui n’a pas connu ce qu’elle vaut ! »

Quoique je ne me fusse point attendu à cette proposition, après le service qu’il m’avait rendu, n’ayant rien dans le cœur qui pût me la faire regarder comme une infidélité, je ne me plaignis point qu’elle blessât ni l’honneur ni l’amitié ; mais les mêmes motifs qui m’avaient porté à servir l’esclave, me révoltèrent contre la pensée de lui donner malgré elle un nouveau maître. Je ne fis point d’autre difficulté au Sélictar.

« Si vous m’appreniez, lui dis-je, qu’elle est sensible à votre tendresse, ou qu’elle consent du moins à vous appartenir, j’oublierais tous mes désirs, et j’atteste le Ciel que vous ne me demanderiez pas deux fois une satisfaction que je m’empresserais de vous accorder. Mais je sais au contraire qu’elle regarderait comme le dernier malheur de retomber dans un sérail, et c’est l’unique raison qui m’ait fait prendre intérêt à son sort. »

Il ne put s’empêcher de revenir ici aux principes de sa nation.

« Faut-il consulter, me dit-il, les inclinations d’une esclave ? »

Je pris le parti de lui ôter sur le champ ce prétexte.

« Ne lui donnez plus ce nom, répondis-je ; je ne l’ai achetée que pour la rendre libre : elle l’est depuis le moment qu’elle est sortie des mains de Chériber. »

Il parut extrêmement consterné de cette déclaration… Cependant comme je voulais me conserver son amitié, j’ajoutai qu’il n’était pas impossible que la tendresse et les offres d’un homme de son rang ne touchassent le cœur d’une fille de cet âge, et je lui engageai ma parole de consentir à tout ce qui me paraîtrait volontaire. Je lui proposai de ne pas remettre plus loin cette épreuve. Il reprit quelqu’espérance. La jeune Grecque fut appelée. Ce fut moi-même qui servis d’interprète aux sentiments du Sélictar ; mais je voulus qu’elle connût tous ses avantages, afin qu’il ne manquât rien à la liberté de son choix.

« Vous êtes à moi, lui dis-je ; je vous ai achetée de Chériber par la médiation du Sélictar. Mon intention est de vous rendre heureuse, et l’occasion s’en offre dès aujourd’hui. Vous pouvez trouver ici dans la tendresse d’un homme qui vous aime et dans l’abondance de toutes sortes de biens, ce que vous chercheriez peut-être inutilement dans tout le reste du monde. »

Le Sélictar, qui trouva mon langage et mon procédé sincères, s’empressa d’y joindre mille promesses flatteuses. Il prit son Prophète à témoin qu’elle tiendrait le premier rang dans son sérail. Il lui fit l’exposition de tous les plaisirs qui l’attendaient, et du nombre d’esclaves qu’elle aurait pour la servir. Elle écouta son discours ; mais elle avait pris le sens du mien.

« Si vous pensez à me rendre heureuse, me dit-elle, il faut me mettre en état de profiter de votre bienfait. »

Cette réponse ne pouvant me laisser d’incertitude, je ne pensai plus qu’à lui fournir toutes les armes qui pouvaient la défendre contre la violence, et quoique je n’en appréhendasse point d’un homme tel que le Sélictar, cette précaution me parut utile par mille raisons. Autant les Turcs gardent peu de ménagement pour leurs esclaves, autant respectent-ils les femmes libres. Je voulais qu’elle fût à couvert de tous les périls de sa condition.

« Suivez votre penchant, lui dis-je, et ne vous formez pas de crainte, ni de ma part ni de celle d’un autre, car vous n’êtes plus esclave ; et je vous rends tous les droits que j’ai sur vous et sur votre liberté. »

Elle savait, pour l’avoir entendu mille fois depuis qu’elle était en Turquie, quelle différence les Turcs mettent dans leurs manières à l’égard des femmes libres. Dans quelque transport de joie que l’eût jetée ma déclaration, son premier mouvement fut de prendre l’air et la contenance qu’elle crut convenables au changement de son sort. J’admirai la modestie et la décence qui semblèrent tout d’un coup répandues sur son visage. Elle s’occupa moins à me témoigner sa reconnaissance qu’à faire entendre au Sélictar à quoi son devoir l’obligeait après la faveur que je venais de lui accorder. Il se vit forcé lui-même de le reconnaître, et ne marquant son chagrin que par son silence, il parut disposé à lui laisser la liberté qu’elle souhaitait de se retirer. J’ignorais où elle prétendait se faire conduire ; surprise elle-même que je ne lui expliquasse point mes intentions, elle s’approcha de moi pour me les demander. Je ne jugeai point à propos d’entrer dans un long éclaircissement à la vue du Sélictar, et l’assurant qu’elle continuerait de trouver dans mes services tous les secours qui lui seraient nécessaires, je la menai jusqu’à la porte de l’appartement, où je la mis entre les mains de mes gens, avec ordre de la conduire secrètement chez le maître de langues. On trouve à Constantinople des voitures propres à l’usage des femmes.

Mon étonnement fut que le Sélictar, loin de s’opposer au parti qu’elle prenait de se retirer, donna ordre qu’on lui ouvrît la porte de sa maison, et me reçut d’un visage fort tranquille, lorsque je retournai vers lui.

« Je loue, me dit-il, le généreux sentiment qui vous intéresse au bonheur de cette jeune Grecque, et je le trouve si désintéressé qu’il excite mon admiration. Mais puisque vous l’en jugez digne, l’opinion que vous avez d’elle sert à confirmer la tendresse qu’elle m’a inspirée. Elle est libre, continua-t-il, et je ne vous accuse point d’avoir préféré sa fortune à ma satisfaction. Mais je vous demande une grâce, dont je vous promets de ne pas abuser. C’est de ne pas permettre qu’elle s’éloigne de Constantinople sans ma participation. Et vous ne serez pas lié longtemps par votre promesse, ajouta-t-il, car je vous engage la mienne, que vous saurez dans quelques jours quelles sont mes intentions. »

Je ne fis point difficulté de lui accorder une faveur si simple. Ayant même appréhendé qu’il ne lui restât quelque ressentiment de ma conduite, je fus charmé de me conserver à ce prix son estime et son amitié.

Quelques affaires que j’avais à terminer le même jour, me firent différer jusqu’au soir la visite que je devais à ma jeune Grecque. Le hasard me fit rencontrer Chériber. Il me dit qu’il avait vu le Sélictar, et qu’il l’avait trouvé extrêmement satisfait de son esclave. Ce ne pouvait être que depuis que je l’avais quitté. La discrétion qui lui avait fait cacher si soigneusement notre aventure augmenta l’opinion que j’avais de sa probité. Chériber releva beaucoup l’idée qu’il avait aussi de la mienne, et de la manière dont ce Seigneur s’était expliqué avec lui sur mon compte ; il m’assura que je n’avais point d’amis qui me fussent dévoués si parfaitement. Je reçus ce compliment avec la reconnaissance qu’il méritait. N’ayant point un intérêt fort vif à pénétrer où ce redoublement d’amitié, et la promesse que le Sélictar avait exigée de moi, pouvaient aboutir, mon imagination était aussi tranquille que mon cœur, et rien n’avait changé ma disposition lorsque je me rendis le soir chez le maître de langues.

On me dit que la jeune Grecque, qui avait déjà changé le nom de Zara, qu’elle portait dans l’esclavage, en celui de Théophé, attendait mon arrivée avec toutes les marques d’une vive impatience. Je me présentai à elle. Son premier mouvement fut de se jeter à mes genoux, qu’elle embrassa avec un ruisseau de pleurs. Je fis longtemps des efforts inutiles pour la relever. Ses soupirs furent d’abord le seul langage qu’elle me fit entendre ; mais à mesure que le tumulte de ses sentiments diminuait, elle m’adressa mille fois les noms de son libérateur, de son père, et de son Dieu. Il me fut impossible de modérer ce premier transport, dans lequel il semblait que son âme se répandît tout entière. Et touché moi-même jusqu’aux larmes des expressions d’une si vive reconnaissance, je perdis comme la force de repousser ses tendres caresses, et je lui laissai toute la liberté de se satisfaire. Enfin lorsque je crus m’apercevoir qu’elle revenait un peu de son agitation, je la levai entre mes bras, et je la plaçai dans un lieu plus commode où je m’assis auprès d’elle.

Après avoir repris haleine pendant quelques moments, elle me répéta avec plus d’ordre ce qu’elle avait déjà commencé dans vingt discours interrompus. C’étaient des remerciements affectueux du service que je lui avais rendu, des marques d’admiration pour ma bonté, des prières ardentes au Ciel de me rendre avec une profusion de faveurs ce que toutes ses forces et tout son sang ne pourraient jamais la mettre en état de payer. Elle s’était fait une mortelle violence pour retenir ses transports aux yeux du Sélictar. Elle n’avait pas moins souffert du délai de ma visite, et si je n’étais pas persuadé qu’elle ne voulait vivre et respirer que pour se rendre digne de mes bienfaits, j’allais la rendre plus malheureuse qu’elle ne l’avait été dans l’esclavage. Je l’interrompis, pour l’assurer que des sentiments si vifs et si sincères étaient déjà un retour égal à mes services. Et ne pensant qu’à détourner des transports que je voyais prêts à se renouveler, je lui demandai pour unique faveur de m’apprendre depuis quel temps et par quelle infortune elle avait perdu sa liberté.

Je me dois ce témoignage, que malgré les charmes de sa figure, et ce désordre touchant où je l’avais vue à mes pieds et dans mes bras, il ne s’était encore élevé dans mon cœur aucun sentiment qui fût différent de la compassion. Ma délicatesse naturelle m’avait empêché de sentir rien de plus tendre pour une jeune personne qui sortait des bras d’un Turc, et dans laquelle je ne supposais d’ailleurs que le mérite extérieur qui n’est pas rare dans les sérails du Levant. Ainsi non seulement j’avais encore tout le mérite de ma générosité, mais il m’était tombé plus d’une fois dans l’esprit que si elle eût été connue de nos Chrétiens, je n’aurais pas évité la censure des gens sévères, qui m’auraient fait un crime de n’avoir pas employé pour le bien de la Religion, ou pour la liberté de quelques misérables captifs, une somme qu’ils auraient crue prodiguée à mes plaisirs. On jugera si la suite de cette aventure me rend plus excusable ; mais si j’avais quelque reproche à craindre dans son origine, ce ne serait pas ce qu’on va lire qui paraîtrait capable de me justifier.

Le moindre de mes désirs paraissant une loi pour Théophé, elle me promit de m’apprendre naturellement ce qu’elle savait de sa naissance et des aventures de sa vie.

« J’ai commencé à me connaître, me dit-elle, dans une ville de la Morée, où mon père passait pour étranger, et ce n’est que sur son témoignage que je me crois Grecque, quoiqu’il m’ait toujours caché le lieu de ma naissance. Il était pauvre, et n’ayant aucun talent pour acquérir plus de richesses, il m’éleva dans la pauvreté. Cependant je ne puis me rappeler aucune circonstance d’une misère que je n’ai jamais sentie.

« À peine étais-je âgée de six ans, que je me trouvai transportée à Patras ; je me souviens de ce nom, parce que c’est la première trace que ma mémoire conserve de mon enfance. L’abondance où je m’y trouvai après une vie fort dure, fit aussi sur moi des impressions qui n’ont pu s’effacer. J’avais mon père avec moi ; mais ce ne fut qu’après avoir passé plusieurs années dans cette ville, que je connus distinctement ma situation, en apprenant à quel sort j’étais destinée. Mon père, sans être esclave, et sans m’avoir vendue, s’était attaché au gouverneur turc. Quelques agréments qu’on trouvait dans ma figure, lui avaient servi de recommandation auprès du gouverneur, qui s’était engagé à le nourrir pendant toute sa vie, et à me faire élever avec soin, sans autre condition que de me livrer à lui lorsque j’aurais atteint l’âge qui répond au désir des hommes. Avec un logement et la nourriture, mon père obtint un petit emploi. J’étais élevée sous ses yeux, mais par une esclave du gouverneur, qui attendit à peine que je fusse à l’âge de dix ans pour me parler du bonheur que j’avais eu de plaire à son maître et de l’espérance dans laquelle il prenait soin de mon éducation. Ce qui m’était annoncé comme la plus haute fortune ne se présenta plus à mon imagination que sous cette forme. L’éclat de plusieurs femmes qui composaient son sérail, et dont on me représentait l’heureuse condition, excitait mon impatience. Cependant il était dans un âge si avancé que mon père, désespérant d’en tirer pour toute sa vie les avantages qui l’avaient attiré à Patras, commençait à se repentir d’un engagement dont il avait à recueillir des fruits si courts. Il ne me communiquait point encore ces réflexions ; mais n’ayant point d’obstacles à craindre des principes où l’on m’élevait, il se lia secrètement avec le fils du gouverneur, qui marquait déjà beaucoup de passion pour les femmes, et lui proposa d’entrer dans les droits de son père aux mêmes conditions. On me fit voir à ce jeune homme. Il prit une vive passion pour moi. Plus impatient que son père, il exigea du mien que le terme de leur convention fût abrégé. Je fus livrée à lui dans un âge où j’ignorais encore la différence des sexes.

« Vous voyez que le goût du plaisir n’a point eu de part à ma mauvaise fortune, et je suis moins tombée dans le désordre que je n’y suis née. Aussi n’en ai-je jamais connu la honte ni les remords. L’augmentation des années ne m’a pas même apporté de lumières qui aient pu servir à rectifier mes principes. Je n’ai pas connu non plus dans ces premiers temps les désirs dont se forment les passions. Ma situation était celle de l’habitude. Elle a duré jusqu’au temps que le gouverneur avait fixé pour m’approcher de lui. Son fils, mon père, et l’esclave qui avait été chargée du soin de mon enfance, tombèrent dans un embarras presqu’égal ; mais loin de le partager avec eux, j’étais encore persuadée que c’était au gouverneur que je devais appartenir. Il était fier et cruel. Mon père, qui avait compté mal à propos sur sa mort, se vit si pressé par le temps, que s’étant abandonné à ses craintes il résolut de prendre la fuite avec moi, sans s’ouvrir ni à l’esclave ni au jeune Turc. Mais son entreprise fut si malheureuse que nous fûmes arrêtés avant que d’avoir gagné le port.

« N’étant point esclave, son évasion n’était point un crime qui pût l’exposer au supplice. Cependant il essuya tous les emportements du gouverneur, qui lui reprocha non seulement sa fuite comme une trahison, mais tous les bienfaits qu’il avait reçus de lui comme un vol. Je fus renfermée dès le même jour au sérail. On m’annonça la nuit suivante que j’aurais l’honneur d’être comptée parmi les femmes de mon maître. Je reçus cette déclaration comme une faveur, et n’ayant point pénétré les raisons qui avaient obligé mon père à fuir, je m’étais étonnée qu’il eût voulu renoncer tout d’un coup à sa fortune et à la mienne.

« La nuit arrive. On me prépare à l’honneur qu’on m’avait annoncé, et je suis conduite à l’appartement du gouverneur, qui me reçoit avec beaucoup de complaisance et de caresses. Dans le même moment on vient l’avertir que son fils demande avec les dernières instances à lui parler, et que les affaires qui l’amènent sont si pressantes qu’elles ne peuvent être remises au lendemain. Il le fait introduire, et donne l’ordre qu’on le laisse seul pour l’écouter. Je demeure néanmoins avec eux ; mais le père passe avec son fils dans un cabinet intérieur, où ils sont quelques moments ensemble. J’entendis à la vérité quelques termes violents, qui me firent juger que leur conférence n’était pas tranquille. Ils furent suivis d’un bruit qui commençait à m’alarmer, lorsque le fils sortant d’un air égaré, vient à moi, me prend par la main, et m’exhorte à fuir avec lui. Ensuite faisant attention sans doute à ce qu’il avait à craindre des domestiques, il sort seul, les trompe par des ordres feints de son père, et me laisse dans l’état où j’étais, c’est-à-dire tremblante de son agitation, et n’osant même aller jusqu’au cabinet pour m’assurer de ce qui s’y était passé.

« Cependant les esclaves à qui le jeune Turc avait déclaré que son père voulait être seul un quart d’heure, reparaissant après cet intervalle, et me trouvant dans la situation que je n’avais pas quittée, mon trouble leur fit naître des soupçons. Ils m’interrogent, Je leur montre le cabinet, sans avoir la force de parler. Ils y trouvent leur maître étendu dans son sang, et mort de deux coups de poignard. Leurs cris attirent aussitôt toutes les femmes du sérail. On me demande le récit d’un événement si tragique. Je raconte moins ce que j’avais vu que ce que je m’étais figuré d’entendre ; et, ne pénétrant pas mieux qu’une autre dans le fond de cette aventure, mon ignorance et ma crainte se déclaraient également par mes larmes.

« On ne put douter que le gouverneur ne fût mort de la main de son fils. Cette opinion, qui était confirmée par la fuite du jeune Turc, produisit un effet fort étrange. Les femmes et les esclaves du sérail se croyant désormais sans maîtres, ne pensèrent qu’à s’emparer de ce qui s’offrait de plus précieux à leurs yeux, et qu’à profiter de l’obscurité pour s’échapper de leur prison. Ainsi, les portes ayant été ouvertes de tous côtés, je me déterminai à sortir, avec d’autant plus de raison que personne ne pensait ni à me consoler, ni à me retenir. Mon intention était de gagner le logement de mon père, qui était dans le voisinage du sérail, et je me flattais d’en trouver facilement la route. Mais à peine eus-je fait vingt pas dans les ténèbres, que je crus apercevoir le fils du gouverneur. Je ne le reconnus néanmoins qu’après m’être hasardée à lui demander qui il était. Il me dit que dans l’effroi du malheureux coup qu’il venait de commettre, il cherchait à s’assurer si son père était mort, pour se mettre à couvert aussitôt par la fuite. Je lui rendis témoignage de tout ce que j’avais vu. Sa douleur me parut sincère. Il m’apprit en deux mots qu’étant allé avec plus de crainte que de colère pour s’expliquer sur le commerce qu’il avait eu avec moi, son père furieux de cette déclaration, avait voulu lui ôter la vie de son poignard, et il n’avait pu s’en défendre qu’en le prévenant avec le sien. Il me proposa de l’accompagner dans sa fuite ; mais au moment qu’il m’en pressait avec beaucoup d’instances, nous fûmes enveloppés de plusieurs personnes qui le reconnurent, et qui, sur le bruit qui s’était déjà répandu de son crime, se prêtèrent la main pour l’arrêter. On me laissa libre. Je me rendis secrètement chez mon père, qui me reçut avec un transport de joie.

« N’étant pas mêlé dans une si funeste aventure, il se proposa sur le champ de recueillir tout ce qu’il avait amassé pendant son séjour à Patras, et de quitter cette ville avec moi. Il ne m’expliquait point quelles étaient ses vues, et ma simplicité me les faisait encore moins appréhender. Nous partîmes sans obstacles. Mais à peine fûmes-nous en mer, qu’il me tint un discours qui m’affligea.

« — Vous êtes jeune, me dit-il, et la nature vous a donné tout ce qui est capable d’élever une femme à la plus haute fortune. Je vous mène dans un lieu où vous avez beaucoup de fruit à tirer de ces avantages ; mais je veux que vous me promettiez avec serment de ne vous conduire que par mes conseils. »

« Il me pressa de lui faire cette promesse dans les termes qu’il crut les plus propres à la rendre inviolable. Je me sentis une répugnance extrême à me lier comme il l’exigeait. Quelques réflexions que j’avais commencé à faire sur les aventures où il m’avait engagée me faisaient concevoir qu’en me liant avec un homme, je pouvais tirer plus d’agrément de mon propre choix. Le fils du gouverneur de Patras avec qui j’avais eu cette liaison, n’avait jamais fait d’impressions sur mon cœur ; tandis que j’avais vu mille jeunes gens avec qui je n’aurais pas été fâchée d’avoir la même familiarité. Cependant, l’autorité paternelle étant un joug auquel je n’avais pas la force de résister, je pris le parti de la soumission.

« Nous arrivâmes à Constantinople. Les premiers mois furent employés à me faire acquérir les manières et les connaissances qui mettent une femme au goût de la capitale. Mon âge ne passait pas quinze ans. Sans s’ouvrir sur ses desseins, mon père me flattait sans cesse d’une fortune qui surpasserait mes espérances. Un jour qu’il revenait de la ville, il ne s’aperçut point qu’il avait été suivi par deux personnes, qui ne s’arrêtèrent qu’après s’être assurées de la maison où il entrait et qui se firent accompagner de quelques voisins pour y entrer avec lui. Nous n’en occupions qu’une petite partie. Ils frappèrent si brusquement à notre porte, que dans l’inquiétude qu’il eut de ce bruit, il me fit passer dans une seconde chambre qui touchait à la première. Ayant ouvert, il se vit arrêté tout d’un coup par un homme qu’il crut reconnaître, puisque sa vue lui fit perdre la voix, et qu’il demeura quelque temps sans répondre à plusieurs reproches injurieux que j’entendais distinctement. On l’appelait traître, lâche, qui n’échapperait pas plus longtemps à la justice, et qui rendrait compte malgré lui de ses perfidies et de ses vols. Il ne chercha point à se justifier, et ne voyant pas plus d’apparence à se défendre, il se laissa mener sans résistance au cadi.

« À peine fus-je remise de ma première frayeur, que, me couvrant la tête d’un voile, je me hâtai de suivre la route qu’on lui avait fait prendre. Comme l’audience de la justice s’accorde publiquement, j’arrivai assez tôt pour être témoin des plaintes de ses accusateurs, et de la sentence qui suivit immédiatement sa confession. On le chargeait d’avoir séduit la femme d’un Seigneur grec, dont il était l’intendant, de l’avoir enlevée avec une fille de deux ans qu’elle avait eue de son mari, et d’avoir dérobé en même temps ce qu’il avait trouvé de plus précieux chez son maître. N’ayant pu désavouer ces accusations, il chercha seulement à s’excuser, en prenant le ciel à témoin qu’il n’avait fait que céder aux sollicitations de la dame ; qu’elle était seule coupable du vol, et qu’il n’en avait pas tiré le moindre avantage, par le malheur qu’il avait eu d’être volé si cruellement lui-même, qu’il était tombé dans le dernier excès de la misère. À la demande qu’on lui fit sur ce qu’étaient devenues la mère et la fille qu’il avait enlevées, il protesta qu’il les avait perdues toutes deux par la mort. Les seuls aveux auxquels il était forcé parurent suffisants au juge pour le condamner au supplice… J’entendis prononcer cette décision. Toute la honte que je ressentais d’être née d’un père si coupable ne m’aurait pas empêchée de faire éclater ma douleur par des cris et par des larmes. Mais ayant demandé au cadi la grâce d’être entendue un moment en secret, ce qu’il dit à ce juge parut l’adoucir, et servit du moins à faire différer l’exécution de son châtiment. Il fut conduit en prison. On augura bien d’un délai si contraire à l’usage. Pour moi, je n’eus pas d’autre parti à prendre, dans ma triste situation, que de retourner à notre logement, pour y attendre la fin d’une si cruelle aventure. Mais en approchant de la maison, j’y vis une foule de peuple, et des marques de désordre, qui me firent demander la cause de ce tumulte sans avoir la hardiesse d’avancer. Avec ce que je n’avais déjà que trop appris, on m’informa que l’usage de la ville étant de saisir les biens d’un criminel au moment que sa sentence est prononcée, cette rigoureuse coutume s’exécutait déjà sur ceux de mon père. Mes alarmes augmentèrent si vivement que, n’ayant point la force de déguiser qui j’étais, je conjurai, en tremblant, une femme turque à qui je m’étais adressée, de prendre pitié de la malheureuse fille du Grec qui venait d’être condamné. Elle leva mon voile pour observer mon visage, et ma douleur paraissant la toucher, elle me fit entrer dans sa maison avec le consentement de son mari. Ils me firent valoir tous deux le service qu’ils me rendaient. La crainte dont j’étais saisie me le fit encore exagérer. Je les laissai les maîtres de mon sort, et je crus leur devoir la vie lorsqu’ils m’eurent promis d’en prendre soin. Il me restait néanmoins l’espérance que tout le monde avait formée sur le délai du cadi. Mais au bout de quelques jours, j’appris de mes hôtes que mon père avait subi sa sentence.

« Dans une ville où je ne connaissais personne, à l’âge d’environ quinze ans, avec si peu d’expérience du monde, et troublée par une disgrâce si humiliante, je me crus d’abord condamnée pour le reste de ma vie à l’infortune et à la misère. Cependant, l’extrémité de ma situation m’apprit à réfléchir sur mes premières années, pour chercher quelque règle qui pût servir à ma conduite. Dans toutes les traces qui m’en étaient restées, je ne trouvais que deux principes sur lesquels on avait fait rouler mon éducation : l’un qui m’avait fait regarder les hommes comme l’unique source de la fortune et du bonheur des femmes ; l’autre qui m’avait appris que par nos complaisances, notre soumission, nos caresses, nous pouvions acquérir sur eux une espèce d’empire, qui les mettrait à leur tour dans notre dépendance, et qui nous en faisait obtenir tout ce qui était propre à nous rendre heureuses. Quelqu’obscurité que j’eusse trouvée dans les desseins de mon père, je me souvenais que c’était aux richesses de l’abondance qu’il avait rapporté toutes ses vues. S’il avait pris tant de soins pour cultiver mes qualités naturelles depuis que nous étions à Constantinople, c’était en me mettant sans cesse devant les yeux que je pouvais espérer mille avantages au-dessus du commun des femmes. Il les attendait donc de moi, beaucoup plus qu’il n’avait le pouvoir de me les procurer ; ou si son adresse devait m’ouvrir les voies, ce n’était que par les moyens de réussir qu’il me connaissait, qu’il se promettait pour lui-même une partie des biens auxquels il me faisait aspirer. Sa mort m’avait-elle fait perdre ce qu’il m’avait dit mille fois que j’avais reçu de la nature ? Ce raisonnement, qui se fortifia dans mon esprit pendant quelques jours de solitude, me fit naître une pensée que je crus capable de m’acquitter de la reconnaissance que je devais à mes hôtes. Ce fut de leur déclarer à quoi mon père m’avait crue propre, et de les substituer aux espérances qu’il avait conçues de moi. Je ne doutais point que, connaissant leur pays, ils ne comprissent tout d’un coup ce que j’étais capable de faire pour eux, et pour moi-même. Je fus si satisfaite de cette réflexion, que je résolus de n’en pas remettre au lendemain l’ouverture.

