Histoire d’une Grecque moderne/Deuxième partie

Flammarion (Tome IIp. --186).


DEUXIÈME PARTIE


Nous étions dans la plus belle saison de l’année. Mon jardin réunissant tout ce qu’on peut s’imaginer d’agréable dans une campagne, je proposai à Théophé d’y prendre l’air après souper. Nous fîmes quelques tours dans les plus belles allées. L’obscurité n’était pas si profonde que je ne crusse avoir aperçu dans divers enfoncements la figure d’un homme. Je me figurai que c’était mon ombre, ou quelqu’un de mes domestiques. Dans un autre endroit, j’entendis le mouvement de quelque feuillage, et, mon esprit ne se tournant point à la défiance, je m’imaginai que c’était le vent. Il s’était refroidi tout d’un coup. Le mouvement que j’avais entendu me parut un signe d’orage, et je pressai Théophé de s’avancer vers un cabinet de verdure où nous pouvions nous mettre à couvert. Bema nous suivait avec une autre esclave de son sexe.

Nous nous assîmes quelques moments, et je crus entendre le bruit d’une marche lente à peu de distance du cabinet. J’appelai Bema, à qui je fis une question indifférente, pour m’assurer seulement de l’éloignement où elle était de moi. Elle n’était pas du côté où j’avais entendu marcher. Je commençai alors à soupçonner que nous étions écoutés, et, ne voulant point causer de frayeur à Théophé, je me levai sous quelque prétexte, pour découvrir qui était capable de cette indiscrétion. Il ne me tomba point encore dans l’esprit que ce pût être un autre qu’un de mes domestiques. Mais n’ayant aperçu personne, je rejoignis tranquillement Théophé. La nuit commençait à s’avancer.


Nous retournâmes à son appartement…

Nous retournâmes à son appartement sans avoir fait d’autre rencontre. Cependant, comme je ne pouvais m’ôter de l’imagination que j’avais entendu quelqu’un autour de nous, et qu’il me paraissait important de punir cette hardiesse dans mes domestiques, je résolus, en quittant Théophé, de m’arrêter quelque temps à la porte du jardin, qui n’était pas éloignée de son appartement. Ma pensée était d’y surprendre moi-même le curieux qui nous avait suivis, lorsqu’il lui prendrait envie de se retirer. Cette porte était une grille de fer, par laquelle il fallait passer nécessairement. Je n’y fus pas longtemps sans distinguer dans les ténèbres, un homme qui venait vers moi ; mais il m’aperçut aussi, quoiqu’il fût impossible de me reconnaître, et, retournant sur ses pas, il ne pensa qu’à regagner le bois d’où il sortait. Mon impatience me fit marcher sur ses traces. Je levai même la voix, pour lui faire entendre qui j’étais, et je lui ordonnai d’arrêter. Mon ordre ne fut point écouté. Le ressentiment que j’en eus fut si vif, que, prenant un autre parti pour m’éclaircir sur-le-champ, je rentrai chez moi, et je donnai ordre qu’on appelât tout ce que j’avais de domestiques à Oru. Le nombre n’en était pas infini. J’en avais sept, qui parurent au même moment. Ma confusion augmenta jusqu’à me faire cacher le motif qui m’avait porté à les assembler, et le Sélictar me revenant à l’esprit avec tous les soupçons qui pouvaient accompagner cette idée, je fus indigné d’une trahison dont je ne crus pas qu’il me fût permis de douter. Il me parut clair qu’il s’était logé dans quelque maison du voisinage, d’où il se flattait de s’introduire chez moi pendant la nuit. Mais était-ce de l’aveu de Théophé ? Ce doute qui s’éleva aussitôt dans mon esprit me jeta dans une mortelle amertume. J’aurais donné ordre à tous mes gens de descendre au jardin, si je n’eusse été retenu par une autre pensée, qui me fit prendre une résolution toute différente. Il me parut beaucoup plus important d’approfondir les intentions du Sélictar que de l’arrêter. Ce fut à moi-même que je réservai ce soin. Je renvoyai tous mes gens, sans en excepter mon valet de chambre, et, retournant à la porte du jardin, je m’y cachai avec plus de soin que je n’avais fait la première fois, dans l’espérance d’y voir revenir le Sélictar avant la fin de la nuit. Mais j’eus encore le chagrin de m’être fatigué inutilement.

Il était rentré pendant que je faisais assembler mes gens. Bema, qui l’avait conduit elle-même au jardin, s’était défiée de mes soupçons, et, quittant sa maîtresse sous quelque prétexte, elle l’avait rappelé assez promptement pour le dérober à mes recherches.

Je passai tout le jour suivant dans un chagrin que je ne pus déguiser. Je ne vis pas même Théophé, et l’inquiétude qu’elle me fit marquer le soir pour ma santé me parut une perfidie dont je cherchais déjà le moyen de me venger.

Pour augmenter mon trouble, je reçus avis à la fin du jour que la vie du Bacha Chériber était dans le dernier danger, et que ses amis qui savaient déjà la démarche que j’avais faite en sa faveur, me conjuraient de revoir le Grand Vizir pour renouveler mes sollicitations. Quel contretemps, à l’entrée d’une nuit où j’étais résolu de recommencer ma garde à la porte de mon jardin, et où je me repaissais déjà de la confusion du Sélictar ! Cependant, il n’y avait point à balancer entre l’intérêt d’une passion et celui du devoir. Le seul tempérament qui pouvait se concilier avec l’un et l’autre était de faire assez promptement le voyage de Constantinople pour être de retour avant que la nuit fût trop avancée. Mais en pesant l’emploi de tous les moments, ma plus grande diligence ne pouvait me rendre chez moi avant minuit ; et qui me répondait qu’on n’abuserait point de mon absence ?

J’en vins ainsi par degrés à me faire un reproche d’avoir rejeté les conseils de Bema ; et dans l’extrémité pressante où j’étais, je ne vis point d’autre ressource que d’y recourir du moins dans cette occasion. Je la fis appeler.

« Bema, lui dis-je, des affaires indispensables m’appellent à Constantinople. Je ne puis abandonner Théophé à elle-même, et je sens la nécessité d’avoir près d’elle une gouvernante aussi fidèle que vous. Prenez-en, sinon le titre, du moins l’autorité jusqu’à mon retour. Je vous confie le soin de sa santé et de sa conduite. »

Jamais on ne s’est livré si follement à la perfidie. Cependant, cette misérable m’a confessé, dans un moment où les circonstances la forçaient d’être sincère, que si je n’eusse point borné sa commission, et qu’au lieu de lui en faire envisager la fin à mon retour, je lui eusse donné l’espérance de conserver toute sa vie le même ascendant dans ma maison, elle aurait rompu tous ses engagements avec le Sélictar pour me servir fidèlement.

Je partis extrêmement soulagé ; mais mon voyage fut inutile à mes deux amis. J’appris en arrivant chez moi que le Grand Vizir y avait envoyé deux fois un des principaux officiers, qui avait marqué beaucoup de regret de ne pas me rencontrer, et quelques bruits qui avaient commencé à se répandre sourdement me firent mal augurer des deux Bachas. Cette nouvelle, jointe à ce qu’on m’apprenait du Grand Vizir, ne me permit pas de prendre un moment de repos. Je me rendis chez ce Ministre, quoiqu’il ne fût pas moins de dix heures, et prenant pour prétexte l’impatience que j’avais de savoir ce qu’il désirait de moi, je le fis presser, au sérail même où je m’étais fait assurer qu’il était, de m’accorder un moment d’entretien. Il ne me le fit pas trop attendre ; mais il abrégea ma visite et mes plaintes par le soin qu’il eut de prévenir mon discours.

« Je n’ai pas voulu, me dit-il, que vous puissiez m’accuser d’avoir manqué d’égard pour votre recommandation ; et si mon officier vous eût trouvé chez vous, il était chargé de vous apprendre que le Grand Seigneur n’a pu se dispenser d’exercer sa justice sur les deux Bachas. Ils étaient coupables. »

Quelque intérêt que j’eusse pris à leur justification, il ne me restait rien à opposer contre une déclaration si formelle. Mais en confessant que les crimes d’État ne méritent point d’indulgence, je demandai au Grand Vizir si celui de Chériber et d’Azet était un mystère que je ne dusse pas pénétrer. Il me répondit que leur crime et leur supplice seraient publiés le lendemain, et que c’était m’accorder une faveur légère que de me les apprendre quelques heures plus tôt. Aurifan Muley, Aga des Janissaires, irrité depuis longtemps contre la Cour, qui avait entrepris de diminuer son autorité, s’était proposé de mettre sur le trône le prince Ahmet, second frère du Sultan, qu’il avait élevé dans son enfance, et qui s’était fait renfermer depuis quelques mois dans une étroite prison, pour quelques railleries auxquelles il s’était échappé contre son frère. Il avait fallu s’assurer des dispositions de ce Prince, et former des intelligences avec lui dans sa prison. L’Aga y était parvenu avec une adresse dont les ressorts n’étaient pas encore connus, et c’était le seul embarras qui restait au Ministre. En cédant à la force des tourments qui lui avaient arraché la confession de son crime, il avait gardé une fidélité inviolable à ses amis, et le Vizir m’avoua lui-même qu’il ne pouvait lui refuser son admiration ; mais ses étroites liaisons avec Chériber et Dely Azet, qui avaient été successivement les deux derniers Bachas d’Égypte, avaient fait prendre au Divan le parti de les arrêter. Ils possédaient tous deux d’immenses richesses, et leur crédit était encore si puissant dans l’Égypte, qu’on n’avait pas douté qu’ils ne fussent les principaux fondements de l’entreprise de l’Aga.

En effet, la crainte d’une cruelle torture, dont ils n’avaient pu soutenir l’approche à leur âge, les avait forcés d’avouer qu’ils étaient entrés dans la conspiration, et que le projet formé entre les conjurés était de passer en Égypte avec Ahmet, si l’on ne réussissait point à l’établir tout d’un coup sur le trône. Cet aveu n’avait point empêché qu’on ne leur eût fait souffrir divers tourments, pour tirer d’eux le nom de tous leurs complices, et pour s’assurer particulièrement si le Bostangi Bafio et le Sélictar étaient coupables. Mais soit qu’ils ignorassent en effet, soit qu’ils se fussent piqués de la même constance que l’Aga, ils avaient persisté jusqu’à la mort à ne les charger d’aucune trahison.

« Quatre heures plus tôt, me dit le Grand Vizir, vous les auriez trouvés étendus dans mon antichambre, car c’est avec moi qu’ils ont eu le dernier entretien, et l’ordre du Grand Seigneur était qu’ils fussent exécutés en me quittant. »

Quelque saisissement que je ressentisse d’une catastrophe si récente, un reste d’amitié pour le Sélictar me fit demander au Grand Vizir s’il était assez justifié pour se montrer sans crainte.

« Écoutez, me dit-il, je l’aime et je suis fort éloigné de le chagriner mal à propos ; mais comme sa fuite a fait naître de fâcheuses préventions au Conseil, je souhaite qu’il ne reparaisse point sans avoir fait répandre quelque bruit qui explique le mystère de son absence. Et puisqu’il a pris le parti de se retirer chez vous, gardez-le, ajouta-t-il jusqu’à ce que je vous fasse avertir. »

La confiance du Vizir me parut une nouvelle faveur dont je le remerciai, mais ignorant en effet que le Sélictar fût chez moi, je me crus intéressé à lui perdre l’opinion où il était, et je lui protestai si naturellement que ne faisant que d’arriver d’Oru, où j’avais passé la nuit précédente et tout le jour, j’étais sûr qu’on n’y avait pas vu le Sélictar, qu’il aima mieux croire que ses espions l’avaient trompé, que de douter un moment de ma bonne foi.

Mon voyage se trouvant fort abrégé par un si malheureux dénouement, j’eus une joie sensible de pouvoir regagner Oru avant la fin de la nuit, et je comptais d’y être assez tôt pour surprendre le Sélictar dans mon jardin. Je roulais déjà les moyens de ne le pas manquer. Mais étant retourné à ma maison de Constantinople, j’y trouvai mon valet de chambre qui m’attendait avec la dernière impatience, et qui me pria de l’écouter aussitôt à l’écart.

« J’arrive, me dit-il, avec des nouvelles qui vous causeront autant d’étonnement que de chagrin. Synèse est mourant d’une blessure qu’il a reçue du Sélictar. Théophé est réduite au même état par la frayeur. Bema est une misérable, que je crois la source de tout le trouble, et que j’ai fait renfermer par précaution jusqu’à votre arrivée. Je crois votre présence nécessaire à Oru, continua-t-il, ne fût-ce que pour prévenir le dessein du Sélictar, qui ne peut être éloigné de votre maison, et qui est capable d’y revenir avec assez de force pour s’y rendre le maître. Les regrets qu’il a marqués de sa violence me paraissent fort suspects. Seul comme il était, je l’aurais fait arrêter lui-même, si je n’avais appréhendé de vous déplaire. Cependant, ajouta mon valet, le soin que j’ai eu de mettre le reste de vos gens en état de défense, doit vous rendre tranquille contre ses entreprises. »

Un ordre si imprévu ne me permettant guère de l’être, je partis sur-le-champ, avec la précaution de me faire accompagner de quatre domestiques bien armés. Le trouble où je trouvai encore ceux d’Oru me rendit témoignage qu’on ne m’avait rien exagéré. Ils faisaient la garde à ma porte avec une douzaine de fusils qui me servaient à la chasse. Je leur demandai des nouvelles de Théophé et de Synèse, dont je ne comprenais pas encore l’aventure. Ils ignoraient comme moi qu’il n’eût pas quitté ma maison, et personne ne sachant comment le Sélictar s’y était introduit, cette scène devenait plaisante par les précautions qu’ils prenaient pour l’empêcher d’y rentrer pendant qu’il n’en était pas sorti. Cependant m’en étant fait expliquer plus soigneusement les circonstances, j’appris d’eux tout ce qu’ils en avaient pu découvrir.

Les cris de Synèse les avaient attirés dans l’appartement de Théophé, où ils avaient trouvé ce jeune homme aux prises avec le Sélictar, et déjà blessé d’un coup de poignard qui mettait sa vie en danger. Bema semblait prendre parti contre lui, et pressait le Sélictar de le punir. Ils les avaient séparés. Le Sélictar s’était dérobé avec beaucoup d’adresse, et Synèse était demeuré baigné de son sang, tandis que Théophé conjurait mes domestiques de ne pas perdre un moment pour me faire avertir.

Ce soin qu’elle avait eu de penser à moi me toucha jusqu’à me faire passer aussitôt dans son appartement. Je fus encore plus rassuré par les marques de joie qu’elle fit éclater en me voyant paraître. Je m’approchai de son lit. Elle saisit ma main, qu’elle serra dans les siennes.

« Ciel ! me dit-elle, avec le mouvement d’un cœur qui paraissait soulagé, de quelles horreurs ai-je été témoin pendant votre absence ! Vous m’auriez trouvée morte d’effroi, si vous aviez tardé plus longtemps. »

Le ton dont ces quatre mots furent prononcés me parut si naturel et si tendre, que sentant évanouir non seulement tous mes soupçons, mais jusqu’à l’attention que je devais aux circonstances, je fus tenté de me livrer à la première douceur qui eût encore flatté ma tendresse. Cependant je renfermai toute ma joie dans mon cœur, et, me contentant de baiser les mains de Théophé :

« Apprenez-moi donc, lui dis-je avec un transport dont je ne pus empêcher qu’il ne se communiquât quelque chose à mes expressions, ce que je dois penser des horreurs dont vous vous plaignez ? Apprenez-moi comment vous pouvez vous en plaindre, lorsqu’elles se sont passées dans votre chambre ? Que faisait ici le Sélictar ? Qu’y faisait Synèse ? Tous mes gens l’ignorent. Serez-vous sincère à me faire ce récit ?

— Voilà les craintes, me dit-elle, qui m’ont le plus effrayée. J’ai prévu, ne trouvant que de l’obscurité dans ce que vous apprendriez ici, que vous auriez peine à m’exempter de quelques soupçons ; mais j’atteste le Ciel que je ne vois pas plus clair que vous dans ce qui vient d’arriver. À peine étiez-vous parti, continua-t-elle, que n’ayant pensé qu’à me retirer, Bema m’est venue tenir de longs discours auxquels j’ai prêté peu d’attention. Elle m’a raillée du goût que j’ai pour la lecture et pour les autres exercices qui font mon occupation. Elle m’a parlé de tendresse et de la douceur qu’on trouve à mon âge dans les douceurs de l’amour. Cent histoires de galanterie qu’elle m’avait racontées, m’ont paru comme autant de reproches qu’elle me faisait de ne pas suivre de si agréables exemples. Elle a sondé mes sentiments par diverses questions ; et cet empressement que je ne lui avais jamais vu, commençant à me devenir importun, j’ai d’autant plus souffert de la nécessité où j’étais de l’écouter, qu’elle m’avait fait entendre que vous lui aviez donné quelque empire sur moi et qu’elle ne prétendait qu’à l’employer à me rendre heureuse. Enfin, m’ayant quittée, après m’avoir mise au lit, il s’était passé à peine un instant lorsque j’ai entendu doucement frapper à ma porte. J’ai reconnu Synèse à la lumière de ma bougie. Sa vue m’a causé plus de surprise que de frayeur ; cependant, tout ce que vous m’avez raconté étant revenu à ma mémoire, j’aurais témoigné de l’inquiétude, s’il ne m’était tombé dans l’esprit pour expliquer sa visite, que vous aviez pu lui pardonner en arrivant à Constantinople, et que vous me l’aviez peut-être renvoyé avec quelques ordres dont vous l’aviez chargé pour moi. J’ai souffert qu’il se soit approché. Il m’a commencé un discours qui ne contenait que des plaintes de son sort, et que j’ai interrompu lorsqu’il m’a paru certain qu’il n’était point ici de votre part. Entre mille témoignages de douleur, il s’est jeté à genoux devant mon lit avec beaucoup d’agitation. C’est dans ce moment que Bema est entrée avec le Sélictar ; ne me demandez plus ce que l’augmentation de mon trouble ne m’a pas permis de remarquer distinctement. J’ai entendu les cris de Bema qui reprochait sa témérité à Synèse, et qui excitait le Sélictar à l’en punir. Ils avaient tous deux des armes ; Synèse menacé s’est mis en état de se défendre. Mais, ayant été blessé par le Sélictar, il l’a saisi au corps, et je voyais les deux poignards briller en l’air dans les efforts qu’ils faisaient tous deux pour se porter des coups et pour les repousser. Le bruit de leur combat, plutôt que mes cris, car ma frayeur les rendait trop faibles pour se faire entendre, a fait venir vos domestiques ; et tout ce que j’en ai pu recueillir depuis ce moment, est qu’on était parti, à ma prière, pour aller presser votre retour. »

Son innocence était si claire dans ce récit, que, regrettant de l’avoir soupçonnée, je m’efforçai au contraire de la délivrer d’un reste de frayeur qui paraissait encore dans ses yeux. Et peut-être qu’au milieu de mes vives protestations d’attachement, dont je crus remarquer qu’elle s’attendrissait, j’aurais emporté insensiblement ce que j’avais renoncé à lui demander, si mes propres résolutions ne m’eussent soutenu contre l’émotion de mes sens. Mais mon système était formé, et je crois que dans les sentiments auxquels j’étais revenu pour elle, j’aurais été fâché de lui trouver une facilité qui aurait diminué quelque chose de mon estime.

Cependant, ne laissant rien échapper de ce qui était capable de flatter mon cœur, je tirai assez de satisfaction de cette rencontre pour regarder les obscurités qui me restaient encore à pénétrer, comme des événements qui commençaient à me toucher moins, et que j’allais examiner avec un esprit plus libre.

« Souvenez-vous, dis-je à Théophé, pour lui faire connaître une partie de mes espérances, que vous m’avez laissé entrevoir aujourd’hui ce que je me flatte de découvrir quelque jour plus parfaitement. »

Elle parut incertaine du sens de ce discours.

« Je m’explique assez, » repris-je.

Et je me persuadai, en effet, en la quittant, qu’elle avait feint de ne pas m’entendre.

Je me fis amener aussitôt Bema. Cette artificieuse esclave espéra pendant quelques moments de me tromper par des impostures. Elle entreprit de me persuader que c’était le hasard qui avait amené chez moi le Sélictar, à l’entrée de la nuit, et que s’étant aperçue au moment qu’elle l’avait rencontré, que Synèse était dans l’appartement de Théophé, son zèle pour l’honneur de ma maison l’avait portée à prier ce seigneur de punir l’insulte que je recevais de ce jeune téméraire. L’ayant vu disparaître avant qu’elle eût été arrêtée, elle se flattait encore que si elle n’avait pas quitté tout à fait ma maison, il aurait regagné secrètement son asile, et que dans l’une ou l’autre supposition, elle aurait le temps de le prévenir sur ce qu’elle inventait pour sa défense. Mais je n’avais pas été si longtemps en Turquie sans savoir les droits qu’un maître a sur ses esclaves, et ne voyant aucune apparence que le Sélictar se fût retiré furtivement s’il était venu dans ma maison avec des vues innocentes, je résolus d’employer les voies les plus rigoureuses pour éclaircir la vérité. Les raisons que mon valet de chambre avait eues d’arrêter Bema, devaient faire sur moi autant d’impression du moins que sur lui. En un mot, je parlai de supplices à mon esclave, et le ton qu’elle me vit prendre lui faisant croire cette menace sérieuse, elle me confessa en tremblant le fond de son intrigue.

Lorsque j’eus achevé de m’assurer que le Sélictar n’avait vu Théophé que dans les circonstances de cette nuit, je trouvai dans son aventure plus de sujet de le railler de sa mauvaise fortune que de m’offenser du séjour qu’il avait fait dans ma maison. Bema dissipa même jusqu’aux moindres traces de mon ressentiment en m’apprenant les principales raisons qui l’avaient portée à m’en faire un mystère. Mais ce qui rendait mon ami plus excusable, ne suffisant pas pour le justifier, je me réservai à examiner le châtiment qu’elle méritait pour avoir trahi ma confiance ; et ce fut alors qu’elle prit le Prophète à témoin, que je n’aurais jamais eu de reproche à lui faire, si je m’étais reposé sur elle à demi. Cette franchise diminua beaucoup ma colère. Il restait à savoir d’elle ce que le Sélictar pouvait être devenu. Elle ne balança point à me répondre qu’elle le croyait retourné dans sa chambre ; et pour m’en éclaircir, elle me dit qu’il suffisait de voir si la porte était fermée. Ne pouvant douter qu’il n’y fût à cette marque, la seule vengeance que je pensai à tirer de lui, fût de l’y laisser jusqu’à ce que la faim le pressât de sortir, et de mettre mon valet de chambre en garde à la porte, pour le recevoir au moment qu’il serait forcé de se montrer. Bema, que je laissai dans sa prison, ne pouvait troubler la satisfaction que je me promis de cette scène.

À l’égard de Synèse, elle n’avait eu aucun éclaircissement à me donner, puisque personne n’avait été plus trompé qu’elle en le surprenant dans l’appartement de Théophé. Mais il me causait si peu d’inquiétude, qu’apprenant que sa blessure était effectivement très dangereuse, j’ordonnai qu’on en prît soin, et je remis à le voir lorsqu’il commencerait à se rétablir. Qu’il ne fût point sorti de chez moi, ou qu’il y fût revenu après son départ, c’était l’infidélité d’un de mes gens, qui n’était point assez importante pour m’en faire hâter beaucoup la punition. Et dès que je me croyais sûr de la sagesse de Théophé, il m’était si indifférent qu’elle fût aimée de ce jeune Grec, que je prévis au contraire qu’elle en pouvait tirer quelque avantage du côté de son père. Cette réflexion ne s’était pas présentée d’abord à moi ; mais en y pensant, depuis le dernier entretien que j’avais eu avec lui, j’avais conçu que si sa passion se soutenait dans la même ardeur, elle me donnerait occasion de mettre son père à de nouvelles épreuves en feignant de vouloir le marier avec Théophé. Si le Condoidi n’avait pas perdu tout sentiment d’honneur et de religion avec ceux de la nature, il me paraissait impossible qu’il ne s’opposât point à ce mariage incestueux ; et dans un pays où les droits des pères ont fort peu d’étendue, je pouvais le réduire à cette seule objection pour l’empêcher.

Ainsi des incidents qui m’avaient causé tant de vives alarmes, n’eurent point de suites plus fâcheuses que la blessure de Synèse et le châtiment de quelques domestiques. Je me défis de Bema quelques jours après, avec cette circonstance humiliante pour elle, que je ne la fis vendre que la moitié du prix qu’elle m’avait coûté. C’est une sorte de punition qui ne convient qu’aux personnes riches, qui ont en même temps assez de bonté pour ne pas traiter avec trop de rigueur une esclave coupable ; mais pour peu que ces misérables aient du sentiment, ils en sont d’autant plus touchés, qu’en perdant un certain prix qu’ils ont à leurs propres yeux, ils se croient rabaissés, si l’on peut dire que cela soit possible, au-dessous même de leur triste condition. J’ai su néanmoins que s’étant recommandée au Sélictar, Bema avait obtenu de la reconnaissance de ce seigneur qu’il l’achetât pour son sérail.

Pour lui, je n’eus pas le plaisir que j’avais espéré de le voir céder à la soif ou à la faim. Dès la même nuit, comprenant par le long délai de sa confidente qu’elle était retenue malgré elle, et qu’il allait se trouver dans un cruel embarras sans son secours, il prit le parti de ne pas attendre le jour pour sortir de sa retraite, et, connaissant ma maison, il se flatta de s’échapper facilement à la faveur des ténèbres. Il tomba dans les bras de mon valet de chambre, qui occupait déjà son poste. J’exposais ce fidèle garçon à périr peut-être d’un coup de poignard ; mais s’en étant défié lui-même, il eut soin de prendre un ton assez doux pour faire entendre tout d’un coup au Sélictar qu’il n’avait à craindre aucune violence, et que je ne lui préparais que des caresses et des services. Il se laissa conduire avec quelques marques de défiance. J’étais au lit. Je me levai avec empressement, et, feignant beaucoup de surprise :

« Quoi ! c’est le Sélictar ? m’écriai-je. Eh ! par quel hasard… »

Il m’interrompit d’un air confus.

« Épargnez-moi, me dit-il, des railleries que je mérite. Vos reproches mêmes seront justes si vous ne les faites tomber que sur la visite nocturne que j’ai voulu rendre à Théophé ; mais dans l’usage que j’ai fait de mon poignard, je n’ai pensé qu’à vous servir, quoique le soin avec lequel vos gens ont arraché de mes mains le jeune homme que j’ai blessé, me fasse juger que mon zèle s’est mépris ; et dans la liberté que j’ai prise de me retirer chez vous sans votre participation, vous ne devez voir que l’embarras d’un ami qui, en regardant votre maison comme asile, n’a pas voulu vous exposer au mécontentement de la Porte. »

Je l’interrompis à mon tour pour l’assurer que je lui épargnais jusqu’aux justifications, et qu’à l’égard de Théophé même, je ne trouvais à condamner dans sa conduite que ce qui devait le blesser lui-même, c’est-à-dire un procédé qui ne semblait pas s’accorder avec la délicatesse qu’il avait marquée jusqu’alors dans ses sentiments. Il passa condamnation sur ce reproche.

« L’occasion, me dit-il, a eu plus de force que ma vertu. »

Tout le reste de cet entretien fut tourné en badinage. Je l’assurai que le plus fâcheux effet de son aventure serait d’être logé plus commodément et traité avec plus de soin que dans la chambre de Bema, sans en être plus exposé aux périls qui lui avaient fait prendre le parti de se cacher. Et, lui racontant ce que j’avais appris du Grand Vizir, je lui causai autant de satisfaction pour lui-même que de compassion pour le sort de l’Aga des Janissaires et des deux Bachas. Cependant, il me protesta qu’il les plaignait moins s’ils étaient coupables, et que, loin d’être entré dans leur complot, il aurait été capable de rompre avec eux s’il les en eût soupçonnés.

Il semblait disposé à partir sur-le-champ, et il me parla de faire avertir deux esclaves qu’il avait chargés d’attendre ses ordres dans le village voisin. Mais je lui expliquai les précautions avec lesquelles le Grand Vizir souhaitait qu’il se rapprochât de Constantinople. Entre plusieurs partis qu’il pouvait embrasser, il se détermina par mon conseil à se rendre le lendemain à sa maison de campagne, comme s’il fût revenu de visiter les magasins et les arsenaux de la mer Noire. Je ne refusai pas même de l’accompagner, et pour lui faire connaître, non seulement que je ne conservais aucun ressentiment de ce qui s’était passé, mais que j’avais toujours de son caractère la même opinion qui m’avait fait rechercher son amitié, je lui proposai de mettre Théophé de notre promenade.

À peine osait-il se persuader que cette offre fût sincère ; mais j’étais de si bonne foi, qu’ayant passé avec lui le reste de la nuit, je le conduisis moi-même à l’appartement de Théophé pour lui faire agréer notre proposition. L’impression qui me restait du dernier entretien que j’avais eu avec elle me rendait comme supérieur à toutes les faiblesses de la jalousie, et j’avais si bien connu que le Sélictar ne parviendrait jamais à toucher son cœur, que je me faisais une espèce de triomphe des efforts qu’il allait renouveler inutilement pour l’attendrir.

D’ailleurs, quelque succès qui pût être réservé à mes sentiments, je voulais qu’il n’eût jamais à me reprocher d’avoir mis le moindre obstacle aux siens. Je lui devais cette complaisance après avoir contribué peut-être à les faire naître par la facilité que j’avais eue d’abord à les approuver ; et s’il arrivait que Théophé prît jamais ceux que je lui souhaitais pour moi, j’étais bien aise que mon ami perdît tout à fait l’espérance avant que de s’apercevoir que j’étais plus heureux que lui.

Si Théophé marqua quelque étonnement de notre projet, elle n’y fit point d’objection lorsqu’elle fut assurée que je devais être sans cesse avec elle, et qu’il n’était question que de m’accompagner. Je lui donnai une suite qui pût la faire paraître avec distinction chez le Sélictar. Il m’avait parlé de sa maison comme du centre de sa puissance et de ses plaisirs, c’est-à-dire qu’avec tous les ornements qui sont au goût des Turcs, il y avait un sérail et une prodigieuse quantité d’esclaves. Je l’avais entendu vanter d’ailleurs comme le plus beau lieu qui fût aux environs de Constantinople. Il était à huit milles de ma maison. Nous n’y arrivâmes que le soir, et je fus privé ce jour-là du plaisir de la perspective, à laquelle il n’y a peut-être rien de comparable dans aucun autre lieu du monde. Mais le Sélictar nous prodiguant aussitôt tout ce qu’il avait recueilli de richesses et d’élégances dans l’intérieur des édifices, je fus obligé de convenir dès le premier moment que je n’avais rien vu en France ni en Italie qui surpassât un si beau spectacle. Je n’en promets point une description. Ces détails ont toujours de la langueur dans un livre ; mais si je craignis un moment que je n’eusse bientôt quelque sujet de me repentir d’avoir engagé Théophé à ce voyage, ce fut lorsque le Sélictar, après lui avoir fait admirer tant de magnificence, lui en offrit l’empire absolu, avec toutes les explications qu’il lui avait déjà proposées. J’eus peine à cacher la rougeur qui se répandit malgré moi sur mon visage. Je jetai les yeux sur Théophé, et j’attendis sa réponse avec un trouble dont elle m’a confessé depuis qu’elle s’était aperçue.

En protestant au Sélictar qu’elle sentait le prix de ses offres, et qu’elle en avait toute la reconnaissance qu’il avait droit d’attendre, elle lui parla de ses sentiments comme du plus bizarre assemblage du monde, et le moins propre à lui faire trouver du goût dans les avantages qui flattent ordinairement la vanité des femmes. Quoique le ton dont elle accompagna sa réponse parût fort enjoué, elle nous dit des choses si justes et si sensées sur la sagesse et le bonheur, que j’admirai moi-même un discours auquel je m’attendais si peu, et que je me demandai avec étonnement dans quelle source elle les avait puisées.

La conclusion qu’elle en tira fut que tout le reste de sa vie était destiné à la pratique des principes dont elle se confessait redevable à mes instructions, et pour lesquels elle croyait me devoir beaucoup plus de reconnaissance que pour sa liberté.

L’embarras dont je n’avais pu me défendre passait pendant ce temps-là sur le visage du Sélictar. Il se plaignit amèrement de son sort ; et, s’adressant à moi, il me conjura de lui communiquer une partie de ce pouvoir que Théophé attribuait à mes discours. Je lui répondis, en badinant, que le désir qu’il me marquait ne s’accordait point avec ses propres vues, puisque, en supposant ce qu’il paraissait désirer, il servirait lui-même à confirmer Théophé dans ses principes. Au fond, mon cœur nageait dans la joie, et, ne me déguisant plus mon bonheur, je le crus mieux établi par cette déclaration que par toutes les raisons que j’avais déjà d’y prendre quelque confiance. Je dérobai un moment pour féliciter Théophé de la noblesse de ses sentiments, et je pris encore la réponse qu’elle me fit pour une nouvelle confirmation de mes espérances.

Le Sélictar, aussi affligé que je me croyais heureux, ne laissait pas de nous offrir avec le même soin tout ce qui pouvait faire honneur à sa politesse et à la beauté de sa maison. Il nous ouvrit dès le même soir l’entrée de son sérail, et son dessein était peut-être encore de tenter Théophé par la vue d’un lieu charmant où elle pouvait régner. Mais si elle y fut frappée de quelque chose, ce ne fut ni des richesses ni des agréments qui s’y présentaient de toutes parts. Le souvenir de l’état d’où elle était sortie, se renouvela si vivement dans sa mémoire, que je la vis tomber dans une mélancolie profonde, qui ne la quitta point pendant plusieurs jours. Dès le lendemain elle profita de la liberté que le Sélictar nous accorda d’y retourner aussi souvent que nous le souhaiterions sans lui, pour y aller passer une partie du jour, et son occupation fut d’y lier des entretiens avec les femmes dont la physionomie l’avait le plus touchée. Le goût qu’elle y avait paru prendre dans une si longue visite charma le Sélictar, tandis que j’en ressentais peut-être quelque alarme. Mais la discrétion m’ayant empêché de la suivre, j’observai le moment qu’elle en sortit pour la rejoindre. L’air de tristesse qu’elle en rapportait me fit supprimer mes reproches. Je lui demandai au contraire ce qui avait mis ce changement dans son humeur. Elle me proposa de faire un tour de promenade au jardin, sans avoir répondu à cette question.

Le silence qu’elle continua de garder commençait à me surprendre, lorsqu’elle m’annonça enfin sa réponse par un profond soupir.

« Quelle variété dans les événements de la vie ! me dit-elle avec le tour moral qu’elle donnait à toutes ses réflexions. Quel entraînement de choses qui ne se ressemblent point, et qui ne paraissent pas faites pour se suivre ! Je viens de faire une découverte dont vous me voyez pénétrée et qui m’a fait naître des idées que je veux vous communiquer. Mais il faut que je vous attendrisse auparavant par mon récit.

« Un intérêt sensible, continua-t-elle, que je n’ai pu m’empêcher de prendre au sort de tant de malheureuses, et que vous trouverez pardonnable après mes propres infortunes, m’a fait interroger quelques esclaves du Sélictar sur les aventures qui les ont conduites au sérail. La plupart sont des filles de Circassie ou des pays voisins qui ont été élevées pour leur condition, et qui ne sentent point d’humiliation de leur sort. Mais celle que je quitte à ce moment est une étrangère, dont la douceur et la modestie m’ont encore plus frappée que l’éclat de la figure. Je l’ai prise à l’écart. J’ai loué sa beauté et sa jeunesse. Elle a reçu tristement mes flatteries, et rien ne m’a paru si surprenant que sa réponse : « Hélas ! m’a-t-elle dit, loin de relever ces misérables avantages, si vous êtes capable de quelque pitié, regardez-les comme un funeste présent du ciel, qui me fait détester à tous moments la vie ! » Je lui ai promis plus que de la pitié, et, lui apprenant que je pouvais devenir utile à sa consolation, je l’ai pressée de m’expliquer la cause d’un si étrange désespoir. Elle m’a raconté, après avoir répandu quelques larmes, qu’elle est née en Sicile, d’un père dont la superstition lui a coûté la liberté et l’honneur. Il était fils d’une mère extrêmement diffamée par son libertinage, et la même étoile lui avait fait épouser une femme qui, après l’avoir trompé longtemps par des apparences de vertu, s’était déshonorée à la fin par une dissolution ouverte. En ayant une fille, qui était l’esclave du Sélictar, il avait promis au ciel de la former à la sagesse par une éducation si sévère qu’elle pût réparer l’honneur de sa famille. Il l’avait fait renfermer dès ses premières années dans un château qu’il avait à la campagne, sous la conduite de deux femmes vieilles et vertueuses, auxquelles il avait recommandé, en leur communiquant ses intentions, de ne pas faire connaître à sa fille qu’elle fût distinguée par quelques avantages naturels, et de ne lui jamais parler de la beauté des femmes comme d’un bien qui méritât de l’attention. Avec ce soin et celui de l’élever dans la pratique continuelle de toutes les vertus, elles lui avaient fait mener jusqu’à l’âge de dix-sept ans une vie si innocente, qu’il ne lui était jamais rien entré dans l’esprit et dans le cœur de contraire aux vues de son père. Elle s’était assez aperçu, dans le peu d’occasions qu’elle avait eues de paraître avec ses deux gouvernantes, que les regards de quelques personnes qu’elle avait vues, s’étaient fixés sur elle, et qu’on marquait quelque sentiment extraordinaire en la voyant. Mais n’ayant jamais fait usage d’un miroir, et l’attention continuelle des deux vieilles étant d’éloigner tout ce qui pouvait lui faire tourner ses réflexions sur elle-même, il ne lui était jamais venu le moindre soupçon de sa figure.

« Elle vivait dans cette simplicité, lorsque ses gouvernantes, ayant fait introduire un de ces marchands qui parcourent les campagnes avec leur charge de bijoux, le seul hasard lui avait fait prendre une petite boîte qui servait à renfermer un miroir. Son innocence avait été jusqu’à s’imaginer que sa figure, qu’elle y avait vue représentée, était un portrait attaché à la boîte, et n’ayant pu le considérer sans quelque plaisir, elle avait donné le temps aux deux vieilles de s’en apercevoir. Le cri qu’elles avaient jeté, et les reproches qu’elles s’étaient empressées de lui faire, auraient suffi pour effacer cette idée, si le marchand, qui avait compris la cause de leurs plaintes, n’eût pris un moment pour s’approcher de la jeune Sicilienne, et ne lui eût donné secrètement un de ses miroirs, en lui apprenant le tort qu’on lui faisait de l’en priver. Elle l’avait reçu par un mouvement de timidité, plutôt que par le désir d’en faire un usage qu’elle ignorait encore ; mais à peine s’était-elle trouvée seule, qu’elle n’avait eu besoin que d’un moment pour l’apprendre. Quand elle n’aurait pas été capable de sentir par elle-même ce que la nature lui avait accordé, la comparaison des deux vieilles qu’elle avait sans cesse devant les yeux aurait suffi pour lui faire apercevoir combien la différence était à son avantage. Bientôt elle avait trouvé tant de douceur à se considérer sans cesse, à ranger ses cheveux et à mettre plus d’ordre dans sa parure, que, sans savoir à quoi ces agréments la rendaient propre, elle avait commencé à juger que ce qui causait tant de plaisir devait infailliblement en causer aux autres.

« Pendant ce temps-là, le marchand, qui avait été fort réjoui de son aventure, prenait plaisir à la raconter dans tous les lieux où il passait. La description qu’il y joignait des charmes de la jeune Sicilienne excita la curiosité et les désirs d’un chevalier de Malte qui venait de prendre les derniers engagements dans son ordre avec peu de disposition à les observer. S’étant rendu dans le voisinage du château, il trouva le moyen de remettre secrètement à cette jeune personne un miroir qui, dans une boîte plus grande que celle du marchand, contenait vis-à-vis la glace, le portrait d’un homme fort aimable, avec une lettre tendre et propre à l’instruire de tout ce qu’on avait pris soin de lui cacher. Le portrait, qui était celui du chevalier, produisit l’effet pour lequel il était envoyé, et les instructions de la lettre devinrent si utiles qu’on s’en servit fort heureusement pour lever beaucoup d’obstacles.

« La jeune personne, à qui ses gouvernantes n’avaient jamais parlé des hommes que comme des instruments dont il a plu au ciel de se servir pour rendre les femmes propres à la propagation du genre humain, et qui l’avaient accoutumée d’avance à respecter la sainteté du mariage, se garda bien de prêter l’oreille aux tendresses du chevalier, sans lui avoir demandé s’il pensait à devenir son mari. Il n’épargna point les promesses, lorsqu’il eut pénétré à quoi elles pouvaient lui servir, et, faisant valoir quelques raisons d’intérêt pour tenir ses engagements cachés, il parvint en peu de jours à tromper l’attente du père et la vigilance des deux gouvernantes. Ce commerce dura longtemps sans aucun trouble. Mais quelques remords, joints à la crainte de l’avenir, rendirent la Sicilienne plus pressante sur l’exécution des promesses qu’elle avait exigées. Il devint impossible au chevalier de déguiser plus longtemps qu’il était engagé dans un état qui lui interdisait le mariage. Les larmes et les plaintes firent leur rôle pendant quelques jours. Cependant on s’aimait de bonne foi. Le plus terrible de tous les maux avait été de se quitter. On fit céder tous les autres à cette crainte, et pour prévenir des suites fâcheuses qui ne pouvaient être éloignées, on prit la résolution d’abandonner la Sicile et de se retirer dans quelque pays de la dépendance des Turcs. Les deux amants n’avaient rien à se reprocher, car étant nés tous deux pour une haute fortune, ils faisaient le même sacrifice à l’amour.

« L’intention où ils étaient de se retirer volontairement chez les Turcs les aurait garantis de l’esclavage, s’ils eussent pu le prouver. Mais s’étant embarqués sur un vaisseau vénitien, dans le dessein de descendre en Dalmatie, d’où ils se flattaient de pénétrer facilement plus loin, ils eurent le malheur d’être pris à l’entrée du golfe par quelques vaisseaux turcs qui cherchaient à chagriner l’État de Venise.

« L’explication de leur projet passa pour un artifice. Ils furent vendus séparément dans un port de la Morée, d’où la malheureuse Sicilienne fut conduite à Constantinople.

« Si c’était le comble de l’infortune que de se voir enlever son amant, quel nom devait-elle donner à la situation où elle passa bientôt ? Ses larmes continuelles l’ayant un peu défigurée, les marchands de Constantinople ne distinguèrent pas tout d’un coup ce qu’ils avaient à espérer de sa beauté. Une vieille femme, dont le discernement était plus sûr, employa une partie de son bien pour l’acheter, et se promit de le doubler en la revendant. Mais c’était ce qui pouvait arriver de plus funeste à la Sicilienne. Dans les principes de modestie et de pudeur où elle avait été élevée, les soins que cette odieuse maîtresse prit d’elle pour augmenter ses charmes et pour la rendre propre au goût des Turcs, furent pour elle autant de supplices qui lui auraient fait trouver la mort moins cruelle. Enfin, elle avait été vendue pour une grosse somme au Sélictar, qui lui avait marqué d’abord beaucoup d’affection, mais qui l’avait négligée après avoir rassasié ses désirs, par le dégoût qu’une profonde tristesse et des larmes continuelles n’avaient pu manquer de lui inspirer. »

Les aventures de cette triste étrangère n’avaient causé que de la surprise à Théophé. Ce qui la pénétrait de compassion était de la voir dans un sort dont elle sentait l’infamie, et de lui avoir découvert tant de honte et de douleur, qu’elle n’avait pu distinguer ce qui l’affligeait le plus, la perte de son honneur ou celle de son amant. J’étais si accoutumé à ces sortes d’événements par les récits que j’entendais tous les jours, que je n’avais pas écouté le sien avec toutes les marques de pitié auxquelles elle s’était attendue.

« Vous ne paraissez pas sensible, me dit-elle, à ce que j’ai cru capable de vous toucher autant que moi. Vous ne trouvez donc pas que cette fille mérite l’intérêt que je prends à son malheur ?

— Je la trouve à plaindre, répondis-je, mais beaucoup moins que si elle ne s’était point attiré ses infortunes par une faute volontaire. Et c’est la différence, ajoutai-je, qu’il faut mettre entre les vôtres et les siennes. Peut-être êtes-vous l’unique exemple d’un malheur innocent dans le même genre, et la seule personne de votre sexe qui, après avoir été entraînée dans le précipice sans le connaître, ait changé d’inclination, au nom et à la première idée de la vertu. Et c’est ce qui vous rend si admirable à mes yeux, continuai-je avec transport, que je vous crois supérieure à toutes les femmes du monde. »

Théophé branla la tête en souriant avec beaucoup de douceur ; et sans faire de réponse à ce qui la regardait, elle insista sur les sentiments de la Sicilienne, qu’elle trouvait digne que nous entreprissions quelque chose pour sa liberté.

« Il suffit que vous le désiriez, lui dis-je, pour m’en faire une loi, et je ne veux pas même que vous ayez cette obligation au Sélictar. »

Il venait nous joindre lorsque je m’engageais à lui en parler dès le même jour. Je ne remis pas plus loin ma prière. Et, le tirant à l’écart, comme si j’en eusse voulu faire un mystère à Théophé, je lui demandai naturellement s’il était assez attaché à la Sicilienne pour trouver quelque peine à m’en faire le sacrifice.

« Elle est à vous dès ce moment », me dit-il.

Et lorsque je lui parlai du prix, il rejeta mes instances comme autant d’injures. Je jugeai même à sa joie, qu’outre la satisfaction de m’obliger, il se flattait que ce serait pour moi un nouvel engagement à le servir près de Théophé ; sans compter que mon exemple pouvait avoir quelque force pour la faire penser au plaisir. Mais en m’accordant la liberté d’ouvrir la porte à son esclave, il m’apprit une circonstance qu’elle avait cachée à Théophé.

« Je l’ai crue d’abord, me dit-il, uniquement affligée de la perte de sa liberté, et je n’ai pas ménagé mes soins pour lui faire trouver de la consolation dans son sort ; mais le hasard m’a fait découvrir qu’elle est passionnée pour un jeune esclave de sa nation, qui a eu l’adresse de faire pénétrer une lettre dans mon sérail, et que j’ai négligé de punir, par considération pour son maître, qui est un de mes amis. J’ignore l’origine de cette liaison, et je me suis borné à faire redoubler la diligence de mes gens, pour garantir ma maison de ce désordre. Mais j’en ai pris occasion de me refroidir pour ma Sicilienne, à qui j’avais reconnu d’ailleurs bien des charmes. »

Cet avis, que le Sélictar crut devoir à l’amitié, aurait été une précaution fort juste, si j’eusse été rempli des sentiments qu’il m’attribuait. Mais n’y prenant point d’autre intérêt que celui de plaire à Théophé, je m’imaginai au contraire avec joie que le jeune esclave dont le Sélictar se plaignait ne pouvait être que le chevalier sicilien, et je prévis que je me trouverais bientôt obligé de le délivrer aussitôt de ses chaînes. J’attendis néanmoins que je fusse seul avec Théophé pour lui apprendre que la Sicilienne était à nous. Elle fut si charmée de m’entendre ajouter que je croyais le chevalier peu éloigné, et que je me proposais de le rendre à son amante, qu’elle m’en remercia pour eux avec une ardeur extraordinaire. Comme je rapportais tout à mes vues, je ne doutai point que cette tendre part qu’elle prenait au bonheur des deux amants ne fût encore une marque que son cœur était devenu sensible, et j’en tirai pour moi des augures que je crus mieux fondés que ceux du Sélictar.

La Sicilienne se nommait Maria Rezati, et le nom qu’elle avait pris ou qu’on lui avait donné dans l’esclavage, était Molène. Je ne jugeai point à propos qu’elle fût informée de ce que j’avais fait pour elle avant le jour de notre départ. Je conseillai seulement à Théophé de lui annoncer en général un bonheur qu’elle n’espérait pas.

Les nouvelles que le Sélictar reçut de Constantinople ayant achevé de le rassurer, je me trouvai rappelé à la ville par mes propres affaires, et je proposai à Théophé de retourner à Oru. Mais, outre le chagrin que j’eus de ne pouvoir ôter au Sélictar l’envie de nous accompagner à notre retour, j’eus à soutenir une scène embarrassante en quittant avec lui sa maison.

Le chevalier sicilien, qui était esclave en effet dans le voisinage, avait assez de liberté pour dérober pendant le jour aux exercices de sa condition quelques heures qu’il employait à observer les murs du Sélictar. Le péril auquel il avait été exposé par la trahison d’un autre esclave l’avait si peu refroidi, qu’il avait tenté mille fois de se faire d’autres ouvertures avec le même danger. Nous partions vers le milieu du jour, dans une grande calèche que j’avais pour la campagne. Il était à vingt pas de la porte, d’où il vit sortir quelques-uns de mes gens, qui étaient à cheval, et qui se rassemblaient pour m’attendre. L’habit français l’ayant frappé, il leur demanda dans notre langue, qu’il parlait assez facilement, à qui ils appartenaient. Je ne sais quel projet il aurait pu former sur leur réponse ; mais à peine l’avait-il reçue que voyant avancer ma voiture dans laquelle j’étais avec le Sélictar et les deux dames, il reconnut aisément sa maîtresse. Rien ne fut capable de modérer son transport. Il se jeta à ma portière, où il demeura suspendu malgré la marche ardente de six puissants chevaux, en me nommant par mon nom, et me conjurant de lui accorder un moment pour s’expliquer.

Son agitation lui avait fait perdre haleine, et dans les efforts qu’il faisait pour se soutenir et pour se faire entendre, on l’aurait pris pour un furieux qui roulait quelque dessein funeste. Nous ne nous apercevions pas que Maria Rezati, ou Molène, était évanouie à notre côté. Mais les gens du Sélictar, qui suivaient avec ses équipages, apercevant un esclave qui paraissait manquer de respect pour leur maître et pour moi, accoururent impérieusement, et le forcèrent avec violence de quitter ma portière. Un soupçon qui m’était venu de la vérité me faisait crier au postillon d’arrêter. Il retint enfin ses chevaux. Je modérai les gens du Sélictar, qui continuaient de maltraiter le jeune esclave, et je donnai ordre qu’on le fît approcher.

Le Sélictar ne comprenait rien à cette scène, ni à l’attention que j’y donnais. Mais les explications du chevalier lui apportèrent bientôt les lumières que j’avais déjà. Ce malheureux jeune homme se fit assez de violence pour reprendre la respiration qui lui manquait, et, prenant sans affectation l’air qui convenait à sa naissance, il m’adressa un discours que je m’efforcerai de rendre aussi touchant qu’il me le parut dans sa bouche. Après m’avoir fait en peu de mots son histoire et celle de sa maîtresse, il s’aperçut au moment qu’il voulait me la faire connaître, qu’elle était sans mouvement auprès de moi.

« Ah ! vous la voyez ! s’écria-t-il en s’interrompant avec un nouveau trouble ; elle se meurt, reprit-il encore, et vous ne la secourez pas ! »

Il n’était pas difficile de lui faire rappeler ses esprits. La joie ne sert qu’à ranimer les forces quand elle ne les a point étouffées dès le premier moment.

Elle se tourna vers Théophé :

« C’est lui ! s’écria-t-elle ; ah ! c’est le chevalier ; c’est lui-même ! »

Je n’avais pas besoin de cette confirmation pour m’apprendre ce que j’en devais croire. Après avoir fait une réponse consolante au jeune esclave, je demandai au Sélictar s’il était assez bien avec son maître pour me garantir que son absence n’aurait pas de mauvaises suites. Il m’assura que c’était un de ses meilleurs amis ; et, par une politesse que j’admirai en Turquie, lorsque je lui eus déclaré le désir que j’avais d’amener le chevalier à Oru, il dépêcha un de ses gens pour prier son ami, qui était un officier général, de trouver bon qu’il usât pendant quelques jours de son esclave.

« Je prévois, me dit-il, après avoir donné cet ordre, que vous m’emploierez à quelque chose de plus ; mais en vous prévenant par l’offre de mes services, je vous assure que ce qui me sera refusé par Nady Émir ne peut être accordé à personne. »

Nous avions des chevaux de main. J’en fis donner un au chevalier, qui ne se possédait point dans les mouvements de sa joie. Cependant il en sut modérer ses témoignages, et sentant à quoi l’obligeaient encore son habit et sa situation, il s’abstint également de s’approcher de sa maîtresse, et de prendre un autre ton que celui qui convenait à sa mauvaise fortune.

Je ne pus éviter, pendant le reste de la route, de confesser au Sélictar que c’était le désir de rendre service à ces malheureux amants qui m’avait porté à lui demander la liberté de Molène, et j’acceptai l’offre qu’il me faisait de son entremise pour obtenir de Nady Émir celle du jeune chevalier. Théophé acheva d’échauffer son zèle, en marquant qu’elle y prenait un vif intérêt.

Nous arrivâmes à Oru.

Le chevalier se déroba pendant que nous descendions de notre voiture ; mais il me fit prier un moment après de souffrir qu’il me vît seul, et la grâce qu’il me demanda à genoux, en me donnant le nom de son père et de son sauveur, fut de permettre qu’il prît aussitôt un autre habit. Quoique le moindre travestissement soit un crime pour un esclave, je ne le crus pas dangereux pour lui dans les circonstances. Il parut quelques moments après dans un état qui changea autant ses manières que sa figure ; et sachant déjà que sa maîtresse était libre, ou qu’elle n’avait plus d’autre maître que moi, il me demanda la permission de l’embrasser. Cette scène nous attendrit encore.

Je renouvelai au Sélictar la prière que je lui avais faite en sa faveur, et quoique je n’eusse point de liaison particulière avec Nady Émir, j’aurais assez compté sur la considération où j’étais parmi les Turcs pour me flatter de réussir moi-même auprès de lui.

L’obstination que le Sélictar avait eue à nous accompagner, me forçait de contenir des sentiments auxquels je confesse enfin qu’il était impossible de rien ajouter. Avec la certitude d’une sagesse constante dans l’aimable Théophé, je me croyais celle d’avoir triomphé de son cœur, et j’étais résolu de m’expliquer si ouvertement avec elle, qu’elle n’eût plus à combattre sa timidité, que je regardais désormais comme le seul obstacle qui l’arrêtât. Mais je voulais être libre pour une si grande entreprise.

Le Sélictar avait compté que nous retournerions ensemble à Constantinople. J’exagérai l’importance des affaires qui m’y rappelaient, pour le faire consentir à précipiter notre départ.

Le chevalier fut de notre voyage. Outre les raisons qui regardaient sa liberté, j’en avais une autre de ne le pas laisser à Oru dans mon absence ; ou du moins, j’avais à me déterminer sur une difficulté qui me causait quelque embarras.

Comme il y avait peu d’apparence qu’il pensât retourner en Sicile avec sa maîtresse, et qu’il était encore moins vraisemblable qu’il pût se retrouver avec elle sans retomber dans toutes les familiarités de l’amour, j’examinais s’il était convenable de souffrir chez moi un commerce si libre. Mes principes n’étaient pas plus sévères que ceux de la galanterie ordinaire, et je ne prétendais pas faire un crime à ces deux amants de se rendre aussi heureux que j’aurais souhaité de l’être avec Théophé ; mais si la chaleur de l’âge fait quelquefois oublier les lois de la religion, on conserve pour frein l’honnêteté morale, et je n’étais pas moins lié par la bienséance, qui m’imposait mille devoirs dans mon emploi.

Ce scrupule m’aurait fait prendre des résolutions chagrinantes pour le chevalier, s’il ne m’en eût délivré en arrivant à Constantinople. Il me déclara qu’après le service que j’allais lui rendre, son dessein était de se rendre en Sicile, non-seulement pour se mettre en état de restituer ce qu’il m’en coûterait pour sa liberté, mais dans le dessein de pressentir s’il n’y avait point d’espérance de se faire relever de ses vœux. Son malheur avait servi à mûrir ses sentiments. Il considérait que Maria Rezati était une fille unique, dont il avait ruiné la conduite et la fortune.

Avec mille qualités qu’il ne cessait pas d’aimer, et dont l’idée même du sérail ne le dégoûtait pas, elle avait assez de bien pour borner son ambition. Toutes ces réflexions qu’il me communiqua avec beaucoup de tranquillité et de sagesse, le déterminaient à ne rien épargner pour se procurer la liberté de l’épouser.

Je louai ses intentions, quoique j’y prévisse des difficultés dont il ne paraissait pas s’effrayer.

Le Sélictar vit sur-le-champ Nady Émir, qui était revenu à la ville. Il en obtint le chevalier aussi facilement qu’il s’en était flatté. Mais quoique sa générosité le portât encore à me le rendre sans condition, je me servis de la certitude que j’avais d’être remboursé moi-même, pour le faire consentir à recevoir mille sequins qu’il avait à payer à Nady.

Après la connaissance que le jeune Sicilien m’avait donnée de ses sentiments, je ne balançai point à le renvoyer près de sa maîtresse. Il ne se proposait que de lui faire ses adieux, et dans l’ardeur qu’il avait d’entreprendre un voyage dont il se promettait tout son bonheur, j’obtins à peine qu’il prît quelques jours de repos à Oru. Cependant, je l’y retrouvai deux jours après, et mon étonnement fut extrême, au premier moment de mon arrivée, d’apprendre qu’il avait changé de résolution. Je n’approfondis pas tout d’un coup ce mystère, et je lui demandai seulement quelles vues il substituait à celles qu’il avait abandonnées. Il me dit qu’après beaucoup de nouvelles réflexions sur la difficulté de réussir dans son premier dessein, et sur les risques qu’il allait courir d’être chagriné ou par son Ordre, ou par les Rezati, il était revenu à l’ancienne pensée qu’il avait eue de s’établir en Turquie, qu’il avait quelques ouvertures agréables du côté de la Morée, et qu’il n’en épouserait pas moins sa maîtresse, parce que renonçant à la qualité de chevalier de Malte, il ne se croyait pas obligé de remplir les devoirs d’un état dont il abandonnait tous les avantages ; enfin, que n’ayant point touché une somme considérable qu’il avait prise en lettres de change pour Raguse, et qu’il avait laissée en nature chez un banquier de Messine, il comptait de se trouver assez riche pour me remettre la somme que j’avais payée au Sélictar, et pour mener une vie simple dans le pays où il voulait fixer son établissement. Il ajouta que sa maîtresse était fille d’un père fort riche, qui ne vivrait pas toujours, et que, ne pouvant pas perdre les droits que la nature lui donnait à cet héritage, elle en retirerait tôt ou tard plus qu’ils ne désiraient l’un et l’autre pour rendre leur vie fort aisée, et pour laisser quelque chose à leurs enfants, s’il plaisait au Ciel de leur en accorder.

Un système né si vite, me parut trop bien concerté pour ne pas soupçonner qu’il venait de quelque incident extraordinaire. Je ne me serais jamais défié néanmoins qu’il vînt de Synèse. Le chevalier n’avait pu passer deux jours à Oru sans apprendre que ce jeune Grec y était avec une blessure dangereuse. Il l’avait vu par politesse, et l’ayant trouvé aimable, il s’était lié tout d’un coup avec lui jusqu’à lui raconter ses aventures. L’embarras où le mettaient ses projets de mariage avait fait naître à Synèse cet admirable plan, dans lequel il s’était flatté de pouvoir trouver ses propres avantages. Il avait offert une retraite au chevalier dans les terres de son père, et, lui découvrant à son tour les tourments de son cœur, ils étaient venus de confidence en confidence à se promettre que Théophé par tendresse ou par intérêt se laisserait engager à les suivre. On était bien éloigné d’avoir obtenu son consentement, et Synèse avait prévenu son ami sur la délicatesse de cette négociation ; on se flattait qu’avec le secours de Maria Rezati, qui était entrée ardemment dans ce glorieux projet, on lui ferait entendre que, soit qu’elle fût fille de Paniota Condoidi, soit qu’elle prît les sentiments d’amour pour Synèse, elle n’avait rien à souhaiter de plus heureux pour une fille du même pays.

Quoique le chevalier m’eût laissé quelque défiance, elle se tournait si peu vers Synèse et sur mes propres intérêts, que ne voulant pas pénétrer plus loin qu’il ne souhaitait dans les siens, je ne fis point la moindre objection contre son dessein.

« Le prix de votre liberté, lui dis-je, n’est pas ce qui doit vous causer de l’inquiétude, et je ne regretterais pas plus une grosse somme, si elle pouvait contribuer à votre bonheur. »

Cependant je m’imaginai que le fond de cette nouvelle intrigue ne serait point échappé à Théophé. Je brûlais d’ailleurs du désir de la revoir. C’était une impatience si vive que les trois jours que j’avais été obligé de passer à la ville m’avaient paru d’une mortelle longueur ; et qu’en faisant quelquefois une réflexion sérieuse sur l’état de mon cœur, j’avais quelque confusion de lui avoir laissé prendre sur moi tant d’ascendant. Mais étant convenu avec moi-même de me livrer à une passion dont j’espérais toute la douceur de ma vie, j’écartais tout ce qui aurait pu diminuer la force d’un sentiment si délicieux.

J’entrai dans l’appartement de Théophé, avec la résolution de n’en pas sortir, sans avoir fait un traité solide avec elle. J’y trouvai Maria Rezati. Affreuse contrainte ! Elles s’étaient liées par une vive affection, et la Sicilienne n’ayant pu s’imaginer qu’elle eût un autre attachement pour moi que celui de l’amour, avait déjà hasardé quelques sollicitations sur le bonheur d’un commerce aussi tranquille qu’elle se figurait le nôtre. Ce langage avait déplu à Théophé. À peine eut-elle reçu mes premières politesses, que, s’adressant à sa compagne :

« Dans l’erreur où vous êtes, lui dit-elle, vous serez étonnée d’apprendre de Monsieur que je ne dois rien à son amour, et que m’ayant comblée de bienfaits, je n’en ai l’obligation qu’à sa générosité. »

Elles paraissaient attendre toutes deux ma réponse. Je pénétrai mal le sujet de leur entretien, et ne suivant que la vérité de mes sentiments, je répondis qu’en effet, la beauté ne m’ayant jamais inspiré d’amour, je n’avais consulté que les mouvements de mon admiration dans les premiers services que je lui avais rendus.