« Mais ce que la simplicité de mon esprit m’inspirait, n’avait pas manqué de se présenter à des gens beaucoup plus rusés que moi. La vue de quelques agréments sur le visage d’une étrangère qui se trouvait à Constantinople sans connaissance et sans protection, avait été le seul motif qui avait intéressé la femme turque à mon sort. Elle avait médité avec son mari un plan qu’elle se proposait de me faire goûter ; et le jour même où je comptais de lui découvrir le mien, était celui qu’elle avait choisi pour s’expliquer avec moi. Elle me fit plusieurs questions sur ma famille et sur le lieu de ma naissance, qui parurent servir à son dessein par les lumières qu’elle tira de mes réponses. Enfin, m’ayant flattée sur mes agréments, elle m’offrit de me rendre heureuse au-delà de mes désirs, si je voulais prendre ses conseils et me fier à sa conduite. Elle connaissait, me dit-elle, un riche négociant qui était passionné pour les femmes, et qui n’épargnait rien pour leur satisfaction. Il en avait dix, dont la plus belle m’était fort inférieure, et je ne devais pas douter que toute son affection se réunissant sur moi, il ne fît plus pour mon bonheur que pour celui des dix autres. Elle s’étendit beaucoup sur l’abondance qui régnait dans sa maison. J’en devais croire le témoignage de son mari et le sien, puisqu’ils étaient employés depuis longtemps à son service, et qu’ils admiraient tous les jours les bénédictions que le Prophète avait répandues sur un si galant homme.

« Elle acheva ce tableau assez adroitement pour m’ébranler ; d’autant plus, qu’étant remplie de l’idée que j’allais lui communiquer, j’étais ravie qu’elle m’en eût épargné la peine, en me prévenant. Mais je ne trouvais dans l’amant qu’elle me proposait que la moitié de mes prétentions. Mon père m’avait toujours fait envisager l’élévation du rang avec les richesses. La qualité de négociant choqua ma fierté. Je fis cette objection à mes hôtes, qui, loin de s’y rendre, insistèrent beaucoup plus sur les avantages qu’ils m’offraient, et parurent blessés à la fin de ma résistance. Je compris que ce qu’ils avaient affecté de remettre à mon choix était déjà réglé entre eux, peut-être avec le négociant, au nom duquel ils agissaient. Je n’en fus que plus révoltée contre leurs instances ; mais, dissimulant mon chagrin, je leur demandai jusqu’au lendemain pour me déterminer. Les réflexions que je fis le reste du jour ayant augmenté mes répugnances, je pris dans le cours de la nuit suivante un parti que vous attribueriez à mon désespoir, si je ne vous assurais que je le pris avec beaucoup de tranquillité. Les grandes espérances de mon père, que je me rappelais sans cesse, eurent la force de soutenir mon courage. À peine crus-je mes hôtes endormis que, sortant de chez eux dans l’état où j’y étais venue, je m’engageai seule dans les rues de Constantinople, avec le dessein vague de m’adresser à quelque personne de distinction pour lui abandonner le soin de ma fortune. Une idée si mal conçue ne pouvait réussir heureusement. Je n’en fus persuadée que le lendemain, lorsqu’ayant passé le reste de la nuit dans un extrême embarras, je ne vis pas mieux pendant le jour par quel moyen je pourrais m’en délivrer. Je ne trouvais dans les rues que des personnes du peuple, dont je n’espérais pas plus de secours que des hôtes que j’avais quittés. Quoi qu’il me fût facile de distinguer les maisons des grands, je ne voyais aucune apparence de m’en procurer l’accès, et ma timidité contre laquelle j’avais combattu, l’emportant enfin sur ma résolution, je me crus plus malheureuse qu’au premier moment qui avait suivi la mort de mon père. Je serais retournée dans la maison d’où je sortais si j’avais eu quelqu’espoir de la retrouver ; mais ouvrant les yeux sur mon imprudence, j’en fus si effrayée que ma perte me parut inévitable.

« Cependant, je connaissais aussi peu les maux qui me menaçaient que les biens que j’avais voulu me procurer. Mes craintes n’avaient pas d’objet fixe, et la faim qui commençait à me presser était encore la plus vive de mes inquiétudes. Le hasard, qui me servait seul de guide, m’ayant fait passer près du marché où se vendent les esclaves, je demandai ce que c’était qu’une troupe de femmes que je voyais rangées sous une voûte. On ne m’eut pas plutôt appris à quoi elles étaient destinées, que je regardai cette occasion comme une ressource. Je m’approchai d’elles, et, me plaçant au bout de la ligne, je me flattai que si j’avais les qualités qu’on m’avait vantées tant de fois, je ne serais pas longtemps sans me voir distinguée. Comme toutes mes compagnes avaient le visage couvert, je ne cédai point tout d’un coup à l’envie que j’avais de dévoiler le mien. Cependant, l’heure du marché étant arrivée, je ne pus voir diverses personnes occupées à se faire montrer quelques femmes qui ne me valaient pas, sans être pressée d’une vive impatience de lever mon voile. On ne s’était point aperçu que je fusse étrangère dans la troupe, ou plutôt on n’avait pu juger du dessein qui m’y avait amenée. Mais à peine eut-on vu paraître mon visage, les spectateurs, surpris de ma jeunesse et de ma figure, s’assemblèrent autour de moi. J’entendis demander de tous côtés à qui j’appartenais, et les marchands d’esclaves le demandaient eux-mêmes avec admiration. Personne ne pouvant satisfaire à cette question, on prit le parti de s’adresser à moi. Mais en convenant que j’étais à vendre, je commençai par demander à mon tour qui étaient ceux qui pensaient à m’acheter. Une aventure si extraordinaire fit redoubler autour de moi la foule. Les marchands, aussi avides que les spectateurs, me firent des propositions que je dédaignai. Il se trouva quelques personnes qui répondirent à la question que j’avais faite, en me déclarant leurs noms et leurs qualités ; mais comme je n’entendis rien d’assez relevé pour satisfaire mon ambition, je m’obstinai à rejeter leurs offres. L’étonnement de ceux qui m’admiraient parut redoubler, lorsqu’ayant aperçu à quelque distance de moi une femme qui portait quelques aliments, la faim qui commençait à me dévorer me fit avancer rapidement vers elle. Je la conjurai de ne pas me refuser un secours dont la nécessité était pressante. Elle me l’accorda. J’en profitai avec une ardeur qui rendit tout le monde attentif au spectacle. On n’y comprenait rien. Je voyais dans les uns de la compassion pour mon sort, dans les autres de la curiosité, et dans presque tous les hommes les regards et les désirs de l’amour. Ces impressions, que je croyais démêler, soutenaient l’opinion que j’avais de moi, et me persuadèrent que cette scène tournerait à mon avantage.

« Après avoir essuyé mille questions auxquelles je refusais de satisfaire, la foule s’ouvrit enfin pour faire place à un homme qui s’était informé en passant de ce qui attirait la multitude de curieux qu’il voyait au marché. On lui avait raconté ce qui causait la surprise de tout le monde, et il ne s’approchait que pour contenter la sienne. Quoique les égards qu’on marquait pour lui me disposassent à le recevoir avec plus de complaisance, je ne consentis à lui répondre qu’après avoir su de lui-même qu’il était l’intendant du Bacha Chériber. Je voulus savoir encore quel était le caractère particulier de son maître. Il m’apprit qu’il avait été Bacha d’Égypte, et qu’il possédait d’immenses richesses. Alors, m’approchant de son oreille, je lui dis que s’il me trouvait capable de plaire au Bacha, il m’obligerait beaucoup de me présenter à lui. Il ne se fit pas répéter cette prière, et, me prenant par la main, il me conduisit à sa voiture, qu’il avait quittée pour s’avancer jusqu’à moi. J’entendis les regrets de ceux qui me voyaient échapper, et leurs conjectures sur un événement qui leur paraissait plus obscur que jamais.

« En chemin, l’intendant du Bacha me demanda l’explication de mes desseins, et par quelle aventure une jeune Grecque, telle qu’on pouvait me reconnaître à mon habillement, se trouvait seule et maîtresse d’elle-même. Je lui composai une histoire qui n’était pas sans vraisemblance, mais où ma naïveté se trahissait assez pour lui faire conclure qu’il avait quelque profit à tirer du service qu’il allait rendre à son maître. La joie que j’avais d’être tombée si heureusement m’avait fait perdre toute vue d’intérêt, et je ne m’en étais d’ailleurs occupée que pour me mettre en état de marquer ma reconnaissance à mes hôtes. Je n’opposai rien à la prière que me fit l’intendant de reconnaître qu’il m’avait achetée d’un marchand d’esclaves. Il me promit à cette condition de me rendre de si bons offices auprès du Bacha que je tiendrais bientôt le premier rang dans son estime, et il me traça d’avance les moyens que je devais employer pour lui plaire. L’ayant prévenu en effet sur mon arrivée, il m’en fit obtenir un accueil qui remplit presque tout d’un coup l’idée que j’avais eue de sa fortune.

« Je fus établie dans un appartement de la magnificence de ceux que vous connaissez. Un grand nombre d’esclaves fut nommé pour me servir. Je passai quelque temps, seule, à recevoir les instructions qui devaient me former pour mon sort ; et dans ces premiers jours où je goûtai toute la douceur d’être servie au moindre signe, d’obtenir tout ce qui flattait mes goûts, et d’être respectée jusque dans mes caprices, je fus aussi heureuse qu’on peut l’être par un bonheur d’imagination. Ma satisfaction augmenta même, lorsqu’après quinze jours de préparation, le Bacha vint me déclarer qu’il me trouvait plus aimable que toutes ses femmes, et qu’à tout ce que j’avais déjà obtenu de sa libéralité, il donna ordre qu’on joignît mille nouveaux présents, dont l’abondance éteignait quelquefois mes désirs. Son âge le rendait fort modéré dans les siens. Mais il me voyait régulièrement plusieurs fois le jour. Ma vivacité, et l’air de joie dont tous mes mouvements se ressentaient, paraissaient l’amuser. Cette situation, dans laquelle j’ai passé deux mois, a sans doute été le plus heureux temps de ma vie. Mais je m’accoutumai insensiblement à ce qui avait eu le plus de charmes pour piquer mes inclinations. L’idée de mon bonheur ne me touchait plus, parce que je n’y voyais plus rien qui réveillât mes sens. Non seulement je n’étais plus flattée de la promptitude qu’on avait à m’obéir, mais je n’avais plus rien à commander. Les richesses de mon appartement, la multitude et la beauté de mes bijoux, la somptuosité de mes habits, rien ne se présentait plus à moi sous la forme que j’y avais trouvée d’abord. Dans mille moments où je me sentais à charge à moi-même, j’adressais la parole à tout ce qui m’entourait : « Rendez-moi heureuse, disais-je à l’or et aux diamants ! » Tout était muet et insensible. Je me crus attaquée de quelque maladie que je ne connaissais point. Je le dis au Bacha, qui s’était déjà aperçu du changement de mon humeur. Il jugea que la solitude où je passais une partie du jour avait pu m’inspirer cette mélancolie, quoiqu’il m’eût donné un maître de peinture, suivant l’inclination que je lui avais marquée pour cet art. Il me proposa de passer dans l’appartement commun des femmes, dont il m’avait séparée par distinction. La nouveauté du spectacle servit à ranimer un peu mon goût. Je pris plaisir à leurs fêtes et à leurs danses, et je me flattai que, partageant le même sort, nous nous trouverions quelque ressemblance par le caractère et les inclinations. Mais si elles marquèrent de l’empressement pour se lier avec moi, je fus dégoûtée presqu’aussitôt de leur commerce. Je ne trouvai parmi elles que de petites attentions, qui ne répondaient point à ce qui m’occupait confusément, ni à mille choses enfin que je désirais sans les connaître. J’ai vécu dans cette société pendant près de quatre mois, sans prendre aucune part à ce qui s’y est passé ; fidèle à mes devoirs, évitant d’offenser personne, et plus aimée de mes compagnes que je ne cherchais à l’être.

« Le Bacha, sans se relâcher de ses soins pour son sérail, sembla perdre le goût qui l’avait attaché particulièrement à moi. J’y aurais été mortellement sensible dans les premiers temps ; mais comme si mes idées eussent changé avec mon humeur, je vis ce refroidissement avec indifférence. Je me surprenais quelquefois dans une rêverie dont il ne me restait rien à l’esprit quand j’étais revenue. Il me semblait que mes sentiments avaient plus d’étendue que mes connaissances, et que ce qui occupait mon âme était le désir d’un bien dont je n’avais pas l’idée. Je me demandais encore, comme j’avais fait dans ma solitude, pourquoi je n’étais pas heureuse avec tout ce que j’avais désiré pour l’être. Je m’informais quelquefois si dans un lieu où je croyais toute la fortune et tous les biens réunis, il n’y avait pas quelque plaisir que je n’eusse point encore goûté, quelque changement qui pût dissiper l’inquiétude continuelle où j’étais. Vous m’avez vue occupée à peindre ; c’est le seul plaisir auquel j’ai été réduite, après en avoir tout espéré de ma condition. Encore était-il interrompu par de longues distractions, dont je n’ai jamais pu me rendre compte à moi-même.

« J’étais dans cette situation, lorsque le Bacha vous ouvrit l’entrée de son sérail. Cette faveur, qu’il n’accordait à personne, me fit attendre impatiemment ce qu’elle devait produire. Il nous ordonna de danser. Je le fis avec un redoublement extraordinaire de rêveries et de distractions. Mon inquiétude me fit aussitôt regagner ma place. J’ignore de quoi j’étais remplie, lorsque vous approchâtes de moi. Si vous me fîtes quelque question, mes réponses durent se ressentir de mon trouble. Mais l’ordre d’un discours sensé, que je vous entendis prononcer, me rendit d’abord extrêmement attentive. Un agréable instrument que j’aurais entendu pour la première fois, ne m’aurait pas fait une autre impression. Je ne me souvenais de rien qui se fût jamais si bien accordé avec l’ordre de mes propres idées. Ce sentiment redoubla, lorsque m’apprenant le bonheur des femmes de votre nation, vous m’expliquâtes d’où il peut dépendre, et ce que les hommes font pour y contribuer. Les noms de vertu, d’honneur et de conduite, dont je n’eus pas besoin d’autre explication pour me former l’idée, s’attachèrent à mon esprit, et s’y étendirent en un moment, comme s’ils m’eussent toujours été familiers. Je prêtai l’oreille avec une avidité extrême à tout ce que l’occasion vous fit ajouter. Je ne vous interrompis point de mes questions, parce qu’il ne vous échappa rien dont je ne trouvasse aussitôt le témoignage au fond de mon cœur. Chériber vint finir une conversation si douce ; mais je n’en avais pas perdu un seul terme, et vous ne fûtes pas plutôt sorti que je commençai à m’en rappeler jusqu’aux moindres circonstances. Tout m’en était précieux. J’en fis dès ce moment mon étude continuelle. Le jour et la nuit ne me présentèrent plus d’autre objet. « Il y a donc un pays, disais-je, où l’on trouve un autre bonheur que celui de la fortune et des richesses ! Il y a des hommes qui estiment dans une femme d’autres avantages que ceux de la beauté ! Il y a pour les femmes un autre mérite à faire valoir, et d’autres biens à obtenir ! Mais comment n’ai-je jamais connu ce qui me flatte avec tant de douceur, et ce qui me semble conforme à mes inclinations ? » Quoique j’eusse à souhaiter là-dessus des détails que je n’avais pas eu le temps de vous demander, c’était assez de me trouver agitée par des désirs si vifs, pour former une haute idée de ce qui me causait tant d’émotion. Je n’aurais pas balancé à quitter le sérail, s’il m’avait été possible d’en sortir. Je vous aurais cherché dans toute la ville pour recevoir seulement l’explication de mille choses qui me restaient à savoir, pour vous faire répéter ce que j’avais entendu, pour vous entendre encore, et me rassasier d’un plaisir dont je n’avais fait que l’essai. Je rappelai du moins une espérance que j’avais toujours conservée, et sans laquelle j’aurais pris plus de précautions avec l’intendant du Bacha. N’étant point née esclave, et rien ne m’ayant forcée de l’être, je m’étais persuadée que si j’eusse pu supposer des circonstances où je me fusse lassée de mon sort, on n’aurait pu m’y retenir malgré moi. Je m’imaginai qu’il n’était question que de m’expliquer avec le Bacha. Mais comme j’avais l’occasion de voir quelquefois l’intendant, qui était chargé des réparations du sérail, je voulus d’abord m’ouvrir à lui. Il m’avait tenu parole. J’étais satisfaite de ses soins et de ses services, et je ne doutai point qu’il ne fût également disposé à m’obliger. Cependant, à peine eut-il compris où tendait mon discours, que, prenant un air froid et sérieux, il affecta d’ignorer le fondement de mes prétentions, et lorsque j’entrepris de lui rappeler mon histoire, il marqua de l’étonnement que j’eusse oublié moi-même qu’il m’avait achetée d’un marchand d’esclaves. Je reconnus clairement que j’étais trahie. La force de ma douleur ne m’empêcha pas néanmoins de considérer que les injures et les plaintes étaient inutiles. Je le conjurai la larme à l’œil de me rendre la justice qu’il me devait. Il me traita avec une dureté qu’il n’avait jamais eue pour moi, et, m’apprenant sans pitié que j’étais esclave pour le reste de ma vie, il me conseilla de ne lui renouveler jamais les mêmes discours si je ne voulais qu’il en avertît son maître. L’illusion qui m’avait dérobé si longtemps mon sort acheva de se dissiper. Je ne sais comment ma raison s’était plus formée depuis le court entretien que j’avais eu avec vous, que par tout l’usage que j’en avais fait jusqu’à l’âge où je suis. Je ne vis plus dans mes aventures passées qu’un sujet de honte, sur lequel je n’osais jeter les yeux ; et sans autres principes que ceux dont vous avez jeté la semence dans mon cœur, je me trouvais comme transportée dans un nouveau jour par une infinité de réflexions qui me faisaient tout regarder d’un autre œil. Je me sentis même une fermeté qui me surprenait dans une situation si cruelle ; et, plus résolue que jamais de m’ouvrir les portes de ma prison, je pensai que pour chercher les voies du désespoir, il fallait avoir tenté mille moyens que je pouvais encore espérer de l’adresse et de la prudence. Celui de m’ouvrir au Bacha me parut le plus dangereux. En m’exposant à son indignation, il ne pouvait servir qu’à attirer la haine de son intendant, et c’était rendre toutes les autres voies beaucoup plus difficile. Mais il me vint à l’esprit de m’adresser à vous. Tout le changement que j’éprouvais était non seulement votre ouvrage, mais devait recevoir de vous sa perfection. J’espérai qu’avec un peu de cette prévention que vous aviez marquée en ma faveur, vous ne me refuseriez pas votre secours.

« La difficulté n’était qu’à vous faire connaître le besoin que j’en avais. Je me hasardai à sonder une esclave, qui m’avait été fort attachée depuis mon entrée au sérail. Je lui trouvais tout le zèle que je désirais pour me servir ; mais elle était aussi resserrée que moi dans nos murs, et, n’en pouvant sortir sans crime, elle n’eut à m’offrir que l’entremise de son frère, qui est au service du Bacha. Je résolus d’en courir les risques. J’abandonnai entre les mains de mon esclave une lettre que vous avez reçue sans doute, puisque vous ne pouvez avoir eu d’autre motif pour vous employer à ma liberté, mais qui m’a jetée pendant quelques jours dans une nouvelle incertitude. Une de mes compagnes, attentive à ma conduite, et jugeant à mon air chagrin que je roulais quelque projet extraordinaire, m’observa dans le temps que j’écrivais ma lettre, et ne découvrit pas moins habilement que je l’avais remise à l’esclave. Elle se crut maîtresse de mon secret. Dès le même jour elle se procura la facilité de m’entretenir à l’écart, et, m’ayant déclaré l’avantage qu’elle avait sur moi, elle me confia à son tour une intrigue fort dangereuse où elle était engagée depuis quelques semaines. Elle recevait un jeune Turc, qui risquait témérairement sa vie pour la voir. Il passait au long des toits jusqu’au-dessus de sa fenêtre, où il trouvait le moyen de descendre à l’aide d’une échelle de cordes. La communication que j’avais avec toutes les femmes du Bacha n’ayant point empêché que je n’eusse conservé mon premier appartement, sa situation avait paru plus commode à mon adroite compagne, et le service qu’elle attendait de moi était d’y cacher pendant quelques jours son amant, qu’elle ne voyait point assez librement dans sa chambre.

« Cette proposition m’effraya. Mais j’étais liée par la crainte de quelque trahison. Ce que j’apprenais même ne pouvait servir de frein à cette femme téméraire, parce que je n’avais point de preuve à donner de l’aveu qu’elle m’avait fait, et que sur mon refus elle pouvait rompre toutes les traces de son commerce en cessant de recevoir son amant ; au lieu que ma lettre et les deux esclaves qui étaient dans ma confidence déposaient à tous moments contre moi. Je me soumis à toutes les lois qu’elle voulut m’imposer. Son amant fut introduit la nuit suivante. Je fus obligée, pour tromper les esclaves, de quitter mon lit pendant leur sommeil, et de conduire le Turc dans un cabinet dont j’avais seule la clef. C’était le lieu où ma compagne se proposait de le recevoir pendant le jour.

« Il fallait de l’adresse pour se dérober aux regards d’un grand nombre de femmes et d’esclaves. Mais dans un sérail bien fermé, on ne s’alarmait point de nous voir quelquefois disparaître, et la multitude des appartements pouvait favoriser ces courtes absences. Cependant, le Turc, qui ne m’avait vue qu’un instant à la lumière d’une bougie, avait pris pour moi les sentiments qu’il avait pour ma compagne. Dès la première visite qu’elle lui rendit avec ma clef que je lui avais abandonnée, elle lui remarqua une froideur qu’elle ne put attribuer longtemps à sa crainte. Il lui fit naître des raisons de souhaiter que je fusse témoin d’une partie de leurs entretiens. Elles étaient si frivoles que, le soupçonnant aussitôt d’infidélité, elle résolut de s’en assurer en satisfaisant à ses désirs. Je ne résistai point à la prière qu’elle me fit de l’accompagner. Son amant garda si peu de mesures, que, choquée moi-même de lui voir si peu d’attention pour elle, je ne condamnai point le dépit qui la fit penser à le renvoyer la nuit suivante. Il ne fit qu’irriter sa jalousie par le chagrin qu’il en marqua, et ses regards me disaient en effet trop clairement la cause de ses regrets. Mais le châtiment l’emporta beaucoup sur le crime. En l’aidant à regagner le toit de sa fenêtre, elle le précipita si cruellement qu’il se tua dans sa chute. Ce fut elle-même qui m’apprit le lendemain cette vengeance barbare.

« Cependant elle n’avait pas fait réflexion qu’il avait entraîné à lui son échelle de corde, et que ce témoignage, joint à la triste situation où il était, ne manquerait pas de faire connaître tout d’un coup la nature de son entreprise. À la vérité il pouvait paraître incertain de quelle fenêtre il était tombé, parce qu’il y en avait plusieurs qui donnaient sur la cour. Mais l’alarme n’en fut pas moins vive dans la maison de Chériber, et les effets s’en communiquèrent tout d’un coup au sérail. Il interrogea lui-même toutes ses femmes. Il fit visiter tous les lieux qui pouvaient faire naître ses défiances. On ne découvrit rien ; et j’admirai avec quelle tranquillité ma compagne soutint les mouvements qui se faisaient autour d’elle. Enfin les soupçons de l’intendant tombèrent sur moi ; mais ce fut sans les communiquer à son maître. Il me dit qu’après les imaginations dont je m’étais remplie, il ne pouvait douter que ce ne fût moi qui avais troublé la paix du sérail, et qui avais pensé peut-être à me procurer la liberté par un crime. Les menaces par lesquelles il voulut m’en arracher l’aveu me causèrent peu d’épouvante ; mais je me crus perdue lorsqu’il me parla d’arrêter les esclaves qui m’étaient les plus attachées. Il observa ma frayeur, et, se disposant à passer aux effets, il me mit dans la nécessité de lui apprendre ce que je ne pouvais lui laisser découvrir lui-même, sans exposer mes malheureux esclaves à périr par un cruel supplice. Ainsi les recherches qu’on faisait pour le dérèglement d’autrui, servirent à m’arracher mon propre secret. Je confessai à l’intendant que je cherchais à me procurer la liberté par des voies que le Bacha même ne pouvait condamner, et sans faire valoir plus longtemps mes droits, je l’assurai que je ne pensais à l’obtenir qu’à titre d’esclave, et au prix dont on la ferait dépendre. Il voulut savoir à qui je m’étais adressée. Je ne pus lui dissimuler que c’était à vous. Ma sincérité fut utile à ma compagne, dont l’intrigue demeura ensevelie ; et l’intendant charmé en apparence de ce qu’il apprenait, m’assura qu’il contribuerait volontiers à ma satisfaction par cette voie.