« Mais il faut si peu de temps pour vous connaître, repris-je, en lui jetant un regard passionné, et quand on a découvert ce que vous valez, il est si nécessaire de vous dévouer toute sa tendresse… »

Théophé, qui vit où ce discours m’allait conduire, l’interrompit adroitement.

« Je me flatte à la vérité, me dit-elle, que vos propres faveurs ont pu vous faire prendre pour moi quelque amitié, et c’est un bien que je trouve si précieux, qu’il me tiendra lieu éternellement de fortune et de plaisir. »

Elle changea aussitôt d’entretien.

Je demeurai dans une incertitude qui mit un changement beaucoup plus étrange dans mon humeur. Mais ne pouvant supporter longtemps la violence de cette situation, je pris un parti qui paraîtra puéril à tout autre qu’un amant.

J’entrai seul dans le cabinet de Théophé, et ne sentant que trop combien mes espérances étaient reculées, je me servis d’une plume pour ne pas remettre plus loin ce que je prévoyais que ma langue n’aurait pas la force d’exprimer dans des circonstances qui venaient de me remplir de crainte et d’amertume. J’écrivis en peu de lignes tout ce qu’un cœur pénétré d’estime et d’amour peut employer de plus vif et de plus touchant pour persuader sa tendresse ; et quoiqu’il n’y eût rien d’obscur dans mes termes, je répétais en finissant, pour comble de clarté, que je ne parlais pas d’amitié, qui était un sentiment trop froid pour les transports de mon cœur, et que je me dévouais pour toute ma vie à l’amour. J’ajoutai néanmoins qu’ayant su le régler jusqu’alors avec une modération dont on me devait le témoignage, je voulais qu’il dépendît encore de la volonté de ce que j’aimais, et que n’aspirant qu’au retour du sien, je lui abandonnais le choix des marques.

Je revins d’un air plus tranquille, après m’être soulagé par cette ouverture, et je priai froidement Théophé de passer seule dans son cabinet. Elle y demeura quelques instants. Reparaissant ensuite avec une contenance fort sérieuse, elle me supplia de retourner au lieu d’où elle sortait.

Au-dessous de mon écrit, j’en trouvai un de sa main. Il était si court et d’un ton si extraordinaire, qu’il n’a pu me sortir de la mémoire.

« Une misérable, me disait-elle, qui avait appris de moi le nom de l’honneur et de la vertu, et qui n’était pas encore parvenue à connaître celui de son père, l’esclave du gouverneur de Patras et de Chériber, ne se sentait propre qu’à inspirer de la pitié ; ainsi, elle ne pouvait se reconnaître dans l’objet de mes autres sentiments. »

Il m’échappa une exclamation fort vive en lisant cette étrange réponse. La crainte qu’il ne fût arrivé quelque accident la fit accourir à la porte du cabinet. J’étendis les bras vers elle, pour l’inviter à venir recevoir mes explications ; mais quoiqu’elle remarquât ce mouvement passionné, elle retourna vers sa compagne, après s’être assurée qu’elle n’avait rien à craindre pour ma santé.

Je demeurai en proie aux plus violentes agitations. Cependant ne pouvant abandonner mes espérances, je repris la plume pour effacer l’horrible portrait qu’elle avait fait d’elle-même, et j’en fis un qui la représentait au contraire avec toutes les perfections dont la nature l’avait ornée.

« Voilà ce que j’aime, ajoutai-je, et les traits en sont si bien gravés dans mon cœur, qu’il n’est pas capable de s’y méprendre. »

Je me levai, je passai près d’elle, et je lui proposai de retourner encore dans le cabinet. Elle sourit, et elle me pria de lui donner le temps pour examiner ce que j’y avais laissé.

Cette réponse me consola. Je me retirai néanmoins pour aller dissiper le reste de mon trouble. Il me paraissait si étonnant à moi-même que j’eusse besoin de tant de précautions pour expliquer mes sentiments à une fille que j’avais tirée des bras d’un Turc, et qui dans les premiers jours de sa liberté se serait peut-être crue trop heureuse de passer tout d’un coup dans les miens, qu’au milieu même de la tendresse dont je prenais plaisir à m’enivrer, je me reprochais une timidité qui ne convenait ni à mon âge, ni à mon expérience. Mais outre quelques remords secrets dont je ne pouvais me défendre en me souvenant des maximes de sagesse que j’avais expliquées mille fois à Théophé, et la crainte de me rendre méprisable à ses propres yeux par une passion dont le but ne pouvait être, après tout, que la ruine des sentiments de vertu que j’avais contribué à lui inspirer, il faudrait que je pusse donner une juste idée de sa personne pour faire concevoir qu’une figure qui n’était propre qu’à jeter des flammes dans un cœur, devenait par cette raison même, la plus capable d’imposer de la crainte et du respect, lorsqu’au lieu d’y trouver la facilité que tant de charmes faisaient désirer et que tant de grâces semblaient promettre, on était non seulement arrêté par la crainte de déplaire, qui est un sentiment ordinaire à l’amour, mais comme repoussé par la décence, l’honnêteté, par l’air et le langage de toutes les vertus, qu’on ne s’attendait pas à trouver sous des apparences si séduisantes. Vingt fois, dans les principes de droiture et d’honneur qui m’étaient naturels, je pensai encore à me faire violence pour laisser un cours libre aux vertueuses inclinations de Théophé ; mais emporté par une passion que mon silence et ma modération même avaient continuellement fortifiée, je revenais à promettre au Ciel de me contenir dans les bornes que je m’étais imposées, et je croyais donner beaucoup à la sagesse, en me soutenant dans la résolution de ne demander à Théophé que ce qu’elle serait portée volontairement à m’accorder.

Je passai assez tranquillement le reste du jour dans l’attente de cette nouvelle réponse qu’elle avait voulu se donner le temps de méditer, et je ne cherchai point l’occasion de lui parler sans témoins. Elle parut l’éviter aussi. Je remarquai même dans ses yeux un embarras que je n’y avais jamais aperçu.

Le lendemain, à mon lever, un des esclaves qui la servaient m’apporta une lettre cachetée soigneusement. Quel fut mon empressement à la lire ! Mais dans quel abattement tombai-je aussitôt en y trouvant une condamnation absolue, qui semblait m’ôter jusqu’aux moindres fondements d’espérance. Cette lettre terrible, que Théophé avait passé toute la nuit à composer, aurait mérité d’être rapportée ici tout entière, si des raisons qui viendront à la suite et que je ne rappellerai pas sans douleur et sans honte, ne me l’avaient fait déchirer dans un affreux dépit. Mais les premiers sentiments qu’elle me causa ne furent que de la tristesse et de la consternation. Théophé m’y retraçait toutes les circonstances de son histoire, c’est-à-dire ses malheurs, ses fautes et mes bienfaits. Et raisonnant sur cette exposition avec plus de force et de justesse que je n’en avais vu dans nos meilleurs livres, elle concluait qu’il ne convenait, ni à elle qui avait à réparer autant de désordres que d’infortunes, de s’engager dans une passion qui n’était propre qu’à les renouveler ; ni à moi, qui avais été son maître dans la vertu, d’abuser du juste empire que j’avais sur elle, et du penchant même qu’elle se sentait à m’aimer, pour détruire des sentiments qu’elle devait à mes conseils autant qu’à ses efforts. Si jamais néanmoins elle devenait capable d’oublier des devoirs dont elle commençait à connaître l’étendue, elle protestait que j’étais le seul qui pût la faire tomber dans cette faiblesse. Mais au nom de cet aveu même, qu’elle donnait à l’inclination de son cœur, elle me conjurait de ne pas renouveler des déclarations et des soins dont elle sentait le danger ; ou si sa présence était aussi contraire à mon repos qu’elle croyait s’en être aperçu, elle me demandait la liberté de suivre son ancien projet, qui avait été de se retirer dans quelque lieu tranquille des pays chrétiens, pour n’avoir pas à se reprocher de nuire au bonheur d’un maître et d’un père à qui le moindre sacrifice qu’elle devait était celui de sa propre satisfaction.

J’abrège les idées mêmes qui me sont restées de cette lettre, parce que je désespérerais de leur rendre toute la grâce et la force qu’elles avaient dans leur expression naturelle. À l’âge où je suis en écrivant ces mémoires, je dois l’avouer avec confusion, ce ne fut pas du côté favorable à la vertu que je pris d’abord tant de réflexions sensées. N’y voyant au contraire que la ruine de tous mes désirs, je m’abandonnai au regret d’avoir prêté contre moi de si fortes armes à une fille de dix-sept ans. « Était-ce à moi, me disais-je amèrement, à faire le prédicateur et le catéchiste ? Quel ridicule pour un homme de mon état et de mon âge ? Il fallait donc être sûr de trouver dans mes maximes le remède dont j’ai besoin pour moi-même. Il fallait être persuadé de tout ce que j’ai prêché, pour en faire ma propre règle. N’est-il pas misérable que, livré comme je le suis aux plaisirs des sens, j’aie entrepris de rendre une fille chaste et vertueuse ? Ah ! j’en suis bien puni ! »

Et portant encore plus loin le dérèglement de mes idées, je me rappelais toute ma conduite, pour me justifier en quelque sorte de la folie dont je m’accusais. « Mais est-ce ma faute, ajoutai-je ? Que lui ai-je donc appris de si propre à lui inspirer cette rigoureuse vertu ? Je lui ai représenté l’infamie de l’amour tel qu’on l’exerce en Turquie ; cette facilité des femmes à se livrer aux désirs des hommes, cette grossièreté dans l’usage des plaisirs, cette ignorance de tout ce qu’on appelle goût et sentiment, mais ai-je jamais pensé à lui donner de l’éloignement pour un amour honnête, pour un commerce réglé, qui est le plus doux de tous les biens, et le plus grand avantage qu’une femme puisse tirer de sa beauté ? C’est elle qui se trompe et qui m’a mal entendu. Je veux l’en avertir ; mon honneur m’y oblige ! Il serait trop ridicule pour un homme du monde, d’avoir engagé une fille de ce mérite dans des maximes qui ne conviennent qu’au cloître ! »

Loin de revenir aisément de ces premières idées, il me tomba dans l’esprit que ma principale faute était d’avoir mis entre les mains de Théophé quelques ouvrages de morale, dont les principes, comme il arrive dans la plupart des livres, étaient portés à la rigueur, et pouvaient avoir été pris trop à la lettre par une fille qui les avait médités pour la première fois. Depuis qu’elle commençait à savoir assez notre langue pour lire nos auteurs, je lui avais donné les Essais de Nicole, par la seule raison que, la voyant portée naturellement à penser et à réfléchir, j’avais voulu lui faire connaître un homme qui raisonne continuellement. Elle en faisait sa lecture assidue. La logique de Port-Royal était un autre livre que j’avais cru propre à lui former le jugement. Elle l’avait lu avec la même application et le même goût. Je m’imaginai que des ouvrages de cette nature avaient pu causer plus de mal que de bien dans une imagination vive, et qu’en un mot ils n’avaient fait que lui gâter l’esprit. Cette pensée rendit un peu de calme au mien, par la facilité que j’avais de lui procurer d’autres livres dont j’espérais bientôt un effet tout opposé. Ma bibliothèque était fournie dans toutes sortes de genres. Ce n’étaient pas des livres dissolus que je lui destinais, mais nos bons romans, nos poésies, nos ouvrages de théâtre, quelques livres mêmes de morale, dont les auteurs ont été de bonne composition avec les désirs du cœur et les usages du monde, me parurent capables de ramener Théophé à des principes moins farouches ; et je tirai tant de consolation de mon dessein, que j’eus la force de composer mon visage et mes sentiments en reparaissant à sa vue.

L’occasion se présenta de lui parler à l’écart. Je ne pus me dispenser de lui marquer quelque chagrin de sa lettre ; mais il fut modéré ; et, lui témoignant plus d’admiration pour sa vertu que de regret de me voir rebuté, je ne parlai de sa résistance à mes soins que comme d’un motif pour me porter moi-même à combattre ma passion. Je fis tomber aussitôt mon discours sur le progrès de ses exercices, et, lui vantant quelques livres nouveaux que j’avais reçus de France, je lui promis de les lui envoyer dans l’après-midi. Sa joie s’exprima par des transports. Elle prit ma main qu’elle serra contre ses lèvres.

« Je retrouve donc mon père ! me dit-elle. Je retrouve ma fortune, mon bonheur, et tout ce que j’ai espéré en me livrant à sa généreuse amitié ! Ah ! quel sort plus heureux que le mien ? »

Cette effusion de sentiments me toucha jusqu’au fond de mon cœur. Je ne pus y résister, et, la quittant sans ajouter un seul mot, je me retirai dans mon cabinet, où je me livrai longtemps au trouble qui prenait l’ascendant de toutes mes réflexions.

Qu’elle est sincère ! Qu’elle est naïve ! Ô ! Dieux ! qu’elle est aimable ! Il m’échappa mille autres exclamations avant que de pouvoir mettre quelque ordre dans mes idées. Cependant c’était la vertu même qui avait paru s’exprimer par sa bouche. Je sacrifiai donc tant de mérite à une passion déréglée !

J’avais vis-à-vis de moi mes livres. Je jetai les yeux sur ceux que je m’étais proposé de donner à Théophé. C’étaient Cléopâtre, la Princesse de Clèves, etc. Mais lui remplirai-je l’imagination de mille chimères, dont il n’y a pas de fruit à recueillir pour sa raison ? En supposant qu’elle y prenne quelque sentiment tendre, serai-je bien satisfait de les devoir à des fictions, qui peuvent réveiller les sentiments de la nature dans un cœur naturellement disposé à la tendresse, mais qui ne feront pas le bonheur du mien, lorsque je ne les devrai qu’à mon artifice ? Je la connais. Elle retombera sur son Nicole, sur son Art de penser, et j’aurai le chagrin de voir l’illusion plutôt dissipée que je n’aurai jamais pu la faire naître ; ou si elle est constante, je ne trouverai qu’un bonheur imparfait dans un amour que j’attribuerai sans cesse à des motifs où je n’aurai pas la moindre part. Ce fut par des réflexions de cette nature que je parvins insensiblement à calmer les mouvements qui m’avaient agité. « Essayons, repris-je plus tranquillement, jusqu’où la raison est capable de me conduire. J’ai deux difficultés à vaincre, et je dois me proposer l’une ou l’autre à combattre. Il faut ou surmonter ma passion, ou triompher de la résistance de Théophé. Son penchant la porte à m’aimer, dit-elle ; mais elle l’a réprimé. Qu’ai-je à prétendre de son amour ? Et si je cherche son intérêt et le mien, ne ferons-nous pas mieux l’un et l’autre de nous borner à la simple amitié ? »

C’était dans le fond ce que je pouvais penser de plus sage ; mais je me flattais mal à propos d’être aussi maître de mon cœur que de ma conduite. Si je renonçai sur-le-champ à l’envie d’employer d’autres voies que mes soins pour toucher le cœur de Théophé, et si je m’imposai des lois plus sévères que jamais dans la familiarité où je ne pouvais éviter de vivre avec elle, je n’en conservai pas moins le trait que je portais au fond du cœur. Ainsi la plus intéressante partie de ma vie, c’est-à-dire le détail intérieur de ma maison, allait devenir pour moi un combat perpétuel. Je le sentis dès le premier moment, et je me livrai aveuglément à cette espèce de supplice. Que j’étais éloigné néanmoins de prévoir les tourments que je me préparais !

Synèse que je n’avais pas encore vu depuis sa blessure, et qui commençait à se rétablir, envoya pour la première fois un de mes gens, qui vint interrompre mes tristes méditations pour me faire ses excuses. Je l’avais négligé depuis son aventure, et, ne me trouvant pas fort offensé de l’entreprise d’un amant, je m’étais contenté de donner ordre qu’on prît soin de lui, et qu’on le renvoyât chez son père après sa guérison. Mais la soumission qu’il me marquait me disposa si bien pour lui, que, m’étant informé plus particulièrement de sa santé, je me fis conduire à sa chambre, d’où l’on me dit qu’il ne pouvait encore s’éloigner.

Il serait entré dans le sein de la terre, si elle s’était ouverte pour le cacher à mes regards. Je le rassurai par mes premières expressions, et je le priai seulement de m’apprendre le fond de ses vues, dont j’ajoutai que je connaissais déjà la meilleure partie. Cette demande était équivoque, quoique ma pensée ne se portât pas plus loin que la visite qu’il avait rendue à Théophé. Je le vis trembler de saisissement, et, son embarras me faisant naître des soupçons qui ne s’étaient pas présentés à mon esprit, je l’augmentai en redoublant mes instances. Il fit un effort pour se lever, et lorsque je l’eus forcé de demeurer dans sa situation, il me conjura de prendre pitié d’un malheureux jeune homme qui n’avait jamais pensé à m’offenser. J’écoutais d’un air sévère. Il me dit qu’il était toujours prêt à reconnaître Théophé pour sa sœur, et qu’il serait plus ardent que ses frères à lui donner cette qualité, lorsqu’il plairait à son père de s’expliquer ; mais qu’à la vérité, ne voyant point assez de certitude dans sa naissance pour s’arrêter à cette idée, il s’était livré à d’autres sentiments qui pouvaient devenir aussi avantageux à Théophé que la révélation de sa naissance et quelque légère partie de l’héritage de Condoidi ; en un mot, qu’il lui offrait de l’épouser, que malgré la loi de sa famille, qui assurait toutes les terres de son père à l’aîné de ses frères, il n’était pas sans bien du côté de sa mère ; que dans cette disposition il n’avait pas cru manquer de respect pour moi en différant quelques jours à retourner à Constantinople, pour trouver l’occasion de déclarer ses intentions à Théophé ; qu’il osait espérer au contraire que je daignerais les approuver ; qu’à l’égard des offres qu’il avait faites au chevalier, il avait toujours supposé qu’elles ne s’exécuteraient pas sans mon consentement. Et m’expliquant le projet de leur établissement dans la Morée, il se fit un mérite de me déclarer sincèrement tout ce qu’il craignait que je n’eusse appris par une autre voie.

En examinant de sang-froid son discours et ses intentions, je le trouvai moins coupable que léger et imprudent de ne pas voir que dans l’opinion qu’il avait eue lui-même de la naissance de Théophé, ses propositions de mariage demandaient absolument qu’une difficulté si importante fût parfaitement éclaircie. Je ne pouvais d’ailleurs lui faire un crime sur lequel il ignorait mes prétentions. Aussi, loin de l’effrayer par des reproches, je me bornai à lui faire sentir la puérilité de son projet. Mais ce qu’il n’espérait pas sans doute après cette réflexion, je lui promis de faire une nouvelle tentative auprès de son père pour éclaircir la naissance de Théophé, et je l’exhortai à se faire rétablir promptement, pour se trouver en état de m’amener le seigneur Condoidi avec lequel je ne voulais m’expliquer qu’en sa présence. Cette promesse et l’air de bonté dont je pris soin de l’accompagner eurent plus d’effet pour sa guérison que tous les remèdes.

Je ne m’engageais à rien que je ne fusse résolu d’exécuter ; mais ce n’était pas lui que je pensais à servir, et toutes mes vues se rapportaient à l’avantage de Théophé. L’occasion ne pouvait être plus favorable pour tenter Condoidi par la crainte du mariage de son fils.

J’avais déjà formé ce dessein, et je n’ose encore confesser ce que mon cœur osait s’en promettre.

Après quelques jours, que l’impatience de Synèse lui fit trouver trop longs, il vint m’avertir qu’il se croyait assez rétabli pour retourner à la ville.

« Amenez-moi donc votre père, lui dis-je ; mais gardez-vous qu’il se défie des raisons qui me font souhaiter de le voir ! »

Ils furent le soir à Oru. Je fis un accueil honnête au seigneur Condoidi, et, passant tout d’un coup au motif que j’avais eu de lui envoyer son fils :

« À quoi nous avez-vous exposés, lui dis-je, et si le hasard ne m’avait fait découvrir les intentions de Synèse, de quoi nous alliez-vous rendre coupables ? Il est résolu d’épouser Théophé. Voyez si vous l’êtes de souffrir ce mariage. »

Le vieillard parut d’abord un peu déconcerté. Mais, se remettant aussitôt, il me remercia d’avoir arrêté les téméraires inclinations de son fils.

« Je lui destine un parti, ajouta-t-il, qui conviendra mieux à sa fortune qu’une fille dont l’unique avantage est l’honneur que vous lui accordez de votre protection. »

J’insistai, en lui représentant qu’il ne serait peut-être pas toujours le maître de s’opposer à l’ardente passion d’un jeune homme. Il me répondit froidement qu’il avait des moyens infaillibles ; et, faisant prendre un autre tour à notre conversation, le rusé Grec éluda pendant plus d’un heure tous les efforts que je fis pour l’y ramener. Enfin, prenant congé de moi avec beaucoup de politesse, il donna ordre à son fils de le suivre, et ils reprirent tous deux le chemin de Constantinople.

Ce fut plusieurs jours après, qu’étant étonné de n’avoir point entendu parler de Synèse, la curiosité me fit envoyer un de mes gens à Constantinople, avec ordre de s’informer de l’état de sa blessure.

Son père, qui sut qu’on venait de ma part, me fit remercier de mon attention, et joignit malicieusement à cette politesse, que je pouvais être désormais sans inquiétude pour le mariage de son fils, parce que l’ayant renvoyé dans la Morée, sous une bonne garde, il était sûr qu’il ne s’échapperait point aisément du lieu où il avait donné ordre qu’il fût enfermé. J’eus assez de bonté pour être sensible à cette rigueur. Théophé marqua la même compassion. Et comme je ne cachai cette nouvelle à personne, le chevalier, plus touché que je ne l’aurais cru du malheur de son ami, forma une résolution qu’il nous déguisa soigneusement. Sous prétexte de se rendre à Raguse, pour y toucher ses lettres de change, il entreprit de délivrer Synèse de sa prison, et les périls où l’amitié l’engagea feront prendre bientôt une idée fort noble de son caractère.

Je ne dissimulai point à Théophé les nouveaux efforts que j’avais faits pour toucher son père. Elle s’affligea du mauvais succès de mes soins, mais sans excès, et je fus charmé de lui entendre dire qu’avec les bontés que j’avais pour elle, on ne s’apercevrait jamais qu’elle manquât de père. Que n’aurais-je pas répondu à cette tendre marque de reconnaissance, si j’eusse laissé à mon cœur la liberté de s’exprimer ! Mais, fidèle à mes résolutions, je me réduisis au langage de l’affection paternelle, et je l’assurai qu’elle me tiendrait toujours lieu de fille.

Un incident qui troubla dans le même temps Constantinople et tous les pays voisins, acheva de me faire connaître combien j’étais cher à l’aimable Théophé.

Il se répandit une fièvre contagieuse, contre laquelle on fut très longtemps sans pouvoir découvrir de remède. J’en fus attaqué. Mon premier soin fut de me faire transporter dans un pavillon de mon jardin, où je ne voulus avoir auprès de moi que mon médecin et mon valet de chambre. Cette précaution, que je devais à la charité, en était d’ailleurs une de prudence, parce que je n’aurais pu délivrer ma maison de cette fâcheuse maladie, si elle s’était une fois communiquée à mes domestiques. Mais un ordre qui semblait regarder particulièrement Théophé n’eut pas plus de pouvoir que la crainte pour l’empêcher de me suivre. Elle entra malgré mes gens dans le pavillon, et rien ne fut capable de refroidir un moment ses soins.

Elle tomba malade elle-même. Mes instances, mes supplications, mes plaintes ne purent la faire consentir à se retirer. On lui dressa un lit dans mon antichambre, d’où toute la force de son mal ne l’empêcha point d’être continuellement attentive au mien.

De quels sentiments n’eus-je point le cœur pénétré après notre rétablissement ?

Le Sélictar, qui avait été informé de ma maladie me rendit une visite d’amitié aussitôt qu’il crut le pouvoir sans indiscrétion.

Son cœur n’était pas tranquille. Le temps qu’il avait passé sans venir à Oru, avait été à combattre une passion dont il commençait à sentir qu’il ne recueillerait jamais aucun fruit. Mais il ne put apprendre de moi-même les tendres soins qu’elle avait eus pour moi, sans marquer par son embarras et par sa rougeur une jalousie qu’il n’avait point encore sentie. Il s’agita impatiemment pendant le reste de notre entretien. Et lorsque le temps vint de se retirer, il ne considéra point que la faiblesse de ma santé m’obligeait de garder mon appartement ; il me pria de l’accompagner au jardin. Je ne me fis pas presser. Après avoir gardé le silence pendant quelques pas :

« J’ouvre les yeux, me dit-il d’un ton emporté, et je rougis de les avoir fermés si longtemps ! Il est facile à un Français, ajouta-t-il ironiquement, de faire une dupe d’un Turc ! »

J’avoue que ne m’étant attendu à rien moins qu’à cette brusque invective, et n’ayant pensé, dans la complaisance avec laquelle je m’étais loué des soins de Théophé, qu’à faire valoir la bonté naturelle de son caractère, je cherchai pendant quelques moments des expressions pour me défendre. Cependant, soit qu’un peu de modération naturelle me rendît capable de ne me pas laisser aveugler par mon ressentiment, soit que l’abattement de ma maladie fût favorable à ma raison, je fis au fier Sélictar une réponse moins offensante que ferme et modeste.

« Les Français — car je fais marcher, lui dis-je, l’intérêt de ma nation avant le mien — connaissent peu l’artifice, et cherchent de meilleures voies pour faire réussir ce qui les flatte. Pour moi, qui n’ai jamais pensé à vous fermer les yeux, je n’ai pas de regret qu’ils soient ouverts, et je vous avertis seulement qu’ils vous trompent s’ils vous font mal juger de mon amitié et de ma bonne foi. »

Ce discours diminua l’emportement du Sélictar, mais il ne refroidit point toute sa chaleur.

« Quoi ! me dit-il, vous ne m’avez pas dit que vous n’en étiez qu’aux termes de l’amitié avec Théophé, et que la générosité était le seul sentiment qui vous avait intéressé pour elle ? »

Je l’interrompis sans émotion.

« Je ne vous ai pas trompé, si je vous ai tenu ce discours ; c’était mon premier sentiment, lui dis-je, et je ne serais pas si content de mon cœur, s’il avait commencé par un autre ! Mais puisque vous me pressez de vous apprendre ce qui s’y passe, je vous avoue que j’aime Théophé, et que je n’ai pu me défendre mieux que vous contre ses charmes. Cependant je joins à cet aveu deux circonstances qui doivent vous remettre l’esprit : je n’avais pas ces sentiments pour elle lorsque je l’ai tirée du sérail de Chériber, et il ne me sert pas plus qu’à vous de les avoir conçus depuis.

« Voilà, repris-je avec moins de fierté que de politesse, ce que je crois capable de satisfaire un homme que j’estime et que j’aime ! »

Il se livrait, pendant ce temps-là, aux plus noires réflexions, et rappelant tout ce qu’il avait remarqué dans notre commerce depuis que j’avais reçu Théophé de ses mains, il n’aurait pas manqué de jeter le poison de son cœur sur les moindres observations qui lui auraient paru suspectes. Mais n’ayant à me reprocher que l’innocent témoignage que j’avais reçu du zèle de cette aimable fille, il conçut enfin que je ne m’en serais pas vanté avec tant d’imprudence si je m’en étais cru redevable à l’amour.

Cette pensée ne lui rendit pas le repos et la joie ; mais, calmant du moins ses noirs transports, elle le disposa à me quitter sans haine et sans colère.

« Vous n’aurez pas oublié, me dit-il en partant, que je vous ai offert le sacrifice de ma passion quand j’ai cru que l’amitié m’en faisait un devoir. Nous verrons si j’ai bien compris vos principes, et quelle est cette différence que vous m’avez vantée entre vos mœurs et les nôtres ! »

Il ne me laissa pas le temps de lui répondre.

Cette aventure me fit examiner de nouveau quels reproches j’avais à me faire du côté de l’amour ou de l’amitié. Le seul cas où j’aurais cru mériter ceux du Sélictar aurait été celui d’un amour heureux, qui lui aurait fait craindre que ma concurrence n’eût diminué quelque chose de la tendresse qu’il aurait obtenue. Mais depuis que j’aimais Théophé, il ne m’était pas même entré dans l’esprit de me faire valoir aux dépens de mon rival. J’étais assuré par elle-même qu’elle était sans goût pour lui, et l’obstacle qu’il m’accusait de ne pas respecter était précisément le seul que je n’avais pas à combattre. D’ailleurs, j’avais moi-même tant de plaintes à faire de mon sort, que m’en trouvant peut-être moins sensible à celui d’autrui, je pris le parti de rire de son chagrin pour soulager le mien.

Je retournai vers Théophé dans cette disposition, et je lui demandai en badinant ce qu’elle pensait du Sélictar, qui m’accusait d’être aimé d’elle, et qui me faisait un crime d’un bonheur dont j’étais si éloigné. Maria Rezati, dont l’attachement croissait tous les jours pour son amie, avait acquis trop de lumières par ses aventures, pour n’avoir pas reconnu tout d’un coup de quels sentiments j’étais rempli.

Ne la quittant pas un moment, elle eut l’adresse de l’engager dans des ouvertures qui lui donnèrent bientôt beaucoup d’influence sur toutes ses réflexions. Elle lui représenta qu’elle ne connaissait point assez les biens qu’elle négligeait, et qu’une femme de son mérite pouvait tirer des avantages extrêmes d’une passion aussi vive que la mienne. Enfin, s’efforçant d’élever ses espérances, elle lui fit considérer que je n’étais point marié ; que rien n’était si ordinaire dans les pays chrétiens que de voir une femme élevée à la fortune par un heureux mariage ; que la prévention favorable qui me faisait regarder ses premières aventures comme les fautes et les injustices de la fortune, je ne m’arrêterais vraisemblablement qu’à la conduite qu’elle avait tenue depuis sa liberté, et qu’à la distance où j’étais de ma patrie, je ne prendrais conseil que de mon propre cœur. Elle lui répéta mille fois le même discours, avec une espèce d’impatience de le voir reçu trop froidement ; et n’ayant pu tirer d’elle que des réponses modestes, qui marquaient une âme revenue de l’ambition, elle lui protesta qu’indépendamment d’elle et par le seul zèle de l’amitié, elle allait s’adresser à moi, pour me disposer insensiblement à faire la fortune et le bonheur de son amie. En vain Théophé s’y opposa-t-elle par les plus fortes raisons ; sa résistance fut traitée de crainte et de faiblesse.

Il n’y eut rien d’égal à son embarras. Outre sa manière de penser, qui l’éloignait extrêmement de toutes les vues de fortune et d’élévation, elle tremblait de l’opinion que j’allais prendre de sa vanité et de sa hardiesse. Après avoir renouvelé inutilement ses efforts pour faire changer de résolution à son amie, elle prit elle-même celle de me prévenir sur une négociation dont le moindre risque lui paraissait être la perte de mon estime et de mon affection.

Mais après avoir combattu longtemps sa timidité elle s’en laissa vaincre, et le seul expédient qui lui resta fut d’employer un caloger, chef d’une église grecque, qui était à deux milles d’Oru, avec lequel elle avait formé quelque liaison.

Ce bonhomme se chargea volontiers de sa commission. Il me l’expliqua d’un ton badin ; et redoublant l’admiration qu’il avait déjà pour une fille si extraordinaire, il me demanda si je mettais beaucoup de différence entre cette vertueuse crainte et celle qui portait un caloger modeste à se cacher pour fuir les dignités ecclésiastiques. Je ris de sa comparaison. Avec un peu plus d’expérience que lui de la vanité et de l’adresse des femmes, toute autre que Théophé m’aurait été suspecte, et j’aurais peut-être regardé cette apparence de modestie comme un tour fort bien imaginé pour me faire connaître ses prétentions. Mais j’aurais fait le dernier outrage à mon aimable élève.

« Elle n’avait pas besoin de cette précaution, dis-je au caloger, pour me faire bien juger des sentiments de son cœur, et dites-lui plus d’une fois que s’il m’était libre de suivre les miens, je ne tarderais guère à lui marquer toute la justice que je lui rends. »

C’était la seule réponse qui convînt à ma situation. Oserai-je confesser qu’elle était bien plus retenue que mes véritables désirs ?

Je ne manquai pas de tenir le même langage à Théophé, et je fus comme forcé de la poursuivre pour trouver l’occasion de l’entretenir sans témoins. Je m’étais retranché les visites que je lui rendais seul dans son appartement. Je ne lui proposais plus de promenade au jardin. Elle m’était devenue si redoutable que je n’approchais plus d’elle qu’en tremblant. Les plus doux moments de ma vie étaient néanmoins ceux que je passais à la voir. Je portais partout son idée, et j’avais honte quelquefois au milieu de mes plus graves occupations de ne pouvoir éloigner des souvenirs qui m’affligeaient continuellement.

La connaissance du caloger, qu’elle m’avait procurée, m’engagea dans plusieurs promenades qui convenaient peut-être assez peu à la bienséance de mon emploi ; mais c’était assez que j’accompagnasse Théophé pour n’être sensible qu’au plaisir d’être avec elle. Cependant, je n’ai pu oublier les circonstances de la première visite que nous rendîmes au caloger. Ce n’était à parler proprement qu’un curé, respectable par son âge et par la considération qu’il s’était attirée de tous les Grecs. Son revenu s’était multiplié par son économie, et les présents qu’il recevait sans cesse des fidèles de sa communion suffisaient pour lui faire mener une vie douce et commode. L’ignorance dans laquelle il s’était entretenu jusqu’à l’âge de soixante-dix ans, n’empêchait qu’il eût une bibliothèque, qu’il regardait comme le principal ornement de sa maison.

Ce fut dans ce lieu qu’il m’introduisit, par la haute idée que les Grecs ont du savoir des Français. Mais lorsque je m’attendais à lui voir déployer ses richesses littéraires, je fus surpris d’entendre tomber sa première observation sur une vieille chaise qu’il nous fit remarquer dans un coin.

« Combien croiriez-vous, me dit-il, que cette pièce a passé d’années dans le même lieu ? Trente-cinq ans. Car il y en a trente-cinq que j’occupe mon emploi, et j’ai eu le plaisir de remarquer qu’on ne s’en est jamais servi. »

Il semblait même qu’on eût respecté jusqu’à la poussière dont elle était couverte. Mais jetant en même temps les yeux sur les livres qui en étaient voisins, je m’aperçus qu’ils n’étaient pas moins poudreux. Cette remarque me fit naître une idée plaisante, qui fut de mesurer l’épaisseur de la poussière qui était sur les livres et sur la chaise ; et la trouvant à peu près égale, j’offris au caloger de parier que depuis trente-cinq ans la chaise n’avait pas été plus immobile que les livres. Il ne conçut pas aisément ma pensée, quoiqu’il eût fait une attention profonde à mon opération ; et il crut en admirant mon savoir, que j’avais un talent extraordinaire pour découvrir la vérité.

Il avait été marié trois fois, quoique les lois de l’Église grecque interdisent les secondes noces aux ecclésiastiques. La raison qu’il avait fait valoir pour obtenir cette dispense était qu’il n’avait point eu d’enfants des deux premiers lits, et qu’une des fins du mariage étant de contribuer à la propagation de la société, il devait prendre autant de nouvelles femmes qu’il en perdrait, pour remplir plus parfaitement le but d’une vocation légitime. Le Concile grec s’était laissé persuader par un raisonnement si étrange, et le caloger qui n’avait pas communiqué plus de fécondité à sa troisième qu’aux deux premières, s’affligeait de n’avoir pas connu qu’il était si peu propre au mariage ou de n’en avoir pas mieux rempli les fonctions. Telle est la grossièreté des chefs d’une église assez nombreuse, quoiqu’elle le soit beaucoup moins qu’ils ne se le persuadent. J’ai remarqué tant de variété dans leurs principes, qu’ils ne sont guère unis que par la qualité de Chrétiens, et par la facilité qu’ils ont mutuellement à supporter leurs erreurs.

Cependant Maria Rezati n’avait pas oublié la promesse qu’elle avait faite à Théophé ; et le soin qu’on avait pris de m’avertir, me fit trouver beaucoup de plaisir à remarquer tous les degrés d’adresse par lesquels une femme tend à son but. Mais je me lassai enfin d’un manège dont je découvrais trop aisément l’artifice, et, prenant occasion de son entreprise pour faire connaître à Théophé ce que je n’avais plus la hardiesse de lui dire moi-même, je la priai d’être aussi persuadée que son amie, que mon cœur ne changerait jamais d’inclination. C’est une promesse que j’ai tenue fidèlement. Ma raison me faisait encore sentir que je devais m’y borner. Mais je ne connaissais pas tout ce que j’avais à craindre de ma faiblesse.

Il s’était passé environ six semaines depuis le départ du chevalier sicilien, lorsque Maria Rezati en reçut une lettre par laquelle il lui marquait que son amitié pour Synèse Condoidi l’avait fait triompher de mille difficultés, et que le jeune Grec qui n’appréhendait plus rien de la violence de son père, depuis qu’il était assez libre pour espérer de s’en défendre, était toujours disposé à leur accorder une retraite dans une portion de l’héritage qui lui était venu de sa mère. Il ajoutait qu’on se reposait sur elle du soin d’engager Théophé à partager leur établissement, et que si elle ne l’avait point encore fait entrer dans cette disposition, Synèse était résolu de retourner à Constantinople pour la solliciter lui-même d’accepter ces offres. On ne paraissait pas inquiet sur son consentement, et j’eus la satisfaction de penser qu’on portait un jugement bien avantageux de mon commerce avec Théophé, puisqu’on me croyait capable de la voir partir avec indifférence. Mais ils s’étaient bien gardés de marquer toutes leurs intentions dans leur lettre. En supposant qu’ils trouvassent quelque obstacle de la part de Théophé ou de la mienne, ils étaient résolus de ne ménager ni le courage, ni l’adresse pour la tirer de mes mains.

L’essai qu’ils venaient d’en faire les animait sans doute à de nouvelles entreprises. Ils n’étaient tranquilles à Acade que par l’indulgence du gouverneur, qui avait fermé les yeux sur une témérité dont il était en droit de le punir. Synèse, renfermé par l’ordre de son père dans une vieille tour, qui composait la meilleure partie de leur château, ignorait quelle devait être la durée de sa prison, et ne voyait aucune apparence d’en sortir par ses propres efforts. Ses gardes n’étaient qu’un petit nombre de domestiques qu’il n’aurait pas été difficile de corrompre si le chevalier eût été plus riche ; mais étant parti avec une somme médiocre, que je lui avais prêtée pour son voyage, il n’avait point eu d’autre ressource pour délivrer son ami que l’adresse ou la force. Parlant mal la langue grecque et la turque, c’était un obstacle de plus, et je n’ai jamais compris comment il put le surmonter. Il aurait peut-être eu moins de hardiesse, s’il eût senti toutes les difficultés de son entreprise, car la moitié des téméraires ne réussissent que pour avoir ignoré le danger.

Il arriva seul à Acade. Il se logea dans le voisinage du château de Condoidi, qui en est à peu de distance. Son occupation pendant quelques jours fut de s’assurer du lieu où l’on avait renfermé Synèse, et d’en examiner la disposition. Loin d’en pouvoir forcer la porte, il n’était pas même aisé d’en approcher. Mais à l’aide d’un fer, qu’il faisait rougir dans un réchaud, il vint à bout, dans l’espace d’une nuit, de brûler le bout extérieur d’une épaisse solive qui traversait la tour ; et, soit qu’il eût commencé sur des lumières certaines, soit qu’il ne se laissât conduire qu’au hasard, il se trouva que l’endroit où il avait appliqué son travail répondait à la chambre de Synèse.

Cette ouverture une fois commencée, rien ne lui devint si facile que d’écarter les pierres contiguës, et de pénétrer toute l’épaisseur du mur. Son espérance était seulement de se faire entendre à son ami, car une nuit ne pouvait suffire pour lui ouvrir un passage, et la lumière du jour l’aurait trahi, si le désordre eût été trop grand. Mais, s’étant fait reconnaître de Synèse, il lui apprit dans quel dessein il était venu, et ce qu’il avait fait jusqu’alors pour sa liberté. Ce fut par une délibération commune qu’ils convinrent de se voir toutes les nuits, et que Synèse, répétant aux gens qui le servaient tout ce qu’il avait appris dans ces entretiens, se serait fait la réputation d’avoir un génie familier qui lui rendait compte de tout ce qui se passait dans l’empire. En effet cette folle imagination se répandit bientôt, non seulement à Acade, mais dans toutes les villes voisines, et les deux jeunes gens se réjouirent quelque temps de la crédulité du public.

Ils s’étaient imaginé avec raison qu’une nouveauté si extraordinaire excitait beaucoup de curiosité pour l’aventure de Synèse, et que la faveur des Turcs, qui sont extrêmement superstitieux, servirait à le délivrer. Mais quoique le gouverneur même d’Acade eût marqué de l’admiration pour ce qu’on lui racontait, il ne parut pas plus disposé à blesser l’autorité paternelle, en remettant un fils en liberté malgré son père. Ainsi le chevalier, n’ayant tiré aucun fruit de l’artifice, eut recours à la violence. Il trouva le moyen de faire passer une épée à Synèse, et s’étant lié avec quelques domestiques du château depuis le séjour qu’il faisait dans le voisinage, il prit le temps qu’on le visitait dans sa prison pour le seconder avec tant de vigueur, que toute la maison de Condoidi, attirée par le tumulte, ne put empêcher leur fuite. Ils eurent l’imprudence de publier eux-mêmes leur aventure, sans considérer qu’ils risquaient doublement d’être punis, et pour avoir donné un air de religion aux lumières de Synèse, et pour avoir employé la voie des armes : deux témérités qu’on pardonne rarement chez les Turcs. Mais le gouverneur d’Acade, informé des raisons qui avaient fait arrêter le jeune Grec, trouva la rigueur de son père excessive, et se disposa facilement à l’oubli d’une entreprise dont il fit honneur à l’amitié.

C’était au premier moment de leur victoire que le chevalier avait écrit à Maria Rezati. Il avait ajouté qu’ils partaient ensemble pour Raguse, où Synèse avait voulu accompagner son ami, et qu’ils prendraient d’autres mesures sur la réponse de Théophé, qu’ils comptaient de trouver à leur retour. Tous les termes de cette lettre étaient si mesurés que Maria ne fit pas difficulté de nous la communiquer. Cette franchise me persuada du moins que je n’avais pas de mauvaise intention à lui reprocher. Elle n’avait pas attendu si longtemps à s’ouvrir à Théophé ; ou plutôt elle avait pressenti ses dispositions dès l’origine du projet, et, ne lui ayant trouvé de goût que pour les pays chrétiens, elle avait comme renoncé elle-même à ses espérances, après avoir appris la captivité de Synèse.

Mais se voyant rouvrir des voies qu’elle avait cru fermées, dont elle était continuellement témoin que je laissais Théophé maîtresse d’elle-même, elle était fort éloignée, en effet, de vouloir me déplaire, ou de soupçonner qu’elle pût m’affliger en me communiquant la lettre du chevalier.

Cependant, un mouvement de cœur, qui l’emporta tout d’un coup sur ma modération naturelle, me fit recevoir cette ouverture avec plus de ressentiment que je n’en devais marquer à une femme. Je traitai le projet d’établissement de partie de libertinage, qui répondait fort bien à la fausse démarche où Maria Rezati s’était engagée en fuyant de la maison de son père, mais qui ne pouvait être proposée sans honte à une fille aussi raisonnable que Théophé. J’allai jusqu’à donner le nom de trahison et d’ingratitude au plan qui s’en était formé dans ma maison.

« Je l’ai pardonné, lui dis-je, à Synèse, dont les vues me parurent alors aussi folles que celles dont son père l’a justement puni, et je ne voulus point augmenter par mes reproches le malheur qu’il s’était attiré dans ma maison. Mais je ne puis le passer facilement à une femme dont je devais attendre quelque reconnaissance et quelque attachement. »

Si ces plaintes étaient trop dures, l’effet en fut aussi trop affreux. Elles inspirèrent contre moi à Maria Rezati une haine qui ne convenait point aux services que je lui avais rendus. Je sais que le reproche d’un bienfait passe pour une offense. Mais il n’était rien entré de trop humiliant dans mes termes, et j’ose ajouter que les excès de délicatesse n’appartenaient point à une femme qui sortait d’un sérail, après avoir abandonné sa patrie avec un chevalier de Malte, et que je n’aurais pas dû plus souffrir, pour me rendre sincèrement justice, dans ma maison de Constantinople qu’à ma campagne.

Théophé ne balança point à lui répondre de la manière la plus propre à calmer mon agitation.

« Il y avait si peu d’apparence, lui dit-elle, à l’établissement dont on se flattait, qu’elle était surprise qu’il pût être proposé sérieusement. Outre que la légèreté de deux jeunes gens ne promettait pas beaucoup de confiance dans leurs entreprises, il ne fallait pas douter que le seigneur Condoidi ne troublât bientôt un projet formé sans sa participation. Pour elle, à qui on faisait la grâce de l’y vouloir associer, elle ne comprenait point à quel titre, et elle se sentait autant d’éloignement pour celui que Synèse paraissait lui offrir, que d’indifférence pour celui que son père s’obstinait à lui refuser. »

Ce discours me parut plus tranquille. Cependant le même sentiment me faisant craindre que les conseils de Maria Rezati ne fissent plus d’impression dans mon absence, je résolus de lui procurer le moyen de rejoindre son amant. On m’apprit qu’il partait, dans quelques jours, un vaisseau pour Lépante. Je fis prier le capitaine de se charger d’une dame que ses affaires appelaient dans la Morée, et je lui donnai un de mes gens pour la conduire.

Notre séparation se fit d’un air si contraint que je crus avoir peu de fond à faire sur l’amitié de Maria Rezati. Théophé même qui s’était beaucoup refroidie pour elle, depuis différentes marques qu’elle avait eues de son indiscrétion, la vit partir avec peu de regret. Mais nous n’en étions pas moins éloignés l’un et l’autre de nous attendre à des emportements de haine.

Je goûtai plus de repos après son départ que je n’avais fait depuis longtemps ; et sans changer la conduite que j’étais résolu de tenir auprès d’elle qui me tenait lieu de tous les plaisirs que je n’osais plus espérer de l’amour.

Le Sélictar semblait avoir renoncé à toutes ses prétentions. Il m’en avait enfin coûté son amitié, car il ne s’était pas présenté à Oru depuis ma maladie, et si j’avais l’occasion de le voir dans les fréquents voyages que je faisais à Constantinople, je ne lui trouvais plus aucun reste de cette tendre chaleur avec laquelle il s’était toujours empressé de me saluer et de me prévenir avec toutes sortes de politesses. Je ne mettais pas néanmoins de changement dans les miennes. Mais après m’avoir traité pendant quelques semaines avec cette froideur, il parut piqué de m’y voir si peu sensible, et j’appris qu’il s’était plaint fort amèrement de mon procédé. Je me crus alors obligé de lui demander quelque explication de ses plaintes.

Cette conversation fut d’abord assez vive pour m’en faire appréhender des suites fâcheuses. Je me trouvais offensé d’un discours où j’avais su qu’il m’avait peu ménagé, et je n’ignorais pas jusqu’où la modération et le silence sont compatibles avec l’honneur. Il désavoua néanmoins le récit qu’on m’avait fait. Il me promit même de forcer celui dont il avait reçu ce mauvais office à se rétracter avec éclat. Mais n’en étant pas plus traitable sur l’article de Théophé, il me reprocha avec toute la vivacité qu’il avait eue à Oru, d’avoir sacrifié sa tendresse à la mienne. J’étais satisfait sur mes propres plaintes. Ainsi, reprenant toute l’inclination que j’avais à l’aimer, je m’efforçai de lui faire reprendre à lui-même l’ancienne opinion qu’il avait eue de ma bonne foi. Après lui avoir fait un nouvel aveu de mes sentiments pour Théophé, je lui protestai dans les termes qui font le plus d’impression sur un Turc, que non seulement je n’étais pas plus heureux que lui, mais que je ne cherchais pas à l’être. Sa réponse n’aurait pas été plus prompte, si elle eût été méditée.

« Vous désirez du moins son bonheur ? me dit-il, en me regardant d’un œil fixe.

— Oui, répondis-je sans balancer.

— Eh bien ! reprit-il, si elle est telle que vous l’avez reçue de moi, lorsqu’elle est sortie du sérail de Chériber, je suis résolu de l’épouser. Je connais son père, continua-t-il ; j’ai obtenu de lui qu’il la reconnaîtrait à cette condition ; il s’est laissé gagner par quelques promesses de fortune que je lui tiendrai fidèlement. Mais au moment que je me croyais déterminé à l’exécution d’un dessein qui m’a coûté mille peines, je me suis trouvé combattu par de cruelles réflexions que je n’ai pu surmonter.

« Vous m’avez inspiré trop de délicatesse. Vos conversations et vos maximes m’ont transformé en Français. Je n’ai pu me résoudre à contraindre une femme dont j’ai cru le cœur possédé par un autre. Que n’ai-je pas souffert ? Cependant si votre honneur me garantit ce que je viens d’entendre, toutes mes résolutions renaissent. Vous savez nos usages ; je ferai ma femme de Théophé, avec tous les droits et toutes les distinctions que cette qualité lui assure. »

Il y avait peu de surprises qui pussent me paraître aussi terribles. Mon honneur que je venais d’engager, ma malheureuse passion qui subsistait toujours, mille idées qui se changeaient aussitôt en pointes cruelles pour me tourmenter l’esprit et me déchirer le cœur, me firent ressentir en un moment plus d’amertume que je n’en avais éprouvé dans toute ma vie.

Le Sélictar s’aperçut de mon embarras.

« Ah ! s’écria-t-il, vous me laissez voir ce que je serais au désespoir de penser ! »

C’était me faire entendre qu’il soupçonnait ma droiture.

« Non, lui dis-je, vous ne devez pas m’offenser par vos défiances ! Mais si je sais vos lois et vos usages, ne dois-je pas vous faire souvenir ou vous apprendre que Théophé est chrétienne ? Comment son père peut-il l’avoir oublié ? J’avoue qu’elle a été élevée dans vos pratiques, et depuis qu’elle est chez moi, j’ai marqué peu de curiosité pour savoir ce qu’elle pense en matière de religion ; mais elle est liée avec un caloger qu’elle reçoit souvent, et quoique je ne lui aie vu faire jusqu’à présent aucun exercice de vos principes ni des nôtres, je lui crois pour le christianisme l’inclination qu’elle doit tirer du sang, ou du moins de la connaissance qu’elle a toujours eue de sa patrie. »

Le Sélictar, frappé de cette réflexion, me répondit que Condoidi même la croyait Musulmane. Il ajouta d’autres raisons d’espérer que dans quelque religion qu’elle pût être, elle ne serait pas plus difficile que la plupart des autres femmes, qui ne se sont pas pressées en Turquie pour suivre la religion de leurs maîtres ou de leurs maris. J’eus le temps de me remettre pendant ce raisonnement, et comprenant que ce n’était pas de moi que devaient venir les objections, je lui dis enfin qu’il était inutile de se former des difficultés sur un fait qu’il pouvait éclaircir dans la première visite qu’il ferait à Théophé.

J’avais deux vues dans cette réponse : l’une d’éviter qu’il me chargeât de ses propositions, l’autre de terminer promptement une nouvelle peine que la lenteur et le doute m’auraient rendue beaucoup plus sensible.

Il est certain qu’il ne m’était point encore tombé nettement dans l’esprit que Théophé pût jamais avoir d’autres liens avec moi que ceux de l’amour ; et supposé qu’elle se laissât aveugler par l’honneur de devenir une des premières femmes de l’empire Ottoman, je me sentais capable de sacrifier toute ma tendresse à sa fortune. J’aurais regardé d’un œil jaloux le bonheur du Sélictar ; mais je ne l’aurais pas troublé, m’en eût-il coûté mille fois plus de violence ; et peut-être aurais-je contribué, par mes propres soins, à l’élévation d’une femme que j’aimais uniquement.

Cependant, après avoir quitté le Sélictar, qui me promit de me rejoindre le soir à Oru, je n’eus rien de si pressant que d’y retourner. Je ne pris point de détours pour découvrir par degrés l’impression que j’allais faire sur Théophé. Mon cœur demandait d’être soulagé à l’instant.

« Vous allez connaître, lui dis-je, la nature de mes sentiments. Le Sélictar pense à vous épouser, et loin de m’opposer à son dessein, j’applaudis à tout ce qui peut assurer votre fortune et votre bonheur. »

Elle reçut ce discours avec si peu d’émotion, que je pénétrai tout d’un coup quelle allait être sa réponse.

« Loin de contribuer à me rendre heureuse, vous me préparez d’autres chagrins, me dit-elle, par des offres dont je prévois que je ne me défendrai point sans offenser beaucoup le Sélictar. Était-ce de vous, ajouta-t-elle, que je devais attendre une si odieuse proposition ? Vous n’avez pas pour moi toute l’amitié dont je suis flattée, ou j’ai réussi bien mal à vous persuader mes sentiments ! »

Trop charmé d’un reproche si obligeant, trop sensible à ce qu’il me paraissait renfermer de favorable pour ma tendresse, j’insistai sur le dessein du Sélictar par le seul plaisir d’entendre répéter ce qui m’avait rempli le cœur de joie et d’admiration.

« Mais songez-vous, lui dis-je, que le Sélictar est un des premiers seigneurs de l’empire, que ses richesses sont immenses, que l’offre que vous écoutez avec froideur serait reçue avidement de toutes les femmes du monde, et que c’est à ses pareils qu’on voit accorder tous les jours les sœurs et les filles du Grand Seigneur ? Mais songez-vous que c’est un homme qui vous aime depuis longtemps, qui joint beaucoup d’estime à l’amour, et qui se propose d’en user autrement avec vous que les Turcs ne font avec leurs femmes ? »

Elle m’interrompit :

« Je ne songe à rien, me dit-elle, parce que rien ne me touche que l’espérance de vivre tranquille sous la protection que vous m’accordez, et que je ne désire point d’autre bonheur. »

Après tant de promesses par lesquelles je m’étais engagé au silence, il ne m’était plus permis de marquer ma joie par des transports ; mais ce qui se passait secrètement au fond de mon cœur surpassait tout ce que j’ai rapporté jusqu’ici de mes sentiments.

Le Sélictar ne manqua point de venir le soir à Oru. Il me demanda avec empressement si j’avais fait l’ouverture de son projet à Théophé. Je ne pus lui déguiser que j’avais hasardé quelques explications qui n’avaient pas été reçues aussi favorablement qu’il paraissait le souhaiter.

« Mais peut-être serez-vous plus heureux, ajoutai-je, et je suis d’avis que vous ne différiez pas à vous expliquer vous-même. »

Il entrait une joie maligne dans ce conseil. Je brûlais non seulement de voir finir ses importunités par un refus qui lui ôtât tout à fait l’espérance, mais encore plus de jouir parfaitement de mon triomphe en voyant mon rival humilié à mes yeux. C’était le seul plaisir que j’eusse encore tiré de ma passion, et je ne m’y étais jamais livré avec tant de douceur.

Je conduisis le Sélictar à l’appartement de Théophé. Il lui déclara le sujet de sa visite. Ayant eu le temps de méditer sa réponse, elle prit soin de n’y rien mêler qui pût être mortifiant pour lui ; mais son refus me parut si décisif, et les raisons qu’elle en apporta furent exposées avec tant de force, que je ne doutai point qu’il n’en prît aussitôt la même opinion que moi. Aussi ne demanda-t-il point qu’elles lui fussent répétées. Il se leva sans répliquer un seul mot, et, sortant avec moi d’un air moins affligé qu’irrité, il me dit plusieurs fois :

« L’auriez-vous cru ? Devais-je m’y attendre ? »

Et lorsqu’il fut prêt à partir, sans avoir voulu consentir à passer la nuit chez moi, il ajouta en m’embrassant :

« Demeurons amis ! J’étais déterminé à faire une folie ; mais vous conviendrez que celle dont vous venez d’être témoin surpasse beaucoup la mienne ! »

Son dépit éclata jusque dans sa chaise ; je lui vis lever les mains en me quittant, et les joindre avec un mouvement auquel je m’imaginai que la honte avait autant de part que la douleur et l’étonnement. Malgré les sentiments que j’ai confessés, je l’aimais assez pour le plaindre, ou pour souhaiter du moins qu’une aventure si piquante pût servir à sa guérison.

Mais peut-être n’était-ce pas sur lui que j’aurais dû tourner ma compassion, si j’eusse prévu à quels nouveaux incidents je touchais, et ce que sa disgrâce même devait me causer de chagrin et d’humiliation. À peine fut-il parti qu’étant retourné à l’appartement de Théophé, je la trouvai si satisfaite de son départ, qu’elle venait d’apprendre au même moment, et son humeur naturellement vive et enjouée lui inspira tant d’agréables réflexions sur la fortune qu’elle avait refusée, que, ne comprenant plus rien aux principes d’une femme capable de traiter avec ce mépris tout ce que le commun des hommes estime, je la suppliai, après l’avoir entendue quelques moments, de m’apprendre ce qu’elle prétendait par une conduite et des sentiments qui me remplissaient tous les jours d’admiration.

« On se propose un but, lui dis-je, en la regardant d’un air que les sentiments mêmes dont j’étais agité semblaient rendre rêveur ; et plus les voies par lesquelles on veut marcher sont extraordinaires, plus le terme auquel on aspire doit être noble et relevé. J’ai la plus haute idée du vôtre, sans pouvoir néanmoins le découvrir. Vous ne manquez pas de confiance pour moi, ajoutai-je ; pourquoi m’avoir caché jusqu’à présent vos vues, et que n’accordez-vous du moins à l’amitié ce que je n’ose plus vous demander par d’autres motifs ? »

J’avais parlé d’un ton assez sérieux pour lui persuader que ce n’était pas la seule curiosité qui m’intéressait à cette question, et quelque fidélité que j’eusse d’ailleurs à observer toutes mes promesses, elle avait trop de pénétration pour ne pas remarquer continuellement que mon cœur n’en était pas plus tranquille. Cependant, sans changer le ton gai et léger dont elle s’était applaudi de la retraite du Sélictar, elle me protesta que son unique but était celui qu’elle m’avait déclaré mille fois et qu’elle était surprise de me voir oublier.

« Votre amitié et votre généreuse protection, me dit-elle, ont réparé dès le premier moment tous les malheurs de ma fortune ; mais les regrets, l’application, les efforts de toute ma vie ne répareront jamais les désordres de ma conduite. Je suis indifférente pour tout ce qui ne saurait servir à me rendre plus sage, parce que je ne connais plus d’autre bien que la sagesse, et que tous les jours je découvre de plus en plus que c’est le seul qui me manque ! »

Des réponses de cette nature m’auraient fait craindre encore que la lecture et la méditation ne lui eussent gâté l’esprit, si je n’eusse remarqué d’ailleurs une égalité admirable dans le fond de son caractère, une modération constante dans tous ses désirs, et toujours le même agrément dans ses discours et dans ses manières.

C’est ici que je commencerais à rougir de ma faiblesse, si je n’avais préparé mes lecteurs à les pardonner à une si belle cause. Je ne puis faire réflexion sur tant de merveilleuses circonstances sans me sentir plus pénétré que jamais de tous les sentiments que j’avais tenus comme en respect depuis plusieurs mois, par la force de mes engagements. Les offres d’un homme tel que le Sélictar, et le refus dont j’avais été témoin avaient tellement changé Théophé à mes yeux, qu’elle me paraissait revêtue de tous les titres qu’elle n’avait point acceptés. Ce n’était pas une esclave que j’avais rachetée, une inconnue qui ne pouvait se faire avouer de son père, une fille malheureusement livrée à la débauche d’un sérail ; je ne voyais plus dans elle, avec toutes les qualités que j’adorais depuis si longtemps, qu’une personne anoblie par la grandeur même qu’elle avait méprisée, et digne de plus d’élévation que la fortune ne pouvait jamais lui en offrir. De cette disposition, qui ne fit qu’augmenter sans cesse par les réflexions de plusieurs jours, je passai sans répugnance au dessein de l’épouser ; et ce qui devait être surprenant pour moi-même, après avoir passé près de deux ans sans oser m’arrêter un moment dans cette pensée, je me familiarisai tout d’un coup avec mon projet jusqu’à ne m’occuper que des moyens de le faire réussir.

Ce n’était pas du côté de mon imagination que j’avais des obstacles à combattre, puisque je n’y trouvai plus rien qui ne favorisât mon penchant ; ni du côté de ma famille, qui n’avait pas le pouvoir de s’y opposer, et qui dans l’éloignement où j’étais de ma patrie, n’apprendrait ma résolution que longtemps après qu’elle serait exécutée. D’ailleurs, en me livrant à l’inclination de mon cœur, je n’oubliais pas ce que je devais à la bienséance, et ne fût-ce que pour éviter la dépense et l’éclat, j’étais déjà résolu de renfermer la fête de mon mariage dans l’enceinte de mes murs.

Mais au milieu de la douceur que je trouvais à satisfaire mes plus chères inclinations, j’aurais souhaité que Théophé eût paru céder à ma tendresse par d’autres motifs que ceux que j’avais à lui proposer, et je sentais quelque regret d’avoir eu besoin de cette voie pour obtenir d’elle un peu d’amour. Quoique je me fusse flatté plus d’une fois d’avoir fait impression sur son cœur, il était triste pour le mien de n’en avoir jamais arraché le moindre aveu. Sans espérer de l’amener plus ouvertement à cette déclaration, je me promis du moins qu’en lui faisant envisager avec quelque obscurité ce que j’étais déterminé à faire pour elle, il serait impossible que dans les mouvements secrets de cette vive reconnaissance qu’elle m’avait tant de fois exprimée, il ne lui échappât point quelques termes dont je croyais sentir que mon cœur pourrait se contenter, et qui me donnerait occasion de lui déclarer aussitôt moi-même de quoi l’amour me rendait capable pour son bonheur et pour le mien.