« Sa facilité me surprit autant que sa rigueur m’avait effrayée. J’en ignore encore les motifs. Mais trop contente de me voir délivrée d’un si terrible obstacle, je vous fis demander plusieurs fois si ma prière avait fait quelque impression sur votre cœur. Votre réponse était douteuse. Cependant l’expérience vient de m’apprendre trop heureusement que vous vous occupiez d’une malheureuse esclave, et que je dois ma liberté au plus généreux de tous les hommes. »

Si l’on a fait, en lisant ce récit, une partie des réflexions qu’il me fit naître, on doit s’attendre à celles qui vont le suivre. En mettant à part les différences du langage, je trouvai à la jeune Grecque tout l’esprit que Chériber m’avait vanté. J’admirai même que sans autre maître que la nature, elle eût arrangé ses aventures avec tant d’ordre, et qu’en expliquant ses rêveries ou ses méditations, elle eût donné un tour philosophique à la plupart de ses idées. Le développement en était sensible, et je ne pouvais le soupçonner de les avoir empruntées d’autrui, dans un pays où l’esprit ne se tourne pas communément à cette sorte d’exercice. Je crus donc lui découvrir un riche naturel, qui étant accompagné d’une figure extrêmement touchante, en faisait sans doute une femme extraordinaire. Ses aventures n’eurent rien de révoltant pour moi, parce que depuis quelques mois que j’étais à Constantinople, il m’arrivait tous les jours d’apprendre les plus étranges événements par rapport aux esclaves de son sexe, et la suite de cette relation en fournira bien d’autres exemples. Je ne fus pas surpris non plus du récit qu’elle m’avait fait de son éducation. Toutes les provinces de la Turquie sont remplies de ces pères infâmes, qui forment leur fille à la débauche, et qui n’ont point d’autre occupation pour soutenir leur vie, ou pour avancer leur fortune.

Mais en examinant l’impression qu’elle prétendait avoir ressentie d’une conversation d’un moment, et les motifs qu’elle avait eus pour souhaiter de m’avoir l’obligation de la liberté, je ne pus me livrer si crédulement à l’air de naïveté et d’innocence qu’elle avait su mettre dans sa contenance et dans ses regards. Plus je lui avais reconnu d’esprit, plus je lui soupçonnais d’adresse ; et le soin qu’elle avait eu de me faire remarquer plusieurs fois sa simplicité, était précisément ce qui me la rendait suspecte. Aujourd’hui, comme du temps des Anciens, la bonne foi grecque est un proverbe ironique. Ce que je pus donc m’imaginer de plus favorable, fut qu’étant lasse du sérail, et flattée peut-être de l’espérance d’une vie plus libre, elle avait pensé à quitter Chériber pour changer de condition, et que dans la vue de m’inspirer quelques sentiments de tendresse, elle avait profité du discours que je lui avais tenu, pour me prendre du côté par lequel je lui avais paru sensible. Si je supposais quelque réalité dans la description qu’elle m’avait faite de ses agitations de cœur et d’esprit, il était aisé d’en trouver la cause dans la situation d’une jeune personne, qui n’avait pas dû goûter beaucoup de plaisir près d’un vieillard. Aussi m’avait-elle vanté la modération du Bacha. Et pour ne rien déguiser, j’étais à la fleur de mon âge ; et si l’on n eme flattait pas sur ma figure, elle avait pu faire impression dans un sérail sur une jeune fille à qui je supposais autant de chaleur de tempérament que de vivacité d’esprit. J’ajouterai encore que dans les expressions de la joie, j’avais cru remarquer un emportement qui n’avait pas de proportion avec l’idée qu’elle avait toujours eue des aventures de sa vie. Ces grands transports n’étaient point amenés d’assez loin, et n’avaient point une cause assez sensible. Car à moins que de faire entrer la puissance du Ciel dans le changement de ses principes, quelle raison avait-elle d’être touchée jusqu’à cet excès du service que je lui avais rendu, et comment pouvait-elle regarder tout d’un coup avec tant d’horreur un lieu d’où elle n’avait point emporté d’autres sujets de plaintes que le dégoût qui naît de l’abondance ? De toutes ces réflexions dont j’avais fait une partie pendant son discours, la conclusion que je tirai fut que j’avais rendu à une jolie femme un service dont je ne devais pas me repentir, mais auquel toutes les belles esclaves auraient eu le même droit ; et quoique, en considérant sa figure avec admiration, je fusse flatté sans doute du désir que je lui supposais de me plaire, la seule pensée qu’elle sortait des bras de Chériber après avoir été dans ceux d’un autre Turc, et peut-être d’une multitude d’amants qu’elle m’avait déguisés, me servit de préservatif contre les tentations auxquelles la chaleur de mon âge aurait pu m’exposer.

Cependant j’étais curieux de savoir nettement à quoi elle se destinait. Elle devait comprendre que l’ayant rendue libre, je n’avais aucun droit de rien exiger d’elle, et que j’attendais au contraire qu’elle m’expliquât ses desseins. Je ne lui fis point de questions, et elle ne se hâta point de m’éclaircir. M’ayant remis sur l’article de nos femmes d’Europe, et sur les maximes dans lesquelles je lui avais dit qu’on les élevait, elle me fit entrer dans cent détails sur lesquels je pris plaisir à la satisfaire. La nuit était fort avancée, lorsque je m’aperçus qu’il était temps de se retirer. Ne m’ayant marqué aucune vue, et ses discours étant toujours retombés sur son bonheur, sur sa reconnaissance et sur la satisfaction qu’elle avait à m’entendre, je lui renouvelai, en la quittant, les offres de mes services, et je l’assurai qu’aussi longtemps qu’elle s’accommoderait de la maison et des soins de son hôte, elle n’y manquerait de rien. L’adieu qu’elle me fit, me parut extrêmement passionné. Elle me donna le nom de son maître, de son roi, de son père, et de tous les noms tendres qui sont familiers aux femmes d’Orient.

Après avoir expédié quelques affaires importantes, je ne pus me mettre au lit, sans me représenter toutes les circonstances de ma visite. Elles me revinrent même en songe. Je me trouvai plein de cette idée à mon réveil, et mon premier soin fut de faire demander au maître des langues, comment Théophé avait passé la nuit. Je ne me sentais point rappelé à elle par un penchant qui me causât de l’inquiétude ; mais ayant l’imagination remplie de ses charmes, et ne doutant point qu’ils fussent à ma disposition, j’avoue que je consultai ma délicatesse sur les premières répugnances que je m’étais senti à lier un commerce de plaisir avec elle. J’examinai jusqu’où ce caprice pouvait aller, sans blesser la raison. Car les caresses de ses deux amants lui avaient-ils imprimé quelque tache, et devais-je me faire un sujet de dégoût de ce que je n’aurais point aperçu, si je l’avais ignoré ? Une flétrissure de cette espèce ne pouvait-elle pas être réparée par le repos et les soins de quelques jours, surtout dans un âge où la nature se renouvelle incessamment par ses propres forces ? D’ailleurs ce que j’avais trouvé de plus vraisemblable dans son histoire, était l’ignorance où elle était encore de l’amour. Elle avait à peine seize ans. Ce n’était pas Chériber qui avait pu faire naître de la tendresse dans son cœur, et l’enfance où elle était à Patras l’en avait dû défendre avec le fils du gouverneur, autant que le récit qu’elle m’avait fait de ses dégoûts. Je me figurai qu’il y aurait de la douceur à lui faire faire cet essai, et je souhaitai, en y réfléchissant de plus en plus, d’avoir été assez heureux pour lui en faire éprouver déjà quelque chose. Cette pensée servit plus que le raisonnement à diminuer mes scrupules de délicatesse. Je me levai tout différent de ce que j’étais la veille, et si je ne me proposai pas de brusquer l’aventure, je résolus d’en jeter du moins les fondements avant la fin du jour.

J’étais invité à dîner chez le Sélictar. Il m’interrogea beaucoup sur l’état où j’avais laissé mon esclave. Je le fis souvenir qu’elle devait porter un autre nom, et, l’assurant que mon dessein était de la laisser jouir de tous les droits que je lui avais rendus, je le confirmai absolument dans l’opinion que je lui avais donnée de mon indifférence. Il s’en crut plus autorisé à me demander où elle était logée. Cette question m’embarrassa. Je ne pus m’en défendre que par un badinage agréable sur le repos dont elle avait besoin en sortant du sérail de Chériber, et sur le mauvais office que je lui rendais en découvrant sa retraite. Mais le Sélictar me jura si sérieusement qu’elle n’aurait rien à craindre de ses importunités, et qu’il ne pensait ni à la troubler, ni à la contraindre, qu’après la confiance qu’il avait eue à mes serments, je ne pus refuser avec bienséance de me rendre aux siens. Je lui appris la demeure du maître de langues. Il me renouvela sa parole, avec un air de sincérité qui me rendit tranquille. Notre entretien continua sur le mérite extraordinaire de Théophé. Ce n’était pas sans efforts qu’il avait fait violence à son inclination. Il me confessa qu’il ne s’était jamais senti plus touché par la figure d’un femme.

« Je me suis hâté de vous la rendre, me dit-il, de peur que ma faiblesse n’augmentât pour elle, en la connaissant mieux, et que l’amour ne devint plus puissant que la justice. »

Ce discours me parut d’un homme d’honneur, et je dois ce témoignage aux Turcs qu’il y a peu de Nations où l’équité naturelle soit plus respectée.

Tandis qu’il m’expliquait ses sentiments avec cette noblesse, on lui annonça le Bacha Chériber, qui parut au même moment avec des marques de chaleur et d’agitation dont nous lui demandâmes impatiemment le sujet. Il était lié avec le Sélictar autant qu’avec moi, et c’était sur la recommandation de l’un que je me trouvais dans la même familiarité avec l’autre. Sa réponse fut de jeter à nos pieds un sac de sequins d’or, qui contenait mes mille écus.

« Qu’on est à plaindre, nous dit-il, d’être le jouet de ses esclaves ! Voilà un sac d’or que mon intendant vous a volé, ajouta-t-il en s’adressant au Sélictar. Et ce n’est pas son unique vol. À force de supplices je viens d’arracher de lui une horrible confession. Je ne lui ai conservé la vie que pour lui faire recommencer l’aveu de son crime à vos yeux. Je mourrais de honte, si cet infâme esclave ne me rendait justice ! »

Il proposa au Sélictar de permettre qu’il le fît introduire. Mais nous le priâmes l’un et l’autre de nous préparer à cette scène par quelques mots d’explication.

Il nous apprit qu’un autre de ses gens, jaloux à la vérité du pouvoir que l’intendant avait usurpé dans la maison, mais intéressé par cette raison à l’observer, s’était aperçu que l’eunuque du Sélictar, qui était venu prendre la jeune esclave, avait compté beaucoup d’or à l’intendant avant que de la recevoir de ses mains. Étant encore sans soupçon il lui avait parlé de ce qu’il avait vu, par la seule curiosité de savoir à quoi montait cette femme. Mais l’intendant, confus d’avoir été surpris, l’avait conjuré aussitôt de garder le silence, et lui avait fait un gros présent pour l’y engager. C’était déguiser au contraire l’envie que l’autre avait de le perdre. Ne doutant point qu’il ne se fût rendu coupable de quelque infidélité dont il craignait le châtiment, il avait découvert aussitôt ses conjectures au Bacha, qui n’avait pas eu de peine à pénétrer la vérité. L’intendant, pressé par les menaces de son maître, avait confessé que lorsque le Sélictar était venu proposer au Bacha de lui vendre la jeune Grecque, il avait entendu ces deux seigneurs disputer civilement sur le prix de sa rançon, et son maître protester, que se croyant trop heureux de pouvoir obliger son illustre ami, il était résolu de lui céder gratuitement son esclave. Ayant remarqué qu’ils s’étaient séparés sans avoir fini ce combat de politesse, il avait suivi le Sélictar, et lui avait dit, comme s’il eût été envoyé par le Bacha, que puisqu’il s’obstinait à ne pas recevoir l’esclave comme un présent, il en donnerait la valeur de mille écus. Il avait ajouté qu’il était chargé de les recevoir, et de remettre l’esclave à ceux qui la viendraient prendre par ses ordres. Chériber, qui lui avait commandé au contraire de la conduire chez son ami, s’était reposé sur lui de ce soin et n’avait pas eu la moindre défiance du compte qu’il lui en avait rendu. Mais apprenant qu’il n’avait pas été moins joué que le Sélictar, sa colère avait été furieuse. Et dans un homme à qui il confiait aveuglément la conduite de ses affaires, il avait jugé que cette tromperie n’était pas la première. Ainsi, pour tirer l’aveu de ses autres crimes autant que pour le punir de celui-ci, il l’avait forcé de révéler tout l’abus qu’il faisait de sa confiance. L’aventure de Théophé avait paru à Chériber une de ses plus noires friponneries. Il ne pouvait lui pardonner les injustices qu’il lui avait fait commettre contre une personne libre. « Loin de la traiter en esclave, j’aurais respecté les malheurs, j’aurais pris soin de sa fortune : et toute ma surprise est qu’elle ne m’ait jamais fait connaître la vérité par ses plaintes. »

Ce récit me causa bien moins d’étonnement qu’au Sélictar. Cependant, je continuai de cacher ce qu’il était inutile de leur apprendre, et la manière dont je parlai à Chériber fit concevoir au Sélictar que je souhaitais toujours de n’être pas mêlé dans cette aventure. L’intendant ayant été introduit, son maître le força de nous raconter dans quelles circonstances il avait trouvé la jeune Grecque, et par quelle perfidie il avait abusé de son innocence pour la faire passer dans l’esclavage. Nous nous intéressâmes peu au sort de ce misérable, qui fut envoyé sur-le-champ au supplice qu’il avait mérité.

Le Sélictar ne fit pas difficulté, après cette explication, de reprendre mes sequins, qu’il fit porter chez moi le jour suivant. Mais à peine Chériber nous eut-il quittés, que revenant avec plus de chaleur que jamais à Théophé, il me demanda ce que je pensais d’une aventure si singulière ?

« Si elle n’est pas née pour l’esclavage, me dit-il, il faut qu’elle soit d’une condition fort supérieure aux apparences. »

Son raisonnement était fondé sur ce qu’à la réserve des états serviles où l’on forme les jeunes gens à quelque talent particulier pour en faire un trafic, la bonne éducation, en Turquie comme ailleurs, est la marque d’une naissance au-dessus du commun, à peu près comme l’on n’est point surpris en France de trouver de la bonne grâce et des airs de politesse dans un maître à danser, tandis qu’on prendrait les mêmes dehors dans un inconnu pour des témoignages qui annoncent un homme de condition. Je laissai le Sélictar dans ses conjectures. Je ne lui communiquai pas même ce qui pouvait les éclaircir. Mais je ne fus pas moins frappé de sa réflexion, et, me rappelant cette partie du récit qui regardait la mort de son père, je m’étonnai d’avoir fait si peu d’attention à l’enlèvement d’une dame Grecque et de sa fille, dont on l’avait accusé. Il ne me parut pas impossible que Théophé n’eût été cette enfant de deux ans qui avait disparu avec sa mère. Cependant, quel moyen de pouvoir obtenir là-dessus quelque lumière ? Et n’en aurait-elle pas eu quelque défiance elle-même, si elle eût vu dans cette aventure le moindre rapport avec les siennes ? Je me proposai néanmoins de lui faire quelques nouvelles questions pour satisfaire ma curiosité, et je ne remis pas ce dessein plus loin qu’à ma visite.

Mon valet de chambre étant le seul de mes gens qui sût mes relations avec Théophé, j’étais résolu de tenir cette intrigue secrète, et de ne prendre jamais que le temps du soir pour aller chez le maître de langues. Je m’y rendis à l’entrée de la nuit. Il m’apprit qu’une heure auparavant, il y était venu un Turc de fort bonne mine, qui avait demandé avec empressement à parler à la jeune Grecque, mais en lui donnant le nom de Zara, qu’elle avait porté au sérail. Elle avait refusé de le voir. Après avoir marqué beaucoup de chagrin de ce refus, le Turc avait laissé au maître de langues une cassette dont il était chargé pour elle, avec un billet à la façon des Turcs, qu’il l’avait priée instamment de lire. Théophé avait refusé également de recevoir le billet et la cassette. Le maître de langues me les remit. Je les pris avec moi en entrant dans l’appartement, et plus curieux qu’elle de pénétrer le fond de cette aventure, je l’excitai à ouvrir le billet en ma présence. Il me fut plus aisé qu’à elle de le reconnaître pour une galanterie du Sélictar. Les expressions en étaient mesurées ; mais elles ne paraissaient pas moins partir d’un cœur pénétré de ses charmes. On la priait de ne rien craindre de la fortune, aussi longtemps qu’elle daignerait accepter les secours d’un homme qui n’avait rien dont elle ne pouvait disposer. En lui envoyant une somme d’argent, avec d’autres présents considérables, il ne donnait à cette générosité que le nom d’un essai léger, qu’elle le trouverait toujours prêt à redoubler. J’expliquai naturellement à Théophé de quelle main je croyais cette lettre, et j’ajoutai, pour lui donner occasion de me découvrir ses sentiments, que le Sélictar avait pour elle autant de respect que d’amour depuis qu’il ne la considérait plus comme esclave. Mais elle parut si indifférente pour ce qu’il pensait d’elle, qu’entrant furieusement dans ses idées, je remis la cassette au maître de langues pour la rendre au messager du Sélictar lorsqu’il reparaîtrait. Elle avait quelque regret d’avoir ouvert la lettre et de ne pouvoir feindre par conséquent d’ignorer ce qu’elle contenait ; mais par une seconde réflexion dont elle ne fut redevable qu’à elle-même, elle prit le parti de lui répondre. J’attendis curieusement quels termes elle allait employer, car elle ne pensa point à me cacher son dessein. Une dame de Paris, avec autant d’usage du monde que d’esprit et de vertu, n’aurait pas pris un autre ton pour éteindre l’amour et l’espérance dans le cœur d’un amant. Elle donna, sans affectation, cette réponse au maître de langues, en le priant de lui épargner désormais tout ce qui pourrait ressembler à cette aventure.

Je ne déguiserai point que l’amour-propre me fit expliquer ce sacrifice en ma faveur, et n’ayant point perdu le projet dont je m’étais rempli le matin, j’interrompis tout ce qui appartenait au Sélictar pour commencer par degrés à m’occuper de mes propres intérêts. Mais je fus interrompu moi-même par une infinité de réflexions qui sortaient naturellement de la bouche de Théophé, et dont je reconnaissais la source dans quelques traits légers qui m’étaient échappés la veille. Son esprit porté de lui-même à méditer ne saisissait rien qu’il n’étendît aussitôt pour le considérer sous toutes ses faces, et je remarquai qu’elle n’avait point eu d’autre occupation depuis que je l’avais quittée. Elle me fit mille questions nouvelles, comme si elle n’eût pensé qu’à se préparer des sujets de méditation pour la nuit suivante. Était-elle frappée de quelqu’usage de ma Nation, ou de quelque principe qu’elle entendit pour la première fois, je la voyais un moment recueillie pour le graver dans sa mémoire ; et quelquefois elle me priait de le répéter, dans la crainte de n’avoir pas saisi tous les sens de mes expressions ou dans celle de l’oublier. Au milieu d’un entretien si sérieux, elle trouvait toujours le moyen de mêler quelques témoignages de la reconnaissance qu’elle me devait ; mais elle m’avait jeté si loin de mes prétentions par les discours qui avaient précédé ces tendres mouvements, que je ne pouvais revenir assez tôt à moi-même pour en tirer l’avantage que j’aurais souhaité. D’ailleurs, l’intervalle était si court, que me faisant passer aussitôt à d’autres pensées par quelque nouvelle question, elle me mettait dans la nécessité continuelle de paraître plus grave et plus sérieux que je n’avais voulu l’être.

Dans l’ardeur qui la rappelait sans cesse à cette espèce de philosophie, à peine me laissa-t-elle le temps de lui communiquer les soupçons que le Sélictar m’avait fait naître sur son origine. Cependant, comme je n’avais pas besoin de préparations pour lui parler de son père, je la priai de suspendre un moment sa curiosité et ses réflexions.

« Il m’est venu un doute, lui dis-je, et vous reconnaîtrez tout d’un coup que c’est l’admiration que j’ai pour vous qui me l’inspire. Mais avant que de vous l’expliquer, j’ai besoin de savoir si vous n’avez jamais connu votre mère. »

Elle me répondit qu’il ne lui en restait pas la moindre trace. Je continuai :

« Quoi ? Vous ignorez à quel âge vous l’avez perdue ? Vous ne savez point par exemple si c’est avant cet enlèvement dont on a fait le crime de votre père ; et vous ignorez même si elle était différente de cette dame Grecque qui l’avait engagée à quitter son mari, et qui était accompagnée, si je me rappelle bien votre récit, d’une fille âgée de deux ans ? »

Mon discours la fit rougir, sans que je pusse distinguer encore la cause de son émotion. Enfin, rompant le silence qu’elle avait gardé un moment :

« Vous serait-il venu, me dit-elle, la même pensée qu’à moi, ou le hasard vous aurait-il procuré quelques lumières sur un doute dont je n’ai osé faire l’ouverture à personne ?

— Je ne pénètre point votre idée, repris-je, mais en admirant mille qualités naturelles qui vous distinguent du commun des femmes, je ne puis me persuader que vous soyez née d’un père aussi infâme que vous m’avez représenté le vôtre ; et plus je vous vois d’ignorance sur les premiers temps de votre vie, plus je suis porté à vous croire fille de ce même seigneur Grec dont le misérable qui vous donnait faussement ce nom avait enlevé la femme. »

Cette déclaration produisit sur elle un effet surprenant. Elle se leva dans une espèce de transport.

« Ah ! c’est ce que j’ai pensé longtemps, me dit-elle, sans avoir la hardiesse de m’en flatter tout à fait. Vous y voyez donc quelque apparence ? »

Ses yeux se couvrirent de larmes en me faisant cette question.

« Hélas ! reprit-elle aussitôt, pourquoi me remplir d’une idée qui ne peut servir qu’à augmenter ma honte et mes malheurs ! »

Sans pénétrer quel sens elle attachait aux termes de malheur et de honte, j’écartai ces fâcheuses images en lui représentant au contraire qu’elle n’avait rien de plus heureux à souhaiter que de se trouver née d’un autre père que le scélérat qui avait usurpé ce titre. Et le seul doute où elle était là-dessus me paraissant capable de confirmer le mien, je la pressai non seulement de se rappeler tout ce qui pouvait nous conduire à quelqu’éclaircissement pour le temps de son enfance, mais de m’apprendre si elle n’avait point entendu à l’audience du cadi le nom de la dame Grecque dont je la croyais fille, ou du moins celui des accusateurs qui avaient traîné au supplice le malheureux auteur de toutes ses infortunes. Elle ne se rappela rien. Mais en nommant moi-même le cadi, il me parut que j’avais quelques lumières à espérer de ce magistrat, et je promis à Théophé de prendre le lendemain des informations. Ainsi, cette soirée où je m’étais flatté de donner quelque chose à la galanterie, se passa dans des discussions de fortune et d’intérêts.

Je me fis un reproche, en me retirant, d’avoir gardé tant de mesure avec une femme qui sortait du sérail, surtout après le récit qu’elle m’avait fait des autre circonstances de sa vie. Je me demandai à moi-même si en supposant qu’elle n’eût pour moi toute l’inclination que je lui croyais encore, j’étais disposé à m’attacher à elle dans le sens qu’on donne en France à ce qu’on appelle entretenir une femme ; et me trouvant moins d’éloignement que je n’en avais eu d’abord pour former cette sorte de liaison avec elle, il me sembla que sans employer tant de détours, je n’avais qu’à lui en faire naturellement la proposition. Si elle la recevait avec autant de satisfaction que je ne croyais pas devoir en douter, la passion du Sélictar ne pouvait me causer d’embarras lorsqu’il m’avait déclaré lui-même qu’il ne prétendait rien obtenir de la violence ; et quand les informations que je voulais prendre me feraient découvrir sa naissance, ce qui la relèverait un peu à mes yeux n’empêchant point qu’elle n’eût essuyé les disgrâces qu’elle m’avait racontées, je ne voyais dans toutes les découvertes que je pouvais faire qu’une raison d’augmenter mon goût pour elle, sans qu’elle en fût moins propre au commerce où je voulais l’engager. Je m’arrêtai absolument à ce dessein. On voit combien j’étais encore éloigné de tous les sentiments de l’amour.

M’étant fait conduire le lendemain chez le cadi, je lui rappelai l’affaire d’un Grec qu’il avait condamné au supplice. Il l’avait si peu oublié que m’en faisant aussitôt le détail, il me donna le plaisir de lui entendre répéter plusieurs fois les noms que je cherchais à connaître.

Le seigneur Grec, dont la femme avait été enlevée, se nommait Paniota Condoidi ; c’était lui-même qui avait reconnu le ravisseur dans une rue de la ville, et qui l’avait fait arrêter. Mais il n’avait tiré de cette rencontre, ajouta le cadi, que la satisfaction d’être vengé ; et la femme, ni la fille, ni ses joyaux, n’avaient point été retrouvés. J’admirai cette réflexion, lorsqu’il me semblait que tous les soins par lesquels on pouvait parvenir à les retrouver effectivement, avaient été négligés. J’en marquai même quelque surprise au cadi.

« Que pouvais-je faire de plus ? me dit-il. Le criminel déclara que la dame et sa fille étaient mortes. Cette déclaration devait être sincère, puisque le seul moyen qui lui restait de conserver sa vie était de les faire paraître, si elles eussent été vivantes : aussi n’eut-il pas plutôt entendu prononcer sa sentence, qu’il espéra de m’embarrasser par des fables ; mais je reconnus bientôt qu’il ne cherchait qu’à tromper ma justice. »

Comme je me rappelais qu’en effet l’exécution de la sentence avait été suspendue, je priai le cadi de m’apprendre la cause de cet incident. Il me dit que le criminel, ayant demandé à lui parler à l’écart, lui avait offert, pour obtenir la vie, non seulement de lui représenter la fille du seigneur Condoidi, mais de la lui livrer secrètement pour son sérail ; et que sur le détail qu’il lui avait fait de plusieurs circonstances, il avait eu l’art de lui faire trouver quelqu’air de vérité de cette promesse. Mais tous les mouvements qu’on s’était donné pour la découvrir, avaient été inutiles ; et jugeant enfin que c’était l’artifice d’un malheureux, qui employait le mensonge pour retarder son supplice, l’indignation qu’il avait eue de sa hardiesse et de son infamie, n’avait servie qu’à lui faire hâter sa mort. Je ne pus m’empêcher de communiquer à ce premier juge des Turcs quelques réflexions sur sa conduite.