Dans toutes ces réflexions, il ne me vint pas même à l’esprit que le refus qu’elle avait fait au Sélictar fût une raison de craindre le même sort ; et je pris encore plaisir à me persuader que si ce n’était pas absolument pour se conserver à moi qu’elle avait rejeté une des premières fortunes de l’Empire, c’était du moins par une prévention si favorable pour notre nation qu’elle n’en serait que plus disposée à recevoir de moi les mêmes offres.

Enfin, quelques jours s’étant passés dans cette espèce de préparation, j’avais fait choix, pour la décision de mon bonheur, d’un après-midi où rien ne pouvait troubler l’entretien que je voulais avoir avec elle. J’entrais déjà dans son appartement, lorsqu’une pensée que mes raisonnements n’avaient pu servir à me faire rappeler, me glaça tout d’un coup le sang, et me fit retourner sur mes pas avec autant de trouble et de frayeur que j’avais apporté de tranquillité et de résolution. Je me souvins que le Sélictar avait pris du moins quelques mesures du côté de Condoidi pour assurer la naissance de Théophé, et je tremblai de la force d’une passion qui m’aveuglait jusqu’à me faire manquer à des bienséances dont un Turc ne s’était pas cru dispensé. Mais cette raison de m’alarmer ne fut pas la seule qui jetât la confusion dans toutes mes idées. Je considérai qu’autant qu’il était nécessaire de m’ouvrir à Condoidi, et de l’engager à faire pour moi ce qu’il avait offert au Sélictar, autant il m’allait être difficile et humiliant de faire dépendre mes résolutions du caprice d’un homme que j’avais si peu ménagé. Que serait-ce s’il allait prendre plaisir à tirer vengeance et des sollicitations par lesquelles je l’avais importuné pour sa fille, et des chagrins qu’il me soupçonnait de lui avoir causés à l’occasion de son fils ? Je ne voyais pas néanmoins deux partis à choisir, et ma surprise était qu’une condition si nécessaire eût pu m’échapper. Mais croira-t-on qu’après m’en être fait un juste reproche, et m’être occupé longtemps à délibérer sur la voie que je devais prendre pour réparer mon imprudence, ma conclusion fut de retourner vers Théophé, et d’exécuter ce que je m’étais cru obligé de suspendre par de si fortes raisons ?

Je ne ferai pas trop valoir les raisonnements qui me rappelleront à cette résolution. Je ne persuaderais à personne que l’amour n’y eût pas plus de part que la prudence. Cependant il me sembla que des obstacles que je ne désespérais pas de vaincre, ne devaient pas retarder une déclaration qui ferait enfin connaître à Théophé toute l’ardeur de ma passion, et qui la disposerait sans doute à favoriser mon entreprise du moins par ses désirs. En lui apprenant que je lui destinais ma main, je ne prétendais pas lui dissimuler que le même jour que je voulais devenir son mari, je comptais lui rendre un père. Dois-je le dire ? Quelque succès que je pusse obtenir de la part de Condoidi et de la sienne, je me flattais qu’elle serait assez touchée de la résolution que j’avais prise en sa faveur, pour m’en tenir compte par ses sentiments, et pour m’accorder tôt ou tard sans conditions, ce qu’elle verrait bien que je voulais mériter à toutes sortes de prix. Mes réflexions étaient en plus grand nombre, et n’étaient peut-être pas si nettes, lorsque je rentrai dans son appartement. Je ne lui laissai pas le temps de s’inquiéter de mon trouble. Je me hâtai de la prévenir, pour lui expliquer mes desseins, et, l’ayant priée de m’écouter sans m’interrompre, je ne finis mon discours qu’après avoir exposé dans un fort long détail jusqu’au moindre de mes sentiments.

La chaleur qui m’avait emporté à tant d’étranges démarches s’était non seulement soutenue, mais comme augmentée pendant cette explication ; et la présence d’un objet si cher agissant encore plus vivement que toutes mes réflexions, j’étais dans un état où rien n’était peut-être comparable à la force de mon amour et de mes désirs. Mais un coup d’œil que je jetai sur Théophé me plongea dans des frayeurs mille fois plus vives que celles qui m’avaient arrêté à sa porte une heure auparavant.

Au lieu des témoignages de reconnaissance et de joie que je m’attendais à voir éclater sur son visage, je n’y aperçus que les marques de la plus profonde tristesse et d’un mortel abattement. Elle paraissait pénétrée de tout ce qu’elle venait d’entendre ; mais je ne voyais que trop que ce qui arrêtait encore sa langue était un saisissement de surprise et de crainte plutôt qu’un transport d’admiration et d’amour. Enfin lorsque, dans l’embarras où j’étais moi-même, j’allais lui marquer de l’inquiétude pour sa situation, elle se jeta à genoux devant moi, et ne pouvant plus retenir ses larmes, elle en versa une abondance qui lui ôta pendant quelques moments la liberté de parler. J’étais si vivement agité par mes propres mouvements, que je me trouvai sans force pour la relever. Elle demeura malgré moi dans cette posture, et je fus contraint d’écouter un discours qui me perça mille fois le cœur.

Je ne rapporterai pas ce que le souvenir de ses fautes, qui lui était toujours présent, lui fit prononcer d’injurieux et de méprisant pour elle-même ; elle me conjura d’ouvrir les yeux sur ce tableau, et de ne pas souffrir plus longtemps qu’une indigne passion m’aveuglât. Elle me rappela ce que je devais à ma naissance, à mon rang, à l’honneur même et à la raison, dont j’avais servi moi-même à lui donner les premières idées, et dont je lui avais appris si heureusement les maximes. Elle accusa la fortune de mettre le comble aux malheurs de sa vie, en la faisant servir non seulement à ruiner le repos de son père et de son bienfaiteur, mais à corrompre les principes d’un cœur dont elle prétendait que les vertus avaient été son unique modèle. Et, quittant à la fin le ton de sa douleur et des plaintes pour prendre celui des menaces les plus fermes, elle me protesta que si je ne renonçais point à des désirs qui blessaient également mon devoir et le sien, si je ne me réduisais point aux titres de son protecteur et de son ami, à ces chers et précieux titres auxquels elle demandait encore au Ciel que j’en voulusse toujours joindre les sentiments, elle était résolue de quitter ma maison sans me dire adieu, et tous les biens en un mot qu’elle confessait me devoir, pour me fuir éternellement.

Après cette cruelle protestation elle quitta la posture où elle était encore ; et, me suppliant d’un ton plus modéré de lui pardonner quelques termes peu respectueux que la force de sa douleur avaient pu lui arracher, elle me pria de trouver bon qu’elle allât cacher sa peine et se remettre de sa honte dans le cabinet voisin, d’où elle était résolue de ne sortir que pour s’éloigner tout à fait de moi, ou pour se livrer au plaisir de me retrouver tel que nous devions le souhaiter tous deux pour mon bonheur et le sien.

Elle passa effectivement dans le cabinet, et je n’eus pas même la hardiesse de faire le moindre effort pour la retenir. La voix, le mouvement, la réflexion, toutes mes facultés naturelles étaient comme suspendues par l’excès de mon étonnement et de ma confusion. Je me serais précipité dans un abîme, s’il s’en était ouvert un devant moi, et la seule idée de ma situation me paraissait un tourment insupportable. J’y demeurai néanmoins fort longtemps sans retrouver assez de force pour en sortir. Mais il fallait que cet état fût en effet bien violent, puisque le premier domestique que je rencontrai fut alarmé de l’altération de mon visage, et que, répandant aussitôt l’alarme dans ma maison, il attira autour de moi tous mes gens, qui s’empressèrent de m’offrir les secours qu’ils croyaient nécessaires à ma santé. Théophé même, avertie par le tumulte, oublia la résolution qu’elle avait formée de ne pas sortir de son cabinet. Je la vis accourir avec inquiétude. Mais, sa vue redoublant toutes mes peines, je feignis de ne l’avoir point aperçue. J’assurai mes gens qu’ils s’étaient alarmés sans raison, et je me hâtai de me renfermer dans mon appartement.

J’y passai près de deux heures, qui ne furent pour moi qu’un instant. Que de réflexions amères et que de violentes agitations ! Mais elles aboutirent enfin à me faire reprendre le parti dont je m’étais écarté. Je demeurai convaincu que le cœur de Théophé était à l’épreuve de tous les efforts des hommes, et soit caractère naturel, soit vertu acquise par ses études et par ses méditations, je la regardai comme une femme unique, dont la conduite et les principes devaient être proposés à l’imitation de son sexe et du nôtre.

La confusion qui me restait de son refus me devint facile à dissiper, lorsque je me fus arrêté invariablement à cette résolution. Je voulus même me faire un mérite auprès d’elle d’être entré si promptement dans ses vues. Je la rejoignis dans son cabinet, et, lui déclarant que je me rendais à la force de ses exemples, je lui promis de me borner aussi longtemps qu’elle le souhaiterait, à la qualité du plus tendre et du plus ardent de ses amis. Que cette promesse était combattue néanmoins par les mouvements de mon cœur, et que sa présence était propre à me faire rétracter ce que j’avais reconnu juste et indispensable dans un moment de solitude ! Si l’idée que j’ai à donner d’elle dans la suite de ces mémoires ne répond pas à celle qu’on a dû prendre jusqu’ici sur des épreuves glorieuses pour sa vertu, n’ai-je point à craindre que ce ne soit de mon témoignage qu’on se défie, et qu’on aime mieux me soupçonner de quelque noir sentiment de jalousie qui aurait été capable d’altérer mes propres dispositions, que de s’imaginer qu’une fille si confirmée dans la vertu ait pu perdre quelque chose de cette sagesse que j’ai pris plaisir jusqu’à présent à admirer ? Quelque opinion qu’on en puisse prendre, je ne fais cette question que pour avoir occasion de répondre qu’on me trouvera aussi sincère dans mes doutes et dans mes soupçons que je l’ai été dans mes éloges, et qu’après avoir rapporté ingénument des faits qui m’ont jeté moi-même dans la dernière incertitude, c’est au lecteur que j’en veux laisser le jugement.

Mais le nouveau traité que j’avais fait avec Théophé fut suivi d’un calme assez long, pendant lequel j’eus encore le plaisir de lui voir exercer toutes ses vertus. J’avais appris du guide que j’avais donné à Maria Rezati que cette inquiète Sicilienne avait mal répondu à notre attente et sans doute à celle de son amant. Le capitaine du vaisseau sur lequel je l’avais fait embarquer pour la Morée, ayant pris une vraie passion pour elle, l’avait engagée à lui découvrir ses aventures et ses projets. Il s’était servi de cette connaissance pour lui représenter si vivement le tort qu’elle allait se faire pour le reste de sa vie en rejoignant le chevalier, qu’il l’avait fait consentir enfin à se laisser reconduire en Sicile, où il n’avait pas douté qu’elle ne pût se réconcilier facilement avec sa famille. Il s’était bien promis d’en recueillir le principal fruit, par un mariage auquel il était aisé de prévoir qu’il trouverait peu d’opposition ; et si je devais m’en rapporter au témoignage de mon domestique, il n’avait point attendu qu’il fût débarqué à Messine pour s’en assurer tous les droits.

Enfin s’étant présenté au père de sa belle, qui s’était cru trop heureux de retrouver sa fille et son héritière, il avait obtenu, en se faisant connaître pour un Italien fort bien né, la permission d’épouser Maria Rezati avant que le bruit de son retour ne fût répandu ; et c’était pour elle en effet la seule manière de rentrer avec honneur dans sa patrie. Elle avait voulu que le guide que je lui avais donné l’accompagnât jusque chez son père, pour achever apparemment de gagner ce bon vieillard en lui donnant cette preuve de l’intérêt que j’avais pris à sa fortune. Il n’était parti de Messine qu’après la célébration du mariage, et il m’apporta une lettre du seigneur Rezati, qui contenait des marques fort vives de sa reconnaissance.

Théophé en avait reçu une aussi de Maria, et nous nous étions crus délivrés tous deux de cette aventure. Il s’était passé environ six semaines depuis le retour de mon valet, lorsqu’étant à Constantinople j’appris d’un autre de mes gens qui revenait d’Oru, que le chevalier y était arrivé la veille, et que les nouvelles que Théophé lui avait communiquées l’avaient jeté dans un désespoir dont on appréhendait les suites. Il me fit néanmoins des excuses de la liberté qu’il avait prise de venir descendre chez moi, et il me priait de trouver bon qu’il s’y arrêtât quelques jours. Je le fis assurer sur-le-champ que je l’y verrais volontiers, et je ne fus pas plutôt libre que l’impatience d’apprendre ses sentiments et ses desseins me fit quitter la ville.

Je le trouvai dans toute la consternation qu’on m’avait représentée. Il me reprocha même d’avoir causé son malheur par la liberté que j’avais laissée à sa maîtresse de quitter ma maison, sans l’avoir informé, et je pardonnai ses reproches à la douleur d’un amant. Mais en peu de jours mes consolations et mes avis le ramenèrent à des idées plus justes. Je lui fis reconnaître que le parti que sa maîtresse avait pris, était ce qui pouvait arriver de plus heureux pour elle et pour lui-même, et je le disposai à profiter des secours que je lui offris pour faire sa paix avec sa famille et son ordre.

Étant devenu plus tranquille il nous raconta l’aventure de Synèse et la sienne, dont nous n’avions appris que les principales circonstances par sa lettre. Ils avaient fait ensemble le voyage de Raguse, et, n’ayant point trouvé d’obstacles au paiement des lettres de change, ils s’étaient mis en état d’exécuter avec assez d’ordre et de succès le projet de l’établissement. Mais ce qu’il eut peine à me confesser d’abord fut que Synèse était arrivé avec lui à Constantinople. La réponse de Maria Rezati, qu’ils avaient trouvée à leur retour de Raguse, leur ayant fait comprendre que Théophé ne les joindrait pas volontairement, ils étaient venus dans l’espérance de faire plus d’impression sur elle par leurs propres influences ; et le chevalier sensible aux honnêtetés qu’il recevait dans ma maison, ne me dissimula point que le dessein de Synèse était d’employer la violence au défaut des voies qui lui avaient si mal réussi.

« Je trahis mon ami, me dit-il ; mais je suis sûr que vous n’userez pas de ma confidence pour lui nuire ; je vous trahirais d’autant plus cruellement qu’il vous serait impossible de prévenir le coup qui menace votre maison. »

Il ajouta que s’il s’était engagé à seconder Synèse, c’était que dans l’attente où il était de trouver chez moi sa maîtresse, et de retourner avec elle en Morée, il lui avait souhaité une compagne aussi aimable que Théophé, à laquelle il comptait d’ailleurs que les agréments de leur société feraient bientôt trouver à Acade plus de douceurs qu’elle ne s’y en promettait. N’ignorant pas d’ailleurs les efforts que j’avais fait moi-même pour engager Condoidi à la reconnaître, il s’était persuadé que je ne m’offenserais pas qu’on la fît entrer comme malgré elle dans une famille à laquelle je souhaitais de la voir rendue. Mais le projet de l’établissement se trouvant ruiné par le fond, il m’avertissait des vues de Synèse, dans lesquelles il ne voyait plus pour Théophé la même sûreté ni les mêmes avantages.

Elle ne fut pas témoin de cette ouverture, et je priai le chevalier de ne l’informer de rien. Il me suffisait d’être averti, pour dissiper aisément l’entreprise de Synèse, et je jugeais bien d’ailleurs que perdant le secours du chevalier, il lui resterait aussi peu de facilité que de hardiesse. Je voulus néanmoins être instruit des moyens qu’ils s’étaient proposé d’employer. Ils devaient prendre quelque jour où je serais à la ville. Je laissais peu de monde à Oru. Connaissant tous deux ma maison, ils s’étaient flattés de s’y introduire aisément, et d’y trouver d’autant moins de résistance que Maria Rezati partant volontairement, ils pouvaient persuader à mes domestiques que si Théophé semblait l’accompagner malgré elle, c’était néanmoins avec ma participation. J’ignore comment cette témérité leur aurait réussi. Mais je me délivrai de toutes sortes de craintes en faisant déclarer à Synèse que je connaissais son dessein, et que s’il le conservait un moment, je lui promettais qu’il serait puni avec plus de rigueur qu’il ne l’avait été de son père.

Le chevalier, qui n’avait pas cessé de l’aimer, contribua aussi à lui faire abandonner des vues qu’ils avaient formées de concert. Cependant il ne put lui ôter du cœur une passion qui le précipita encore dans plus d’une folle entreprise. Quel fond doit-on faire à cet âge sur les plus heureux caractères ? Ce même chevalier que je croyais enfin revenu à la raison, et qui continua effectivement, jusqu’à son départ, de mériter par sa conduite les égards que je ne cessai point d’avoir pour lui, ne retourna en Sicile que pour y retomber dans un désordre beaucoup moins excusable que celui dont il était sorti. J’employai mes plus fortes recommandations auprès du grand maître de Malte et du vice-roi de Naples pour lui procurer un accueil plus doux qu’il n’osait l’espérer. Il reparut librement dans sa patrie, et sa fierté y passa pour une erreur de jeunesse. Mais il ne put éviter d’y voir sa maîtresse, ou plutôt il eut sans doute la faiblesse d’en chercher l’occasion. Leurs flammes se rallumèrent. À peine s’était-il passé quatre mois depuis son départ, que Théophé me fit voir une lettre écrite de Constantinople, par laquelle il lui marquait avec beaucoup de détours et d’expressions timides, qu’il était revenu en Turquie avec sa maîtresse, et que ne pouvant vivre l’un sans l’autre, ils avaient enfin renoncé pour jamais à leur patrie. Il se rendait justice sur l’excès de sa folie ; mais quoiqu’il apportât pour excuse la violence d’une passion qu’il n’avait pu vaincre, il sentait, disait-il, que la bienséance ne lui permettait point de paraître devant moi sans avoir pressenti ma bonté, et il suppliait Théophé de la réveiller en sa faveur.

Je ne délibérai pas un moment sur ma réponse. Le cas était si différent du premier, et je me trouvai si peu de disposition à recevoir un homme qui violait mille devoirs à la fois dans ce nouvel enlèvement, que, dictant moi-même la lettre à Théophé, je déclarai au chevalier et à la compagne de sa fuite qu’ils ne devaient espérer de moi ni faveurs ni protection. Ils avaient pris assez de mesures pour s’en pouvoir passer, et leur but en venant droit à Constantinople était bien moins de me voir, que d’y rejoindre Synèse, à qui ils voulaient faire renaître leur ancien projet. Cependant comme ils avaient repris celui d’y faire entrer Théophé, et que l’étroite liaison qu’ils avaient eue avec elle leur faisait compter d’en être reçus avec joie, ils distinguèrent fort bien que sa réponse avait été dictée ; et loin de se rebuter d’un refus qu’ils n’attribuèrent qu’à moi, à peine furent-ils certains que j’étais à la ville qu’ils se rendirent tous deux à Oru.

Théophé, dans le premier embarras de cette visite, leur dit honnêtement qu’après avoir connu mes intentions, il ne lui était pas permis de consulter si son penchant lui faisait souhaiter de les voir, et qu’elle les suppliait de ne pas l’exposer au danger de me déplaire. Ils la pressèrent si instamment de les entendre, et le terme qu’ils lui demandèrent fut si court, que ne pouvant employer la violence pour s’en défaire, elle fut forcée d’avoir pour eux la complaisance qu’ils exigeaient.

Leur plan était dressé, et la lettre par laquelle le chevalier avait tenté de se rouvrir quelque accès chez moi n’avait été que l’effet d’un remords, à la veille d’une nouvelle entreprise dont l’honneur lui faisait un scrupule. Quoique je ne lui eusse jamais expliqué ce que je pensais de ses anciennes idées d’établissement dans la Morée, et que je me fusse encore moins ouvert sur l’intérêt que j’y avais pris en découvrant qu’on y voulait engager Théophé, il convenait bien qu’elle n’aurait pas été traitée chez moi avec tant de soins et de distinctions, si je ne l’y eusse pas vue avec plaisir, et qu’il ne pouvait la séduire ou l’enlever secrètement sans m’offenser. Il aurait donc souhaité de me faire approuver son dessein, pour l’agrément de sa maîtresse autant que pour l’intérêt de son ami, et quoique j’eusse refusé de le voir, il ne désespérait pas encore de me le faire goûter après avoir obtenu le consentement de Théophé. Aussi n’épargna-t-il rien pour lui faire envisager autant d’utilité que de plaisir à se lier avec sa société. Mais elle n’avait pas besoin de secours pour résister à des instances si badines.

Je m’occupais dans ce temps-là des préparatifs d’une fête qui a fait beaucoup de bruit dans toute l’Europe. Les difficultés que j’avais rencontrées plusieurs fois dans les fonctions de mon ministère n’avaient point empêché que je n’eusse toujours vécu fort honnêtement avec le Grand Vizir Calaïli, et j’ose dire que la vigueur avec laquelle j’avais soutenu les privilèges de mon emploi et l’honneur de ma nation, n’avait servi qu’à m’attirer de la considération parmi les Turcs. La fête du roi s’approchant, je pensais à la célébrer avec plus d’éclat qu’elle ne l’avait été jusqu’alors. L’illumination devait être magnifique, et ma maison de Constantinople, qui était dans le faubourg de Galata, était déjà remplie de toute l’artillerie que j’avais trouvée sur les vaisseaux de notre nation.

Comme ces réjouissances éclatantes ne peuvent s’exécuter sans une expresse permission, je l’avais demandée au Grand Vizir, qui me l’avait accordée avec beaucoup de politesse. Mais la veille même du jour que j’avais choisi, et lorsque satisfait de mes soins j’étais retourné à Oru pour me délasser la nuit suivante, et pour ramener avec moi, le lendemain, Théophé, que je voulais avoir à ma fête, j’y appris deux nouvelles qui troublèrent ma joie. L’une, en arrivant, ce fut le détail de la visite du chevalier et des efforts qu’il avait faits pour engager Théophé à le suivre. Apprenant en même temps qu’il était plus uni que jamais avec Synèse, je portai mes défiances beaucoup plus loin qu’elle, et je ne doutai presque point que sur son refus et sur le mien, ils ne fussent capables de renouveler tous les desseins dont le chevalier m’avait fait l’aveu lui-même. Cependant j’en fus d’autant moins alarmé que, devant la conduire à Constantinople, j’avais tout le temps de prendre des mesures, à l’avenir, pour lui faire un asile sûr de ma maison d’Oru.

Mais lorsque je m’entretenais le soir avec elle de toutes les circonstances qu’elle m’avait racontées, je reçus avis de mon secrétaire que le Grand Vizir Calaïli venait d’être déposé, et qu’on lui avait donné comme successeur Choruli, homme d’un caractère hautain, avec lequel je n’avais jamais eu de liaison. Je conçus tout d’un coup quel allait être mon embarras. Ce nouveau ministre pouvait arrêter ma fête, ne fût-ce que par le caprice qui porte ordinairement ses pareils à changer l’ordre qu’ils trouvent établi, et à révoquer toutes les permissions accordées par leurs prédécesseurs. Ma première pensée fut de feindre que j’ignorais ce changement, et de suivre les arrangements que j’avais pris en vertu du firman de Calaïli. Cependant les différends, dont j’étais sorti avec honneur, m’obligeant peut-être à garder plus de ménagements dans ma conduite, je pris enfin le parti de faire demander une autre permission au nouveau Vizir, et je dépêchai un homme exprès pour l’obtenir. On le trouva si occupé des premiers embarras de son élévation, qu’il fut impossible à mon secrétaire de se procurer un moment d’audience. Je n’appris que le lendemain qu’on n’avait pu lui parler. Mon impatience augmentant, je me déterminai à me présenter moi-même à sa porte. Il était au Galike Divan, d’où il ne devait sortir que pour la procession solennelle qui est en usage dans ces changements. Je perdis l’espérance de le voir. Tous mes préparatifs étaient faits. Je revins à l’idée que j’avais eue d’abord, que la permission de Calaïli pouvait me suffire, et je commençai mon illumination à l’entrée de la nuit.

On ne manqua point d’en avertir le vizir. Il en marqua beaucoup de ressentiment, et sur-le-champ il m’envoya un de ses officiers, pour me demander quel était mon dessein, et de quel droit j’avais formé une entreprise de cette nature sans sa participation. Je répondis civilement qu’ayant obtenu depuis deux jours l’agrément de Calaïli, je n’avais pas cru que j’eusse besoin d’un nouveau firman et que j’avais d’ailleurs non seulement envoyé plusieurs fois, mais été moi-même chez lui pour le faire renouveler. L’officier, qui avait apparemment ses ordres, me déclara que la volonté du Vizir était que j’interrompisse aussitôt ma fête, sans quoi il prendrait des voies violentes pour m’y forcer. Cette menace m’échauffa le sang. Ma réponse ne fut pas moins vive, et lorsque l’officier irrité à son tour eut ajouté que si je faisais quelque résistance, l’ordre était déjà donné de faire avancer un détachement de janissaires pour abaisser ma présomption, je ne ménageai plus mes termes :

« Rapportez à votre maître, lui dis-je, qu’un procédé tel que le sien est digne du dernier mépris, et que je ne sais point trembler lorsqu’il est question de l’honneur de mon roi. S’il en vient à l’extrémité dont vous me menacez, ma résolution n’est pas de me défendre contre des ennemis qui m’accableront par le nombre ; mais je fais apporter dans cette salle toute la poudre que j’ai ici en abondance, et j’y mets le feu moi-même pour faire sauter ma maison et tous mes convives. C’est à mon maître après cela que j’abandonnerai le soin de me venger ! »

L’officier se retira ; mais le bruit de cette aventure répandit aussitôt la consternation parmi tous les Français que j’avais assemblés pour ma fête. J’étais moi-même dans un transport de colère qui m’aurait rendu capable assurément d’exécuter les idées qui m’étaient venues à l’esprit. Et ne voulant point surtout qu’il parût dans ma conduite le moindre air de crainte, je donnai ordre qu’on fît sur-le-champ une décharge de toute mon artillerie composée de plus de cinquante pièces de canon.

Mes gens ne m’obéirent qu’en tremblant. Mon secrétaire, plus alarmé que tous les autres crut me rendre un bon office en allant éteindre une partie des flambeaux et des lampions, c’est-à-dire, en prenant soin d’en éteindre quelques-uns à différentes distances, pour être en état de répondre qu’on exécutait l’ordre du vizir. Je ne m’en aperçus point tout d’un coup ; mais la fuite d’une partie de mes convives, qui craignaient sans doute que je n’en vinsse à l’extrémité dont j’avais menacé l’envoyé du Ministre, redoubla l’agitation où j’étais. Je traitai de lâches et de traîtres ceux que mes efforts ne purent arrêter ; et, remarquant bientôt que l’éclat de mon illumination diminuait, j’entrai dans une nouvelle fureur, en apprenant la timide précaution de mon secrétaire. J’étais dans cette espèce de transport, lorsque j’entendis les cris d’une femme qui m’appelait à son secours. Je ne doutai point que ce ne fût déjà le détachement des janissaires qui commençait à insulter mes gens, et ne voulant rien entreprendre sans certitude, je courus vers le lieu d’où les cris partaient, accompagné de quelques amis fidèles.

Mais qu’aperçus-je ? Synèse et le chevalier, secondés de deux Grecs, enlevaient Théophé, qu’ils avaient eu l’adresse d’attirer à l’écart, et s’efforçaient de lui fermer la bouche d’un mouchoir, pour étouffer ses cris.

Il n’était pas besoin de toute la chaleur qui m’animait déjà, pour faire monter ma fureur au comble. « Main basse sur ces perfides ! » dis-je à mes compagnons.

Je fus trop bien obéi. On se jeta sur les quatre ravisseurs, qui firent mine néanmoins de se défendre. Les deux Grecs, ayant moins d’adresse et de résolution, tombèrent sous les premiers coups. Le chevalier fut blessé, et Synèse, à qui il ne restait plus d’espérance nous rendait son épée.

Je l’aurais peut-être fait arrêter, et dans le premier moment il n’aurait pas été traité avec indulgence, si l’on n’était venu m’avertir que le vizir, apaisé par les apparences de soumission dont il était redevable à mon secrétaire, avait contremandé ses troupes et s’était déclaré satisfait.

La pitié trouva place aisément dans mon cœur, lorsque la colère en fut sortie. Il fallait même quelques précautions pour cacher la mort des deux Grecs. Je renvoyai Synèse, en lui faisant valoir beaucoup ma bonté, et je donnai ordre que le chevalier fût pansé soigneusement. N’ayant heureusement que des Chrétiens dans ma maison, tout le monde s’y crut intéressé à tenir cette aventure ensevelie.

Cependant la mienne fut suivie de quelques autres événements qui n’ont rapport à cet ouvrage que par l’occasion qu’ils donnèrent à mon retour dans ma patrie.

À peine eus-je reçu les ordres du roi, que je pensai à la conduite que j’allais tenir avec Théophé. Je l’aimais trop pour mettre en balance si je devais lui proposer de me suivre ; mais je n’osais me promettre qu’elle y voulût consentir. Ainsi mon embarras ne roulant que sur ses dispositions, je pris de longs détours pour les pénétrer.

Elle m’en épargna une partie, par le doute qu’elle marqua elle-même, si je lui permettrais de l’accompagner.

Je me levai avec transport, et lui engageant ma parole qu’elle me trouverait toujours les sentiments qu’elle me connaissait pour elle, je lui laissai le choix des conditions qu’il lui plairait de m’imposer.

Elle me les expliqua naturellement : mon amitié, à laquelle tous les biens, me dit-elle obligeamment, lui paraissaient attachés, et la liberté de vivre comme elle avait vécu chez moi jusqu’alors.

Je lui jurai d’être fidèle à les observer. Mais je lui fis approuver qu’avant notre départ je tentasse l’insensible Condoidi par de nouveaux efforts. Elle prévit qu’ils seraient inutiles. En effet, quoique je me fusse flatté contre son opinion qu’il deviendrait plus traitable en lui voyant quitter pour jamais la Turquie, je ne pus rien obtenir de ce vieillard endurci, qui se figura au contraire que le prétexte de mon départ était un artifice que j’employais pour le tromper.

Synèse, que je n’avais pas vu, non plus que le chevalier, depuis leur téméraire entreprise, n’eut pas plutôt appris qu’elle m’accompagnait en France, que, surmontant toutes ses craintes, il vint me supplier de permettre du moins qu’il fît ses derniers adieux à sa sœur.

Cette qualité que le rusé Grec affecta de lui donner, et l’air de tendresse qu’il sut mettre dans ses instances, me déterminèrent non seulement à souffrir qu’il la vît sur-le-champ, mais à lui accorder plusieurs fois la même faveur jusqu’à notre départ. Les mesures que j’avais prises à la campagne et à la ville ne me laissaient rien à craindre pour la sûreté de ma maison, et je connaissais trop bien Théophé pour me défier d’elle. Cette facilité fit naître néanmoins de nouvelles espérances à Synèse. Il ne lui eut pas rendu quatre visites que, demandant la liberté de m’entretenir, il se jeta à mes pieds, pour me conjurer de reprendre pour lui mes anciens sentiments de bonté, et, prenant le ciel à témoin qu’il regarderait pendant toute sa vie Théophé comme sa sœur, il me proposa de le prendre avec moi, et de lui servir de père comme à elle.