« Qui vous empêchait, lui dis-je, de garder quelques jours de plus votre prisonnier, et de prendre le temps de vous procurer des informations dans les lieux où il avait demeuré depuis son crime ? Ne pouviez-vous pas le forcer de vous découvrir où la dame Grecque était morte, et par quel accident il l’avait perdue ? Enfin n’était-il pas aisé de remonter sur ses traces, et de les suivre jusque dans les moindres circonstances ? C’est notre méthode en Europe, ajoutai-je, et si nous n’avons pas plus de zèle que vous pour l’équité, nous nous entendons mieux à la recherche du crime. »

Il trouva mes conseils si justes qu’il m’en fit des remerciements, et quelques discours qu’il ajouta sur l’exercice de sa profession me persuadèrent que les Turcs ont plus de gravité que de lumières dans leurs tribunaux de Justice.

Avec le nom du seigneur Grec, je tirai du cadi le lieu de sa demeure : c’était une petite ville de la Morée, que les Turcs nomment Acade. Il ne me parut pas aisé d’y trouver tout d’un coup de la communication, et je pensai d’abord à m’adresser au Bacha de cette province. Mais ayant appris qu’il se trouvait à Constantinople quantité de marchands d’esclaves du même pays, je fus si heureux que le premier chez lequel je me fis conduire, m’assura que le seigneur Condoidi n’avait pas quitté cette ville depuis plus d’un an, et qu’il y était connu de toutes les personnes de la Nation. La difficulté n’était plus qu’à trouver sa maison. Le marchand d’esclaves me rendit aussitôt ce service. Je ne différai pas à m’y rendre, et mon ardeur redoublant par le succès de mes premiers soins, je crus toucher à l’éclaircissement que je désirais.

La maison et la figure du seigneur grec ne me donnèrent point une haute idée de ses richesses. Il était d’une de ces anciennes familles, qui conservent moins de lustre que de fierté de leur noblesse, et qui dans l’abaissement où elles sont tenues par les Turcs, n’oseraient faire parade de leur bien, si elles en avaient assez pour vivre avec plus de distinction. Condoidi, qui avait l’air en un mot d’un bon gentilhomme campagnard, me reçut civilement sans avoir appris qui j’étais, car j’avais renvoyé mon équipage en quittant le cadi ; et paraissant attendre sans empressement mes explications, il me donna tout le temps de lui faire le discours que j’avais médité.

Après lui avoir témoigné que je n’ignorais point ses anciennes infortunes, je le priai de pardonner à l’intérêt que diverses raisons m’y faisaient prendre, une curiosité qu’il pouvait satisfaire aisément. C’était celle de savoir de lui-même depuis quel temps il avait perdu sa femme et sa fille. Il me répondit qu’il y avait quatorze ou quinze ans. Ce temps répondait si juste à l’âge de Théophé, du moins en y joignant les deux ans qu’elle avait alors, que je crus mes doutes à demi levés.

« Croyez-vous, repris-je, que malgré la déclaration du ravisseur, il soit impossible que l’une des deux vive encore ; et s’il paraît désirer pour vous que ce soit votre fille, n’auriez-vous pas quelque reconnaissance pour ceux qui vous feraient voir un jour à la retrouver ? »

Je m’attendais que cette demande allait exciter ses transports. Mais, demeurant dans sa pesanteur, il me dit que le temps, qui avait guéri la douleur de sa perte, empêchait aussi qu’il ne souhaitât des miracles pour la réparer ; qu’il avait plusieurs fils, à qui l’héritage qu’il devait laisser suffirait à peine pour soutenir l’honneur de leur naissance, et qu’en supposant d’ailleurs que sa fille vécût, il était si difficile qu’elle eût conservé quelque sagesse entre les mains d’un scélérat et dans un pays tel que la Turquie, qu’il ne se persuaderait jamais qu’elle fût digne de paraître dans sa famille.

Cette dernière objection me parut la plus forte. Cependant le premier moment me paraissant décisif pour les sentiments de la nature, je pris le parti de réunir tout ce qui était capable de les réveiller.

« Je n’examine point, lui dis-je vivement, la force de vos scrupules et de vos raisons, parce qu’elle ne peut rien changer à la certitude d’un fait. Votre fille vit. Laissons sa vertu dont ne je puis répondre ; mais j’ose vous garantir qu’il ne manque rien à son esprit ni à ses charmes. Il dépend de vous de la revoir à ce moment, et je vais vous laisser par écrit le lieu de sa demeure. »

En effet, m’étant fait donner une plume, je lui écrivis le nom du maître de langues, et je me retirai aussitôt.

J’étais persuadé que s’il n’était pas tout à fait insensible, il ne résisterait pas un instant à l’impulsion de la nature, et je partis si plein d’espérance que pour me procurer un spectacle agréable, j’allai directement chez le maître de langues, où je m’imaginais qu’il serait peut-être aussitôt que moi. Je n’entrai pas chez Théophé, parce que je voulais me faire un plaisir de sa surprise. Mais quelques heures s’étant passées sans qu’il eût paru, je commençai à craindre de m’être trop flatté, et je découvris enfin à celle que rien ne pouvait plus m’empêcher de regarder comme sa fille, ce que j’avais fait pour remplir ma promesse. Le témoignage du malheureux qui avait abusé de son enfance, fit sur elle plus d’impression que tout le reste.

« Je ne serai point affligée, me dit-elle, de demeurer incertaine de ma naissance, et quand je serais sûre de la devoir à votre seigneur grec, je ne me plaindrais pas qu’il fît difficulté de me reconnaître. Mais je remercie le Ciel du droit qu’il me donne désormais de refuser le nom de père à l’homme du monde à qui je devais le plus de haine et de mépris. »

Elle parut si touchée de cette pensée, que ses yeux s’étant remplis de larmes, elle me répéta vingt fois que c’était à moi qu’elle croyait devoir la naissance, puisque c’était lui en donner une seconde que de la délivrer de l’infamie de la première.

Mais je ne crus point mon ouvrage achevé, et dans la chaleur qui m’en restait encore, je lui proposai de m’accompagner chez Condoidi. La nature a des droits contre lesquels ni la grossièreté ni l’intérêt ne rendent jamais le cœur assez fort. Il me parut impossible qu’en voyant sa fille, en l’entendant, en recevant ses embrassements et ses regards, il ne fût point ramené malgré lui aux sentiments qu’il lui devait. Il ne m’avait point fait d’objection contre la possibilité de la retrouver. J’espérai que la nature triompherait de toutes les autres. Théophé me laissa voir quelque crainte.

« Ne ferais-je pas mieux, me dit-elle, de demeurer inconnue, et cachée même à toute la terre ? »

Je n’approfondissais point la cause de ces mouvements, et je la forçai presque malgré elle à m’accompagner.

Il était assez tard. J’avais passé seul une partie du jour chez le maître de langues, et m’accoutumant déjà à cet air de commerce dérobé, je m’y étais fait apporter à dîner par mon valet de chambre. Avant que j’eusse déterminé la jeune Grecque à sortir avec moi, la nuit avait commencé à s’approcher ; de sorte que l’obscurité se trouvait déjà épaisse, lorsque nous arrivâmes chez Condoidi. Il n’était pas revenu de la ville, où ses affaires l’avaient appelé dans l’après-midi ; mais un de ses domestiques, qui m’avait vu le matin, me dit qu’en l’attendant, je pouvais parler à ses trois fils. Loin de rejeter cette proposition, je la regardai comme ce que j’avais à souhaiter de plus heureux. Je me fis introduire avec Théophé, qui avait la tête couverte d’un voile. À peine eus-je fait connaître aux trois jeunes gens que j’avais rendu le même jour une visite à leur père, et que j’étais rappelé chez lui par le même sujet, qu’ils me parurent informés de ce qui m’amenait ; et celui que je pris à son air pour l’aîné, me répondit froidement qu’il y avait peu d’apparence que je fisse goûter à son père une histoire vague et sans vraisemblance. Je ne lui répondis que par le détail des raisons qui me la faisaient regarder d’un autre œil, et lorsque je les eus fortifiés par mes raisonnements, je priai Théophé de lever son voile, pour laisser le temps à ses frères de démêler sur son visage quelques traits de famille. Les deux aînés la considérèrent avec beaucoup de froideur ; mais le plus jeune, dont l’âge ne paraissait pas surpasser dix-huit ans, et qui m’avait frappé d’abord par la ressemblance que je lui avais trouvée avec sa sœur, n’eût pas jeté deux fois les yeux sur elle que, s’avançant les bras ouverts, il lui donna mille tendres embrassements. Théophé n’osant encore se livrer à ses caresses, tâchait modestement de s’en défendre. Mais les deux autres ne la laissèrent point longtemps dans cet embarras. Ils s’approchèrent brusquement pour la tirer des bras de leur frère, en le menaçant de l’indignation de Condoidi, qui serait vivement offensé du parti qu’il prenait contre ses intentions. Je fus moi-même indigné de leur dureté, et je leur en fis des reproches piquants, qui ne m’empêchèrent point d’inviter à s’asseoir pour attendre Condoidi. Outre mon valet de chambre, j’avais avec moi le maître de langues, et deux hommes suffisaient pour me mettre à couvert de toutes sortes d’insultes.

Enfin le père arriva ; mais ce que je n’avais pas prévu, à peine eut-il appris que je l’attendais, et que j’étais accompagné d’une jeune fille, que, sortant avec autant de diligence que s’il eût été menacé de quelque péril, il me fit dire par le domestique qui m’avait reçu, qu’après l’explication qu’il avait eue avec moi, il s’étonnait que je prétendisse le forcer de recevoir une fille qu’il ne reconnaissait point. Choqué comme je le fus de cette grossièreté, je pris Théophé par la main, et je lui dis que sa naissance ne dépendant point du caprice de son père, il importait peu qu’elle fût reconnue de Condoidi, lorsqu’il paraissait manifestement qu’elle était sa fille.

« Le témoignage du cadi et le mien, ajoutai-je, auront autant de force que l’aveu de votre famille, et je ne vois rien d’ailleurs à regretter pour vous dans l’amitié qu’on vous refuse ici. »

Je sortis avec elle, sans qu’on me fît la moindre civilité pour me conduire à la porte. N’ayant rien à exiger de trois jeunes gens dont je n’étais pas connu, je leur pardonnai plus aisément leur impolitesse que la dureté avec laquelle ils avaient traité leur sœur.

Cette malheureuse fille paraissait plus affligée de cette disgrâce que je l’en eusse crue capable après la difficulté qu’elle avait marquée à me suivre. Je remettais à lui déclarer mes vues chez le maître de langues, et ce qui venait d’arriver les favorisait. Mais l’air de tristesse qu’elle conserva pendant toute la soirée me fit penser ensuite que ce moment était mal choisi. Je me bornai à lui répéter plusieurs fois qu’elle devait être tranquille avec la certitude qu’elle avait de ne manquer de rien. Elle me dit que ce qui la touchait le plus dans mes offres était l’assurance qu’elle y trouvait de la continuation de mes sentiments pour elle ; mais quoique ce compliment eût l’air affectueux, il me parut accompagné de tant d’amertume de cœur, que je voulus laisser à son chagrin le temps de la nuit pour se dissiper.

Je le passai avec plus de tranquillité, parce que m’étant fixé enfin à mes résolutions, la naissance de Théophé qui passait pour certaine à mes yeux avait achevé d’effacer les idées importunes qui revenaient toujours blesser ma délicatesse. Elle avait essuyé des épreuves révoltantes ; mais avec tant de belles qualités et la noblesse de son origine, en aurais-je voulu faire ma maîtresse si elle n’eût rien eu à se faire reprocher du côté de l’honneur ! Il se faisait de ses perfections et de ses taches une compensation qui semblait la rendre propre à l’état où je voulais l’engager. Je m’endormis dans cette idée, à laquelle il fallait bien que j’attachasse déjà plus de douceur que je ne me l’étais jusqu’alors imaginé, puisque je fus si sensible à la nouvelle qui vint troubler mon réveil. Ce fut le maître de langues, qui fit demander instamment à me parler sur les neuf heures.

« Théophé, me dit-il, vient de partir dans une voiture qui lui a été amenée par un inconnu. Elle ne s’est pas fait presser pour le suivre. Je m’y serais opposé, ajouta-t-il, si vous ne m’aviez donné des ordres précis de la laisser libre dans toutes ses volontés. »

J’interrompis ce cruel discours par une exclamation qui ne fut pas réfléchie.

« Ah ! que ne vous y opposiez-vous, m’écriai-je, et n’avez-vous pas dû comprendre le sens de mes ordres ? »

Il se hâta d’ajouter qu’il n’avait pas laissé de lui représenter son départ, que je serais surpris d’une résolution si précipitée et qu’elle me devait du moins quelque éclaircissement sur sa conduite. Elle avait répondu qu’elle ignorait elle-même à quoi elle allait s’exposer, et que de quelque malheur qu’elle fût menacée, elle prendrait soin de m’informer de son sort.

On prendra l’idée qu’on voudra des motifs qui m’échauffèrent le sang. J’ignore moi-même de quelle nature ils étaient. Mais je me levai avec des mouvements que je n’avais jamais sentis, et, renouvelant amèrement mes plaintes au maître de langues, je lui déclarai avec la même ardeur que mon amitié ou mon indignation dépendaient des efforts qu’il allait faire pour découvrir les traces de Théophé. Comme il n’ignorait point tout ce qui s’était passé depuis qu’elle était chez lui, il me dit que s’il n’y avait rien de plus caché dans ses aventures que ce qu’il en connaissait, l’inconnu qui l’était venu prendre ne pouvait être qu’un messager de Condoidi ou du Sélictar. L’alternative me parut aussi certaine qu’à lui. Mais je la trouvai également chagrinante, et sans chercher les raisons qui me causaient un trouble si pressant, j’ordonnai au maître de langues d’aller successivement chez le Sélictar et chez Condoidi. Je ne lui donnai point d’autre commission chez le premier, que de prendre des informations à la porte sur les personnes qu’on y avait vues depuis neuf heures. À l’égard de l’autre, je le chargeai formellement de savoir de lui-même si c’était lui qui avait envoyé chercher sa fille.

J’attendis son retour avec une impatience qui ne peut être exprimée. Il rapporta si peu de fruit de son voyage, que dans la fureur où me jeta ce redoublement d’obscurité, mes soupçons se tournèrent sur lui-même.

« Si j’osais m’arrêter, lui dis-je avec un regard terrible aux défiances qui m’entrent dans l’esprit, je vous ferais traiter sur-le-champ d’une façon si cruelle, que j’arracherais de vous la vérité ! »

Il fut effrayé de mes menaces, et se jetant à mes pieds, il me promit l’aveu de ce qu’il ne s’était engagé à faire, me dit-il, qu’avec la dernière répugnance et sans autre motif de compassion. Je brûlais de l’entendre. Il m’apprit que la veille, peu de moments après que j’avais quitté Théophé, elle l’avait fait appeler dans sa chambre, et qu’après un discours fort touchant sur sa situation, elle lui avait demandé son secours pour exécuter une résolution à laquelle elle était absolument déterminée. Ne pouvant soutenir plus longtemps, lui avait-elle dit, les regards de ceux qui connaissaient sa honte et ses infortunes, elle avait pris le parti de quitter secrètement Constantinople et de se rendre dans quelque ville d’Europe où elle pût trouver un asile dans la générosité de quelque famille chrétienne. Elle confessait qu’après les faveurs qu’elle avait reçues de moi, c’était les reconnaître mal que de se dérober sans ma participation et d’avoir manqué de confiance pour son bienfaiteur. Mais comme j’étais l’homme du monde à qui elle avait le plus d’obligation, j’étais aussi celui pour qui elle avait le plus d’estime, et par conséquent celui dont la présence, les discours et l’amitié renouvelaient le plus vivement la honte de ses aventures. Enfin les instances plutôt que ses raisons, avaient engagé le maître de langues à la conduire dès la pointe du jour, au port, où elle avait trouvé un vaisseau messinois dont elle était résolue de profiter pour se rendre en Sicile.

« Où est-elle ? interrompis-je avec une impatience encore plus vive. Voilà ce que je vous demande, et ce qu’il fallait m’apprendre tout d’un coup ?

— Je ne doute point, me dit-il, qu’elle ne soit ou sur le vaisseau messinois, qui ne doit mettre à la voile que dans deux jours, ou dans une hôtellerie grecque où je l’ai conduite sur le port.

— Hâtez-vous d’y retourner, repris-je impétueusement ; engagez-la sur-le-champ à revenir chez vous. Gardez-vous de reparaître sans elle, ajoutai-je enjoignant la menace à cet ordre ; je ne vous dis point tout ce que vous avez à redouter de ma colère si je ne la vois point avant midi. »

Il allait sortir sans s’expliquer. Mais dans le mouvement qui m’agitait, troublé de mille craintes que je ne m’arrêtai pas à démêler, je pensais que tout ce que je ne ferais pas moi-même serait ou trop lent ou trop incertain. Je le rappelai. Avec la connaissance que j’avais de la langue, il me parut aisé d’aller au port et de m’y mêler dans la foule sans être reconnu !

« Je veux vous accompagner, lui dis-je. Après m’avoir trahi si cruellement, vous ne méritez plus ma confiance. »

Mon dessein était de sortir à pied vêtu simplement et sans autre suite que mon valet de chambre. Le maître de langues s’efforça, tandis que je m’habillais, de se rétablir dans mon esprit par toutes sortes d’excuses et de soumissions. Je ne doutai point qu’il ne fût entré quelque motif d’intérêt dans ses vues. Mais prêtant peu d’attention à ses discours, je ne m’occupais que de la démarche que j’allais faire. Malgré toute l’ardeur que je me sentais pour retenir Théophé à Constantinople, il me semblait que si j’eusse pu m’assurer de ses intentions et me persuader qu’elle voulait prendre sérieusement le parti d’une vie sage et retirée, j’aurais moins pensé à combattre son dessein qu’à le seconder. Mais en la supposant sincère, quelle apparence à son âge de pouvoir résister à toutes les occasions qu’elle allait avoir de retomber dans de nouvelles aventures ? Le capitaine messinois, le premier passager qui se trouverait avec elle sur le vaisseau, tout m’était suspect. Et si elle ne paraissait point destinée par son sort à une conduite plus réglée que celle des premières années de sa vie, pourquoi me laisser enlever par un autre les douceurs que je m’étais proposé de goûter avec elle ? Telles étaient encore les bornes où je croyais renfermer mes sentiments. J’arrivai à l’hôtellerie où le maître de langues l’avait laissée. Mais on nous apprit qu’elle était dans sa chambre avec un jeune homme qu’elle avait fait appeler en le voyant passer sur le port. Je demandai curieusement les circonstances de cette visite. Théophé, que le jeune homme avait reconnue aussitôt et qu’il avait embrassée avec la plus vive tendresse, avait paru répondre fort librement à ses caresses. Ils s’étaient enfermés ensemble, et personne ne les avait interrompus depuis plus d’une heure.

Je crus toutes mes prédictions déjà remplies, et dans le dépit dont je ne pus me défendre, il s’en fallut peu que, renonçant à toute liaison avec Théophé, je ne retournasse chez moi sans la voir. Mais le motif qui me faisait agir continuant de se déguiser, je voulus donner à la curiosité ce qui me semblait que je ne souhaitais plus par aucun autre intérêt. Je fis monter le maître de langues, pour l’avertir que je demandais à lui parler. Le trouble où la jeta mon nom lui ôta longtemps le pouvoir de répondre. Enfin le maître de langues revenant à moi, me dit que le jeune homme qu’il avait trouvé avec elle était le plus jeune des trois fils de Condoidi. J’entrai aussitôt. Elle fit un mouvement pour se jeter à mes pieds ; je la retins malgré elle, et, plus tranquille en reconnaissant son frère que je n’aurais dû l’être après tant d’agitation, si mes sentiments n’avaient point été d’une autre nature que je ne les croyais encore, je pensai bien moins à lui faire des reproches qu’à lui marquer la joie que j’avais de la retrouver.

En effet, comme s’il était arrivé quelque changement dans mes yeux depuis le jour précédent, je demeurai quelque temps à la regarder avec un goût, ou plutôt avec une avidité que je n’avais jamais sentie. Toute la figure, pour laquelle il m’avait paru jusqu’alors que je n’avais eu qu’une admiration modérée, me touchait jusqu’à me faire avancer ma chaise avec une espèce de transport, pour me placer plus près d’elle. La crainte que j’avais eue de la perdre semblait augmenter en la retrouvant. J’aurais voulu qu’elle soit déjà retournée chez le maître de langues, et la vue de plusieurs vaisseaux parmi lesquels je me figurais que devait être celui du Messinois me causait une inquiétude qui m’échauffait le sang.

« Vous me quittiez donc, Théophé, lui dis-je tristement, et lorsque vous avez pris la résolution de quitter un homme qui vous est si dévoué, vous avez compté pour rien la douleur que votre départ m’allait causer ! Mais pourquoi me quitter sans m’avoir averti de votre projet ? Avez-vous trouvé que j’avais mal répondu à votre confiance ? »

Elle tenait les yeux baissés, et j’en voyais couler quelques larmes. Cependant, les levant sur moi avec un air de confusion, elle m’assura qu’elle n’avait rien à se reprocher du côté de la reconnaissance ; et si le maître de langues, me dit-elle, m’avait rendu compte des sentiments qu’elle emportait pour moi, je ne devais pas la soupçonner d’ingratitude. Elle continua de se justifier par les mêmes raisons qu’il m’avait apportées, et venant au jeune Condoidi, que je ne pouvais être surpris de trouver dans cette chambre, elle me confessa que l’ayant vu passer, le souvenir de l’affection qu’il lui avait marquée la veille l’avait portée à le faire appeler. Ce qu’elle venait d’apprendre par son témoignage devenait pour elle une nouvelle raison de précipiter son départ. Condoidi avait déclaré à ses trois fils qu’il ne lui restait pas le moindre doute qu’elle ne fût leur sœur ; mais n’en étant pas plus disposé à la recevoir dans sa famille, il avait défendu au contraire à ses fils de former la moindre liaison avec elle, et sans expliquer le fond de ses idées, il paraissait rouler secrètement quelque noir projet. Le jeune homme, charmé de rencontrer sa sœur, pour laquelle il sentait redoubler son affection, l’avait exhortée lui-même à se défier de l’humeur de son père ; et la trouvant déterminée à quitter Constantinople, il lui avait offert de se joindre à elle pour l’accompagner dans son voyage.

« Quel conseil donneriez-vous à une malheureuse, ajouta Théophé, et quel autre parti me reste-t-il à choisir que la fuite ? »

J’aurais pu lui répondre que la plus forte raison qu’elle avait de fuir étant la crainte qu’on lui inspirait de son père, le sujet de mes plaintes n’en subsistait pas moins, puisque ce nouveau malheur n’était venu qu’après sa résolution. Mais faisant tout céder à l’envie de la retenir, et n’exceptant pas même son frère de mes défiances, je lui représentai que si son départ était juste et nécessaire, il devait être accompagné de quelques mesures dont elle ne pouvait se dispenser sans imprudence. Et, l’accusant encore de n’avoir pas fait assez de fond sur mes services, je la pressai de suspendre son dessein pour me donner le temps de lui chercher quelque occupation moins dangereuse que celle d’un capitaine inconnu. À l’égard du jeune Condoidi, dont je louais le bon naturel, je lui offris de le prendre chez moi, où elle devait le persuader aisément que pour la douceur de sa vie et pour le soin de son éducation il n’aurait point à regretter la maison de son père. Je ne sais si ce fut sa timidité seule qui la fit céder sans résistance à mes sollicitations ; mais jugeant par son silence qu’elle consentait à me suivre, je fis amener une voiture pour la conduire moi-même chez le maître de langues. Il lui dit à l’oreille quelques mots que je ne pus distinguer. Condoidi, qui avait su d’elle qui j’étais, marqua tant de joie de mes offres que je pris plus mauvaise opinion que jamais d’un père dont je voyais le fils si content d’en être délivré ; et l’un de mes motifs était l’envie d’être informé à fond de tout ce qui appartenait à sa famille.

En retournant chez le maître de langues, je me proposais bien de ne pas différer plus longtemps l’ouverture que je voulais faire à Théophé des vues que j’avais sur elle. Mais n’ayant pu me dégager avec bienséance du jeune Condoidi, qui semblait craindre que je n’oubliasse ma promesse en le perdant de vue un moment, je fus forcé de me réduire à des expressions vagues dont je ne m’étonnai point qu’elle ne parût pas comprendre le sens. Ce langage était néanmoins si différent de celui dont j’avais toujours usé avec elle, qu’avec autant d’esprit qu’elle en avait naturellement, elle dut s’apercevoir qu’il venait de quelque autre force. Le seul changement que je mis chez le maître de langues, fut d’y laisser mon valet de chambre, sous prétexte que Théophé n’avait encore personne pour la servir ; mais au fond, pour m’assurer de toutes ses démarches, en attendant que j’eusse trouvé pour elle quelque esclave dont la fidélité pût me rendre tranquille. Je comptais de m’en procurer deux, c’est-à-dire un de chaque sexe, et de les lui mener le même soir. Condoidi me suivit chez moi. Je lui fis quitter aussitôt l’habit grec pour le vêtir plus proprement à la française. Ce changement lui fut si avantageux, que j’avais vu peu de jeunes gens d’une figure si aimable. C’étaient les mêmes traits et les mêmes yeux que ceux de Théophé, avec une taille admirable, dont son premier habit cachait tout l’agrément. Il lui manquait néanmoins mille choses qu’il aurait pu recevoir de l’éducation, et qui continuaient de me faire juger fort mal des usages et des sentiments de la noblesse grecque. Mais c’était assez de l’opinion où j’étais qu’il touchait de si près par le sang à Théophé, pour me faire apporter tous mes soins à perfectionner ses qualités naturelles. Je donnai ordre qu’il fût servi de mes domestiques avec autant d’attention que moi-même, et j’engageai dès le même jour différents maîtres pour le former dans toutes sortes d’exercices. Je ne remis pas plus loin non plus à lui demander quelque éclaircissement sur sa famille. Je connaissais l’ancienneté de sa noblesse, mais les lumières que je désirais étaient celles que je pouvais rendre utiles à Théophé.

En me répétant ce que je savais déjà de l’ancienne noblesse de son père, il m’apprit qu’il prétendait descendre d’un Condoidi, qui était général du dernier empereur grec, et qui avait fait trembler Mahomet II peu de jours avant la prise de Constantinople. Il tenait la campagne avec des troupes considérables ; mais la situation de l’armée turque ne lui permettant point d’en approcher, il prit la résolution, sur les dernières nouvelles du misérable état de la ville, de sacrifier sa vie pour sauver l’empire d’Orient. Ayant choisi cent de ses plus braves officiers, il leur proposa de le suivre par des chemins où il n’y avait point d’espérance de faire passer une armée, et, s’y engageant à leur tête dans la plus grande obscurité de la nuit, il parvint au camp de Mahomet, qu’il s’était promis de tuer dans sa tente. Les Turcs se croyaient en effet si couverts de ce côté-là, que la garde y était faible et négligente. Il pénétra, sinon jusqu’à la tente de Mahomet, du moins jusqu’à celles qui l’environnaient et qui appartenaient à son équipage. Ne s’arrêtant pas à faire main basse sur des ennemis qu’il trouvait ensevelis dans le sommeil, il ne pensait qu’à s’approcher du Sultan, et ses premiers pas furent heureux. Mais une femme turque, qui se dérobait apparemment d’une tente pour passer dans une autre, entendit le bruit sourd d’une marche qui l’alarma. Elle retourna sur ses traces avec une frayeur qu’elle communiqua tout d’un coup autour d’elle. Condoidi, aussi sage que vaillant, désespéra aussitôt de réussir, et croyant sa vie nécessaire à son maître lorsqu’elle ne pouvait servir à se défaire de son ennemi, il tourna son courage et sa prudence à s’ouvrir un passage, pour se sauver avec les compagnons de son entreprise. Dans la dernière confusion des Turcs, il s’échappa si heureusement qu’il ne perdit que deux hommes. Mais il n’avait conservé la vie que pour la perdre encore plus glorieusement dans l’affreuse révolution qui arriva deux jours après. Ses enfants, qui étaient dans le premier âge, demeurèrent sujets des Turcs, et l’un d’eux se fit un établissement dans la Morée, où ses descendants essuyèrent une infinité d’aventures. Enfin, leur maison se trouvait réduite à ceux qui étaient alors à Constantinople, et à un évêque grec du même nom, dont le siège était dans quelque ville d’Arménie. Leur bien consistait encore en deux villages, qui leur rapportaient environ mille écus de notre monnaie, et dont la propriété passait aux aînés, par un privilège assez rare dans les États du grand Seigneur et qui faisait la seule distinction de leur famille.

Mais d’autres espérances avaient amené à Constantinople le père et ses enfants, et c’était apparemment ce qui causait leur cruauté pour Théophé. Un riche Grec, leur proche parent, avait fait un testament à sa mort, par lequel il leur laissait tout son bien, à la seule condition que l’Église n’eût aucun reproche à leur faire du côté de la religion et de la liberté, deux sortes de mérites dont toute la nation grecque est extrêmement jalouse. Et l’Église, c’est-à-dire le patriarche et les suffragants, qui étaient établis les juges de cette disposition, avaient d’autant plus d’intérêt à ne se pas rendre trop faciles, qu’ils étaient substitués aux légataires dans le cas qui les excluait de la succession. La femme de Condoidi avait été enlevée dans ces circonstances, et les prélats grecs n’avaient pas manqué de faire valoir l’incertitude de son sort et de celui de sa fille, comme un obstacle à l’exécution du testament. De là venait que Condoidi, après avoir reconnu son intendant, avait moins pensé à faire des informations sur les aventures de sa femme et de sa fille, qu’à faire punir son ravisseur, aussitôt qu’il s’était reconnu coupable de l’enlèvement et qu’il avait déclaré leur mort. Il avait espéré que, dans quelque situation qu’elles eussent pu tomber, la connaissance en serait ensevelie avec lui. N’ayant pas même ignoré la confidence que ce misérable avait faite au cadi, il avait été le plus ardent à la faire passer pour une imposture, et il n’avait point eu de repos qu’il ne l’eût vu conduire au supplice. À la vérité, le patriarche n’en paraissait pas plus disposé à lui abandonner l’héritage ; et, ne se contentant point d’un témoignage de mort, il voulait des preuves dont Condoidi croyait pouvoir se dispenser. Sa fille, présentée à lui comme si elle était tombée du ciel, l’avait jeté dans une mortelle alarme. Loin d’être porté à faire examiner sur quoi elle fondait ses prétentions, et par quelle aventure elle se trouvait à Constantinople, il redoutait tous les éclaircissements qui pouvaient nuire à ses espérances. Enfin, s’étant persuadé qu’après la mort de l’intendant, elle aurait beaucoup de peine à prouver la vérité de sa naissance, il s’était arrêté au parti, non seulement de ne pas la reconnaître, mais de l’accuser même d’imposture, et de solliciter sa punition, si elle entreprenait de faire éclater les droits qu’elle s’attribuait.

« Et je suis trompé, s’il n’a pas formé quelque dessein plus terrible ; car nous l’avons vu, depuis votre visite, dans une agitation qu’il n’a jamais sans quelque effet extraordinaire, et je n’ose vous dire de quoi la haine et la colère l’ont quelquefois rendu capable. »

Ce récit me persuada que Théophé réussirait difficilement à rentrer dans les droits de la nature ; mais je m’alarmai peu des intentions de son père, et quelque voie qu’il pût chercher pour lui nuire, je me flattai de la défendre aisément de ses entreprises. Cette pensée me fit même abandonner le dessein que j’avais toujours eu de lui laisser ignorer qui j’étais, ou du moins l’intérêt que je prenais à sa fille. Je pressai au contraire son fils de le voir dès le même jour, autant pour lui déclarer que je prenais Théophé sous ma protection, que pour lui apprendre l’amitié que je marquais à ce jeune homme en le recevant chez moi. Sur-le-champ, je fis chercher deux esclaves, tels que je les jugeai nécessaires à de nouveaux arrangements qui me venaient à l’esprit, et n’attendant que le soir pour les commencer, je me rendis chez le maître de langues à l’entrée de la nuit.

Mon valet de chambre m’attendait avec impatience. Il avait été vivement tenté pendant le jour de quitter le poste où je l’avais attaché, pour me venir rendre compte de quelques observations qui lui avaient, paru importantes. Le messager du Sélictar était venu avec de riches présents, et le maître de langues l’avait entretenu fort longtemps d’un air très mystérieux. Mon valet, qui n’entendait point la langue turque, avait affecté d’autant plus aisément de ne rien remarquer, que n’espérant point de recueillir leurs discours, il s’était réduit à les observer dans l’éloignement. Ce qui lui avait paru le plus étrange, était d’avoir vu les présents du Sélictar acceptés de fort bonne grâce par le maître de langues. C’étaient des étoffes précieuses, et quantité de bijoux à l’usage des femmes. Il s’était attaché à découvrir de quel air ils seraient reçus de Théophé ; mais il m’assura qu’ayant eu continuellement les yeux sur la porte de son appartement, et le plus souvent qu’il avait pu sur elle-même, il n’avait pas vu porter ces galanteries dans sa chambre.

J’avais si peu de ménagements à garder avec le maître de langues, que ne voulant point d’autre explication que de lui-même, je le fis appeler aussitôt pour me rendre compte de sa conduite. Il comprit au premier mot qu’il avait mal réussi à se déguiser. Et ne se promettant rien de l’artifice, il prit le parti de m’avouer naturellement qu’avec la participation de Théophé, à qui il avait représenté ses besoins, il avait tourné les présents du Sélictar à son usage. La somme d’argent avait eu le même sort que les étoffes.

« Je suis pauvre, me dit-il, j’ai fait entendre à Théophé que les présents sont à elle sans doute, puisqu’ils lui sont envoyés sans condition ; et la reconnaissance qu’elle a cru devoir à quelques petits services que je lui ai rendus, l’a fait consentir à me les abandonner. »

Il me fut aisé, après cet aveu, de pénétrer les motifs qu’il avait eus pour se prêter si facilement à sa fuite. Je perdis aussitôt toute confiance pour un homme capable de cette bassesse, et quoique je ne pusse l’accuser d’avoir manqué au devoir de la probité, je lui déclarai qu’il n’avait plus rien à espérer de mon amitié. Cette chaleur fut une imprudence. L’empire que j’avais sur un homme de cette sorte m’empêcha d’y faire réflexion tout d’un coup, et la résolution où j’étais d’ailleurs de faire changer de demeure à Théophé me délivrait du besoin que j’avais eu de ses services.

Les deux esclaves que j’amenais me venaient d’une main si sûre, que je pouvais me reposer sur eux avec une parfaite confiance. Je leur avais expliqué mes intentions, et je leur avais promis la liberté pour prix de leur fidélité et de leur zèle. La femme avait servi dans plusieurs sérails. Elle était Grecque comme Théophé. L’homme était Égyptien, et quoique je n’eusse fait aucune attention à leur figure, ils étaient tous deux d’un air supérieur à leur condition. Je les présentai à Théophé. Elle ne fit pas difficulté de les recevoir ; mais elle me demanda de quelle utilité ils lui pouvaient être dans le peu de séjour qu’elle devait faire à Constantinople.

J’étais seule avec elle. Je pris le moment pour lui faire l’ouverture de mon projet. Mais quoiqu’il fût médité et que je me flattasse encore que ma proposition serait écoutée volontiers, je ne me trouvai point la facilité que j’avais ordinairement à m’exprimer. Chaque regard que je jetais sur Théophé me faisait éprouver des mouvements que j’aurais trouvé plus de douceur à lui expliquer qu’à lui proposer brusquement le genre de liaison que je voulais former avec elle. Cependant une agitation si confuse n’étant point capable de me faire changer tout d’un coup une résolution à laquelle je m’étais fixé, je lui dis assez timidement que l’intérêt que je prenais à son bonheur m’ayant fait regarder son départ comme une imprudence qui ne pouvait jamais être heureuse, je m’étais déterminé à lui offrir un parti beaucoup plus doux et dans lequel je pouvais lui garantir également et le repos qu’elle paraissait désirer et toutes sortes de sûretés contre les entreprises de Condoidi.

« J’ai, à peu de distance de la ville, continuai-je, une maison fort agréable par sa situation et par la beauté extraordinaire du jardin. Je vous l’offre pour demeure. Vous y serez libre et respectée. Éloignez toutes les idées du sérail, c’est-à-dire celles de solitude et de contrainte perpétuelle. J’y serai avec vous aussi souvent que mes affaires me le permettront. Je ne vous y mènerai point d’autre compagnie que celle de quelques amis Français, avec lesquels vous pourrez faire un essai des usages de ma nation. Si mes caresses, mes soins et mes complaisances peuvent servir à vous rendre la vie douce, vous ne vous apercevrez jamais que je m’en relâche un moment. Enfin, vous connaîtrez combien il est différent pour le bonheur d’une femme de partager le cœur d’un vieillard dans un sérail, ou de vivre avec un homme de mon âge, qui réunira tous ses désirs à vous plaire et qui se fera une étude de vous rendre heureuse. »

J’avais tenu les yeux baissés en lui adressant ce discours, comme si j’eusse trop présumé du pouvoir que j’avais sur elle et que ma crainte eût été d’en abuser. Plus occupé même de mes sentiments que d’un projet que j’avais formé avec tant de joie, j’attendais bien plus impatiemment qu’elle s’expliquât sur le goût qu’elle avait pour moi, que sur le repos et la sûreté que je lui laissais envisager dans le parti que je lui proposais. Sa lenteur à répondre me causait déjà de l’inquiétude. Enfin, paraissant sortir d’un doute qu’elle avait eu peine à vaincre, elle me dit que sans changer de sentiment sur la nécessité qu’il y avait pour elle de quitter la Turquie, elle convenait que pour attendre l’occasion que je lui avais permis de chercher, elle serait plus agréablement à la campagne qu’à la ville, et, retombant sur sa reconnaissance, elle ajouta que mes bienfaits étaient sans bornes ; elle ne s’arrêtait plus à chercher quel en serait le prix, puisque en obligeant une infortunée qui n’était capable de rien pour mon service, je ne me proposais sans doute que de satisfaire ma générosité. Il était naturel qu’avec les mouvements qui me pressaient le cœur, je me soulageasse par une déclaration plus ouverte ; mais trop content de la voir disposée à se laisser conduire à la campagne, je n’examinai point si elle avait compris mes intentions, ni si sa réponse était un consentement ou un refus, et je la pressai de partir sur-le-champ avec moi.

Elle ne fit point d’objection à mes instances. Je donnai ordre à mon valet de chambre de me faire amener promptement une calèche. Il était à peine neuf heures du soir. Je comptais de souper à la campagne avec elle, et que ne me promettais-je pas ensuite de cette heureuse nuit ? Mais lorsque je commençais à lui marquer ma joie, le maître de langues entre d’un air consterné, et, me prenant à l’écart, il m’apprend que le Sélictar, accompagné seulement de deux esclaves, demandait à voir Théophé. Le trouble avec lequel il m’apprit cette nouvelle ne me permit point de comprendre d’abord que ce seigneur était lui-même à la porte.

« Ah ! n’avez-vous pas répondu, lui dis-je, que Théophé ne peut recevoir sa visite ? » Il me confessa, avec la même confusion, que n’ayant pu deviner que c’était le Sélictar, et l’ayant pris pour un de ses gens, il avait cru s’en défaire en disant que j’étais avec Théophé ; mais ce seigneur n’en avait paru que plus empressé pour descendre, et lui avait même ordonné de m’avertir que c’était lui. Il me parut impossible d’éviter un contre-temps si fâcheux ; et si j’admirai de quoi l’amour rendait capable un homme de ce rang, ce fut moins pour m’appliquer une réflexion qui ne me convenait guère moins qu’à lui, que pour me livrer au chagrin de lui voir renverser mes espérances. Je ne doutai point que ce ne fût qu’une nouvelle trahison du maître de langues ; mais ne daignant point tourner mes reproches sur ce perfide, je me hâtai d’exhorter Théophé à ne donner aucun avantage sur elle à un homme dont elle connaissait les intentions. Cette inquiétude devait achever de lui faire comprendre les miennes. Elle m’assura qu’il n’y avait que l’obéissance qu’elle me devait, qui pût la faire consentir à recevoir sa visite.

J’allai au devant de lui. Il m’embrassa avec affection, et badinant agréablement sur une si étrange rencontre, il me dit que la belle Grecque aurait mauvaise grâce de se plaindre de l’amitié et de l’amour. Ensuite, m’ayant répété tout ce qu’il m’avait déjà dit du penchant qu’il avait pour elle, il ajouta que dans la confiance qu’il avait toujours à ma parole, il n’était pas fâché que je fusse témoin des propositions qu’il avait à lui faire. J’avoue que ce discours et la scène qu’il m’annonçait me causèrent un égal embarras. Que je me sentais différent de ce que j’étais en effet, lorsque je lui avais protesté que la générosité seule m’intéressait au sort de Théophé. Et dans une disposition dont il ne pouvait plus me rester d’incertitude, comment pouvais-je me promettre assez de modération pour être tranquillement témoin des offres ou des galanteries de mon rival ? Cependant, il fallait me faire violence, avec une dissimulation d’autant plus cruelle que je m’en étais fait moi-même une loi indispensable.

Théophé marqua beaucoup d’embarras en le voyant paraître avec moi. Il redoubla encore, lorsque s’étant approché d’elle, il lui parla ouvertement de sa passion, et la fatigua par tous les témoignages de tendresse qui ont l’air chez les Turcs, d’un rôle étudié. Je m’efforçai plusieurs fois de rompre une comédie qui ne pouvait être aussi insupportable à Théophé qu’à moi, et j’en vins jusqu’à répondre pour elle que se proposant de faire usage de sa liberté pour quitter Constantinople, elle devait emporter quelque regret de ne pouvoir prêter l’oreille à des sentiments si tendres et si agréablement exprimés. Mais ce que je croyais capable de le refroidir, ou de lui faire modérer du moins ses expressions, lui fit hâter au contraire les offres auxquelles il s’était préparé. Il lui reprocha un dessein qu’elle n’avait formé, lui dit-il, que pour la rendre misérable ; mais se flattant encore de toucher son cœur en lui apprenant ce qu’il voulait faire pour elle, il lui parla d’une superbe maison qu’il avait sur le Bosphore, dont il était résolu de lui abandonner la jouissance pour toute sa vie, avec un revenu qui répondît à la magnificence d’une si belle demeure. Elle y serait non seulement libre et indépendante, mais elle y aurait une autorité absolue sur tout ce qui dépendait de lui. Il lui donnerait trente esclaves de l’un et de l’autre sexe, tous ses diamants, dont le nombre et la beauté lui causeraient de l’admiration, et le choix continuel de tout ce qui pourrait flatter son goût. Il était dans une assez haute faveur à la Sublime Porte pour ne craindre la jalousie de personne. Rien n’était mieux fondé qu’une fortune dont il faisait son ouvrage. Et pour ne lui laisser aucun doute sur sa bonne foi, il me prenait à témoin de toutes ses promesses.

Ces offres, prononcées avec une enflure qui est naturelle aux Turcs, firent assez d’impression sur moi pour me faire craindre qu’elles n’en eussent fait trop sur Théophé. Il me parut si étonnant qu’elles eussent tant de ressemblance avec les miennes, que l’emportant d’ailleurs beaucoup par l’éclat, je tremblai tout d’un coup pour un projet que j’avais si heureusement conduit, ou que je désespérais du moins d’obtenir jamais ce qui avait été refusé au Sélictar. Mais combien ne sentis-je point redoubler mes alarmes, lorsque Théophé, pressée de s’expliquer, lui marqua plus de sensibilité pour ses bienfaits qu’il ne s’y était lui-même attendu. Un air de satisfaction qui se répandit sur son visage, m’y fit découvrir plus de charmes que je n’y en avais aperçu depuis que je la connaissais. Je l’avais toujours vue triste et inquiète. Le mouvement d’une cruelle jalousie me fit voir tous les feux de l’amour allumés dans ses yeux. Il devint un transport de fureur, en lui entendant ajouter qu’elle demandait vingt-quatre heures pour se déterminer. Elle finit cette scène par des instances qu’elle n’adressa qu’à lui, pour obtenir qu’il se retirât ; et, faisant ensuite réflexion qu’il pouvait trouver choquant qu’elle m’exceptât de cette prière, ou qu’elle fît difficulté de le souffrir longtemps dans un lieu où il m’avait trouvé, elle ajouta fort adroitement qu’avec un bienfaiteur à qui elle devait la liberté, elle s’observait moins qu’avec un étranger qu’elle avait à peine vu trois fois.

J’aurais peut-être trouvé dans la fin de ce discours de quoi diminuer ou suspendre le chagrin qui me dévorait, si mes prétentions m’eussent laissé l’esprit assez libre pour y découvrir ce qu’il y avait de flatteur et de consolant pour moi. Mais, frappé du terme qu’elle avait demandé pour sa réponse, désespéré de la joie du Sélictar, et presque étouffé par la violence que je me faisais pour cacher mon agitation, je ne pensai qu’à gagner la rue, dans l’espérance de me soulager du moins par quelques soupirs. Cependant n’ayant pas eu la force de sortir sans le Sélictar, ce fut un autre tourment pour moi de me voir obligé, en sortant avec lui, de soutenir son entretien pendant plus d’une heure, et d’entendre avec quelle satisfaction il se louait déjà de sa fortune. Je ne pus me persuader que la facilité avec laquelle il s’était fait écouter sur le bonheur d’un moment, et connaissant sa bonne foi, je lui demandai quelque explication sur cette visite qui m’avait causé tant d’étonnement. Il ne se fit pas presser pour me découvrir qu’ayant envoyé le même jour à Théophé divers présents qu’elle avait reçus, me dit-il, sans répondre à sa lettre, il avait fait pressentir le maître de langues sur le dessein où il était de se rendre secrètement chez lui, et que l’espoir d’être récompensé avait engagé une âme mercenaire à lui ouvrir sa maison. À la vérité il l’avait fait avertir que je m’y trouvais régulièrement le soir.

« Mais n’ayant pour elle, continua le Sélictar, que les sentiments que vous me connaissez, et n’ignorant point de quelle nature sont les vôtres, je n’ai pas trouvé que votre présence fût importune, et je suis ravi au contraire de vous avoir eu pour témoin de la vérité de mes promesses. »

Il me répéta qu’il était résolu de les exécuter fidèlement et qu’il voulait faire l’essai d’un bonheur que les musulmans ne connaissaient pas.

Je louai malgré moi la noblesse de ce procédé. Joignant même au chagrin que je venais d’essuyer, le souvenir des termes où j’en étais avec lui, et mille scrupules d’honneur auxquels je ne pouvais m’empêcher d’être sensible, je résolus de combattre des sentiments auxquels j’avais laissé prendre trop d’empire, et je quittai le Sélictar avec cette pensée. Mais à peine était-il éloigné de quelques pas que j’entendis appeler par son nom mon valet de chambre, qui était le seul domestique que j’eusse avec moi. Je reconnus Jazir, l’esclave que j’avais mis auprès de Théophé. La réflexion avec laquelle j’avais quitté le Sélictar agissait encore si fortement, que j’ouvris la bouche pour le charger de quelques ordres qui auraient paru durs à sa maîtresse. Mais il me prévint par ceux qu’il m’apportait.

Théophé l’avait dépêché après moi, pour me prier de retourner chez elle, et lui avait recommandé d’attendre à quelque distance que j’eusse quitté le Sélictar. Il s’éleva quelque combat dans mon cœur entre le juste dépit qui s’y était fortifié par l’entretien que je venais de finir, et l’inclination qui me portait encore à regretter les espérances que j’avais perdues. Mais je crus éviter l’embarras de cette discussion en prenant pour retourner sur mes pas un motif qui n’avait rien de commun avec les mouvements qui m’agitaient. J’avais oublié ma montre, que j’aimais singulièrement pour l’excellence de l’ouvrage. Ainsi, sans examiner si ce n’était pas à mon valet de chambre qu’il convenait de l’aller prendre, je retournai avec l’esclave, assez satisfait d’avoir ce prétexte pour déguiser ma faiblesse à moi-même. Que me dira l’infidèle ? Par quelle excuse l’ingrate va-t-elle justifier sa légèreté ? Ces plaintes sortaient de ma bouche en marchant, et loin de faire réflexions que les noms que je lui donnais supposaient des droits qu’elle ne m’accordait pas sur elle, j’aurais commencé infailliblement par les plus durs reproches, si je lui eusse trouvé en arrivant le moindre air de crainte et d’embarras. Mais ma propre confusion fut extrême, lorsque je la vis au contraire tranquille, riante, et comme prête à s’applaudir du bonheur dont on venait de l’assurer. Elle ne laissa pas durer longtemps mes doutes.

« Convenez, me dit-elle, que je n’avais pas d’autre ressource pour me délivrer des importunités du Sélictar. Mais si votre voiture est prête, il faut quitter la ville avant que la nuit soit passée. Et je serais fâchée, ajouta-t-elle, que vous eussiez mis le maître de langues dans notre secret, car je commence à voir clairement qu’il nous trompe. »

Comme j’étais encore plus embarrassé de ma joie que je ne l’avais été de ma douleur, elle eut le temps de me raconter qu’après s’être ouverte à lui du projet de son départ, elle avait eu la satisfaction de le trouver fort disposé à la servir, mais qu’au travers de son zèle elle avait su distinguer que l’intérêt était son seul motif. Il lui avait demandé la permission de garder les présents du Sélictar, en lui représentant qu’elle devait être fort indifférente pour ce qu’on penserait d’elle après son départ.

Les deux mots qu’il lui avait dit secrètement sur le port étaient une prière de me cacher cette convention. Et quoiqu’il parût, par le soin qu’il avait pris de s’autoriser de son contentement, qu’il lui restait assez de probité pour ne pas se rendre coupable d’un vol, elle ne doutait point qu’il n’eût quelque part à la visite et aux propositions du Sélictar. Enfin, toutes sortes de raisons devaient lui faire accepter l’offre que je lui avais faite de ma campagne, et si j’avais assez de bonté pour satisfaire son impatience, je ne remettrais pas ce voyage au lendemain.

J’étais si charmé de l’entendre, et si résolu de ne pas différer un moment ce que je désirais beaucoup plus qu’elle, que sans prendre le temps de lui répondre, je renouvelai mes offres pour hâter le retour de ma chaise. Elle était venue pendant que je m’entretenais avec le Sélictar, et j’avais chargé mon valet de chambre de la renvoyer. La difficulté n’était point de cacher la retraite de Théophé au maître de langues ; mais toute ma joie ne pouvant écarter l’idée du Sélictar, j’avais quelque inquiétude sur la manière dont il prendrait cette aventure. Autant que mes scrupules pouvaient s’éclaircir en un moment, je me croyais fort à couvert de ses reproches. La déclaration que je lui avais faite de mes sentiments était sincère alors. Je ne lui avais pas répondu qu’ils ne pussent point changer, et ne lui ayant pas même ôté le pouvoir de gagner Théophé par ses offres, ce n’était pas de moi qu’il devait se plaindre lorsqu’elle lui préférait les miennes. Cependant, elle l’avait flatté de quelque espérance, et le terme qu’elle avait pris pour le déterminer était une espèce d’engagement qui l’obligeait du moins à le revoir et à lui expliquer nettement ses intentions. Je craignais de l’embarrasser elle-même en lui rappelant ce souvenir. Mais elle avait tout prévu. Étant rentré dans sa chambre après avoir donné mes ordres, je lui trouvai une plume à la main.