La nature de sa prière, ses larmes, et la bonne opinion que j’avais eue de son caractère, m’auraient porté infailliblement à le satisfaire, si j’eusse pu me persuader que ce n’était pas l’amour qui se déguisait sous de trompeuses apparences. Je ne lui fis point de réponse positive. Je voulus consulter Théophé, que je soupçonnai d’être d’intelligence avec lui, et de s’être laissée toucher par la force du sang ou par ses pleurs.

Mais elle me répondit, sans balancer, qu’autant qu’elle m’eût sollicité pour obtenir cette grâce, si elle était parvenue à quelque certitude d’être sa sœur, autant elle me suppliait de ne pas l’exposer à l’embarras perpétuel de ne savoir quelles manières elle devait prendre envers un jeune homme qui avait pour elle des sentiments trop passionnés, s’il n’était pas son frère.

Ainsi le triste Synèse fut réduit aux consolations qu’il trouva sans doute dans l’amitié du chevalier, et j’ai ignoré leur fortune depuis notre séparation.

Quelques semaines qui s’écoulèrent entre l’ordre du roi et mon départ, furent employées par Théophé à des occupations qui me fourniraient la matière d’un volume, si je cherchais à grossir ces mémoires. Ses réflexions lui avaient fait sentir autant que son expérience, que le plus horrible de tous les malheurs pour une personne de son sexe était l’esclavage ; et depuis qu’elle était à Oru, elle n’avait pas perdu une seule occasion de s’informer quels étaient les sérails les mieux remplis et les seigneurs les plus avides de cette sorte de richesse. À l’aide de quelques marchands d’esclaves, qui sont aussi connus à Constantinople que nos plus célèbres maquignons le sont ici, elle avait découvert plusieurs filles malheureuses, Grecques ou étrangères, qui se trouvaient engagées malgré elles dans cette triste condition, et son espérance avait toujours été de faire jouer quelque ressort pour les en délivrer. Elle avait bien compris que je ne pouvais demander successivement ces sortes de grâces à tous les seigneurs Turcs, et la discrétion l’avait empêchée d’un autre côté de me proposer trop souvent d’y employer mon revenu.

Mais se voyant à la veille de partir, elle eut moins de timidité. Elle commença par se défaire de toutes ces pierreries qu’elle avait reçues du Chériber, et de plusieurs présents considérables que je lui avais fait accepter. Après m’avoir confessé qu’elles les avait convertis en argent, elle m’apprit l’usage qu’elle voulait faire de cette somme, et elle me pressa par les plus tendres motifs de la charité d’y joindre quelque partie de mon superflu.

Je me dérobai dix mille francs, que j’avais eu dessein de faire servir à l’achat de diverses curiosités du Levant. La curiosité ne m’a jamais porté à m’informer ce que Théophé y avait mis du sien ; mais je vis bientôt chez moi plusieurs filles extrêmement aimables, dont elle n’avait pu rompre les chaînes pour des sommes médiocres, et si l’on y joint la dépense qu’elle fut obligée de faire pour les renvoyer dans leur patrie, on ne doutera point que ses libéralités n’eussent beaucoup surpassé les miennes.

Je me fis pendant quelques jours un amusement fort agréable d’écouter les aventures de cette troupe charmante, et j’ai eu soin de les écrire presque aussitôt, pour n’avoir rien à craindre de l’infidélité de ma mémoire.

Enfin nous quittâmes le port de Constantinople sur un vaisseau marseillais. Le capitaine m’avait prévenu sur la nécessité où il était de relâcher pour quelques semaines à Livourne, et je n’avais pas été fâché de trouver l’occasion de voir ce port célèbre. Théophé donna des marques sensibles de joie en touchant le rivage d’Italie.

L’incognito que mille raisons m’obligeaient de garder m’ayant fait laisser toute ma suite à bord, je me logeai dans une auberge, où je ne refusai pas de manger dans la compagnie de quelques honnêtes gens qui s’y trouvaient. Théophé passa pour ma fille, et moi pour un homme ordinaire qui revenait de Constantinople avec sa famille.

Dès le premier repas que nous fîmes avec les autres voyageurs, je vis l’attention d’un jeune français, âgé d’environ vingt-cinq ans, fort occupée des charmes de Théophé, de ses soins continuellement tournés à se faire distinguer d’elle par ses flatteries et ses politesses. Sa figure aussi prévenante que ses manières, et le tour de sa conversation me le firent prendre pour un homme de qualité qui voyageait sans se faire connaître, quoique le nom de comte de M*** Q*** qu’il se faisait donner, ne me réveillât point l’idée d’une maison connue. Il me combla de civilités parce qu’il me crut le père de Théophé. Je ne vis d’abord dans ses empressements que la galanterie ordinaire aux Français, et pendant les promenades que je fis les jours suivants dans la ville, il ne me vint pas même à l’esprit qu’il y eût quelque risque à laisser Théophé seule, avec une femme de sa nation qui la servait.

Cependant en moins de huit jours je m’aperçus qu’il s’était fait quelque changement dans son humeur. La seule fatigue du voyage ayant pu lui causer quelque altération, cette remarque me causa peu d’inquiétude ; je lui demandai néanmoins si elle avait quelque sujet de tristesse ou de plainte. Elle me répondit qu’elle ne connaissait rien qui pût la chagriner ; mais cette réponse se fit avec un air d’embarras, qui m’aurait fait ouvrir les yeux tout d’un coup, si j’avais été capable de quelque défiance. D’ailleurs j’ignorais que le comte de M*** passât à l’entretenir tout le temps que j’employais à visiter les curiosités de la ville.

Nous fûmes quinze jours à Livourne sans que le moindre incident eût pu servir à me faire veiller de plus près sur ce qui se passait autour de moi. Si je revenais avant l’heure du repas, je trouvais Théophé seule, par le soin que le comte avait de se retirer à mon arrivée. Je continuais de lui trouver l’air plus sombre et plus contraint, mais, ne voyant aucune autre marque de l’altération que j’avais appréhendée pour sa santé, je croyais assez combattre ces apparences de mélancolie, en lui promettant qu’elle trouverait plus d’agrément en France que dans une auberge d’Italie.

Il est certain que je lui voyais à table plus de familiarité qu’une connaissance passagère ne devait lui en donner avec le comte.

Ils paraissaient s’entendre par un clin d’œil ou par un sourire. Leurs regards se rencontraient souvent, et les politesses du comte étaient reçues d’un autre air qu’elles ne l’avaient été les premiers jours.

Cependant comme il aurait fallu des miracles pour me tourner l’esprit à la défiance, après de si longues épreuves de la sagesse et de l’insensibilité de Théophé, je trouvais mille raisons de l’excuser. Elle avait assez de goût naturel pour avoir reconnu dans les manières nobles du comte la différence de notre politesse et celle des Turcs. Elle étudiait le comte comme un modèle. Ces excuses que je me portais naturellement à lui prêter étaient d’autant plus vraisemblables, que je m’étais aperçu mille fois qu’elle m’avait étudié moi-même, et que, sans trouver en moi autant d’élégance et de finesse que dans le comte, elle en avait tiré une utilité sensible pour l’imitation de nos manières.

Il se passa encore plus de huit jours avant que j’eusse laissé prendre naissance au moindre soupçon, et je n’ai jamais pénétré quelle aurait pu être la fin de ce commerce secret, si le hasard ne m’eût un jour ramené dans un moment où j’étais si peu attendu, qu’entrant subitement dans la chambre de Théophé, je surpris le comte à genoux.

La vue d’un serpent qui m’aurait soufflé son poison, n’eût pas répandu plus de trouble et de consternation dans tous mes sens. Je me retirai assez heureusement pour m’assurer que je n’avais point été aperçu. Mais, retenu malgré moi-même à la porte par mes craintes, par mes soupçons, par mes noirs transports, je cherchai à redoubler le désespoir qui me rongeait le cœur en observant tout ce qui pouvait me faire trouver Théophé plus coupable.

À la vérité, je ne découvrais rien dont la modestie fût blessée. Cependant, je demeurai jusqu’à l’heure du dîner, dans le poste où j’étais, m’agitant avec autant d’impatience que si j’eusse souhaité de voir ou d’entendre ce que j’appréhendais le plus mortellement.

Quelle raison avais-je d’être jaloux ? Quel engagement Théophé avait-elle avec moi ? Que m’avait-elle promis ? Au contraire, n’avais-je pas renoncé à toutes sortes de prétentions sur son cœur, et la liberté de suivre ses inclinations, n’était-elle pas l’un des deux articles que je lui avais accordés ?

J’en convenais avec moi-même ; mais il me paraissait cruel que ce cœur que je n’avais pu attendrir l’eût été si facilement par un autre. En supposant qu’elle pût devenir capable d’une faiblesse, j’aurais souhaité que ce n’eût point été comme au hasard, et sur le premier coup d’œil d’un inconnu. Ou pour découvrir tout le fond de mes sentiments, j’étais piqué que ces apparences de sagesse que j’avais respectées, se fussent sitôt démenties. Je rougissais même d’avoir été la dupe de ces belles maximes qui m’avaient été répétées tant de fois avec tant d’affection, et je me reprochais moins ma bonté que ma crédulité et ma faiblesse.

Avec beaucoup de confusion et de dépit, il se mêla tant de malignités dans ces réflexions que, loin d’interpréter favorablement la retenue où j’avais vu le comte auprès d’elle, je me sentis porté à croire que c’était le repos d’un amant satisfait, qui ne marquait peut-être d’empressement que parce qu’il avait déjà obtenu tout ce qui pouvait piquer ses désirs. Quels nouveaux transports cette pensée ne me fit-elle point éprouver ? Mais j’avais assez d’empire sur mes mouvements extérieurs pour ne rien entreprendre témérairement. Dans le dessein que je formai de surprendre la cruelle Théophé au milieu de ses plaisirs, je me ménageai un entretien avec sa suivante, moins pour lui faire des ouvertures que je ne voulais pas risquer légèrement que pour tirer d’elle-même celles que sa simplicité laisserait échapper. C’était une Grecque que j’avais substituée à Bema, et qui s’était engagée volontairement à mon service. Mais soit qu’elle eût plus d’attachement pour la maîtresse que je lui avais donnée que pour moi-même, soit qu’elle fût trompée par l’adresse du comte et de Théophé, je n’appris d’elle que leurs fréquentes entrevues, dont il ne me parut pas même qu’elle cherchât à me faire un mystère.

Je me gardai bien de m’éloigner de notre logement, et, feignant qu’une incommodité m’y retenait malgré moi, je ne quittai point Théophé pendant le reste du jour.

Le comte nous fit demander dans l’après-midi la liberté de nous tenir compagnie. Loin de m’y opposer, je fus charmé qu’il vînt s’offrir à mes observations, et pendant plus de quatre heures tous ses discours et ses mouvements en firent l’unique sujet. Il ne se trahit par aucune indiscrétion ; mais je remarquai avec quelle adresse il fit entrer dans notre entretien tout ce qui pouvait augmenter l’inclination que je supposais pour lui à Théophé.

Il nous raconta quelques-unes de ses aventures galantes, où la tendresse et la confiance étaient toujours des vertus par lesquelles il s’était signalé. Soit vérité ou fiction, il avait aimé uniquement une dame romaine, qui lui avait fait acheter d’abord assez cher la conquête de son cœur, mais qui n’avait pas plutôt connu le fond de son caractère, que, se livrant à lui sans réserve, elle n’avait plus mis de bornes à sa tendresse. C’était cette aventure qui l’avait arrêté depuis deux ans en Italie, et qui lui aurait fait oublier éternellement sa patrie, si le plus horrible de tous les malheurs n’eût rompu malgré lui une si belle chaîne. Après avoir joui longtemps de ses amours dans une parfaite tranquillité, le mari de sa maîtresse s’était aperçu de leur commerce. Il leur avait fait avaler dans un repas le même poison. La jeune dame en était morte ; et pour lui, la force de son tempérament l’avait sauvé ; mais ne s’étant rétabli que pour apprendre la mort de ce qu’il aimait, sa douleur l’avait replongé tout d’un coup dans un état plus dangereux que celui dont il sortait. Désespéré qu’elle n’eût pas néanmoins plus d’effet que le poison, il avait cherché la mort par une voie moins criminelle que s’il se l’était donnée de sa propre main, mais qu’il avait cru presque aussi certaine. Il s’était présenté au mari dont il avait mérité la haine, et, lui ayant reproché mille fois sa barbarie, il lui avait offert, en lui découvrant son estomac, la victime qui lui était échappée. Il prenait le Ciel à témoin qu’il avait cru sa mort infaillible et qu’il l’aurait supportée volontiers.

Mais ce cruel mari, le raillant de son transport, lui avait répondu froidement que loin de penser davantage à lui donner la mort, il voyait avec joie qu’il ne pouvait être mieux vengé qu’en lui laissant la vie, et qu’il se réjouissait sincèrement qu’il se fût sauvé d’un poison qui aurait trop tôt fini ses peines.

Il avait mené depuis ce temps-là une vie déplorable, errant dans toutes les villes d’Italie, pour effacer des images qui faisaient de sa situation un supplice perpétuel, et cherchant à réparer les pertes de son cœur dans le commerce de tout ce qu’il avait trouvé de femmes aimables. Mais il était arrivé à Livourne sans avoir senti le moindre changement dans un cœur que la tristesse avait toujours défendu contre l’amour.

C’était assez faire entendre que ce miracle était réservé à Théophé. Je ne m’étais point aperçu néanmoins de cette profonde mélancolie, qui devait être encore sensible à notre arrivée, si ce n’était que depuis ce temps-là qu’il en était guéri. Mais l’attention avec laquelle je vis Théophé prêter l’oreille à toutes ces fables ne me permit point de douter qu’elles ne fissent sur elle toute l’impression qu’il désirait. Le soir arriva. Je l’attendais avec impatience pour éclaircir des soupçons beaucoup plus terribles. La chambre de Théophé était voisine de la mienne. Je me levai aussitôt que mon valet de chambre m’eut mis au lit, et je cherchai quelque endroit d’où je pusse découvrir tout ce qui s’approcherait de notre appartement.

Cependant je sentais un remords cruel de l’outrage que je faisais à l’aimable Théophé, et dans l’agitation de mille sentiments qui combattaient en sa faveur, je me demandais si mes noires défiances étaient assez bien fondées pour autoriser des observations si injurieuses.

La nuit se passa tout entière sans qu’il se présentât rien qui pût blesser mes yeux. Je m’approchai même plusieurs fois de la porte. J’y prêtai curieusement l’oreille. Le moindre bruit réveillait mes soupçons, et je fus tenté, sur un léger mouvement que je crus entendre, de frapper brusquement pour me faire ouvrir. Enfin, j’allais me retirer au lever du soleil, lorsque la porte de Théophé s’ouvrit. Un frisson mortel me glaça le sang tout d’un coup ; c’était elle-même qui sortait avec sa suivante. Cette diligence à se lever me causa d’abord un autre trouble ; mais je me souvins qu’elle m’avait averti plusieurs fois que dans la chaleur excessive où nous étions, elle allait prendre l’air au jardin qui donnait sur la mer. Je la suivis des yeux, et je ne fus rassuré qu’après lui avoir vu prendre ce chemin.

Il semblera que je devais être satisfait de l’emploi que j’avais fait de la nuit, et qu’après une épreuve de cette nature, il ne me restait qu’à m’aller livrer au sommeil, dont je me sentais un extrême besoin. Cependant mon cœur n’était qu’à demi soulagé. Le mouvement que j’avais entendu dans la chambre me laissait encore des doutes. La clef était restée à la porte. J’y entrai dans l’espérance de trouver quelque vestige de ce qui m’avait alarmé. C’était peut-être une chaise ou un rideau que Théophé avait elle-même remué. Mais en portant un œil curieux dans toutes les parties de la chambre, j’aperçus une petite porte qui donnait sur un escalier dérobé, et que je n’avais point encore eu l’occasion de remarquer.

Toutes mes agitations se renouvelèrent à cette vue. « Voilà le chemin du comte ! m’écriai-je douloureusement. Voilà la source de ma honte et celle de ton crime, misérable Théophé ! » Je ne pourrais donner qu’une faible idée de l’ardeur avec laquelle j’examinai tous les passages, pour m’assurer où l’escalier pouvait conduire. Il conduisait dans une cour écartée, et la porte qui était au pied paraissait fermée soigneusement. Mais ne pouvait-elle pas avoir été ouverte pendant la nuit ?

Il me vint à l’esprit que si j’avais des lumières certaines à espérer, c’était au lit même de Théophé, qui était encore en désordre. Je saisis avidement cette pensée. Je m’en approchai avec un redoublement de crainte, comme si j’eusse touché à des éclaircissements qui emportaient la dernière conviction. J’observai jusqu’aux moindres circonstances, la figure du lit, l’état des draps et des couvertures. J’allai jusqu’à mesurer la place qui suffisait à Théophé, et à chercher si rien ne paraissait foulé hors des bornes que je donnais à sa taille. Je n’aurais pu m’y tromper, et quoique je fisse réflexion que dans une grande chaleur elle pouvait s’être agitée pendant le sommeil, il me semblait que rien n’était capable de me faire méconnaître ses traces.

Cette étude, qui dura longtemps, produisit un effet que j’étais fort éloigné de prévoir. N’ayant rien découvert qui n’eût servi par degrés à me rendre plus tranquille, la vue du lieu où ma chère Théophé venait de reposer, sa forme que j’y voyais imprimée, un reste de chaleur que j’y trouvais encore, les esprits qui s’étaient exhalés d’elle par une douce transpiration, m’attendrirent jusqu’à me faire baiser mille fois tous les endroits qu’elle avait touchés. Fatigué comme j’étais d’avoir veillé toute la nuit, je m’oubliai si entièrement dans cette agréable occupation, que le sommeil s’étant emparé de mes sens, je demeurai profondément endormi dans la place même qu’elle avait occupée.

Elle était pendant ce temps-là au jardin, où il n’était pas surprenant qu’elle eût trouvé le comte, parce que c’était un usage dans la maison d’aller prendre l’air de la mer avant la chaleur du jour. Il s’y rendait même diverses personnes du voisinage, ce qui lui donnait l’air d’une promenade publique.

Le hasard voulut que le même jour le capitaine d’un vaisseau français, qui était entré la veille au port, s’y trouvât avec quelques passagers qu’il ramenait de Naples. La vue de Théophé, qu’il était difficile de regarder sans admiration, attira ces étrangers autour d’elle, et le comte qui reconnut le capitaine pour un Français, le prévint par quelques politesses qui facilitèrent leur liaison. Il apprit de lui non seulement ce qui regardait ses propres affaires, mais une partie des miennes, c’est-à-dire que le capitaine, qui avait vu notre vaisseau en arrivant au port, s’était informé de quelques matelots qui s’étaient trouvés sur les ponts, d’où ils venaient et qui ils amenaient avec eux ; et ces gens grossiers à qui je n’avais pas pris soin de recommander le silence en quittant leur bord, m’avaient fait connaître par l’emploi que je venais d’occuper.

Le comte entendant parler de moi sous ce titre fut extrêmement surpris d’avoir ignoré que je fusse à Livourne, quoiqu’il parût par le discours du capitaine que j’y devais être depuis plusieurs jours. En rappelant toutes ses idées, il ne douta point que je ne fusse celui qu’on nommait, et que je n’eusse souhaité par quelque raison de demeurer inconnu. Mais ne pouvant modérer le premier mouvement qui lui fit tourner ses réflexions sur Théophé, il lui marqua quelque confusion de ne lui avoir pas rendu avec plus de soin ce qu’il croyait devoir à ma fille. Mais ce qui m’a toujours persuadé, sans l’avoir mieux connu, qu’il n’était pas d’une naissance commune, c’est que, formant sur les lumières qu’il venait de recevoir un dessein qui ne lui était point encore entré dans l’esprit, il résolut d’offrir sa main à Théophé, dans la supposition que j’étais son père. Ce projet qu’il chercha l’occasion de lui faire goûter avant que de sortir du jardin, rendit leur promenade beaucoup plus longue, de sorte que la matinée était fort avancée, lorsque lui ayant donné la main pour la conduire, il la remit dans son appartement.

Elle avait reçu sa proposition avec tout l’embarras qu’on peut s’imaginer, et comprenant tout d’un coup qu’elle ne la devait qu’à la fausse opinion qu’il avait de sa naissance, elle s’était défendue par des excuses vagues dont il n’avait pas pénétré le sens. Cependant n’en étant pas moins ferme dans sa résolution, il lui dit en entrant chez elle qu’il ne laisserait point passer le jour sans me faire l’ouverture de ses sentiments, et si quelque chose a pu me faire juger favorablement de leur commerce, c’est autant la facilité qu’il eut à le rompre après la scène que je vais rapporter, que le désir qu’il avait eu de se lier sérieusement à elle par le nœud du mariage.

J’étais encore dans la posture où le sommeil m’avait saisi, c’est-à-dire couvert à la vérité d’une robe de chambre, mais couché dans le lit de Théophé ; et le bruit qu’on avait fait en ouvrant la porte m’ayant subitement réveillé, j’avais entendu les dernières paroles du comte. Je me serais bien gardé de paraître, et malgré le chagrin que j’avais de me voir surpris, j’aurais profité de ma situation pour entendre la suite de leur entretien. Mais les rideaux du lit étant ouverts, le comte fut le premier qui jeta les yeux sur moi. Il n’eut pas de peine à distinguer que j’étais un homme.

« Que vois-je ? » dit-il avec le dernier étonnement. Théophé, qui m’aperçut presque aussitôt, jeta un cri auquel la frayeur eut autant de part que la confusion.

J’aurais tenté inutilement de me dérober. La seule ressource qui s’offrit à mon esprit fut de me faire un effort pour composer mon visage à la joie, et de tourner en badinage une aventure à laquelle je ne pouvais donner une meilleure face.

« J’ai trouvé votre porte ouverte, dis-je à Théophé, et n’ayant pu goûter un moment de repos cette nuit, je me suis imaginé que votre lit serait plus favorable au sommeil que le mien. »

Elle avait jeté d’abord un cri de honte et d’embarras, mais ne trouvant rien dans ses réflexions qui pût lui servir à expliquer une aventure si peu convenable aux termes où je vivais avec elle, son silence exprimait son incertitude et son trouble. D’un autre côté le comte, qui crut pénétrer tout d’un coup ce qu’il n’avait pas soupçonné, me fit des excuses d’une indiscrétion qu’il se reprocha comme un crime ; et, m’assurant qu’il me respectait trop pour troubler mes plaisirs, il prit congé de moi dans des termes auxquels je remarquai facilement que je ne lui étais plus inconnu.

Je demeurai seul avec Théophé. Malgré l’effort que j’avais fait pour affecter une contenance riante, il me fut difficile de ne pas retomber dans un embarras qui était beaucoup augmenté par le sien. Je ne vis point d’autre voie pour sortir de cette contrainte, que de lui avouer ouvertement les défiances que j’avais de sa conduite, d’autant plus que les promesses que j’avais entendues de la bouche du comte étaient un nouveau sujet d’inquiétude sur lequel je brûlais de recevoir des explications. Son visage devint aussi pâle en écoutant mes premiers reproches, qu’il s’y était répandu de rougeur, lorsqu’elle m’avait aperçu sur son lit. Elle m’interrompit néanmoins d’un air tremblant, pour me protester que je l’outrageais par mes soupçons et qu’il ne s’était rien passé entre elle et le comte qui blessât les principes que je lui connaissais. Un désaveu si absolu porta mon ressentiment jusqu’à l’indignation.

« Quoi ? perfide, lui dis-je, comme si j’avais eu quelque droit de lui reprocher sa trahison, je n’ai pas vu le comte à vos genoux ? Vous ne l’avez pas traité depuis notre séjour à Livourne avec des complaisances que vous n’avez jamais eues pour moi ? Il ne vous a pas promis à ce moment de ne rien épargner aujourd’hui pour s’assurer le bonheur d’être à vous ? Qu’entendait-il par cette promesse ? Parlez ; je veux le savoir de vous-même ! Je ne serai pas toute ma vie le jouet d’une ingrate, à qui ma tendresse et mes bienfaits n’ont jamais inspiré pour moi que de la dureté et de la haine ! »

Il fallait que mon emportement fût au comble pour me faire employer des termes si durs. Elle n’avait jamais reçu de moi que des protestations d’estime et d’amour, ou des plaintes si tendres qu’elle avait dû se croire respectée jusques dans les reproches de ma douleur. Aussi fut-elle si consternée de m’entendre, que versant bientôt un ruisseau de larmes, elle me pria d’écouter ce qu’elle avait à dire pour sa défense.

Je la forçai de s’asseoir ; mais l’amertume de mon cœur l’emportant encore sur la pitié qu’elle m’inspirait déjà par sa tristesse, je ne changeai rien à la sévérité de ma voix et de mon visage.

Après m’avoir répété, avec de nouvelles protestations, qu’elle n’avait rien accordé au comte dont elle eût à se faire un reproche, elle me confessa non seulement qu’il l’aimait, mais que par un changement qu’elle avait peine elle-même à comprendre, elle s’était sentie prévenue pour lui d’une violente inclination.

« Il est vrai, continua-t-elle, que j’ai moins combattu ce penchant que je ne le devais suivant mes propres maximes ; et si j’ose vous en déclarer la raison, c’est que ne lui croyant aucune connaissance de mes misérables aventures, je me suis flattée de pouvoir rentrer avec lui dans les droits ordinaires d’une femme qui a pris l’honneur et la vertu pour son partage. Il m’a dit qu’il faisait son séjour ordinaire dans une campagne. C’est encore une raison pour me persuader qu’il n’apprendra jamais mes malheurs ; et tant qu’il vous a pris pour un négociant, je n’ai pas cru que ce fût le tromper d’une manière désavantageuse pour lui que de le laisser dans l’opinion que j’étais votre fille. Cependant je dois vous avouer, ajouta-t-elle, que depuis qu’il connaît votre rang, et que cette connaissance lui a fait prendre la résolution de vous offrir sa main pour moi dès aujourd’hui, j’ai senti des scrupules que je n’aurais pas tardé à vous communiquer. Voilà le fond de mes sentiments, ajouta-t-elle, et quand vous l’avez vu à mes genoux, je ne l’ai ni souffert dans cette posture, ni autorisé à la prendre par des complaisances criminelles. »

Elle parut se rassurer après cette ouverture, et, comptant que j’allais approuver ses intentions, elle me regarda d’un œil plus tranquille. Mais l’opinion qu’elle avait de son innocence était précisément ce qui causait mon désespoir. J’étais mortellement irrité qu’elle fît si peu d’attention à mes sentiments, ou qu’elle en fût si peu touchée, qu’elle ne parût pas même occupée de la crainte de m’affliger, et qu’elle n’eût rien à combattre pour se livrer à une nouvelle inclination. Cependant la honte me fit renfermer ce cruel dépit au fond de mon cœur, et, prenant les choses du côté que le bon sens devait les présenter :

« J’en veux croire vos protestations, lui dis-je, et je ne dois pas me persuader aisément que vous m’aviez trompé par de fausses apparences de vertu ; mais si le comte me connaît, quelle espérance avez-vous qu’il puisse vous prendre pour ma fille, lorsqu’il sait, ou qu’il ne peut ignorer longtemps, que je n’ai jamais été marié ? S’il le sait déjà, vous avez trop d’esprit pour ne pas sentir que ses intentions ne peuvent être sincères, et qu’il ne pense qu’à se faire un amusement de votre commerce. S’il l’ignore et que son erreur le fasse penser aujourd’hui à vous épouser comme ma fille, ce dessein ne s’évanouira-t-il pas en apprenant que je ne suis pas votre père ? Mais vous ne l’avez que trop conçu, repris-je en cédant à la jalousie qui me déchirait ; vous n’êtes pas assez simple pour vous être flattée qu’un homme de condition vous épouserait au hasard. Il vous a plu. Vous n’avez consulté que le mouvement de votre cœur, et peut-être vous a-t-il emportée beaucoup plus loin que vous n’osez le confesser. Pourquoi vous figurez-vous que je suis dans votre chambre ? ajoutai-je avec une nouvelle amertume. C’est que j’ai découvert malgré vous votre intrigue. J’ai lu votre passion dans vos yeux, dans vos discours, dans toutes les circonstances de votre conduite. J’ai voulu vous surprendre et vous couvrir de honte. Je l’aurais fait cette nuit, si la force de mon ancienne tendresse ne m’eût encore porté à garder des ménagements. Mais comptez que j’ai tout vu, tout entendu, et qu’il faut être aussi faible que je le suis encore, pour vous marquer si peu de mépris et de ressentiment ! »

On pénètre sans peine quel était le but de ce discours. Je voulais me délivrer absolument des doutes qui me tourmentaient encore, et je feignis d’être bien instruit de tous les sujets de mes craintes. Les désaveux de Théophé furent si nets, et les marques de sa douleur si naturelles, que s’il y avait quelque fond à faire sur les justifications d’une femme qui a autant d’esprit que d’amour, il ne me serait peut-être pas resté la moindre défiance de sa sincérité. Mais ce n’est point encore ici que je m’en remets au jugement de mes lecteurs. Le procès de mon ingrate n’est instruit qu’à demi.

Tout le temps qui restait jusqu’à l’heure du dîner fut employé entre elle et moi dans d’autres discussions, dont je ne tirai pas plus de lumières. On nous avertit enfin qu’on avait servi. J’étais impatient de voir quelle figure les deux amants allaient faire en ma présence ; et ma curiosité était surtout pour le premier compliment que j’allais recevoir du comte.

Théophé avait sans doute autant d’embarras, que moi d’impatience. Mais je ne vis point le comte à table ; ce ne fut que dans l’entretien que j’eus avec les convives que j’appris qu’il était parti dans une chaise de poste, après avoir fait ses adieux à toute la maison. Quelque sujet d’étonnement que je trouvasse dans cette nouvelle, j’affectai de ne faire aucune réflexion sur son départ, et, jetant seulement les yeux sur Théophé, j’observai qu’elle se faisait une violence extrême pour ne laisser paraître aucune marque d’altération. Elle se retira dans sa chambre après le dîner. Je l’aurais suivie sur-le-champ si je n’eusse été retenu par le capitaine français dont j’ai parlé qui, ayant eu jusques alors la discrétion de ne pas témoigner qu’il me connût, s’approcha ensuite de moi pour me faire les civilités qu’il crut me devoir. J’ignorais encore par quelle aventure il avait découvert mon nom. En m’expliquant avec lui, j’appris non seulement ce qui s’était passé au jardin, mais les raisons qui avaient causé la fuite du comte. Le capitaine m’en fit des excuses, comme s’il eût appréhendé mes reproches.

« N’étant pas prévenu, me dit-il, sur l’opinion que vous avez fait prendre ici de la jeune personne qui est avec vous, j’ai satisfait naturellement aux questions du comte. Il m’a parlé de votre fille. J’ai eu l’imprudence de répondre que vous n’en aviez point, et, sans vous connaître personnellement, je savais avec toute la France que vous n’êtes point marié. Il m’a fait répéter plusieurs fois cette réponse, et j’ai conçu, par quelques détails, que mon indiscrétion peut avoir dérangé vos vues. »

J’assurai le capitaine qu’il ne m’avait donné aucun sujet de plainte, et que si j’avais déguisé mon nom ou pris quelque autre masque à Livourne, c’était uniquement pour me délivrer de l’embarras des cérémonies. Je ne lui donnai pas d’autre motif pour me laisser dans l’obscurité où je voulais demeurer. Mais il me fut aisé de juger qu’en cessant de prendre Théophé pour ma fille, le comte s’était figuré qu’elle était ma maîtresse. L’état où il m’avait surpris dans sa chambre avait dû lui faire naître cette pensée ; et dans la confusion de s’être engagé avec elle, il n’avait pas trouvé d’autre ressource que celle de partir aussitôt sans la voir.