« J’écris, me dit-elle, au Sélictar, pour ruiner absolument toutes les idées qu’il aurait pu se former de ma réponse. Je laisserai ma lettre au maître de langues, qui sera fort satisfait sans doute d’avoir un nouveau service à lui rendre. »

Elle continuait d’écrire, et je ne lui répondis en peu de mots que pour louer sa résolution. Je me contraignais encore pour renfermer toute ma joie dans mon cœur, comme si la crainte de me voir traversé par quelque nouvel incident n’en eût fait suspendre tous les transports. Le maître de langues, que je regardais à peine, et que ses propres remords excitaient peut-être à chercher quelque moyen de se réconcilier avec moi, me fit demander la permission d’entrer.

« Sans doute ! » répondit pour moi Théophé ; et le voyant paraître, elle lui dit qu’étant décidée d’abandonner Constantinople, et les raisons qu’elle m’avait expliquées me forçant moi-même d’approuver sa résolution, elle était bien aise de marquer au Sélictar la reconnaissance qu’elle emportait pour ses bontés. Elle lui remit sa lettre, qu’elle venait de finir.

« Vous exécuterez d’autant mieux cette commission, ajouta-t-elle malicieusement, que vous en êtes déjà récompensé, et que le Sélictar ne pensera pas plus que moi à vous demander compte de ses présents. »

Je ne pus me dispenser de prendre occasion de ce discours pour faire quelques reproches à mon lâche confident. Il me jura, pour se justifier, qu’il n’avait pas cru donner atteinte à la fidélité qu’il me devait ; et me rappelant avec quelle franchise il m’avait confessé la part qu’il avait eue à l’absence de Théophé lorsqu’il s’était aperçu que j’en étais vivement affligé, il me supplia de juger du fond de ses sentiments par une si bonne preuve de leur sincérité. Mais je distinguais trop bien ce que je devais attribuer à la crainte qu’il avait de ma vengeance, et, renonçant à ses services, je le chargeai seulement de dire au Sélictar que je comptais de le voir incessamment.

En effet, je méditais déjà quelques moyens que je croyais infaillibles, pour me conserver l’amitié de ce seigneur malgré l’opposition de mes intérêts. Mais ma chaise s’étant fait entendre au même moment, je ne pensai plus qu’à prendre la main de Théophé pour l’y conduire. Je la serrai avec un mouvement de passion que je n’avais plus la force de déguiser ; et quoiqu’il me soit venu à l’esprit de la faire partir seule avec mon valet de chambre, pour laisser le maître de langues plus incertain de sa route, je ne pus résister au plaisir que j’allais avoir de me trouver avec elle dans une même chaise, maître de son sort et de sa personne par le consentement volontaire qu’elle avait donné à notre départ ; maître de son cœur, car pourquoi dissimulerais-je le bonheur dont je me flattais ? Et quelle autre explication pouvais-je donner au parti qu’elle prenait de se jeter dans mes bras avec cette confiance ?

Je ne fus pas plutôt à côté d’elle, que prenant un baiser passionné sur ses lèvres, j’eus la douceur de la rendre sensible à cette caresse. Un soupir, qui lui échappa malgré elle, me fit encore juger plus favorablement de ce qui se passait dans son cœur. Pendant toute la route je tins sa main serrée dans les miennes, et je crus remarquer qu’elle y trouvait autant de douceur que moi. Je ne lui dis pas un mot qui ne fût mêlé de quelque marque de tendresse, et mes discours mêmes, quoique aussi mesurés que mes actions par un goût de bienséance qui m’a toujours été naturel, se ressentirent continuellement du feu qui prenait plus de force que jamais dans mon cœur.

Si Théophé se défendit quelquefois contre l’ardeur de mes expressions, ce ne fut point par des mépris ni par des rigueurs. Elle me priait seulement de ne pas employer mal à propos un langage si tendre et si doux, avec une femme qui n’était accoutumée qu’aux usages tyranniques du sérail ; et lorsque cette manière de se défendre me faisait redoubler mes caresses, elle ajoutait qu’il n’était plus surprenant que le sort des femmes fût heureux dans ma patrie, si tous les hommes s’y accordaient à les traiter avec des complaisances si excessives.

Il était environ minuit lorsque nous arrivâmes à ma campagne, qui était située près d’un village nommé Oru. Quoique je n’y eusse point ordonné des préparatifs extraordinaires, il s’y trouvait toujours de quoi traiter honnêtement mes amis, que j’y menais quelquefois aux heures où j’y étais le moins attendu. Je parlai de souper en arrivant. Théophé me témoigna qu’elle avait besoin de repos plus que de nourriture. Mais j’insistai sur la nécessité de nous rafraîchir du moins par une collation légère et délicate. Nous passâmes peu de temps à table, et j’employai moins à manger qu’à satisfaire d’avance une partie de mes tendres désirs par le badinage de mes discours et par l’ardeur de mes regards.

J’avais marqué l’appartement où je me proposais de passer la nuit, et l’une des raisons qui m’avaient fait presser Théophé de prendre quelques rafraîchissements, avait été pour donner le temps à mes domestiques de l’orner avec la dernière élégance. Enfin, m’ayant répété qu’elle avait besoin de repos, j’expliquai cet avertissement comme une déclaration modeste de l’impatience qu’elle avait de se voir libre avec moi. Je m’applaudis même de trouver tout à la fois dans une aimable maîtresse assez de vivacité pour souhaiter impatiemment l’heure du plaisir et assez de retenue pour déguiser honnêtement ses désirs.

Mes domestiques, qui m’avaient vu faire plus d’une partie d’amour dans ma maison d’Oru, et qui n’avaient ordre d’ailleurs que de préparer un lit, avaient disposé dans le même appartement tout ce qui était nécessaire à la commodité de Théophé et à la mienne. Je l’y conduisis avec un redoublement de joie et de galanterie. Son esclave et mon valet de chambre, qui nous y attendaient, s’approchèrent pour nous rendre chacun de leur côté les services de leur condition, et j’exhortai en badinant Bema (c’était le nom de l’esclave) à ne pas s’attirer une haine par un excès de lenteur.

Il m’avait semblé jusqu’alors que Théophé était entrée naturellement dans toutes mes vues, et je la crus si disposée à la conclusion de cette scène, que je n’avais jamais pensé à couvrir mes espérances du moindre voile. Ce n’était point avec une femme qui m’avait raconté si ouvertement ses aventures de Patras et celles du sérail, que je me croyais obligé de prendre les détours qui soulagent quelquefois la modestie d’une jeune personne sans expérience, et si l’on me permet une autre réflexion, ce n’était non plus d’une femme sur qui j’avais acquis tant de droits, et qui s’était livrée d’ailleurs à moi si volontairement, que je devais attendre des excès de réserve et de bienséance. Aussi tout ce que j’avais senti jusqu’alors de plus vif et de plus passionné pour elle ne passait-il à mes propres yeux que pour le transport d’un libertinage éclairé, qui me la faisait préférer à toute autre femme, parce qu’avec une figure si piquante elle semblait me promettre beaucoup plus de plaisir.

Cependant, à peine eut-elle remarqué que mon valet de chambre commençait à me déshabiller, que repoussant son esclave qui s’agitait pour lui rendre le même service, elle demeura quelques moments rêveuse et comme incertaine, sans lever les yeux sur moi. Je n’attribuai d’abord ce changement de contenance qu’à l’obscurité de la nuit, qui d’un bout de la chambre à l’autre pouvait me faire trouver quelque altération sur son visage. Mais, continuant de la voir immobile, et Bema oisive auprès d’elle, je hasardai, avec inquiétude, quelques expressions badines sur la crainte que j’avais de m’ennuyer beaucoup à l’attendre. Ce langage qui lui devenait plus clair apparemment par les circonstances, acheva tout à fait de la déconcerter. Elle quitta le miroir devant lequel elle était encore, et, se jetant languissamment sur un sopha, elle s’y tint penchée, le front appuyé sur la main, comme si elle eût cherché à me dérober son visage.

Ma première crainte fut encore qu’elle ne se trouvât saisie de quelque incommodité. Nous avions fait le voyage pendant la nuit. Notre collation n’avait été composée que de fruits et de glaces. Je courus à elle avec le plus vif empressement, et je lui demandai si sa santé avait souffert quelque altération. Elle ne me répondit point. Mon inquiétude augmentant, je saisis une de ses mains, celle même sur laquelle sa tête était appuyée, et je fis quelque effort pour l’attirer à moi. Elle résista quelques moments. Enfin, la passant sur ses yeux, pour essuyer quelques larmes dont j’aperçus les traces, elle me demanda en grâce de faire sortir les deux domestiques, et de lui accorder un moment d’entretien.

À peine fus-je seul avec elle que baissant les yeux et la voix, elle me dit d’un air consterné qu’elle ne pouvait me disputer tout ce que je prétendais exiger d’elle, mais qu’elle ne s’y serait jamais attendue. Elle se tut après ces quatre mots, comme si la douleur et la crainte lui eussent coupé tout d’un coup la parole, et je m’aperçus à sa respiration que son cœur était dans l’émotion la plus violente. Ma surprise, qui montait aussitôt au comble, et peut-être un mouvement de honte qu’il me fut impossible de vaincre tout d’un coup, me jetèrent de mon côté dans le même état ; de sorte que c’eût été le plus étrange spectacle du monde que de nous voir l’un et l’autre aussi abattus que si nous eussions été frappés subitement de quelque maladie.

Cependant, je m’excitai à sortir de cette pesanteur, et, faisant de nouveaux efforts pour me rendre maître de la main de Théophé, je vins à bout de la retenir enfin dans les miennes.

« Un moment, lui dis-je pendant ce tendre combat, souffrez que je la prenne un moment pour vous parler et pour vous entendre ! »

Elle parut céder à la crainte de m’offenser, plutôt qu’au désir de me satisfaire.

« Hélas ! qu’ai-je le droit de vous refuser ? me répéta-t-elle avec la même langueur. Ai-je en mon pouvoir quelque chose qui ne soit pas à vous plus qu’à moi-même ? Mais non, non, je ne m’y serais jamais attendue ! »

Ses pleurs commencèrent à couler avec plus d’abondance. Dans l’embarras où me jeta cette scène, il me vint quelque doute de sa sincérité. Je me souvenais d’avoir entendu mille fois que la plupart des filles Turques se font une gloire de disputer longtemps les faveurs de l’amour, et je fus prêt, dans cette pensée, à compter pour rien sa résistance et ses larmes. Cependant, l’ingénuité que je remarquais dans sa douleur, et la honte que j’aurais eue de ne pas répondre à l’opinion qu’elle avait de moi si elle était sincère, me fit surmonter au même moment tout mes transports.

« Ne craignez point de lever les yeux sur moi, lui dis-je en voyant qu’elle continuait de les tenir baissés, et reconnaissez-moi pour l’homme du monde qui est le moins capable de vous chagriner ou de faire violence à vos inclinations. Mes désirs sont l’effet naturel de vos charmes, et j’avais pensé que vous ne me refuseriez point ce que vous avez accordé volontairement au fils du gouverneur de Patras et au Bacha Chériber. Mais les mouvements du cœur ne sont pas libres… »

Elle m’interrompit par une exclamation qui me parut venir d’un cœur pénétré d’amertume ; et lorsque je me flattais de lui tenir un discours propre à l’apaiser, elle me fit connaître que je mettais le comble à sa douleur. Ne comprenant plus rien à cette bizarre aventure, et n’osant même ajouter un seul mot dans la crainte de ne pas pénétrer plus heureusement ses intentions, je la suppliai donc de m’apprendre elle-même, ce que je devais faire, ce que je devais dire, pour dissiper le chagrin que je lui avais causé, et de ne me pas faire un crime de ce qu’elle ne pouvait regarder après tout comme une offense. Il me parut que le ton que je pris pour lui faire cette prière, lui fit craindre à son tour de m’avoir choqué par ses plaintes. Elle me serra la main, avec un mouvement où je reconnus de l’inquiétude.

« Ô ! le meilleur de tous les hommes, me dit-elle, par une expression qui est commune chez les Turcs, jugez mieux des sentiments de votre malheureuse esclave, et ne croyez pas qu’il y ait jamais rien de vous à moi qui puisse porter le nom d’offense ! Mais vous m’avez percé le cœur d’un mortel chagrin. Ce que je vous demande, ajouta-t-elle, puisque vous me laissez la liberté de vous expliquer mes désirs, c’est de me laisser passer la nuit dans mes tristes réflexions, et de permettre demain que je vous les communique. Si vous trouvez un excès de hardiesse dans la prière de votre esclave, attendez du moins que vous connaissiez mes sentiments pour les condamner ! »

Elle voulut se laisser tomber à mes pieds. Je la retins malgré elle, et, me levant du sopha où je m’étais assis pour l’entendre, je pris un air aussi libre et aussi désintéressé que si je n’eusse jamais pensé à lui faire la moindre proposition d’amour.

« Retranchez, lui dis-je, des termes qui ne conviennent plus à votre situation. Loin d’être mon esclave, vous auriez pu prendre sur moi en empire que je me sentais trop de penchant à vous accorder. Mais je ne voudrais pas devoir votre cœur à mon autorité, quand j’aurais droit d’employer la contrainte. Vous passerez cette nuit, et tout le reste de votre vie, si c’est votre dessein, avec la tranquillité que vous paraissez désirer. »

J’appelai aussitôt son esclave, à qui j’ordonnai sans affectation de lui rendre ses services ; et, me retirant avec la même apparence de calme, je me fis conduire dans un autre appartement, où je ne tardai pas un instant à me mettre au lit. Il me restait un fond d’agitation que tous les efforts que j’avais faits pour me vaincre n’avaient pu calmer entièrement ; mais je me flattai que le repos du sommeil achèverait bientôt de rétablir la paix dans mon esprit et dans mon cœur.

Cependant, à peine l’obscurité et le silence de la nuit eurent-ils commencé à recueillir mes sens, que toutes les circonstances qui venaient de se passer à mes yeux se représentèrent presque aussi vivement à mon imagination. Comme je n’avais pas perdu un mot de tous les discours de Théophé, le premier sentiment que j’éprouvai en les retrouvant dans ma mémoire, fut sans doute un mouvement de dépit et de confusion. Il me fut aisé de démêler que la facilité avec laquelle j’avais pris le parti de la laisser tranquille, et tout le désintéressement que j’avais marqué en la quittant étaient venus de la même cause. Je me confirmai pendant quelques moments dans cette disposition, par les reproches que je me fis de ma faiblesse. Ne devais-je pas rougir de m’être livré si imprudemment depuis quelques jours, à l’inclination que je m’étais sentie pour une fille de cette sorte, et le goût que j’avais pour elle aurait-il dû m’intéresser jusqu’à me causer de l’inquiétude et du trouble ? La Turquie n’était-elle pas remplie d’esclaves dont je pouvais attendre les mêmes plaisirs ? « Il ne me manquait, ajoutai-je en raillant ma propre folie, que de prendre une passion sérieuse pour une fille de seize ans, que j’avais tirée d’un sérail de Constantinople, et qui n’était peut-être entrée dans celui de Chériber qu’après avoir fait l’essai de tous les autres ! » Passant ensuite au refus qu’elle m’avait fait de ses faveurs après les avoir prodiguées à je ne sais combien de Turcs, je m’applaudis de ma délicatesse, qui me faisait attacher un si grand prix au reste du vieux Chériber. Mais je trouvais encore plus admirable que Théophé eût appris dans un espace si court à connaître la valeur de ses charmes, et que le premier homme à qui elle s’adressât pour lui en faire acheter la possession si cher, fût un Français aussi versé que moi dans le commerce des femmes. « Elle s’est imaginé, disais-je, sur l’air de bonté que je porte dans mon visage et dans mes manières, qu’elle allait faire de moi sa première dupe ; et cette jeune coquette, à qui j’ai supposé tant de naïveté et de candeur, se promet peut-être de me mener bien loin par ses artifices. »

Mais après avoir comme satisfait mon ressentiment par ces réflexions injurieuses, je revins peu à peu à considérer le fond de cette aventure avec moins d’émotion. Je me rappelai toute la conduite que Théophé avait tenue avec moi depuis que je l’avais vue au sérail de Chériber. S’était-elle jamais échappée à la moindre action ni au moindre discours qui parût s’accorder avec les intentions que je lui supposais ? N’avais-je pas été surpris au contraire de lui voir saisir vingt fois toutes les ouvertures que j’avais données à ses réflexions, pour les tourner du côté le plus sérieux de la morale ; et n’avais-je pas mieux admiré la pénétration et la justesse qui éclataient dans tous ses raisonnements ? Il est vrai qu’elle me les avait rebattus quelquefois jusqu’à l’excès, et c’était peut-être cette espérance d’affectation qui m’avait empêché de les croire sincères. Je les avais regardés tout au plus comme un exercice qu’elle donnait à son esprit, ou comme l’effet d’une infinité de nouvelles impressions, que l’explication de nos maximes et le récit de nos usages faisaient continuellement sur une imagination vive et inquiète. Mais pourquoi lui faire cette injustice, et ne pas croire effectivement qu’avec un bon naturel et beaucoup de raison, elle avait été sérieusement frappée de mille principes qu’elle trouvait en semence au fond de son cœur ? N’avait-elle pas rejeté nettement les offres du Sélictar ? N’avait-elle pas pensé à me quitter moi-même, pour aller chercher en Europe un état qui répondait à ses idées ? Et si elle avait consenti ensuite à se livrer à mes soins, n’était-il pas naturel qu’elle eût cette confiance pour un homme à qui elle devait les images de vertu qu’elle commençait à goûter ? Dans cette supposition ne devenait-elle pas respectable ; et pour qui l’était-elle plus que pour moi-même qui avais commencé à la servir sans intérêt, et qui loin de troubler ses projets de sagesse par des propositions folles et libertines, devais me faire honneur au contraire d’une conversion qui était proprement mon ouvrage ?

Plus je m’attachai à ces réflexions, plus je sentis que cette manière de considérer mon aventure était flatteuse pour moi ; et m’étant toujours piqué de quelque élévation dans mes principes, il ne m’en coûta presque rien pour sacrifier les plaisirs que je m’étais proposés, à l’espérance de faire de Théophé une femme aussi distinguée par sa vertu que par ses charmes. « Je n’ai jamais pensé, disais-je, à lui inspirer de la sagesse ; et le goût que je lui suppose n’est qu’un heureux effet de son bon naturel, excité par quelques discours qui me sont échappés au hasard. Que sera-ce, lorsque je me ferai une étude sérieuse de cultiver ces riches présents de la nature ? » Je me la représentai avec complaisance dans l’état où je croyais pouvoir la conduire. Mais frappé d’avance de ce portrait, que lui manquerait-il donc alors, ajoutais-je, pour être la première femme du monde ? Quoi ! Théophé pourrait devenir aussi aimable par les qualités de l’esprit et du cœur que par les charmes extérieurs de sa figure ? Eh ! quel est l’homme d’honneur et de goût qui ne se croirait pas heureux d’être attaché pour toute sa vie… Je m’arrêtai à la moitié de cette réflexion, comme effrayé de l’avidité avec laquelle mon cœur semblait s’y prêter. Elle me revint mille fois jusqu’au moment où mes sens s’assoupirent ; et loin d’éprouver le trouble dont j’avais appréhendé de me ressentir jusqu’au lendemain, je passai tout le reste de la nuit dans un délicieux sommeil.

Les premières traces que je retrouvai le matin dans ma mémoire furent celles qui s’y étaient si doucement gravées en m’endormant. Elles s’y étaient étendues avec tant de force qu’ayant comme effacé celles de mon premier projet, il ne me revint pas le moindre désir qui ressemblât à ceux dont je m’étais entretenu depuis plusieurs jours. Je brûlais de me revoir avec Théophé ; mais c’était dans l’espérance de la trouver telle que j’avais eu tant de plaisir à me la figurer, ou du moins de la voir dans la disposition que je lui avais supposée. Cette ardeur allait jusqu’à me faire craindre de m’être trompé dans mes suppositions. À peine eus-je appris qu’il était jour dans son appartement, que je lui fis demander la permission d’y entrer. Son esclave vint me prier de sa part de lui laisser un moment pour sortir du lit. Mais je me hâtai de l’y surprendre, dans la seule vue de lui faire connaître par ma modération le changement que la nuit avait mis dans mes idées. Elle marqua quelque trouble, en me voyant si tôt arriver, et dans son embarras elle me fit des excuses de la lenteur de son esclave. Je la rassurai par un discours modeste, qui ne lui laissa rien à craindre de mes intentions. Qu’elle était belle néanmoins dans cet état, et que tant de charmes étaient propres à me faire oublier mes résolutions !

« Vous m’avez promis, lui dis-je d’un ton sérieux, des explications que je brûle d’entendre ; mais permettez qu’elles soient précédées des miennes. À quelques désirs que je me sois hier livré, vous avez dû juger par la soumission que j’eus pour les vôtres, que je ne désire point d’une femme ce qu’elle n’est pas portée à m’accorder volontairement. J’ajoute aujourd’hui à cette preuve de mes sentiments une déclaration qui va l’affirmer. C’est que dans quelque vue que vous ayez consenti à m’accompagner ici, vous aurez toujours la liberté de les suivre comme vous avez à présent celle de les expliquer. »

Je m’imposai silence, en finissant ce discours ; et je résolus de ne le pas rompre qu’elle n’eût achevé le sien. Mais après m’avoir regardé un moment, je fus surpris de lui voir répandre quelques larmes, et lorsque l’inquiétude que j’en ressentis m’eut fait oublier ma résolution pour lui demander ce qui les causait, mon étonnement augmenta encore de sa réponse. Elle me dit que personne n’était plus à plaindre qu’elle, et que le discours que je lui tenais était précisément le malheur auquel elle s’était attendu. Je la pressai de parler plus clairement.

« Hélas ! reprit-elle ; en me faisant cette déclaration de vos sentiments, que vous rendez peu de justice aux miens ! Après ce qui se passa hier ici, vous ne pouvez prendre ce ton avec moi que par une suite des mêmes idées ; et je meurs de chagrin que, depuis le temps que je m’efforce de vous faire voir quelque jour le fond de mon cœur, j’aie si mal réussi à vous faire connaître ce qui s’y passe. »

Cette plainte ne faisant que redoubler ma curiosité, je lui confessai avec autant de franchise dans mes termes que dans l’air de mon visage, que tout ce qui la regardait depuis que je l’avais vue pour la première fois, avait été pour moi une énigme perpétuelle, que son discours même me rendait plus difficile à pénétrer.

« Parlez donc naturellement, lui dis-je encore ; pourquoi balancez-vous ? À qui vous ouvrirez-vous jamais avec plus de confiance ?

— Ce sont vos questions mêmes, me répondit-elle enfin, c’est la nécessité où vous me mettez de parler clairement qui cause mon chagrin. Quoi ? vous avez besoin d’explication pour concevoir que je suis la plus malheureuse personne de mon sexe ? Vous, qui m’avez ouvert les yeux sur ma honte, vous êtes surpris que je sois insupportable à moi-même et que je pense à me cacher aux yeux des autres ? Eh ! quel est désormais le partage qui me convient ? Est-ce de répondre à vos désirs ou à ceux du Sélictar, lorsque je trouve dans les lumières que vous m’avez inspirées autant de juges qui les condamnent ? Est-ce de passer dans les pays dont vous m’avez vanté les usages et les principes, pour y retrouver, dans l’exemple de toutes les vertus que j’ai ignorées, le perpétuel reproche de mes infamies ? J’ai tenté néanmoins de quitter cette nation corrompue. J’ai voulu fuir et ceux qui ont perdu mon innocente jeunesse, et vous, qui m’avez appris à connaître ma perte. Mais où me laissais-je entraîner par ma confusion et par mes remords ? Je ne sens que trop que sans protection et sans guide je n’aurais pas fait de pas qui ne m’eût conduite à quelque nouvel abîme. Vos instances m’ont arrêtée. Quoique vous fussiez plus redoutable pour moi que tous les hommes ensemble, parce que vous connaissiez mieux toute l’étendue de mon infortune, quoique chacun de vos regards me parût une sentence qui portait ma condamnation, je suis rentrée avec vous dans Constantinople. Un malade, disais-je pour me rassurer, rougit-il de voir ses plaies les plus honteuses ? D’ailleurs, après avoir conçu qu’un voyage entrepris au hasard était une imprudence, je me suis flattée, sur vos promesses, que vous m’ouvririez des voies plus sûres pour m’éloigner. Cependant, c’est vous-même qui me repoussez aujourd’hui vers le précipice dont vous m’avez tirée. Je vous ai regardé comme mon maître dans la vertu, et vous voulez me rentraîner vers le vice ; avec d’autant plus de danger pour ma faiblesse, que si elle pouvait m’offrir quelque charme, ce serait en se présentant à moi par vos mains ? Hélas ! m’étais-je mal expliquée ou feigniez-vous de ne pas m’entendre ? Les bornes de mon esprit, le désordre de mes idées et de mes expressions, ont pu vous faire mal juger de mes sentiments ; mais si vous commencez à les connaître par les efforts que je fais pour les expliquer, ne vous offensez pas de l’effet que vos propres leçons ont produit sur mon cœur. Quand vous auriez changé de principes, je sens trop bien que c’est aux premiers que je dois ma soumission, et je vous conjure de souffrir que j’y demeure attachée ! »

Ce discours, dont je ne rapporte que ce qui est resté de plus clair dans ma mémoire, fut assez long pour me donner le temps d’en pénétrer toute la force et d’y préparer ma réponse. Rempli, comme je l’étais, des réflexions qui m’avaient occupé pendant toute la nuit, j’avais été bien offensé des reproches de Théophé, bien moins affligé de ses sentiments et de ses résolutions, que je n’étais charmé au contraire de les trouver conformes à l’opinion que je m’en étais déjà formée. Aussi l’idée que j’avais commencé à prendre d’elle, et la satisfaction vertueuse que j’en avais ressentie, n’avaient-elles fait qu’augmenter pendant que j’étais attaché à l’entendre ; et pour peu qu’elle eût fait d’attention à mes mouvements, elle aurait remarqué que je recevais chaque mot qui sortait de sa bouche avec quelque joie et d’applaudissement. J’en modérai néanmoins les expressions dans ma réponse, pour ne pas donner un air de légèreté ou d’emportement à la conclusion d’une conférence si sérieuse.

« Chère Théophé ! lui dis-je dans l’abondance de mes sentiments, vous m’avez humilié par vos plaintes, et je ne vous dissimulerai point que j’étais hier fort éloigné de les prévoir ; mais j’en ai apporté quelque pressentiment dans cette visite, et je suis venu, disposé à me reconnaître coupable. Si vous me demandez comment il m’est arrivé de le devenir, c’est qu’il m’aurait été trop difficile de me persuader ce que je viens d’entendre avec une vive admiration, et ce qui me paraîtrait encore incroyable si je n’en avais des témoignages si certains. Je me reproche d’avoir eu pour vous jusqu’à présent plus d’admiration que d’estime. Eh ! quand on sait combien le goût de la vertu est rare dans les pays les plus favorisés du ciel, quand on éprouve soi-même combien son exercice est pénible, peut-on croire aisément que dans le sein de la Turquie, au sortir d’un sérail, une personne de votre âge ait saisi tout d’un coup, non seulement l’idée, mais le goût même de la plus haute sagesse ? Qu’ai-je dit, qu’ai-je fait de propre à vous l’inspirer ? Quelques réflexions hasardées sur nos usages ont-elles pu faire naître dans votre cœur un si heureux penchant ? Non, non, vous ne le devez qu’à vous-même ; et votre éducation qui l’a tenu jusqu’à présent comme lié par la force de l’habitude, est un malheur de la fortune dont il n’y a point de reproche à vous faire.

« Ce que je veux d’abord en conclure, continuai-je avec la même modération, c’est que vous seriez également injuste, et de vous offenser des vues que j’ai eues sur vous, puisqu’il n’était pas naturel que je pénétrasse tout d’un coup les vôtres, et de croire qu’on puisse se prévaloir du passé pour vous refuser l’estime que vous allez mériter par une conduite digne de vos sentiments. Abandonnez vos projets de voyage ; jeune et sans expérience du monde, vous n’en devez rien attendre d’heureux. La vertu, dont on a des idées si justes en Europe, n’y est guère mieux pratiquée qu’en Turquie. Vous trouverez des passions et des vices dans tous les pays qui sont habités par des hommes. Mais si mes promesses peuvent vous inspirer quelque confiance, reposez-vous sur des sentiments qui ont déjà changé de nature, et qui ne m’inspireront plus d’ardeur que pour perfectionner les vôtres. Ma maison sera un sanctuaire ; mon exemple portera tous mes domestiques à vous respecter. Vous y trouverez une ressource constante dans mon amitié ; et si vous avez goûté mes maximes, peut-être vous reste-t-il quelques lumières à tirer de mes conseils. »

Elle me regardait d’un air si rêveur que je cherchais inutilement dans ses yeux si elle était satisfaite de ma réponse. J’appréhendai même, en lui voyant garder le silence, qu’il ne lui restât quelque doute de ma sincérité, et qu’après l’essai qu’elle avait fait de ma faiblesse, elle n’osât se fier à mes protestations. Mais toute son inquiétude était pour elle-même.

« M’imaginerai-je jamais, reprit-elle après avoir fait durer beaucoup plus longtemps son silence, qu’avec les idées que vous avez de la vertu, vous puissiez regarder sans mépris une femme dont vous connaissez tous les égarements ? Je vous en ai fait l’aveu, et je ne puis m’en repentir. Je devais cette ouverture à l’empressement que vous avez eu d’apprendre mes infortunes. Mais ne m’impose-t-elle pas la loi de vous fuir, et fuirai-je jamais trop loin de ceux qui peuvent me reprocher ma honte ? »

Je ne fus pas le maître de mon transport à ce discours. Je l’interrompis, et toute la retenue que j’avais affectée m’abandonna. Mes plaintes durent être bien touchantes, et mes raisonnements bien persuasifs, puisque je fis confesser à Théophé que plus je connaissais le prix de la vertu, plus je devais d’admiration aux sentiments dont elle était remplie. Je lui fis comprendre que dans les idées de la vraie sagesse, le mépris n’est dû qu’aux fautes volontaires, et que ce qu’elle nommait ses égarements n’en devait pas porter le nom, puisqu’il aurait supposé qu’elle connaissait déjà ce qu’elle n’avait appris que par l’occasion qu’elle avait eue de m’entretenir au sérail. Enfin, je lui promis avec une estime constante, tous les soins dont j’étais capable pour achever l’ouvrage que j’avais eu le bonheur de commencer, et je m’engageai par des serments redoutables à lui laisser la liberté non seulement de me fuir, mais de me haïr et de me mépriser moi-même, lorsqu’elle me verrait manquer aux conditions qu’elle voudrait m’imposer. Et pour ôter tout air d’équivoque à mes promesses, je lui fis à l’heure même un plan dont je soumis tous les articles à sa décision.

« Cette maison, lui dis-je, sera votre demeure, et vous y établirez l’ordre qui vous conviendra le mieux. Je ne vous y verrai pas plus souvent que vous ne me le permettrez. Vous n’y verrez vous-même que ceux qu’il vous plaira d’y recevoir. J’aurai soin qu’il n’y manque rien pour vous occuper utilement ou pour vous amuser. Et dans le penchant que vous marquez pour tout ce qui peut servir à former l’esprit et le cœur, je pense à vous faire apprendre la langue de ma nation, qui vous deviendra utile par la familiarité qu’elle vous donnera tout d’un coup avec une infinité d’excellents livres. Vous retrancherez de mes propositions, ou vous y ajouterez tout ce qui vous sera inspiré par votre goût, et vous serez toujours sûre de voir exécuter ce qui pourra vous plaire. »

Je n’examinais point d’où me venait la chaleur qui animait toutes ces offres, et Théophé ne s’arrêta point non plus à cette discussion. Elle crut voir dans ma franchise des raisons assez fortes pour céder à mes instances. Elle me dit que devant toute ma générosité, son obstination devait lui faire appréhender de s’en rendre indigne et qu’elle acceptait des offres, trop heureuses pour elle, si j’étais fidèle à les exécuter. Je ne sais comment je trouvai assez de force pour retenir le mouvement qui me portait à me jeter à genoux devant son lit, et à la remercier de ce consentement comme d’une faveur.

« Nous commencerons sur-le-champ, lui dis-je avec plus de joie que je n’en voulais faire éclater, et vous reconnaîtrez quelque jour que je mérite votre confiance. »

Ce sentiment était sincère. Je la quittai, sans m’être même hasardé à lui baiser la main, quoique l’ayant la plus belle du monde, elle m’en eût inspiré cent fois le désir dans les mouvements qu’elle avait faits pendant notre entretien. Mon dessein était de retourner aussitôt à Constantinople, non seulement pour lui procurer ce que je croyais de plus propre à l’amuser dans sa solitude, mais pour lui donner le temps d’établir son autorité et l’ordre qu’elle voudrait dans sa maison. Je déclarai là-dessus mes intentions au petit nombre de domestiques que j’y laissais pour la servir. Bema, que j’avais fait appeler pour la rendre témoin de cet ordre, me demanda la liberté de me parler à l’écart, et me surprit extrêmement par son discours. Elle me dit que la liberté et l’empire même que je laissais à sa maîtresse, lui faisaient assez connaître que j’ignorais le caractère des femmes de sa nation ; que l’expérience qu’elle avait acquise dans plusieurs sérails la mettait en état d’aider un étranger de ses conseils ; que la fidélité à laquelle elle était obligée par sa condition ne lui permettait pas de me déguiser ce que j’avais à craindre d’une maîtresse aussi jeune et aussi belle que Théophé ; qu’en un mot je devais faire peu de fond sur sa sagesse, si au lieu de lui laisser une autorité absolue dans ma maison, je ne l’assujettissais point à la conduite de quelque esclave fidèle ; que c’était l’usage de tout ce qu’il y avait de seigneurs en Turquie, et que si je la croyais propre elle-même à cet emploi, elle me promettrait tant de vigilance et de zèle que je ne me repentirais jamais de ma confiance.

Quoique je n’eusse point reconnu assez d’esprit à cette esclave pour en espérer des secours extraordinaires, et que dans l’opinion que j’avais de Théophé je n’eusse pas besoin d’un Argus auprès d’elle, je pris un tempérament entre le conseil que je recevais et ce que je crus pouvoir accorder à la prudence.

« Je ne me conduis point, dis-je à Bema, par les maximes de votre pays, et je vous déclare d’ailleurs que je n’ai aucun droit sur Théophé qui m’autorise à lui imposer des lois. Mais si vous êtes capable de quelque discrétion, je vous charge volontiers d’avoir l’œil ouvert sur sa conduite. La récompense sera proportionnée à vos services, et surtout à votre sagesse, ajoutai-je, car j’exige absolument que Théophé ne s’aperçoive jamais de la commission que je vous donne. »

Bema parut extrêmement satisfaite de ma réponse. Sa joie m’aurait peut-être été suspecte, si les personnes de qui je tenais cette esclave, ne m’eussent vanté presque également sa prudence et sa fidélité. Mais je ne voyais rien d’ailleurs dans une commission si simple, qui demandât plus que de la médiocrité dans les deux qualités dont on m’avait répondu.

Ce qui m’occupa le plus en retournant à la ville, fut la difficulté de satisfaire le Sélictar, qui ne pouvait ignorer longtemps ni que Théophé avait quitté le maître de langues, ni même que je lui avais accordé une retraite dans ma maison. J’étais devenu tout d’un coup tranquille sur ce qui la regardait, depuis que j’étais sûr de l’avoir sous ma conduite, et, sans examiner ce que mon cœur osait s’en promettre, il me semblait que de quelques sentiments qu’il pût se remplir, l’avenir ne m’offrait que des facilités sur lesquelles je pouvais me reposer. Mais ne pouvant me dispenser d’entrer dans quelque explication avec le Sélictar, les raisons que j’avais préparées la veille, et qui m’avaient paru capables de l’apaiser, perdaient leur force pour moi-même à mesure que le moment s’approchait de les lui faire goûter. Celle dont j’avais espéré le plus d’effet était la crainte de son père, qui aurait eu plus de droit que jamais, non seulement de l’exclure de sa famille, mais de solliciter sa punition, si elle s’était livrée volontairement à l’amour d’un Turc. Ma protection, dans le cas où elle était, la mettait plus à couvert que celle du Sélictar. Cependant, outre l’idée qu’il avait lui-même de son crédit, je ne pouvais lui confesser qu’elle était chez moi, sans retomber dans la nécessité de l’y recevoir aussi souvent qu’il lui plairait de s’y présenter. C’était attirer autant de chagrins à Théophé qu’à moi-même. Dans cet embarras, je pris un parti tout différent, et le seul peut-être qui pût me réussir avec un homme aussi généreux que le Sélictar ; j’allai chez lui directement. Je n’attendis pas qu’il rendît mon entreprise plus difficile par ses plaintes, et, prévenant même toujours ses questions, je lui appris que le motif qui avait fait rejeter ses offres, était un penchant déclaré de la jeune Grecque pour des vertus qui sont peu connues des femmes en Turquie. Je ne lui cachai pas même que dans l’étonnement que j’en avais eu, je n’y avais pris quelque confiance qu’après les avoir mises à l’épreuve, mais que n’ayant trouvé que des sujets d’admiration dans les sentiments d’une personne de cet âge, j’étais résolu de lui accorder tous les secours qui pouvaient conduire des inclinations si nobles à leur perfection, et, que le connaissant lui-même, je ne doutais pas qu’il ne fût porté à seconder mon dessein. De tout ce discours, que je tournai avec beaucoup de ménagements, il n’y eut que les derniers termes que je regrettai d’avoir laissé échapper.

Le Sélictar répondit à mon attente en me protestant qu’il respectait des sentiments tels que je les représentais dans Théophé, et qu’il n’avait jamais prétendu les exclure du commerce qu’il s’était proposé avec elle ; mais il prit occasion de l’opinion que je marquais de lui, pour m’assurer que, sa tendresse augmentant avec son estime, il voulait lui témoigner plus que jamais le cas qu’il faisait d’elle. Je ne pus me défendre de la proposition qu’il me fit de m’accompagner quelquefois à Oru, qu’en lui offrant toute la liberté que j’accordais chez moi à mes amis, mais avec la réserve que Théophé y mettrait elle-même, par le droit que mes serments lui avaient donné de ne voir que ceux qu’elle voudrait dans sa solitude.

Quoique je me reprochasse avec raison d’avoir donné au Sélictar une ouverture dont je le voyais résolu de profiter, je fus si satisfait de m’être délivré par une voie si nette de scrupules qui m’avaient troublé, que je comptai pour rien l’embarras de le voir à Oru. Il aurait eu sujet de s’offenser si j’eusse balancé à lui promettre cette satisfaction, et les soupçons dont sa propre droiture autant que l’opinion qu’il avait de la mienne avait eu la force de le défendre jusqu’alors, auraient peut-être commencé à naître et causé aussitôt la ruine de notre amitié. Je ne pensai en le quittant qu’à remplir les promesses que j’avais faites à Théophé.

Connaissant son goût pour la peinture, qui ne s’était encore exercé qu’à représenter des fleurs, suivant la loi qui interdit aux Turcs la représentation de toutes les créatures vivantes, je cherchai un peintre qui pût lui montrer le dessin et le portrait. En lui choisissant d’autres maîtres pour les arts et les exercices de l’Europe, il me vint à l’esprit une pensée que je combattis longtemps, mais que la Providence, dont il ne faut pas entreprendre d’approfondir les secrets, fit prévaloir à la fin sur toutes mes difficultés. Dans la persuasion où j’étais que le jeune Condoidi était son frère, il me parut d’autant plus naturel de les associer pour leur éducation, que la plupart des maîtres que je leur donnais à l’un et à l’autre étaient les mêmes. Ce dessein faisait supposer que Condoidi ferait aussi sa demeure à Oru ; et loin d’y trouver le moindre sujet d’objection, je me réjouissais au contraire de pouvoir donner à Théophé une compagnie habituelle, qui lui ferait éviter l’ennui de la solitude. S’il faut que je le confesse, la principale difficile que j’eus à combattre ne fut pas bien démêlée dans mon esprit, et ce fut peut-être l’obligation où je me crus de l’en éloigner qui m’empêcha d’en former d’autres auxquelles j’aurais pu trouver plus de raisons de m’arrêter. Je pensai confusément, et sans oser me l’avouer à moi-même, que la présence continuelle de ce jeune homme m’ôterait la liberté d’être seul avec Théophé, mais étant résolu dans le fond de m’en tenir religieusement à toutes mes promesses, je ne roulai quelque temps cette idée que pour la rejeter.

Synèse (c’était le nom du jeune Condoidi) apprit avec beaucoup de joie ce que l’estime et l’inclination me faisaient entreprendre pour sa sœur. Il n’en marqua pas moins la résolution où j’étais de le faire vivre avec elle, et de leur faire recevoir les mêmes instructions. Je le fis partir dès le jour même pour Oru, avec tout ce que je destinais à l’amusement de Théophé. Leur père, qui savait enfin que je m’étais attaché son fils, et qui était déjà venu pour m’en faire des remerciements, reparut chez moi sur l’avis que Synèse lui fit donner de mon arrivée. Il me reconnut avec étonnement, et je fus persuadé par son embarras que Synèse avait eu la fidélité, suivant mes ordres, de lui cacher le nœud de cette aventure. J’avais voulu tout à la fois et me faire un amusement de sa surprise, et profiter de ses premières impressions pour renouveler mes instances en faveur de Théophé. Mais je perdis la seconde de ces deux espérances, lorsque cet obstiné vieillard m’eut déclaré nettement que sa religion et son honneur lui défendaient de reconnaître une fille qui avait été élevée dans un sérail. L’offre même que je fis pour lever tous les obstacles, en me substituant aux devoirs paternels, ne parut pas l’ébranler. Il demeura si inflexible que dans le ressentiment que j’en eus, je lui déclarai qu’il pouvait se dispenser de revenir chez moi, et que je ne recevrais pas volontiers ses visites.

Je ne retournai à Oru que le lendemain. L’impatience de revoir Théophé était un sentiment que je ne me dissimulais pas ; mais ayant absolument renoncé à toutes les prétentions que j’avais eues sur elle, je ne pensais pas non plus à m’interdire un penchant honnête, qui pouvait s’accorder avec ses idées de sagesse et avec tous mes engagements. Cette espèce de liberté que j’accordais à mon cœur, m’empêchait de sentir tout ce qu’il m’en aurait déjà coûté, si j’avais entrepris de le contraindre. Je trouvai Synèse avec elle, tous deux dans la première ardeur de leurs exercices, et presque également sensibles à l’attention que j’avais eue de les faire vivre ensemble. J’admirai dans Théophé un air de tranquillité qui semblait avoir augmenté sa fraîcheur naturelle, et qui était déjà l’effet de la satisfaction de mon cœur. Je voulus savoir de Bema quel usage elle avait fait de l’autorité que je lui avais accordée dans ma maison. Cette esclave, qui était piquée au fond d’en avoir elle-même si peu, n’osa me dire encore que sa maîtresse en eût abusé ; mais elle répéta toutes les raisons qu’elle m’avait déjà apportées pour me le faire craindre. La cause de son zèle était si visible, que je la priai en souriant d’avoir moins d’inquiétude. Elle s’était attendue, sur quelques explications de ceux qui l’avaient achetée pour moi, que je lui donnerais une espèce d’empire sur Théophé, et cette marque de confiance qu’elle avait obtenue dans quelque sérail, était le souverain degré de distinction pour une esclave. Je lui déclarai que les usages des Turcs n’étaient point une règle pour un Français, et que nous avions les nôtres, dont je lui conseillais de profiter elle-même pour la douceur de sa vie. Si elle n’eut pas la hardiesse de se plaindre, elle prit peut-être dès ce moment un dégoût pour Théophé et pour moi, dont elle ne trouva que trop aisément l’occasion de nous faire ressentir les marques.

Les affaires de mon emploi me laissant plus de liberté que je n’en avais eue depuis longtemps, je pris le prétexte de la belle saison pour faire un séjour de quelques semaines à la campagne. J’avais appréhendé d’abord que Théophé n’usât trop rigoureusement de l’offre que je lui avais faite de me priver de la voir. Mais croyant remarquer au contraire qu’elle prenait plaisir à mon entretien, je m’oubliais près d’elle pendant des jours entiers, et j’apprenais dans cette familiarité à connaître de plus en plus toutes les perfections dont la nature avait orné son caractère. Ce fut de moi-même qu’elle reçut les premières leçons de notre langue. Elle y fit des progrès surprenants. Je lui avais vanté les fruits qu’elle en pourrait tirer par la lecture, et son impatience était de se voir à la main un livre français qu’elle pût entendre. Je n’en avais pas moins qu’elle, et je satisfaisais d’avance une partie de la sienne, en lui traçant des images imparfaites de ce qu’elle devait trouver avec plus de méthode et d’étendue dans nos bons écrivains. Il ne m’échappait rien qui eût rapport à mes sentiments. La douceur de la voir, et celle de l’entendre, étaient des plaisirs innocents dont j’étais comme enivré. J’aurais appréhendé de diminuer par quelque retour de faiblesse la confiance qu’elle m’avait rendue, et qui me paraissait surprenante à moi-même ; je me sentais si peu tourmenté par cette chaleur de tempérament qui rend quelquefois la privation de certains plaisirs assez difficile à l’âge où j’étais, que je me les retranchais sans peine, et même sans réflexion, quoique je ne me fusse point imposé jusqu’alors des lois fort étroites à l’égard des femmes, surtout dans un pays où les besoins de la nature semblent augmenter avec la liberté de les satisfaire. En réfléchissant depuis sur la cause de ce changement, j’ai conçu que les facultés naturelles qui sont la source des désirs, prennent peut-être un autre cours dans un homme qui aime, que dans ceux qui n’ont pour tout aiguillon que la chaleur de l’âge. L’impression que la beauté fait sur tous les sens divise l’action de la nature. Et ce que je nomme les facultés naturelles, pour éloigner des idées qui paraîtraient sales, remonte ainsi par les mêmes voies qui l’ont apporté dans les réservoirs ordinaires, se mêle dans la masse du sang, y couve cette sorte de fermentation ou d’incendie, en quoi l’on peut faire consister proprement l’amour, et ne reprend la route qui le fait servir à l’acte du plaisir, que lorsqu’il y est rappelé par l’exercice.

Le Sélictar venait troubler quelquefois cette vie délicieuse. J’avais préparé mon élève à ses visites, et voulant même l’accoutumer à regarder la société des hommes d’un autre œil que les femmes turques, qui ne s’imaginent point qu’il y ait du commerce avec eux sans amour, je lui avais recommandé de recevoir avec politesse un homme dont l’estime lui faisait honneur, et dont la tendresse ne devait plus lui causer d’inquiétude. Il avait répondu à l’opinion que j’avais de lui, par une conduite si modeste qu’elle me causait de l’admiration pour ses sentiments. Il me devint assez difficile d’en comprendre la nature ; car la seule voie qui lui avait pu donner quelque espérance de les satisfaire, étant fermée désormais par ses propres conventions, autant que par le refus de Théophé, il n’avait rien à se promettre de l’avenir, et le présent ne lui offrait que le simple plaisir d’une conversation sérieuse, qui n’était pas même aussi longue qu’il aurait souhaité. Théophé, qui avait la complaisance de le recevoir aussi souvent qu’il venait à Oru, n’avait pas toujours celle de s’ennuyer avec lui, lorsqu’il y demeurait longtemps. Elle nous quittait pour aller prendre ses exercices avec son frère, et j’essuyais dans son absence le récit de tous les tendres sentiments du Sélictar. Comme il n’avait plus de projet formé, et qu’il se réduisait à des témoignages vagues de son admiration et de son amour, je me persuadai à la fin que, m’ayant entendu parler souvent de cette manière fine d’aimer, qui consiste dans les sentiments du cœur, et qui est si peu connue de sa nation, il y avait pris assez de goût pour en faire l’essai. Mais comment concevoir aussi qu’il se bornât au plaisir d’exercer son cœur par des sentiments tendres, sans marquer plus de chagrin et d’impatience de ne pouvoir obtenir le moindre retour ?

Ces doutes ne m’empêchaient pas de le voir avec d’autant moins de peine que la comparaison que je faisais de son sort au mien me semblait toujours flatteuse, pour les dispositions où je m’entretenais secrètement. Mais je fus moins tranquille après une autre découverte que je ne dus point à mes propres soins, et qui précipita celle de plusieurs intrigues qui ont jeté beaucoup d’amertume dans la suite de ma vie.

Il y avait environ six semaines que je faisais ma demeure à Oru, et qu’étant témoin sans cesse de ce qui se passait dans ma maison, j’étais charmé de la paix et du contentement que j’y voyais régner. Synèse était constamment avec Théophé ; mais je ne la quittais pas plus que lui. Je n’avais rien remarqué dans leur liaison qui blessât l’opinion que j’avais qu’ils étaient du même sang, ou plutôt n’ayant pas le moindre doute qu’ils ne fussent enfants du même père, il n’avait pu me tomber dans l’esprit aucune défiance de leur familiarité. Synèse, que je traitais avec la tendresse qu’on a pour un fils, et qui s’en rendait digne en effet par la douceur de son caractère, vint un jour me trouver seul dans mon appartement. Après m’avoir tenu quelques discours indifférents, il tomba sans affectation sur la difficulté que son père faisait pour reconnaître Théophé, et, prenant un langage qui me parut nouveau dans sa bouche, il me dit que, malgré le plaisir qu’il trouvait à se croire une sœur si aimable, il n’avait pu se persuader sincèrement qu’il fût son frère. Mon attention étant excitée par cette déclaration, je lui laissai tout le temps de continuer. La confession du misérable qui avait été exécuté par la sentence du cadi, suffisait, me dit-il, pour autoriser le refus de son père. Quel intérêt un homme qui se voyait menacé du supplice, aurait-il eu à dissimuler de qui Théophé était fille ; et n’était-il pas clair qu’après avoir protesté que celle de Condoidi était morte avec sa mère, il n’avait changé de langage que pour gagner le juge par une offre infâme, ou pour obtenir le délai de son châtiment ? Il n’en était pas plus vraisemblable, ajouta Synèse, qu’une personne aussi accomplie que Théophé fût la fille de ce scélérat ; mais elle ne pouvait être non plus celle de Panista Condoidi, et mille circonstances qu’il se souvenait avoir entendu raconter dans sa famille, ne lui avaient jamais permis de s’en flatter sérieusement.

Quoiqu’il ne manquât rien en apparence à la sincérité de Synèse, un discours amené par lui-même, et si contraire à l’inclination que je lui avais toujours vue pour Théophé, me fit naître des soupçons extraordinaires. Je lui connaissais assez d’esprit pour être capable de quelque déguisement, et le proverbe du Sélictar sur la bonne foi des Grecs n’était pas sorti de ma mémoire. Je conclus tout d’un coup qu’il était arrivé quelque changement que j’ignorais dans le cœur de Synèse, et que, soit haine, soit amour, il ne voyait plus Théophé du même œil. Il ne me parut pas fort à craindre, après cette ouverture, d’être la dupe d’un homme de son âge. Et prenant le parti au contraire de lui faire découvrir ses dispositions, sans qu’il s’en aperçût, je feignis d’entrer, plus facilement peut-être qu’il ne s’y attendait, dans les difficultés qu’il venait de m’expliquer.