Je me hâtai de retourner à la chambre de Théophé. Je ne fis qu’entrevoir son abattement ; car à peine m’eut-elle aperçu, que, s’excitant à prendre un visage tranquille, elle me demanda en souriant si je n’étais pas bien surpris de la résolution précipitée du comte.

« Vous voyez, ajouta-t-elle, que ses sentiments n’ont jamais été bien vifs, puisqu’il a pu les perdre en un moment, jusqu’à partir sans me dire adieu. »

Je feignis de ne pas voir plus loin que cette joie contrefaite.

« Il vous aimait sans transport, lui dis-je d’un ton sérieux, et si les témoignages n’ont pas été plus ardents que les effets, cette passion n’a pas dû lui faire oublier sa dame romaine. »

Notre entretien qui dura toute l’après-midi, ne fut ainsi qu’un déguisement continuel ; Théophé affectant toujours de paraître peu sensible à sa perte, tandis qu’avec une satisfaction maligne, qui venait sans doute de l’espérance que je sentis renaître au fond de mon cœur, je continuais à rabaisser la passion du comte, et de parler de son départ comme d’une grossièreté et d’un outrage. Elle soutint cette scène avec beaucoup de force. Le capitaine du vaisseau qui m’avait amené m’ayant paru disposé dès le même soir à remettre à la voile aussitôt que j’y consentirais moi-même, je ne lui demandai que le jour suivant pour m’y préparer. C’était moins la nécessité de mes affaires qui me faisait souhaiter le délai d’un jour, que les ménagements que je croyais nécessaires à la santé de Théophé. J’avais trop bien remarqué les efforts qu’elle se faisait continuellement pour cacher sa tristesse, et je voulais m’assurer que son tempérament n’en souffrirait point.

Elle se soutint jusqu’à notre embarquement ; mais à peine crut-elle avoir perdu l’espérance de revoir le comte, que ne résistant plus aux mouvements de son cœur, elle se fit mener au lit, d’où elle ne sortit point jusqu’à Marseille. Je lui rendis tous les soins que le devoir m’aurait fait rendre à ma fille, ou l’amour à une maîtresse chérie. Cependant je ne pus la voir dans cette langueur pour un autre, sans éprouver que la plus vive tendresse se refroidit enfin par la dureté et l’ingratitude. Insensiblement je m’aperçus que mon cœur devenait plus libre, et que, sans perdre le dessein d’être utile à Théophé, je n’étais plus agité de ces moments inquiets qui avaient été depuis plusieurs années ma situation presque habituelle. J’eus le loisir de reconnaître ce changement, pendant un calme de plus de huit jours, qui nous arrêta vers l’entrée de la mer de Gênes.

Il n’y a pas d’exemple d’une si parfaite tranquillité dans l’air et dans les flots. Nous n’étions pas à dix lieues de la côte, et la surface de l’eau étant si immobile que nous nous trouvions comme fixés dans le même lieu, j’eus plus d’une fois la pensée de me mettre dans la chaloupe avec Théophé et quelques-uns de mes gens, pour gagner la terre à force de rames. Je me serais épargné une vive alarme, de la part de quelques misérables, qui, s’abandonnant à leur imagination dans l’oisiveté, entreprirent de se rendre maîtres du vaisseau par le meurtre du capitaine et des autres officiers. Cette conspiration était peut-être méditée avant notre départ ; mais l’occasion de l’exécuter n’avait jamais été si belle. Nous avions à bord cinq Italiens et trois Provençaux, qui n’y étaient comme moi qu’avec la qualité de passagers, gens qui, par leur équipage et leurs manières n’avaient pu tenter le capitaine et moi de former avec eux la moindre liaison. Ils n’en avaient eu qu’avec quelques matelots de leur pays, avec lesquels ils étaient à boire continuellement ; et c’était dans ces agréables parties qu’ils avaient concerté de poignarder le capitaine et son lieutenant, assez sûrs de trouver peu de résistance dans le reste de l’équipage, qui était en fort petit nombre. Leur dessein à l’égard de moi et de mes gens, était de nous jeter sur quelque rivage écarté de l’île de Corse, et de se saisir de tout ce que j’avais apporté avec moi. Par un soin extraordinaire de la Providence, mon valet de chambre s’endormit sur les ponts dans l’obscurité de la nuit. Il y fut réveillé par les discours de ces malheureux assassins, qui, s’étant assemblés pour régler l’exécution de leur entreprise, distribuaient entre eux les principaux rôles, et faisaient déjà le partage de l’autorité et du butin. L’usage du capitaine étant de paraître à la fin du jour sur le tillac, il fut résolu qu’on se déferait de lui au même moment, tandis que deux des complices frapperaient à la cabine du lieutenant, pour lui couper la gorge aussitôt qu’il ouvrirait sa porte. Les autres doivent être répandus dans le vaisseau, et tenir tout le monde dans le respect par leurs menaces et par la vue de leurs armes. En convenant de me traiter avec quelque sorte de respect et de me laisser dans l’île de Corse avec mes gens, il se trouva quelqu’un qui proposa de garder Théophé, comme la plus précieuse partie de mes biens. Mais après une délibération de quelques moments, on reconnut qu’une si belle femme ne servirait qu’à jeter la division dans la société, et la conclusion fut de la mettre à terre avec moi.

Quoique tremblant d’une si horrible découverte, mon valet de chambre eut assez de présence d’esprit pour concevoir que nous n’avions de salut à espérer que par la diligence et le secret. Il était environ minuit. Le ciel, qui nous favorisait, lui fit trouver le moyen de se couler au long du tillac et de gagner la chambre du capitaine, qui communiquait heureusement à la mienne. Il nous réveilla avec la même discrétion, et, commençant par nous exhorter au silence, il nous fit un affreux récit du malheur qui nous menaçait.

Les ténèbres l’avaient empêché non seulement de reconnaître les conjurés, mais de pouvoir s’assurer de leur nombre. Cependant ayant distingué les plus mutins à la voix, il nous en nomma quelques-uns, et sur le jugement qu’il en avait porté, ils pouvaient être au nombre de douze.

Je ne m’attribuerai point une fausse gloire si je vante mon intrépidité ; et les exemples en étaient assez connus. Huit domestiques que j’avais à ma suite, le capitaine, son lieutenant et moi, nous composions onze personnes qui étaient capables de quelque défense. Il restait plusieurs matelots dont la fidélité n’était pas suspecte, et quelques autres passagers aussi intéressés que nous à se garantir des insultes d’une troupe de brigands. La difficulté n’était qu’à nous rassembler ; je pris sur moi ce soin, et, faisant allumer aussitôt plusieurs flambeaux, je sortis bien armé et suivi de tous mes gens à qui je fis prendre aussi des armes. Je joignis sans obstacle tous ceux dont nous avions à espérer quelque secours, et les ayant amenés dans ma chambre, nous nous mîmes en état de ne rien craindre jusqu’au jour. Cependant nos ennemis, qui s’aperçurent de ce mouvement, sentirent bientôt pour eux-mêmes plus de crainte qu’ils ne nous en avaient inspiré. Ils n’étaient ni aussi bien armés que nous, ni en aussi grand nombre, sans compter la terreur qui accompagne toujours le crime. S’imaginant bien qu’au jour il leur serait difficile de résister à nos efforts, ils prirent le seul parti qui pouvait les sauver du châtiment, et ils se hâtèrent de l’exécuter. Avec le secours des matelots qui étaient leurs complices, ils jetèrent la chaloupe à la mer, et ils gagnèrent à force de rames la côte la plus voisine. Leur entreprise ne put nous être inconnue ; mais quoiqu’il nous fût aisé de les mettre en pièces tandis qu’ils faisaient leurs préparatifs, ou de les tuer dans la chaloupe à coups de fusils et de pistolets, je fus d’avis qu’il fallait leur laisser la liberté de s’éloigner.

On n’avait pu cacher cette aventure à Théophé. Le bruit des armes et le tumulte qu’elle vit autour d’elle, lui causèrent une frayeur dont elle ne se remit pas aisément, ou peut-être donna-t-elle ce nom au redoublement de chagrin qui la consumait secrètement depuis Livourne. Sa langueur aboutit à une fièvre déclarée qui fut accompagnée de plusieurs accidents fort dangereux. Elle ne se trouva pas mieux en arrivant à Marseille. Quelques raisons que j’eusse de hâter mon retour à Paris, l’état où je la voyais ne me permit ni de l’exposer aux agitations d’une voiture, ni de l’abandonner aux soins de mes gens dans une ville si éloignée de la capitale. Je retournai près d’elle, avec les mêmes complaisances et le même zèle dont je ne m’étais point relâché dans le cours de notre voyage. Chaque moment m’apprenait que ce n’était plus l’amour qui continuait de me la rendre chère ; c’était le goût que je prenais à la voir et à l’entendre ; c’était l’estime dont j’étais rempli pour son caractère ; c’étaient mes propres bienfaits, qui semblaient m’attacher à elle comme à mon ouvrage. Il ne m’échappait plus une expression passionnée, ni une seule plainte des tourments que je lui voyais souffrir pour mon rival.

Elle se rétablit par degrés, après avoir été si mal que les médecins avaient désespéré plus d’une fois de sa guérison. Mais sa beauté se ressentit d’un si long accablement ; et si elle ne put perdre la régularité de ses traits, ni la finesse de sa physionomie, je trouvai beaucoup de diminution dans la beauté de son teint et dans la vivacité de ses yeux. Ces restes ne laissaient pas de composer une figure des plus aimables. Plusieurs personnes de distinction avec lesquelles je m’étais lié pendant sa maladie venaient souvent chez moi, par le seul désir de la voir. M. de S***, jeune homme destiné à une grosse fortune, ne dissimula point la tendresse qu’elle lui avait inspirée. Après en avoir parlé longtemps comme d’un badinage, ses sentiments devinrent si sérieux, qu’il chercha l’occasion de les lui faire connaître. Il la trouva aussi insensible qu’elle l’avait été pour moi, comme si son cœur n’eût pu s’ouvrir que pour l’heureux comte qui avait trouvé le secret de la toucher. Elle me pria même de la délivrer des importunités de ce nouvel amant. Je lui promis ce service, sans en prendre droit de lui rappeler mes propres désirs. Et pour en parler naturellement, ils étaient éteints jusqu’à n’être plus différents du simple penchant de l’amitié.

L’explication que j’eus avec M. de S*** produisit si peu ce qu’elle en avait attendu, qu’il s’en crut au contraire plus autorisé à la presser par les témoignages continuels de sa tendresse. Il avait été retenu par la crainte de se trouver dans quelque concurrence avec moi. Mais apprenant que je me bornais à l’amitié de Théophé, et que la seule raison qui me faisait combattre l’inclination qu’il avait pour elle était la prière que j’en avais reçue d’elle-même, il me déclara qu’avec la vive passion qu’il avait dans le cœur, il ne savait point se rebuter de l’indifférence d’une belle, et qu’il conserverait du moins l’espérance ordinaire aux amants d’emporter par la constance de ses soins, ce qu’il n’avait pu obtenir de son mérite et du penchant de sa maîtresse. Je lui prédis, qu’après la déclaration de Théophé, tous ses efforts seraient inutiles. Il n’en fut pas plus refroidi ; surtout lorsque je lui eus protesté dans les termes de l’honneur que je n’avais rien obtenu d’elle qui dût le faire douter de sa sagesse.

À peine fut-elle en état de goûter quelque plaisir, qu’il entreprit de dissiper sa mélancolie par des fêtes et des concerts. Elle s’y prêta, avec moins d’inclination que de complaisance, surtout lorsque, loin de m’y trouver opposé, elle vit que je partageais volontiers ces amusements avec elle.

M. de S*** n’était que le fils d’un marchand ; et si c’était le goût du mérite qui l’attachait à une fille si aimable, je ne voyais rien de choquant dans le désir que je lui supposais de l’épouser. Toute l’obstination de Condoidi à lui refuser le titre de sa fille ne m’aurait point empêché de rendre témoignage qu’elle l’était, et les preuves que j’en avais eues suffisaient pour me donner là-dessus une espèce de certitude. Cependant, M. de S***, qui m’entretenait quelquefois de sa passion, n’y mêlait jamais le nom de mariage. En vain me hasardai-je à lui en faire naître l’idée par diverses réflexions qui purent du moins lui faire entendre que je n’approuvais ses sentiments que dans cette supposition. Comme je ne lui vis point toute l’ardeur que j’aurais souhaitée à cette proposition, je résolus, pour justifier du moins l’indulgence avec laquelle je m’étais prêté à ses galanteries, de lui découvrir naturellement mes idées.

Ainsi, par un changement bien étrange, c’était moi qui prenais la commission d’assurer ses conquêtes à Théophé, et qui pensais à me séparer pour jamais d’elle en la rendant la femme d’un autre. Outre son intérêt, qui était mon premier motif, je faisais réflexion qu’il me serait difficile à Paris d’éviter les soupçons qui naîtraient sur mon commerce avec elle ; et quoique je ne fusse point encore dans un âge où l’amour est une indécence, j’avais des vues de fortune qui ne s’accordaient point avec des engagements de cette nature.

Si je m’expliquai librement avec M. de S*** il me répondit de même qu’il aimait assez Théophé pour souhaiter d’en faire sa femme ; mais qu’ayant mille sortes de ménagements à garder avec sa famille, il n’osait s’engager témérairement dans une entreprise qui l’exposerait à la disgrâce de son père ; que n’étant plus néanmoins dans l’âge de la dépendance, il prendrait volontiers le parti de l’épouser en secret, et qu’il me laisserait le maître de régler les moyens et les conditions. Je réfléchis deux fois sur cette offre. Quoiqu’elle m’assurât tout ce que j’avais désiré, il ne me parut pas digne de moi de contribuer à un mariage secret, dont je voyais peu de douceurs à espérer pour Théophé, lorsqu’elle serait condamnée pour longtemps à faire un mystère de sa condition, et qui pouvait nuire à la fortune de M. de S*** en le mettant mal, tôt ou tard, avec sa famille. Je lui répondis nettement qu’un marché clandestin ne convenait point à Théophé, et je le laissai dans le chagrin de me croire même offensé de sa proposition.

Cependant, comme j’étais encore à savoir les inclinations de Théophé même, et que, m’étant une fois trompé sur ses sentiments, je pouvais être retombé dans l’erreur en jugeant qu’elle ne s’écarterait point de sa première déclaration, je voulus consulter son penchant, et lui apprendre ce que l’amour lui offrait pour sa fortune. Il ne me parut pas surprenant de lui entendre rejeter la tendresse et la main de M. de S***. Mais lorsque, ayant insisté dans ses propres termes, sur l’avantage qu’il y aurait pour elle à rentrer dans tous les droits de la vertu et de l’honneur par un établissement qui pouvait effacer dans sa propre imagination tous les souvenirs du passé, j’eus reçu pour réponse qu’elle se sentait de l’éloignement pour l’état du mariage, je ne pus me défendre d’un reste de dépit, qui me porta à lui reprocher de m’en avoir donc imposé, quand elle m’avait protesté avec tant d’apparence de bonne foi, que c’était uniquement cette sorte d’avantage qui l’avait disposée à souffrir les soins du comte.

Elle fut troublée de cette objection ; mais, cherchant à sortir d’embarras par un air de bonté et de candeur qui lui avait toujours réussi avec moi, elle me conjura de ne pas mal interpréter ses sentiments, ou, si je l’aimais mieux, de ne pas juger trop rigoureusement ses faiblesses. Et, me rappelant à mes promesses, elle prit le ciel à témoin que quelques inégalités que j’eusse pu remarquer dans sa conduite, elle n’avait jamais cessé de regarder l’espérance que je lui avais donnée de vivre près de moi comme le plus grand bien qu’elle eût à désirer.

Je la remerciai de ce sentiment, et je renouvelai tous les engagements que j’avais avec elle.

Sa santé se rétablissant de jour en jour, notre départ ne fut pas longtemps différé. En vain M. de S *** s’efforça-t-il de nous arrêter par des instances qui allaient souvent jusqu’aux larmes. Il reçut de la bouche même de Théophé l’arrêt qui le condamnait à réprimer sa passion ; ce qui n’empêcha point que sous quelque prétexte que les affaires de son père lui firent naître, il ne nous accompagnât jusqu’à Lyon dans une chaise de poste qui suivait immédiatement ma berline. Et lorsqu’il fut contraint de se séparer, il me dit à l’oreille que son dessein était de faire incessamment le voyage de Paris, où il se promettait de disposer plus librement de sa main que sous les yeux de son père.

J’ai toujours été persuadé qu’il avait tenté secrètement d’obtenir le consentement de sa famille, et que c’était sur le refus de son père qu’il m’avait proposé un mariage clandestin.

Les affaires continuelles qui m’occupèrent longtemps ne me permirent plus de suivre Théophé dans toutes ses démarches. Je la logeai chez moi, avec toute la considération que j’avais toujours eue pour elle, et je lui accordai dans ma maison tous les droits dont je l’avais mise en possession à Oru. Mes amis raisonnèrent différemment en me voyant arriver à Paris avec cette belle Grecque. Ils ne s’en tinrent point au récit que je leur fis naturellement d’une partie de ses aventures ; et mon attention étant toujours de cacher celles qui ne faisaient point honneur à ses premières années, ils prenaient les éloges que je leur faisais de ses principes et de sa conduite pour les exagérations d’un homme amoureux. D’autres venant à la connaître mieux, lui trouvaient effectivement tout le mérite que je lui attribuais, et ne m’en croyaient que plus attaché par l’amour à une jeune personne qu’ils ne s’imaginaient pas que je pusse avoir amenée de Turquie par d’autres motifs.

Ainsi tous s’accordaient, comme je l’avais prévu, à me croire mieux que je n’étais avec elle, et les distractions mêmes de mes affaires, qui me faisaient quelquefois passer trois jours sans la voir, ne purent leur ôter cette opinion.

Mais il y eut bien plus de variété et de bizarrerie dans les jugements du public. On la fit d’abord passer pour une esclave que j’avais achetée en Turquie, et dont j’étais devenu assez amoureux pour avoir apporté tous mes soins à son éducation.

Ce n’était pas s’écarter tout à fait de la vérité. Mais on ajoutait, et je trouvai moi-même aux Tuileries diverses personnes qui me racontèrent, sans me connaître, que le Grand Seigneur étant devenu amoureux de mon esclave sur le récit qu’on lui avait fait de ses charmes, me l’avait fait demander, et que c’était l’unique sujet de tous les différends que j’avais eus à Constantinople. Et comme le visage de Théophé, malgré tout ce qu’il avait conservé d’agrément, ne répondait plus à l’idée d’une femme qui s’était attiré tant d’admiration, on prétendait que pour me délivrer des tourments de la jalousie, j’avais défiguré une partie de ses charmes avec une eau que j’avais fait composer. D’autres prétendaient que je l’avais enlevée dans un sérail, et que cette hardiesse m’avait coûté la perte de mon emploi.

Je me rendis fort supérieur à toutes ces fables par la tranquillité avec laquelle je les entendis, et je fus toujours le premier à les tourner en badinage.

Théophé s’étant fait connaître avantageusement de toutes les personnes avec qui j’avais quelque liaison, je lui vis bientôt un grand nombre d’adorateurs. Il me parut difficile qu’elle se défendît toujours contre les soins empressés d’une brillante jeunesse, mais je crus lui devoir quelques avis sur les précautions qui sont nécessaires à son sexe.

L’exemple du comte de R*** m’avait appris qu’elle était sensible aux grâces de la figure et des manières. Le danger était continuel à Paris, et si l’amour ne m’y faisait plus prendre le même intérêt, j’étais du moins obligé par l’honneur d’écarter de ma maison tout ce qui pouvait la conduire au désordre. Elle reçut mes conseils avec sa docilité ordinaire.

Son goût n’était pas diminué pour la lecture, et je lui voyais même une nouvelle ardeur à s’instruire. Peut-être la vanité commençait-elle à faire ce que je n’avais pu attribuer jusqu’alors qu’à la passion de s’orner le cœur et l’esprit.

Cependant, soit que mes observations ne fussent plus assez exactes pour me faire pénétrer le fond de sa conduite, soit qu’elle eût plus d’adresse que je ne lui en croyais à la déguiser, je n’aperçus rien qui blessât mes yeux jusqu’à l’arrivée de M. de S***, qui vint m’inspirer des défiances auxquelles je ne me serais jamais porté volontairement.

Il n’eut point le bonheur de les faire tourner sur lui-même. Mais après avoir passé quelques semaines à Paris, et s’être fait voir fort souvent dans ma maison, où je le comblais de politesses, il me prit un jour en particulier pour me faire les plaintes les plus amères.

« Le dessein de son voyage était, me dit-il, le même qu’il m’avait expliqué à Lyon ; mais sa fortune était extrêmement changée. Au lieu des froideurs de sa maîtresse qu’il croyait avoir uniquement à combattre, il se trouvait en tête plusieurs amants déclarés, dont il avait mille raisons de croire qu’elle ne rejetait pas également tous les soins. Il était désespéré particulièrement des attentions qu’elle marquait pour M. de R*** et pour le jeune comte de *** qui paraissaient les plus ardents à lui plaire. »

Ce n’était pas chez moi qu’elle les souffrait autour d’elle ; mais cette exception même faisait le plus sensible chagrin du jeune Marseillais, qui n’avait pu se persuader qu’elle mît quelque différence entre eux et quantité d’autres dont elle recevait indifféremment les visites, sans en ressentir beaucoup dans les dispositions de son cœur. Comment se figurer néanmoins qu’elle en aimât deux à la fois ? Il en était encore à pénétrer ce mystère. Mais, l’ayant suivie à l’église, aux promenades, aux spectacles, il avait vu sans cesse ces deux incommodes rivaux sur ses traces, et le seul air de satisfaction qu’elle laissait éclater sur son visage la trahissait toujours en les apercevant.

Il n’ajouta rien qui pût faire aller plus loin mes soupçons, et la prière qu’il joignit à cette plainte était propre au contraire à les étouffer. Il me conjura de lui faire voir plus clair dans ses espérances, et de ne pas permettre du moins que des sentiments aussi honnêtes que les siens fussent rejetés avec des marques de mépris.

Je lui promis non seulement de prendre ardemment ses intérêts, mais d’approfondir une intrigue dont je n’avais pas la moindre connaissance.

J’avais donné pour compagne à Théophé une vieille veuve, que son âge semblait défendre contre les folies de la jeunesse, et, quand j’aurais fait moins de fond sur la conduite de la jeune Grecque, je me serais reposé sur les exemples et les leçons d’une gouvernante si éprouvée. Elles ne se quittaient point, et je voyais avec plaisir que l’amitié les liât autant que mes intentions. J’expliquai à celle-ci une partie des accusations qu’on formait contre elle, car M. de S*** m’avait confessé qu’il n’avait jamais vu Théophé seule, et l’une n’avait pu mériter de reproches que l’autre ne dût partager. La vieille veuve reçut les miens d’un air si libre, qu’il me fit attribuer aussitôt les tourments de M. de S*** à la jalousie. Elle me nomma même l’auteur de mes inquiétudes.

« Il n’est pas satisfait, me dit-elle, de ne pas trouver dans Théophé plus de retour pour sa tendresse. Il l’importune continuellement par ses discours et par ses lettres. Nous nous sommes fait un jeu d’une passion si incommode, et le dépit l’aura porté sans doute à vous en faire des plaintes.

« À l’égard des crimes qu’il vous attribue, vous les connaissez, ajouta-t-elle, puisque je n’ai suivi que vos ordres en procurant à Théophé quelques amusements. »

Elle m’apprit naturellement à quoi se réduisaient leurs plaisirs ; c’étaient les divertissements ordinaires des gens honnêtes de Paris ; et si les deux rivaux qui causaient les alarmes de M. de S *** étaient quelquefois admis à leurs promenades ou à d’autres parties de la même innocence, c’était sans aucune distinction dont ils pussent tirer avantage.

Cette réponse me rendit tranquille, et je ne consolai M. de S*** qu’en l’exhortant à mériter le cœur de Théophé, dont je lui garantis la sagesse et l’innocence.

Ses imaginations n’étaient pas du moins sans fondement. Ma vieille veuve, sans être capable de se porter au désordre ou de l’approuver, avait encore assez d’amour-propre et de vanité pour être le jouet de deux jeunes gens, dont l’un avait entrepris de servir son ami en contrefaisant de l’amour pour une femme qui n’avait pas moins de soixante ans. Ses yeux, uniquement ouverts sur les soins qu’on affectait pour elle, ne remarquaient point ce qui se passait à l’égard de sa compagne, et son aveuglement allait jusqu’à croire Théophé fort heureuse de partager des galanteries dont elle se regardait comme le seul objet. Le témoignage de M. de S***, qui découvrit à la fin cette comédie, et toutes les preuves qui auraient été différentes du rapport de mes yeux, n’auraient jamais eu la force de me le persuader.

Un jour, d’autant plus heureusement choisi que mes affaires et mes incommodités me donnaient quelque relâche, M. de S*** me conjura de monter en carrosse avec lui, pour me rendre témoin d’une scène qui me donnerait enfin plus de confiance à ses plaintes. Il avait découvert, à force de soins, que Théophé et la vieille veuve s’étaient laissées engager dans une partie de promenade, qui devait finir par une collation dans les jardins de Saint-Cloud. Il n’ignorait ni le lieu, ni les circonstances de la fête ; et ce qui lui échauffait l’imagination jusqu’à lui faire mêler des menaces à son récit, il savait que M. de R*** et le jeune comte composaient toute la compagnie des deux dames. Quelque couleur que la veuve pût donner à cette partie, j’y trouvai tant d’indiscrétion que je ne balançai point à la condamner. Je me laissai conduire à Saint-Cloud, avec la résolution, non seulement d’observer ce qui se passerait dans un lieu si libre, mais de faire aux deux dames des reproches dont la sagesse même de leurs intentions ne devait pas les exempter.

Elles y étaient déjà avec leurs amants. Nous leur vîmes faire quelques tours de promenade, dans un lieu si découvert qu’il nous parut inutile de les suivre. Ce fut le soin du chevalier de choisir un poste où rien ne pût nous échapper pendant leur collation. Il voulait non seulement les voir, mais les entendre. Ayant su que le lieu où se faisaient les préparatifs était un cercle de verdure dans la partie supérieure du jardin, nous nous y rendîmes par de longs détours, et nous trouvâmes heureusement à nous placer derrière une charmille qui n’en était qu’à dix pas.

Ils arrivèrent peu de temps après nous. Leur marche était décente. Mais à peine furent-ils assis sur l’herbe que le prélude de leur fête fut un fort long badinage. Il commença par la veuve, et je m’aperçus tout d’un coup que les flatteries et les caresses des deux jeunes gens étaient autant de railleries qu’ils avaient concertées. Après cent fades compliments sur ses grâces, après l’avoir comparée aux nymphes, ils la parèrent d’herbes et de fleurs, et leur admiration parut redoubler en la voyant dans cette comique parure. Elle était sensible à leurs moindres éloges, et sa modestie lui faisant prendre un détour pour exprimer la satisfaction qu’elle en ressentait, elle louait l’esprit et l’agrément qu’elle trouvait dans chaque parole.

Quelles réflexions ne fis-je point sur le ridicule d’une femme qui oublie son âge et sa laideur ! Je trouvais la vieille gouvernante si justement punie, que si je n’eusse point été pressé d’un autre intérêt que le sien, je me serais fait un amusement de ce spectacle. Mais je voyais le comte qui se ménageait des intermèdes et qui, se tournant d’un ton plus sérieux vers Théophé, lui adressait par intervalles quelques discours qui ne pouvaient venir jusqu’à nous.

Le feu qui dévorait M. de S*** brillait alors dans ses yeux. Il s’agitait jusqu’à me faire craindre que le bruit de ses mouvements ne pût nous trahir ; et si je ne l’eusse retenu plusieurs fois, il se serait levé brusquement pour interrompre un spectacle qui lui perçait le cœur. Combien n’eus-je pas de peine à le modérer lorsqu’il vit le comte baisser la tête jusque sur l’herbe, pour baiser secrètement une des mains de Théophé, qu’elle ne se hâta point de retirer !

La collation fut délicate et dura longtemps. La joie fut animée par quantité de contes et de saillies plaisantes. Si l’on ne but point à l’excès, on goûta de plusieurs sortes de vins, et l’on ne se fit pas presser beaucoup pour les liqueurs. Enfin, sans qu’il se fût rien passé d’absolument condamnable, il me restait, de tout ce que j’avais vu, un fond de chagrin dont je me proposais de ne pas remettre bien loin les marques. Cependant je l’aurais porté jusqu’à Paris, et, croyant les dames prêtes à gagner leur carrosse, je n’avais d’embarras que pour éviter d’être aperçu en retournant vers le nôtre, lorsque M. de ***, offrant le bras à la gouvernante, s’engagea avec elle dans une allée couverte qui ne conduisait à rien moins qu’à la porte du parc.

Le comte prit de même Théophé, et, m’imaginant qu’il allait marcher sur les traces de son ami, mon dessein n’était que de les suivre de l’œil. Mais je leur vis prendre une autre route. Le mal me parut pressant. Je ne voulus point attendre qu’il se déclarât par d’autres marques, et je n’eus pas besoin d’être excité par M. de S *** pour courir au remède. Lui ayant fait seulement promettre qu’il ne s’écarterait point de la modération, je m’avançai avec lui à la suite des quatre amants, et je feignis que le goût de la promenade m’ayant amené à Saint-Cloud, je venais d’apprendre leur fête, avec le chemin qu’il fallait prendre pour les rencontrer. Ils furent si déconcertés que, malgré l’air de joie et de liberté que j’affectais dans mes manières, ils ne se remirent pas tout d’un coup ; et ce ne fut qu’après un assez long silence qu’ils nous offrirent civilement les débris de leur collation.

Je fus si peu tenté de l’accepter que, pensant à rompre sur-le-champ une liaison dangereuse, je déclarai aux dames que j’avais à leur communiquer quelques affaires qui m’obligeaient de leur demander une place dans leur carrosse.

« Ces messieurs ne sont pas venus sans leur équipage, ajoutai-je en me tournant vers eux, et le mien d’ailleurs serait à leurs ordres. »

M. de *** s’était fait suivre par le sien. Nous prîmes directement les allées qui conduisent à la grille, et les deux amants eurent la mortification de voir occuper à M. de S*** une des places qu’ils avaient remplies.

Il aurait été trop dur de représenter leur indiscrétion aux dames, à la vue d’un étranger. Je remis les leçons de morale à Paris ; mais en considérant de près la gouvernante, que j’avais vis-à-vis de moi, je ne pus me défendre, ni de rire de l’image qui me restait encore de sa parure, ni de lui faire des compliments sur ses charmes dans le goût de ceux qu’elle avait entendus. Je crus m’apercevoir qu’elle avait déjà l’imagination gâtée jusqu’à les croire sincères. Théophé souriait malicieusement ; mais je lui en préparais un à elle-même, que je croyais capable de la rendre sérieuse.