« Je n’ai pas plus de certitude que vous, lui dis-je, de la naissance de Théophé, et je pense après tout que s’il y a quelque témoignage à désirer là-dessus, c’est celui de votre famille. Ainsi dès que vous vous accorderez tous à ne la pas reconnaître, il ne lui conviendrait pas d’insister un moment sur ses prétentions. »

Cette réponse lui causa une satisfaction que je n’eus pas de peine à démêler. Mais lorsqu’il se préparait sans doute à confirmer ce qu’il m’avait dit par quelque nouvelle preuve, j’ajoutai :

« Si vous êtes aussi persuadé que vous le paraissez qu’elle n’est pas votre sœur, non seulement je ne veux plus que vous lui donniez ce nom, mais je serais fâché que vous vous trouvassiez dans la nécessité de vivre plus longtemps avec elle. Vous retournerez ce soir à Constantinople. »

Ce discours le jeta dans un embarras que je pénétrai encore plus aisément que je n’avais démêlé sa joie. Je ne lui laissai pas le temps de se reconnaître.

« Comme vous avez dû comprendre, ajoutai-je, que c’est la considération que j’ai pour elle qui m’a porté à vous recevoir chez moi, vous devez prévoir que je ne vous garderai pas longtemps, lorsque je n’ai plus cette raison de vous y retenir. Ainsi je vais donner ordre qu’on vous reconduise ce soir chez votre père. »

J’avais dit tout ce que je croyais capable de me faire voir quelque jour dans le cœur de Synèse. Je finis, sans paraître trop occupé de la contrainte où je le voyais ; et pour combler la mesure, je lui recommandai de faire honnêtement ses adieux à Théophé, puisqu’il y avait peu d’apparence qu’il la revît jamais.

Après avoir changé vingt fois de couleur, et s’être déconcerté jusqu’à me faire pitié, il reprit timidement la parole pour me protester que ses doutes sur la naissance de sa sœur ne diminueraient ni l’estime ni la tendresse qu’il avait pour elle ; qu’il la regardait au contraire comme la plus aimable personne de son sexe, et qu’il se croyait trop heureux de la liberté qu’il avait eue de vivre avec elle ; qu’il ne perdrait jamais ces sentiments ; qu’il voulait se faire une étude de les lui marquer toute sa vie, et que s’il pouvait joindre la satisfaction de lui plaire à l’honneur qu’il avait de m’appartenir, il n’y avait point de condition contre laquelle il voulût changer la sienne. Je l’interrompis. Non seulement je crus lire dans le fond de son cœur, mais cette chaleur qui ne me permettait pas de me tromper sur ses sentiments, me fit naître une autre défiance qui me mit beaucoup de trouble dans tous les miens. « Frère ou non, me dis-je à moi-même, si ce jeune homme est amoureux de Théophé, s’il a trompé jusqu’à présent mes yeux, qui me répondra que Théophé n’ait pas conçu pour lui la même passion, et qu’elle n’ait pas eu autant d’adresse pour la déguiser ? Qui sait même si ce n’est pas de concert qu’ils cherchent à se défaire d’un lien incommode qui les empêche peut-être de se livrer à leur penchant ? » Cette idée, que toutes les circonstances étaient propres à fortifier, me jeta dans un accablement de chagrin dont je n’aurais pas réussi mieux que Synèse à déguiser les apparences.

« Allez, lui dis-je ; j’ai besoin d’être seul, et je vous reverrai tantôt. »

Il sortit. Mais dans le mouvement qui m’agitait, j’eus soin d’observer s’il ne se rendait pas directement chez Théophé, comme s’il y avait eu quelque chose à conclure de l’empressement que je lui aurais supposé à lui aller rendre compte de notre conversation. Je le vis entrer tristement dans le jardin, où je ne doutai point qu’il allât se livrer à la douleur d’avoir si mal réussi dans son entreprise ; mais son trouble devait être extrême, s’il surpassait le mien.

Mon premier soin fut de faire appeler Bema, dont je ne doutais point que les observations ne pussent me procurer quelques lumières. Elle affecta de ne rien comprendre à mes questions, et je me persuadai à la fin qu’ayant toujours été dans l’opinion que Synèse était frère de Théophé, elle ne s’était point aperçue de leur liaison, parce que ses défiances ne s’étaient pas tournées de ce côté-là. Je résolus de m’expliquer avec Théophé, et de m’y prendre aussi adroitement que j’avais fait avec Synèse. Comme j’étais sûr qu’il n’avait pu la voir depuis qu’il m’avait quitté, je la pressentis d’abord sur le dessein où j’étais de le rendre à sa famille. Elle en marqua beaucoup d’étonnement, mais lorsque j’eus ajouté que la seule raison du dégoût que je prenais pour lui était la difficulté qu’il faisait de la reconnaître plus longtemps pour sa sœur, elle ne put s’empêcher de me laisser voir beaucoup de chagrin.

« Qu’il y a peu de fond, me dit-elle, à faire sur les apparences des hommes ! Jamais il ne m’a marqué tant d’estime et d’amitié que ces derniers jours ! »

Cette plainte me parut si naturelle, et les réflexions qu’elle y joignait sur son sort sentaient si peu l’artifice, que, revenant tout d’un coup de mes soupçons, je passai aussitôt à l’extrémité de la confiance.

« Je suis porté à croire, lui dis-je, que vous lui avez inspiré de l’amour. Il est importuné d’un titre qui ne s’accorde point avec ses sentiments. »

Théophé m’interrompit par des exclamations si vives que je n’eus pas besoin d’autre preuve pour me confirmer l’opinion que je prenais d’elle.

« Que m’apprenez-vous ? Quoi ? me dit-elle, vous lui croyez pour moi d’autres sentiments que ceux de l’amitié fraternelle ? À quoi m’avez-vous exposée ? »

Et, me racontant avec une naïveté surprenante tout ce qui s’était passé entre elle et lui, elle me fit un détail dont chaque mot me fit trembler.

Sous le nom de frère, Synèse avait obtenu des caresses et des faveurs qui avaient dû rendre sa situation délicieuse en qualité d’amant. Il avait eu l’adresse de lui persuader que c’était un usage établi entre les frères et les sœurs de se donner mille témoignages d’une tendresse innocente, et sur ce principe il l’avait accoutumée, non seulement à vivre avec lui avec la plus étroite familiarité, mais à souffrir qu’il satisfît continuellement sa passion pour l’usage qu’il faisait de ses charmes. Ses mains, sa bouche, son sein même avaient été comme le domaine de l’amoureux Synèse. Je tirai successivement tous ces aveux de Théophé, et je ne me rassurai sur d’autres craintes que par la sincérité même avec laquelle je lui entendais avouer tout ce qu’elle regrettait d’avoir accordé. Mes projets de sagesse ne purent me défendre du plus amer sentiment que j’eusse encore éprouvé.

« Ah ! Théophé, lui dis-je, vous n’avez pas pitié du mal que vous me causez. Je me fais une violence mortelle pour vous laisser maîtresse de votre cœur ; mais vous l’accordez à un autre ! Votre dureté causera ma mort ! »

Il ne m’était jamais arrivé de lui parler avec cette ouverture. Elle en fut frappée elle-même jusqu’à rougir. Et, baissant ses yeux :

« Vous ne me rendrez point coupable, me dit-elle, d’une faute qui ne peut être attribuée qu’à mon ignorance ; et si vous avez de moi l’opinion que je veux mériter, vous ne me soupçonnerez jamais de faire pour un autre ce que je n’ai pas fait pour vous. »

Je ne répondis rien à ce discours. Ce sentiment douloureux qui m’occupait encore me rendait rêveur et taciturne. Je ne voyais rien d’ailleurs dans la réponse de Théophé qui satisfît assez mes désirs, pour m’applaudir de les avoir enfin déclarés. Qu’avais-je à espérer, si elle demeurait ferme dans ses idées de vertu, et que me convenait-il de prétendre, si elle les avait oubliées en faveur de Synèse ? Cette réflexion, ou plutôt l’indifférence que je croyais voir dans sa réponse, renouvelant toute mon inquiétude, je la quittai, d’un air moins tendre que chagrin, pour aller commencer à me délivrer de Synèse.

Il était revenu du jardin ; et lorsque je donnai ordre qu’on l’appelât, j’appris qu’il était dans mon appartement. Mais je reçus en même temps des avis de Constantinople qui me jetèrent dans des alarmes beaucoup plus sérieuses pour quelques-uns de mes meilleurs amis. On me faisait savoir par un exprès que l’Aga des Janissaires avait été arrêté la veille, sur quelques soupçons qui ne regardaient pas moins que la vie du Grand Seigneur, et qu’on craignait le même sort pour le Sélictar et le Bostangi Bassi, qui passaient pour ses meilleurs amis. Mon secrétaire, de qui je recevais ces nouvelles, y joignait ses propres conjectures. Dans le degré de puissance et d’autorité dont le Bostangi Bassi jouissait au sérail du Grand Seigneur, il doutait, m’écrivait-il, qu’on osât rien entreprendre contre sa personne ; mais il n’en était que plus persuadé qu’on n’épargnerait pas ses amis, parmi lesquels le Sélictar, Dely Azet, Mahmout Prelga, Montel Olizun, et plusieurs autres seigneurs avec lesquels j’étais lié comme lui, tenaient le premier rang.

Il me demandait là-dessus, si je n’entreprendrais rien en leur faveur, ou si je ne pensais pas du moins à leur offrir quelque secours particulier contre le péril qui les menaçait. La seule entreprise que j’eusse à former pour leur être utile consistait dans les sollicitations que je pouvais faire auprès du Grand Vizir ; mais il était question d’un intérêt d’État, je prévoyais qu’elles ne seraient pas fort écoutées. Mon secours avait un sens plus étendu. Outre les moyens de fuir que je pouvais leur procurer facilement, il m’était aisé de rendre à quelques-uns d’entre eux le même service que mon prédécesseur n’avait pas fait difficile de rendre à Mahomet Ostun, c’est-à-dire de les recevoir secrètement chez moi jusqu’à la fin de l’orage ; et dans un pays où les ressentiments se dissipent après leur première chaleur, le danger n’est jamais grand pour ceux qui savent d’abord l’éviter. Cependant les devoirs de mon emploi ne me laissant pas toujours la liberté de me livrer sans précaution aux mouvements de l’amitié, je pris le parti de retourner promptement à Constantinople, pour m’assurer des événements par mes propres yeux.

Mais, en lisant mes lettres, j’avais aperçu Synèse, qui était effectivement à m’attendre, et dont la contenance timide semblait m’annoncer quelque nouvelle scène. Il prévint les reproches dont j’allais l’accabler. À peine m’eut-il vu finir ma lecture que, se jetant à mes genoux, avec un air d’humiliation qui ne coûte pas beaucoup aux Grecs, il me conjura d’oublier tout ce qu’il m’avait dit de la naissance de Théophé, et de lui permettre de vivre à Oru avec plus de disposition que jamais à la reconnaître pour sa sœur. Il ne comprenait pas, ajouta-t-il, par quel caprice il avait pu douter un moment d’une vérité dont il sentait le témoignage au fond de son cœur, et malgré l’injustice de son père il était résolu de soutenir publiquement que Théophé était sa sœur. Je n’eus pas de peine à pénétrer l’adresse du jeune Grec. N’ayant tiré aucun fruit de son artifice, il voulait se conserver du moins les plaisirs dont il était en possession. Ils ne lui causaient pas beaucoup de remords, puisqu’il en avait joui si longtemps avec cette tranquillité, et c’était apparemment pour les pousser plus loin qu’il avait pensé à se délivrer de l’incommode qualité de frère. Mais il vit toutes ses espérances ruinées par ma réponse. Sans lui reprocher son amour, je lui dis que la vérité étant indépendante de son consentement ou de son désaveu, ce n’était pas le discours qu’il m’avait tenu, ni la légèreté avec laquelle je le voyais changer de langage, qui régleraient mes idées sur la naissance de sa sœur ; mais que j’en tirais une conclusion plus infaillible pour la certitude de ses propres sentiments ; qu’en vain la bouche se rétractait, quand le cœur s’était expliqué ; et que pour lui apprendre en un mot ce que je pensais de lui, je le regardais comme un lâche, qui s’était reconnu pour le frère de Théophé, qui avait désavoué ce titre, et qui s’offrait à le reprendre par des raisons beaucoup plus méprisables que celles de son père. J’avoue que c’était à mon ressentiment que j’accordais cette espèce d’injure. Ensuite, lui défendant de répliquer, j’appelai un de mes gens, à qui je donnai ordre de le reconduire sur-le-champ à Constantinople.

Je le quittai, sans faire attention à son chagrin ; et m’étant souvenu seulement de la permission que je lui avais donnée de faire ses adieux à sa sœur, je la rétractai, par une défense absolue de lui parler avant son départ.

Me reposant sur mes gens de l’exécution de mes ordres, je remontai aussitôt dans ma chaise, que j’avais fait préparer après avoir lu mes lettres, et j’allai prendre de nouvelles informations chez moi, avant que de rien entreprendre en faveur de mes amis.

Le crime du chef des Janissaires était d’avoir vu dans sa prison Ahmet, l’un des frères du Sultan Mustapha. On soupçonnait le Bostangi Bassi de lui avoir facilité cette visite, et l’on en voulait tirer le secret de l’Aga. Comme il était mal depuis quelque temps avec le Grand Vizir, on ne doutait point que ce ministre intéressé à sa perte ne le poussât sans ménagement ; et ce qui me causa le plus de chagrin fut d’apprendre que Chériber venait d’être arrêté avec Dély Azet, par cette seule raison qu’ils avaient passé chez l’Aga une partie du jour qui avait précédé son crime. J’aurais volé sur-le-champ chez le Grand Vizir, si je n’avais consulté que mon amitié pour le Chériber. Mais n’espérant pas beaucoup d’effet d’une sollicitation vague, je crus servir mieux mon ami en voyant d’abord le Sélictar avec qui je pouvais prendre des mesures plus justes. Je me rendis chez lui. Il en était sorti, et la tristesse que je vis régner dans sa maison me persuada qu’on y était fort alarmé de son absence. Un esclave, pour qui je lui connaissais de la confiance, vint me dire secrètement que son maître étant parti avec beaucoup de précipitation à la première nouvelle qu’il avait eue de l’enlèvement de Chériber, il ne doutait pas que le malheur de son ami ne l’eût porté à se mettre à couvert par la fuite. Ma réponse fut qu’il ne devait pas différer un moment cette précaution, s’il était encore à la prendre, et je ne fis pas difficulté de charger l’esclave de lui offrir de ma part une retraite dans ma maison d’Oru, à la seule condition qu’il s’y rendrait la nuit et sans suite. Outre l’exemple de mon prédécesseur, j’avais celui du Bacha Réjanto, qui s’était fait une réputation immortelle pour avoir donné une retraite au prince Démétrius Cantemir. D’ailleurs, il n’était pas question de dérober un criminel au châtiment, mais de mettre un galant homme en sûreté contre d’injustes soupçons.

Cependant, comme je ne me trouvais pas plus avancé dans les services que je voulais rendre à mes amis, je pris le parti de voir quelques seigneurs turcs de qui je pouvais espérer du moins plus d’information. Le bruit commençait à se répandre que l’Aga des Janissaires, après avoir fait sa confession au milieu des supplices, avait déjà perdu la vie par le cordon des Muets. On augurait bien pour le Sélictar du délai qu’on avait apporté à le faire arrêter, et je n’entendis point qu’on lui attribuât d’autre crime que son amitié pour l’Aga. Mais Chériber et Dely Azet me parurent si menacés par la voix publique, que dans l’inquiétude dont je fus pressé pour deux de mes meilleurs amis, je ne vis plus de considération qui fût capable de m’arrêter. Je me rendis chez le Grand Vizir. Ce n’était point par des motifs recherchés que je prétendais faire écouter ma recommandation dans une affaire d’État. Je ne fis valoir que la tendresse de mon amitié, et, prenant soin d’excepter le cas où mes deux amis se seraient chargés de quelque faute dont je ne les croyais pas capables, je conjurai le Vizir d’accorder quelque chose à mes instances. Il m’écouta d’un air sérieux.

« Vous devez être persuadé, me dit-il, que la justice du Grand Seigneur n’est pas aveugle, et qu’elle sait mettre de la distinction entre le crime et l’innocence. N’appréhendez rien pour vos amis, s’ils n’ont rien à se reprocher ! »

Il ajouta que ma recommandation néanmoins ne serait jamais sans poids à la Porte, et qu’il me promettait que les deux Bachas s’en ressentiraient. Mais, éclatant de rire aussitôt, il me dit que le Sélictar devait la croire bien puissante, puisque la crainte lui avait fait chercher un asile dans ma maison. Je ne compris point le sens de cette plaisanterie. Il continua sur le même ton, en affectant même de louer mon embarras et mon silence, qu’il regardait comme l’effet de ma discrétion. Mais lorsque je lui eus protesté dans les termes les plus clairs, que j’ignorais où le Sélictar s’était retiré, il m’apprit qu’ayant attaché des espions sur ses traces, il savait qu’il s’était rendu la nuit précédente à ma maison d’Oru, avec si peu de suite qu’il ne paraissait pas douteux que ce ne fût pour se tenir à couvert.

« Je ne le crois coupable de rien, ajouta-t-il, et je ne lui ferai pas un crime de ses anciennes liaisons avec l’Aga des Janissaires. Mais j’avais jugé à propos de le faire observer, et je ne suis point fâché qu’il ait eu assez de frayeur pour devenir un peu plus circonspect dans le choix de ses amis. »

Il me donna sa parole, après ce discours, qu’il ne lui causerait aucun chagrin chez moi ; mais il me fit promettre de lui cacher ce qu’il m’apprenait, pour laisser durer quelque temps son inquiétude.

Il ne me devint pas plus aisé de comprendre que le Sélictar fût à Oru. J’en étais parti au milieu du jour. Quelle apparence qu’il y fût sans ma participation, et qu’il eût engagé mes domestiques à me faire un mystère de son arrivée ? Sa passion pour Théophé fut la première idée qui me vint à l’esprit. Ne penserait-il pas moins à la sûreté de sa vie qu’au succès de son amour ; et s’il était vrai, me dis-je à moi-même, qu’il fût caché dans ma maison depuis cette nuit, est-il vraisemblable qu’il n’y soit pas de concert avec Théophé ? Qu’on se forme l’idée qu’on voudra des sentiments que j’avais pour elle. Si l’on ne trouve pas que je méritasse la qualité de son amant, qu’on me regarde comme son gardien ou comme son censeur ; mais le moindre de ces titres suffisait pour m’inspirer une vive alarme. Je ne pensai qu’à regagner Oru. Je demandai, en arrivant, au premier domestique qui se présenta, où était le Sélictar, et comment il se trouvait chez moi sans ma connaissance. C’était celui que j’avais chargé de reconduire Synèse. Quoique je fusse surpris de le trouver de retour sitôt, je conçus qu’il pouvait l’être avec beaucoup de diligence ; et ce ne fut qu’après qu’il m’eût assuré que le Sélictar n’était pas chez moi, que je lui demandai comment il s’était acquitté de mes ordres. Il est difficile qu’il n’eût pas laissé échapper quelque marque de confusion dans sa réponse ; mais n’ayant aucune raison de m’en défier, je ne m’arrêtai point à remarquer de quel air il me répondit qu’il avait remis Synèse chez son père. Cependant j’étais également trompé sur l’une et l’autre question ; avec cette différence, qu’il était de bonne foi sur la première, et qu’en répondant à la seconde, il avait employé le mensonge pour me cacher une trahison dont il était complice. En un mot, lorsque je demeurais persuadé que le Sélictar n’était pas venu chez moi, et que Synèse en était parti, ils y étaient tous deux, et je l’ignorai pendant plusieurs jours.

Synèse avait regardé l’ordre de son départ comme l’arrêt de sa mort. N’ayant point d’autre ressource que l’adresse pour se dispenser d’obéir, il avait fait réflexion que mes gens n’étaient point informés de mes motifs, et qu’il pouvait espérer de les faire consentir à le laisser du moins à Oru jusqu’à mon retour. Ensuite, craignant, comme il arrivait, que je ne revinsse au moment qu’on m’attendrait le moins, il s’était réduit à gagner par un présent considérable le laquais sur qui je m’étais reposé du soin de le conduire. Je ne sais par quel prétexte il avait coloré sa proposition, mais après l’avoir mis dans ses intérêts, il avait feint de partir avec lui, et ils étaient rentrés tous deux quelques moments après. Synèse s’était renfermé dans sa chambre, et le laquais avait reparu dans la maison au bout de quelques heures, comme s’il était arrivé de la ville après avoir exécuté sa commission.

L’aventure du Sélictar était plus composée. On n’a point oublié que Bema était peu satisfaite de sa condition, et que, soit qu’elle fût piquée que je parusse manquer de confiance pour elle, soit que sa vanité seule lui fît trouver qu’elle n’occupait pas le rang qu’elle méritait dans ma maison, elle me regardait comme un étranger qui ne faisait pas assez de cas de ses talents, et qu’elle ne pouvait servir qu’à regret. Les visites du Sélictar ayant été fréquentes, elle avait trop de pénétration pour n’avoir pas découvert les vues qui l’amenaient. Son caractère, formé à l’intrigue par une longue expérience du sérail, trouva de quoi s’employer agréablement dans ce qui pouvait servir à la venger. Elle s’était procuré l’occasion de parler au Sélictar, et, lui ayant offert ses services auprès de Théophé, elle ne pouvait penser qu’il lui fût aisé d’en obtenir pour le Sélictar ce qu’elle savait qu’on ne m’avait point accordé. Mais c’était sur cette connaissance même qu’elle se fondait pour nourrir la faiblesse d’un amant. Après l’avoir confirmé dans l’opinion où il avait toujours été que je n’avais aucune liaison de galanterie avec mon élève, elle s’était flattée de connaître assez les inclinations et le tempérament d’une fille de cet âge pour répondre qu’elle ne résisterait pas éternellement au goût du plaisir, et la première promesse qu’elle avait faite était fondée sur l’espoir de ne pas trouver de résistance.

Il est vrai qu’attachée sans cesse autour de Théophé, et si habile d’ailleurs à gouverner son sexe, elle était plus redoutable dans cette entreprise que la chaleur même du tempérament sur laquelle toutes les espérances du Sélictar étaient fondées. Cependant quelque adresse qu’elle y eût employée, son projet devait être peu avancé lorsque la disgrâce de l’Aga des Janissaires avait jeté la consternation dans l’esprit du Sélictar. Toutes ses craintes n’ayant pu diminuer sa passion, il avait pressé d’autant plus Bema, que dans les incertitudes auxquelles il s’était d’abord livré, il avait mis en délibération s’il ne devait pas se sauver chez les Chrétiens avec tout ce qu’il pourrait recueillir de sa fortune, et qu’il l’aurait sacrifiée volontiers toute entière pour être accompagné de Théophé dans sa fuite. Mais l’intrigante Bema, qui n’avait osé lui promettre un succès si prompt, s’était hasardée à lui proposer une retraite près de sa maîtresse. Ma maison était réglée suivant nos usages, c’est-à-dire que ne m’assujettissant pas même à celui des Turcs, pour le logement des femmes, elles étaient distribuées indifféremment dans les chambres que mon maître d’hôtel leur avait assignées. Celle de Bema joignait l’appartement de Théophé. Ce fut dans ce réduit qu’elle offrit au Sélictar de lui donner un asile. Elle lui en fit d’autant plus valoir la sûreté qu’ignorant moi-même le service qu’on lui rendait dans ma maison, il ne devait pas craindre que je fisse céder l’amitié à la politique, et que d’un autre côté, je ne pouvais manquer d’être fort satisfait, après le péril, d’avoir été de quelque utilité pour mon ami. Il est bien moins étrange que cette pensée fût venue à l’esprit d’une femme exercée dans toutes sortes d’intrigues, qu’il ne l’est qu’un homme du rang de Sélictar puisse l’avoir approuvée. Aussi trouvai-je cet événement si extraordinaire, après en avoir découvert toutes les circonstances, que je le donnerais pour un exemple des plus hautes folies de l’amour, si ce motif n’avait été secondé dans le Sélictar par la crainte où il était pour sa vie.

Mais je puis ajouter que la fierté des Turcs est la première chose qui disparaît dans l’adversité. Comme toute leur grandeur est empruntée de celle de leur maître, dont ils font profession d’être les esclaves, il ne leur en reste rien à la moindre disgrâce ; et dans la plupart, les motifs d’orgueil sont bien faibles quand ils sont réduits au mérite personnel. Cependant je connaissais d’assez bonnes qualités au Sélictar pour le croire redoutable en amour, surtout près d’une femme élevée dans le même pays, et dont le goût par conséquent ne pouvait être blessé de ce que nous trouverions dégoûtant dans un Turc.

Je ne parlai point à Théophé des idées qui m’avaient ramené à Constantinople. Au contraire, me voyant d’autant plus libre avec elle, je me trouvais comme déchargé du fardeau qui m’avait pesé sur le cœur, je marquai dans notre entretien une satisfaction dont elle s’aperçut assez pour me demander ce qui causait ma joie. C’était une occasion de lui répéter avec plus d’enjouement ce que je lui avais déclaré le matin d’un ton trop triste et trop langoureux. Mais autant qu’il était sûr qu’elle régnait dans mon cœur, autant m’était-il encore incertain quel cours je devais laisser prendre à mes sentiments ; et me retrouvant l’esprit libre depuis que j’étais délivré de mes craintes, j’eus assez de force pour retenir le mouvement qui me portait à l’entretenir de ma tendresse. Aujourd’hui, qu’en réfléchissant sur le passé, je juge peut-être beaucoup mieux qu’alors quelles étaient mes dispositions, il me semble que ce que je désirais secrètement était que Théophé eût pris pour moi une partie de l’inclination que j’avais pour elle, ou du moins qu’elle m’en eût laissé voir quelques marques ; car j’étais encore porté à me flatter que j’avais plus de part que personne à son affection, mais retenu par mes principes d’honneur autant que par mes promesses, je n’aurais pas voulu devoir la conquête de son cœur à mes séductions, et ce que je désirais d’elle, mon bonheur aurait été qu’elle eût paru le souhaiter comme moi.