Elle eut le temps néanmoins d’en faire ainsi un à M. de S*** qui acheva de lui ôter l’espérance. Soit qu’elle eût quelque soupçon du dessein qui nous avait conduits à Saint-Cloud, et qu’elle l’accusât de me l’avoir inspiré, soit qu’elle fût rebutée effectivement de ses soins, qui allaient quelquefois, me je l’avais remarqué moi-même, jusqu’à l’importunité, elle profita du moment qu’il lui donnait la main en sortant du carrosse. L’ayant prié de ne plus troubler sa tranquillité par des visites et des soins qu’elle n’avait jamais goûtés et qu’elle ne voulait plus recevoir, elle lui déclara qu’elle regardait cet adieu comme le dernier.

Il demeura si consterné, que lui voyant tourner le dos pour s’éloigner, il n’eut point le courage de la suivre.

Ce fut à moi qu’il adressa ses plaintes. Elles me touchèrent d’autant plus que je trouvai dans cette conduite de Théophé quelque chose d’extrêmement opposé à la douceur naturelle de son caractère, et que je ne pus me figurer qu’elle en fût venue à cette extrémité sans y être précipitée par une passion violente. J’exhortai M. de S*** à se consoler, comme tous les amants qui ne sont pas plus heureux, et je l’assurai d’un faible dédommagement dans mon amitié. J’estimais sa bonne foi beaucoup plus que son bien et sa figure.

« Venez chez moi, lui dis-je, aussi souvent que votre inclination vous y portera. Je ne ferai pas violence à celle de Théophé ; mais je lui ferai sentir ce qu’elle néglige en rejetant vos offres, et je lui ferai honte sans doute de ses sentiments, si elle s’abandonne à quelque passion déréglée. »

Mes infirmités m’obligeaient de prendre mes repas dans mon appartement, ce qui me privait du plaisir de vivre avec ma famille. Mais le même intérêt qui m’avait conduit à Saint-Cloud ne me permit point de laisser venir la nuit sans avoir ouvert mon cœur à Théophé. Je m’informai de l’heure qu’elle prendrait pour se retirer ; et, m’étant rendu dans sa chambre avec cette familiarité qu’une longue habitude avait comme établie, je lui confessai en arrivant que j’étais amené par des raisons extrêmement sérieuses. Je ne sais si elle se défiait du motif de ma visite, mais je vis de l’altération sur son visage. Elle me prêta néanmoins une profonde attention. C’était une de ses bonnes qualités, de vouloir comprendre ce qu’on lui disait avant que de vouloir y répondre.

Je ne pris point mon discours de trop loin.

« Vous avez marqué, lui dis-je, de l’empressement pour vivre avec moi, et vous connaissez les motifs que vous m’avez mille fois répétés. C’était le goût d’une vie vertueuse et tranquille. Ne la trouvez-vous pas chez moi ? Pourquoi donc allez-vous chercher à Saint-Cloud des plaisirs si éloignés de vos principes, et qu’avez-vous à démêler avez M. *** et le comte de ***, vous qui faisiez profession d’une sagesse si opposée à leurs maximes ? Vous ne connaissez point encore nos usages, ajoutai-je, c’est l’excuse que mon affection vous prête ; et je vous ai donné pour guide une folle qui les oublie. Mais cette partie de Saint-Cloud, cette intime familiarité avec deux jeunes gens auxquels je ne vois rien de commun avec votre façon de penser, que dirai-je ! cet oubli de bienséances communes me jette dans des inquiétudes que je ne puis dissimuler plus longtemps. »

Je baissai les yeux en finissant, et je voulus lui laisser toute la liberté de préparer sa réponse. Elle ne me la fit pas attendre longtemps.

« Je conçois, me dit-elle, toute l’étendue de vos soupçons, et ma faiblesse de Livourne n’est que trop propre à les justifier. Cependant, vous me faites un tort extrême si vous croyez que soit à Saint-Cloud, soit dans tout autre lieu où vous m’avez observée, je me sois écartée un moment des principes que je porte au fond du cœur. Vous m’avez répété mille fois vous-même, continua-t-elle, et j’apprends tous les jours dans les livres que vous me mettez entre les mains, qu’il faut s’accommoder aux faiblesses d’autrui, se rendre propre à la société, passer avec indulgence sur les défauts et les passions de ses amis ; j’exécute vos idées et les maximes que je puise continuellement dans mes livres. Je vous connais, ajouta-t-elle, en me regardant d’un œil plus fixe, je sais qu’un secret ne risque rien avec vous ; mais vous m’avez donné une compagne dont je dois ménager les faiblesses. C’est votre amie, c’est mon guide ; quel autre parti me reste-t-il que de lui obéir et de lui plaire ? »

Il en fallait bien moins pour me faire renfermer tous mes reproches, et pour me faire repentir même de les avoir exprimés trop librement. Je crus pénétrer tout d’un coup le fond du mystère. Le comte aimait Théophé. M. de *** feignait d’aimer la veuve pour servir son ami, et Théophé écoutait le comte par complaisance pour sa gouvernante, à qui elle croyait rendre service en contribuant à la facilité de ses amours. Quel amas d’illusions ! Mais quel renouvellement d’estime ne sentis-je point pour Théophé, dans qui je croyais voir revivre toutes les perfections que je lui avais anciennement connues. Mes infirmités me rendaient crédules. J’embrassai l’aimable Théophé.

« Oui, lui dis-je, c’est de moi que vous devez vous plaindre. Je vous ai donné pour guide une folle, dont je conçois que les ridicules imaginations doivent vous gêner continuellement. Je parle de ce que j’ai vu. J’en suis témoin. Il ne me manquait que de pénétrer mieux vos dispositions pour vous rendre toute la justice que vous méritez. Mais n’allons pas plus loin. Je vous affranchis demain de cet incommode esclavage, et je vois d’ici une compagne qui conviendra bien mieux à vos inclinations. »

Il était nuit. J’étais en robe de chambre. Théophé avait toujours à mes yeux les charmes tout puissants qui avaient fait tant d’impression sur mon cœur. Le fond de sagesse qui se déclarait si ouvertement dans cette honnête complaisance me renouvela des traces que je croyais mieux effacées. Mon affaiblissement même ne fut point un obstacle, et je suis encore à comprendre comment des sentiments d’honnêteté et de vertu produisirent sur moi les mêmes effets que l’image du vice. Je n’en accordai pas plus de liberté à mes sens ; mais j’emportai de cette visite un nouveau feu, dont je m’étais cru désormais à couvert par mes infirmités continuelles autant que par la maturité de ma raison.

La honte de ma faiblesse ne me saisit qu’en reprenant le chemin de ma chambre, c’est-à-dire après m’y être livré tout entier ; aussi n’y résistai-je pas plus que je n’avais fait à Constantinople, et si l’état de ma santé me permettait bien moins de former des désirs, je ne m’en crus que plus autorisé à suivre des sentiments dont tout l’effet devait se renfermer dans mon cœur.

Mais dès la même nuit, ils en produisirent un que je n’avais pas prévu. Ils renouvelèrent cette ardente jalousie qui m’avait possédé si longtemps, et qui était peut-être de toutes les faiblesses de l’amour celle qui convenait le moins à ma situation. À peine fus-je au lit que, ne pouvant comprendre comment j’avais pu me refroidir pour un objet si charmant, je m’abandonnai au regret de n’avoir pas mieux profité des occasions que j’avais eues de lui plaire, et de ne l’avoir peut-être amenée en France que pour voir recueillir à quelque aventurier les fruits que j’aurais tôt ou tard obtenus par un peu plus d’ardeur et de constance. Enfin, si la faiblesse de ma santé ne permit point que ma passion reprît son ancienne violence, elle devint proportionnée à mes forces, c’est-à-dire, capable de m’occuper tout entier.

Dans cet état, il ne fallait pas beaucoup d’efforts à Théophé pour me satisfaire. La seule complaisance que je me proposai de lui demander fut d’être souvent dans ma chambre, où la douleur me retenait quelquefois au lit pendant des semaines entières. La nouvelle compagne que j’avais dessein de lui donner avait assez de douceur, avec beaucoup de sagesse, pour s’assujettir à cette habitude et ne rien trouver de rebutant dans la compagnie d’un malade. La seule idée de ce nouveau plan m’offrit assez de charmes pour me procurer un sommeil tranquille.

Mais Théophé m’ayant fait demander dès le matin la liberté d’entrer dans ma chambre, tous mes projets se trouvèrent dérangés par la proposition qu’elle me venait faire. De quelque source que vînt son chagrin, elle avait été si touchée de mes reproches, ou si piquée de l’aventure de Saint-Cloud, que, se faisant un chagrin de tous ses plaisirs et du genre de vie qu’elle menait, elle venait me demander la permission de se retirer dans un couvent.

« La douceur de vous voir, me dit-elle obligeamment, qui m’a fait souhaiter seule de vivre près de vous, est un bien dont je suis privée continuellement par votre maladie. Que fais-je dans le tumulte d’une ville telle que Paris ? Les flatteries des hommes m’importunent. La dissipation des plaisirs m’amuse moins qu’elle m’ennuie. Je pense, ajouta-t-elle, à me faire un ordre de vie tel que je l’observais à Oru, et de tous les lieux dont j’ai pris ici connaissance, je n’en vois point qui soit plus conforme à mes inclinations qu’un couvent. »

Qui n’aurait pas cru que l’ouverture de mon propre dessein était la meilleure réponse que je pusse faire à cette demande ? Aussi me hâtai-je de dire à Théophé que loin de m’opposer à ses désirs, je voulais lui faire trouver chez moi tous les avantages qu’elle espérait dans un couvent ; et, lui expliquant ceux que je trouvais moi-même, occupée à lire, à peindre, à s’entretenir ou à jouer avec une nouvelle compagne, enfin se faisant une douce occupation de tous les exercices qu’elle aimait, je m’attendais dans la simplicité de mon cœur qu’elle allait embrasser avidement un parti qui renfermait tout ce qu’elle m’avait paru souhaiter.

Mais, insistant sur la résolution qu’elle avait formée de se retirer dans un couvent, elle me pressa d’y consentir avec de nouvelles instances. Rien ne me surprit tant que de ne pas remarquer qu’elle eût fait même attention à ce plaisir continuel de me voir dont elle s’affligeait, m’avait-elle dit, d’être privée par mes infirmités, et qui était par conséquent la première considération dont elle aurait dû être frappée. Je ne pus m’empêcher de faire tourner de ce côté-là mes réflexions.

Mais, revenant toujours à ses idées, en se croyant quitte avec moi par quelques politesses, elle continua de me parler du couvent comme du seul endroit pour lequel elle eut désormais du goût.

Je me sentis si mortifié de son indifférence, que, n’écoutant que mon ressentiment, je lui déclarai d’un air assez chagrin que je n’approuvais point son projet, et qu’aussi longtemps qu’il lui resterait quelque considération pour moi, je la priais d’en éloigner absolument l’idée. Je donnai ordre en même temps qu’on fît avertir la personne que je lui destinais comme compagne, et que j’avais déjà prévenue la veille par un mot de lettre.

C’était la veuve d’un avocat, à qui son mari avait laissé peu de bien, et qui avait reçu avec beaucoup de joie une proposition dont elle pouvait tirer plusieurs sortes d’avantages. Elle demeurait dans mon voisinage ; de sorte qu’étant arrivée presqu’au même moment, je lui expliquai avec plus d’étendue le service qu’elle pouvait me rendre en se liant étroitement avec Théophé.

Elles prirent tout le goût que je souhaitais l’une pour l’autre, et Théophé se soumit à mes intentions sans murmure.

Une société si douce devint le charme de tous mes tourments. Je ne prenais rien que de la main de ma chère Grecque. Je ne parlais qu’à elle. Je n’avais d’attention que pour ses réponses. Dans les atteintes les plus cruelles d’un mal auquel je suis condamné pour le reste de ma vie, je recevais du soulagement de ses moindres soins, et le sentiment actuel de ma douleur ne m’empêchait point de sentir quelquefois les plus délicieuses émotions du plaisir. Elle paraissait s’intéresser à ma situation, et je ne m’apercevais point que ses plus longues assiduités lui fussent à charge. D’ailleurs, il ne se passait point de jour que je ne l’engageasse à prendre pendant quelques heures le plaisir de la promenade ou celui des spectacles avec sa compagne. Il fallait quelquefois l’y forcer. Ses absences étaient courtes, et je ne remarquai jamais que son retour lui parût un devoir pénible. Cependant, au milieu d’une situation si charmante, sa première gouvernante qui ne s’était pas vue congédier sans chagrin, vint troubler encore une fois mon repos par des soupçons qu’il ne m’a jamais été possible d’éclaircir.

C’est ici que j’abandonne absolument le jugement de mes peines au lecteur, et que je le rends maître de l’opinion qu’il doit prendre de tout ce qui lui a pu paraître obscur et incertain dans le caractère et la conduite de Théophé.

Les accusations de cette femme furent peu ménagées. Après m’avoir plaint d’une malheureuse situation, qui m’empêchait d’avoir les yeux ouverts sur ce qui se passait dans ma maison, elle m’apprit sans déguisement que le comte de *** voyait assidûment Théophé, et que, ce qu’il n’avait jamais obtenu tandis que la jeune Grecque était sous sa conduite, il avait réussi à lui inspirer de l’amour. Et n’attendant point que je fusse revenu de ma première surprise, elle ajouta que les deux amants se voyaient la nuit dans l’appartement même de Théophé, qui ne me quittait le soir que pour aller recevoir apparemment le galant dans ses bras.

Le temps qu’elle avait pris pour me rendre un si mauvais office était heureusement l’absence de Théophé. Je n’aurais pu cacher la mortelle impression que je ressentis de son discours, et dans une affaire de cette nature l’importance était de ne pas faire éclater un désordre qui ne pouvait être approfondi qu’avec beaucoup de secret et de précautions.

Mes premières réflexions ne laissèrent point d’être favorables à Théophé. Je me rappelai toutes ses démarches depuis le parti qu’elle avait pris d’être presque sans cesse avec moi dans ma solitude. Si l’on excepte le temps que je lui faisais donner à la promenade, elle n’était jamais un quart d’heure hors de mon appartement. Étaient-ce donc ces moments si courts qu’elle accordait à sa passion ; et l’amour est-il capable d’une modération si constante ? La nuit était toujours fort avancée lorsqu’elle me quittait. Je lui voyais le matin sa vivacité et sa fraîcheur ordinaires. En rapporte-t-on beaucoup de la compagnie d’un amant passionné ? Et puis ne lui voyais-je pas toujours le même air de sagesse et de modestie, et ce que je lui trouvais de plus charmant n’était-il pas ce perpétuel accord de prudence et d’enjouement, qui semblait marquer autant de retenue dans ses désirs que d’ordre dans ses idées ? Enfin, je connaissais la légèreté et l’imprudence de son accusatrice ; et quoique je ne la crusse point capable d’une calomnie, je n’avais point douté qu’elle n’eût été assez sensible au mécontentement que j’avais marqué de sa conduite, pour chercher à tirer quelque vengeance, ou de moi, ou de Théophé, ou de la personne que j’avais substituée à ses fonctions.

Cependant, comme elle faisait encore sa demeure chez moi, et que je n’aurais pas voulu que le secret qu’elle m’avait confié sortît de sa bouche ni de la mienne, je lui répondis que des imputations si graves demandaient deux sortes de précautions auxquelles je ne la croyais point capable de manquer ; l’une d’être tenues secrètes, autant pour l’honneur de ma maison que pour celui de la jeune Grecque ; l’autre de n’être pas même regardées comme des vérités certaines avant qu’elles eussent été confirmées par des témoignages sensibles.

« La discrétion, lui dis-je, est un soin que je vous recommande si instamment, que vous ne pourriez y manquer sans vous faire de moi un mortel ennemi ; et pour la certitude que je souhaiterais d’obtenir, vous devez comprendre qu’elle est si nécessaire, que vous vous êtes exposée vous-même à d’étranges soupçons si vous ne trouvez pas le moyen de vérifier vos découvertes. »

Nous nous quittâmes fort mal satisfaits l’un de l’autre ; car si elle n’avait pas trouvé toute la confiance qu’elle aurait voulu pour son récit, j’avais aperçu dans son zèle plus d’amertume et de chaleur que je n’en devais attendre de la seule envie de m’obliger.

Deux jours se passèrent, qui furent pour moi des siècles d’inquiétude et de tourments par la contrainte où je fus obligé de vivre avec Théophé. Autant que je souhaitais de ne la pas trouver coupable, autant j’aurais été fâché, si elle l’était, de ne pas connaître tout le désordre de sa conduite.

Enfin, le soir du troisième jour, une demi-heure au plus après qu’elle m’eut quitté, son ennemie entre d’un air empressé dans mon appartement, et m’avertit à l’oreille que je pouvais surprendre Théophé avec son amant. Je lui fis répéter plus d’une fois un avis si cruel et si humiliant pour moi. Elle me le confirma avec un détail de circonstances qui força tous mes doutes. J’étais au lit, accablé de mes douleurs ordinaires, et j’avais besoin de plus d’un effort pour me mettre en état de la suivre.

Combien de précautions d’ailleurs pour donner le change à mes domestiques ? Il est vrai qu’il s’écoula bien du temps dans ces préparations. Mes répugnances et mes craintes augmentaient encore ma lenteur. Je me trouvai néanmoins disposé à gagner l’appartement de Théophé. Nous n’étions éclairés que par une bougie, et Mme de *** la portait elle-même. Elle s’éteignit à deux pas de la porte. Il fallut encore quelques moments pour la rallumer.

« Qu’il est à craindre, me dit mon guide en me rejoignant, que le galant n’ait profité de ce moment pour s’évader !

« Cependant, ajouta-t-elle, la porte ne se serait pas ouverte et fermée sans bruit ! »

Nous y frappâmes. J’étais tremblant, et ma liberté d’esprit n’allait pas jusqu’à me faire distinguer les circonstances. Après nous avoir fait attendre quelques moments, la suivante de Théophé ouvrit, et marqua beaucoup d’étonnement de me voir si tard à la porte de sa maîtresse.

« Est-elle seule ? Est-elle au lit ? »

Je lui fis plusieurs questions de cette nature avec une vive agitation.

L’accusatrice voulait entrer brusquement. Je la retins.

« Il est impossible, lui dis-je, qu’on s’échappe à présent sans être aperçu. Cette porte est unique. Et je serais au désespoir de l’outrage que nous ferions à Théophé si elle n’était pas coupable. »

La suivante m’assurait pendant ce temps-là que sa maîtresse était au lit, et qu’elle dormait déjà tranquillement. Mais le seul bruit que nous faisions suffisait pour la réveiller ; nous entendîmes quelques mouvements qui parurent augmenter l’impatience de son ennemie. Il fallut la suivre, et traverser l’antichambre. Théophé, après avoir appelé inutilement sa femme de chambre, qui couchait dans un cabinet voisin, avait suivi apparemment le mouvement de sa crainte, au bruit qu’elle entendait à sa porte. Elle s’était levée, et dans le fond je fus étrangement surpris de la trouver elle-même, qui se présenta pour nous ouvrir.

Son habillement n’avait pas demandé un espace fort long. Elle n’était couverte que d’une robe fort légère ; et je n’étais pas étonné non plus de trouver sa chambre éclairée, parce que je n’ignorais point que c’était son usage. Mais je la voyais levée, lorsqu’on venait de m’assurer qu’elle était endormie. Je lui voyais un air de crainte et d’embarras que je ne pouvais attribuer à la seule surprise qu’elle avait de me voir.

Enfin, l’imagination remplie de toutes les imputations de son accusatrice, les moindres désordres que je crus remarquer dans sa chambre me parurent autant de traces de son amant, et de preuves du dérèglement qu’on lui reprochait.

Elle me demanda en tremblant ce qui m’amenait si tard.

« Rien ! » lui dis-je, d’un ton plus brusque que je n’étais accoutumé de le prendre avec elle.

Et, jetant les yeux de tous côtés, je continuais de remarquer tout ce qui pouvait servir à l’éclaircissement de mes soupçons. La chambre était si dégagée, que rien ne pouvait s’y dérober à mes regards. J’ouvris un cabinet, où il n’était pas plus aisé de se cacher. Je me baissai pour observer le dessous du lit. Enfin, n’ayant laissé aucun endroit à visiter, je me retirai sans avoir prononcé un seul mot, et sans avoir pensé même à répondre à diverses questions que l’étonnement de cette scène faisait faire à Théophé.

Si c’étaient la honte et l’indignation qui avaient causé mon trouble en venant, je n’en ressentis pas moins en sortant, par la crainte de m’être rendu coupable d’une injustice.

L’accusatrice était demeurée comme en garde dans l’antichambre.

« Venez ! lui dis-je d’un ton altéré. J’appréhende bien que vous ne m’ayez engagé dans une démarche dont je sens déjà toute l’infamie ! »

Elle paraissait aussi agitée que moi, et ce ne fut qu’après être sortie qu’elle me protesta que le comte devait s’être échappé, puisqu’elle pouvait me répondre que de ses propres yeux, elle l’avait vu monter l’escalier et s’introduire dans l’appartement.

J’avais si peu d’objection à faire et au témoignage d’une femme que je n’osais soupçonner d’imposture et à celui de mes yeux qui ne m’avaient rien fait découvrir dans la chambre de Théophé, que, ne voyant que des sujets d’épouvante et de confusion dans cette aventure, je pris le parti de regagner promptement mon lit, pour me remettre de la cruelle agitation où j’étais.

Cependant le souvenir présent de celle où je venais de laisser Théophé, et mille sentiments qui combattaient pour elle dans mon cœur, me portèrent à lui envoyer un de mes gens pour la prier d’être sans inquiétude. Je me reprochais le silence auquel je m’étais obstiné. Elle en avait pu tirer des conclusions effrayantes, et quelle impression ne devaient-elles pas faire sur son esprit et sur son cœur, s’il n’était pas vrai qu’elle fût coupable ?

On me rapporta qu’on l’avait trouvée fondant en larmes, et qu’au compliment qu’on lui avait fait de ma part, elle n’avait répondu que par des soupirs et des plaintes de son sort. J’en fus si touché, que si je n’eusse écouté que le mouvement de ma compassion, je serais retourné chez elle pour la consoler. Mais les douleurs qui m’obscurcissaient l’esprit ou plutôt les raisons presque invincibles qui semblaient m’ôter tout espoir de la trouver innocente, me retinrent malgré moi dans un accablement qui dura toute la nuit.

Ma résolution était de la prévenir le lendemain par une visite, autant pour soulager sa confusion, que pour tirer d’elle l’aveu du désordre dont on l’accusait. Une longue habitude de vivre avec elle et de démêler ses dispositions me faisait espérer que la vérité ne m’échapperait pas longtemps ; et si j’étais forcé de lui ôter mon estime, je pensais du moins à la sauver des railleries de son ennemie, en cachant à celle-ci ce que mes soins particuliers m’auraient fait découvrir. Il était entré la veille quelque chose de ce dessein dans le silence que j’avais gardé pendant mes recherches. Je ne voulais pas qu’on pût me reprocher de m’être aveuglé volontairement, et je n’aurais pas ménagé Théophé si j’avais eu le malheur de la surprendre avec le comte ; mais un reste d’espérance ayant toujours balancé mes craintes, j’étais résolu de saisir les moindres prétextes pour faire revenir la gouvernante de ses imaginations ; et rien ne m’avait tant confondu que de l’entendre insister sur le témoignage de ses propres yeux au moment que j’allais l’accuser de s’être prévenue trop légèrement.

Je me disposais donc à monter chez Théophé, lorsqu’on m’avertit qu’elle entrait dans mon appartement. Je lui sus bon gré de faire les premières démarches.

Le soin qu’elle avait eu de se composer son visage ne m’empêcha point d’y remarquer les traces de ses larmes. Elle avait les yeux abattus, et pendant quelques moments elle n’osa les lever sur moi.

« Eh ! quoi, Théophé, lui dis-je en la prévenant, vous avez donc été capable d’oublier tous vos principes ? Vous n’êtes plus cette fille sage et modeste dont la vertu m’a toujours été bien plus chère que la beauté ? Ô Dieu ! des amants pendant la nuit ! Je n’ai pas eu le mortel chagrin de vous surprendre avec le comte ; mais on l’a vu entrer dans votre chambre, et cette horrible aventure n’est pas la première ! »

Je la regardais avec une vive attention, pour démêler jusqu’au moindre de ses mouvements. Elle pleura longtemps, elle poussa des sanglots, sa voix en était comme étouffée ; et, n’apercevant rien encore qui pût aider mes jugements, j’étais aussi ému de mon impatience qu’elle paraissait l’être du changement qui l’agitait.

Enfin retrouvant la parole :

« On l’a vu entrer dans ma chambre ! s’écria-t-elle. Qui l’a vu ? Qui ose m’accuser d’une accusation si cruelle ? C’est Madame de ***, sans doute, ajouta-t-elle, en nommant son ancienne gouvernante ; mais si vous en croyez sa haine, il est inutile que je pense à ma justification ! »

Ce langage me causa quelque surprise. J’y fixai toute mon attention. Il me faisait juger non seulement que Théophé était prévenue sur le sujet de mes plaintes, mais qu’elle connaissait à cette femme une résolution formée de lui nuire.

« Écoutez, répondis-je en l’interrompant, je ne vous cacherai point que c’est Madame de *** qui a vu le comte. Ai-je pu me défier de son témoignage ? Mais si vous connaissez quelque chose qui puisse l’affaiblir, je ne refuse pas de vous entendre. »

Cet encouragement parut lui donner plus de hardiesse. Elle me raconta que depuis le jour que cette dame avait cessé de l’accompagner, M. de *** qui ne s’était plus embarrassé de la voir, avait répondu assez durement à quelque billet par lequel elle lui avait marqué qu’il pouvait continuer de venir chez elle malgré quelques changements qui ne la regardaient point. Il lui avait déclaré que la comédie était au dénouement, et que les raisons qu’il avait eues de la jouer finissaient par le changement dont elle lui donnait avis. Cette déclaration lui ayant ouvert les yeux sur le rôle humiliant qu’elle avait soutenu, elle s’était persuadée que Théophé devait être encore mieux avec son amant qu’elle ne croyait être elle-même avec le sien, et le désir de se venger lui avait fait prendre toutes sortes de voies pour en découvrir la preuve.

Je n’ai point ignoré ses artifices, me dit Théophé. Elle m’a fait suivre chaque fois que je suis sortie, et, s’imaginant à la fin que je recevais le comte pendant la nuit, elle a poussé la malignité jusqu’à faire examiner soigneusement mon lit. Quelles offres n’a-t-elle pas faites à ma femme de chambre ? Il n’y a pas deux jours qu’elle saisit à la porte une lettre que le comte m’écrivait. Elle me l’apporta sur-le-champ toute ouverte ; et, piquée de n’y trouver que des expressions respectueuses, elle y donna tous les sens que la malignité peut inventer, en me menaçant de vous en avertir.

« Je n’ai pas douté, ajouta Théophé, en vous voyant hier dans ma chambre avec elle, que ce ne fussent ses accusations qui vous y amenaient. Mais votre présence, ou plutôt le désespoir que je ressentis de vous voir prêter l’oreille à mon ennemie, me jeta dans la consternation que vous avez pu remarquer. Aujourd’hui je viens vous conjurer de me délivrer d’une persécution si cruelle ! »

Là, redoublant tout d’un coup ses pleurs, et se réduisant à des humiliations grecques, dont elle devait avoir perdu l’habitude en France, elle se jeta à genoux contre mon lit, pour me supplier de lui accorder ce que je lui avais refusé dans d’autres temps.

« Un couvent, me dit-elle, d’une voix étouffée par ses larmes, un couvent est le seul partage qui me reste, et le seul aussi que je désire ! »

J’ignore quelle aurait été ma réponse, car autant que j’étais attendri par ses larmes, et persuadé même par sa justification, autant sentais-je de répugnance à regarder son accusatrice comme la plus méchante et la plus noire de toutes les femmes. Je demeurai quelques moments comme incertain, et toutes mes réflexions ne m’apportaient pas plus de lumières. Ma porte s’ouvre. Je vois paraître Madame de ***, c’est-à-dire l’ennemie de Théophé, la mienne peut-être, et la source de toutes nos douleurs. Était-ce de l’éclaircissement ou de nouvelles ténèbres que je devais attendre de sa visite ? Je n’eus pas le temps de former ce doute. Elle n’avait pu ignorer que Théophé était dans mon appartement, et c’était apparemment la crainte de lui voir prendre quelque ascendant sur ma confiance qui l’amenait pour l’attaquer ou pour se défendre. Aussi commença-t-elle par la traiter sans ménagements. Elle lui fit des reproches si durs, qu’innocente ou coupable, la triste Théophé ne put résister à ce torrent d’outrages. Elle tomba dans un profond évanouissement, dont le secours de mes gens fut longtemps à la rappeler. Les accusations de la gouvernante ayant recommencé avec une nouvelle chaleur, je ne vis rien de plus clair dans cet affreux démêlé que l’obstination de l’une à prétendre qu’elle avait vu le comte de *** s’introduire dans le lieu où nous l’avions cherché, et la confiance de Théophé à soutenir que c’était une horrible calomnie.

Je souffrais plus qu’elle d’un spectacle si violent. Enfin, partagé entre mille sentiments qu’il m’aurait trop coûté d’éclaircir, ne pouvant perdre l’opinion que j’avais de l’honneur de Madame de ***, ni me résoudre à la haine et au mépris pour Théophé, je pris, avec plus d’un soupir, le parti de leur imposer silence et de leur recommander également d’effacer jusqu’au souvenir d’une aventure dont la seule idée devait leur causer autant d’horreur qu’à moi.

« Vous ne me quitterez point, dis-je à Théophé, et vous tiendrez une conduite qui puisse braver tous les soupçons. Vous, dis-je à Madame de ***, vous continuerez de vivre chez moi, et s’il vous arrive de renouveler des accusations qui ne soient pas mieux prouvées, vous irez sur-le-champ chercher un autre asile. »

J’étais en droit de lui faire cette menace, parce que c’était ma seule générosité qui la faisait subsister.

J’ai contribué, depuis cette étrange aventure, de jouir de la vue du commerce de Théophé, sans en prétendre d’autre satisfaction que celle de la voir et de l’entendre.

La force de mon mal, et peut-être l’impression qui m’était restée d’une si malheureuse scène, m’ont guéri insensiblement de toutes les atteintes de l’amour.

Si elle s’est livrée à d’autres faiblesses, c’est de ses amants que le public en doit attendre l’histoire. Elles n’ont pas pénétré jusqu’au séjour de mes infirmités. Je n’ai même appris sa mort que plusieurs mois après ce funeste accident, par le soin que ma famille et tous les amis qui me voient dans ma solitude, ont eu de me la déguiser.

C’est immédiatement après la première nouvelle qu’on m’en a donnée, que j’ai formé le dessein de recueillir par écrit tout ce que j’ai eu de commun avec cette aimable étrangère, et de mettre le public en état de juger si j’avais mal placé mon estime et ma tendresse.