Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil/Préface de l’Auteur


PRÉFACE


POUR ce qu’on se pourroit esbahir de ce qu’apres dixhuit ans passez que j’ay faict le voyage en Amerique, j’aye tant attendu de mettre ceste histoire en lumiere, j’ay estimé, en premier lieu, estre expedient de declarer les causes qui m’en ont empesché. Du commencement que je fus de retour en France, monstrant les memoires que j’avois, la pluspart escrits d’ancre de Bresil, et en l’Amerique mesme, contenans les choses notables par moy observées en mon voyage : joint les recits que j’en faisois de bouche à ceux qui s’en enqueroyent plus avant : je n’avois pas deliberé de passer outre, ny d’en faire autre mention. Mais quelques-uns de ceux avec lesquels j’en conferois souvent, m’allegans qu’à fin que tant de choses qu’ils jugeoyent dignes de memoire ne demeurassent ensevelies, je les devois rediger plus au long et par ordre : à leurs prieres et solicitations, des l’an 1563, j’en avois fait un assez ample discours : lequel, en departant du lieu où je demeurois lors, ayant presté et laissé à un bon personnage, il advint que comme ceux ausquels il l’avoit baillé pour le m’apporter, passoyent par Lyon, leur estant osté à la porte de la ville, il fut tellement esgaré, que, quelque diligence que je fisse, il ne me fut pas possible de le recouvrer. De façon que faisant estat de la perte de ce livre, ayant quelque temps apres retiré les brouillars que j’en avois laissé à celuy qui le m’avoit transcrit, je fis tant, qu’excepté le Colloque du langage des Sauvages, qu’on verra au vingtiesme chapitre, duquel moy ny autre n’avoit copie, j’avois derechef le tout mis au net. Mais quand je l’eus achevé, moy estant pour lors en la ville de la Charité sur Loire, les confusions survenantes en France sur ceux de la Religion, je fus contraint, à fin d’éviter ceste furie, de quitter à grand haste tous mes livres et papiers pour me sauver à Sancerre : tellement qu’incontinent apres mon depart, le tout estant pillé, ce second recueil Ameriquain estant ainsi esvanoui, je fus pour la seconde fois privé de mon labeur. Cependant comme je faisois un jour recit à un notable Seigneur de la premiere perte que j’en avois faite à Lyon, luy ayant nommé celuy auquel on m’avoit escrit qu’il avoit esté baillé, il en eut tel soin, que l’ayant finalement recouvré, ainsi que l’an passé 1576. je passois en sa maison, il me le rendit. Voila comme jusques à present ce que j’avois escrit de l’Amerique, m’estant tousjours eschappé des mains, n’avoit peu venir en lumiere.

Mais pour en dire le vray, il y avoit encores, qu’outre tout cela, ne sentant point en moy les parties requises pour mettre à bon escient la main à la plume, ayant veu dés la mesme année que je revins de ce pays-la, qui fut 1558. le livre intitulé Des singularitez de l’Amerique, lequel monsieur de la Porte suyvant les contes et memoires de frere André Thevet, avoit dressé et disposé, quoy que je n’ignorasse pas ce que Monsieur Fumée, en sa preface sur l’Histoire generale des Indes, a fort bien remarqué : assavoir que ce livre des Singularitez est singulierement farci de mensonges, si l’autheur toutesfois, sans passer plus avant, se fust contenté de cela, possible eussé-je encores maintenant le tout supprimé.


Mais quant en ceste presente année 1577. lisant la Cosmographie de Thevet, j’ay veu que il n’a pas seulement renouvelé et augmenté ses premiers erreurs, mais, qui plus est (estimant possible que nous fussions tous morts, ou si quelqu’un restoit en vie, qu’il ne luy oseroit contredire), sans autre occasion, que l’envie qu’il a euë de mesdire et detracter des Ministres, et par consequent de ceux qui en l’an 1556. les accompagnerent pour aller trouver Villegagnon en la terre du Bresil, dont j’estois du nombre, avec des digressions fausses, piquantes, et injurieuses, nous a imposé des crimes ; à fin, di-je, de repousser ces impostures de Thevet, j’ay esté comme contraint de mettre en lumiere tout le discours de nostre voyage. Et à fin, avant que passer plus outre, qu’on ne pense pas que sans tres-justes causes je me pleigne de ce nouveau Cosmographe, je reciteray icy les calomnies qu’il a mises en avant contre nous, contenues au Tome second, livre vingt et un, chap. 2, fueil. 908 :


« Au reste (dit Thevet) j’avois oublié à vous dire, que peu de temps auparavant y avoit eu quelque sedition entre les François, advenue par la division et partialitez de quatre Ministres de la Religion nouvelle, que Calvin y avoit envoyez pour planter sa sanglante Evangile, le principal desquels estoit un ministre seditieux nommé Richier, qui avoit esté Carme et Docteur de Paris quelques années auparavant son voyage. Ces gentils predicans ne taschans que s’enrichir et attrapper ce qu’ils pouvoyent, firent des ligues et menées secrettes, qui furent cause que quelques-uns des nostres furent par eux tuez. Mais partie de ces sedicieux estans prins furent executez, et leurs corps donnez pour pasture aux poissons ; les autres se sauverent, du nombre desquels estoit ledict Richier, lequel, bien tost apres, se vint rendre Ministre à la Rochelle : là où j’estime qu’il soit encore de present. Les Sauvages irritez de telle tragedie, peu s’en fallut qu’ils ne se ruassent sur nous, et missent à mort ce qui restoit. »

Voila les propres paroles de Thevet, lesquelles je prie les lecteurs de bien notter. Car comme ainsi soit qu’il ne nous ait jamais veu en l’Amerique, ny nous semblablement luy, moins, comme il dit, y a-t-il esté en danger de sa vie à nostre occasion : je veux montrer qu’il a esté en cest endroit aussi asseuré menteur qu’impudent calomniateur. Partant à fin de prevenir ce que possible pour eschapper il voudroit dire, qu’il ne rapporte pas son propos au temps qu’il estoit en ce pays-là, mais qu’il entend reciter un fait advenu depuis son retour : je luy demande en premier lieu, si ceste façon de parler tant expresse dont il use, assavoir, Les Sauvages irritez de telle tragedie, peu s’en fallut qu’ils ne se ruassent sur nous, et missent à mort le reste, se peut autrement entendre, sinon que par ce nous, luy se mettant du nombre, il vueille dire qu’il fut enveloppé en son pretendu danger. Toutesfois si tergiversant d’avantage, il vouloit tousjours nier que son intention ait esté autre que de faire à croire qu’il vit les Ministres dont il parle, en l’Amerique : escoutons encores le langage qu’il tient en un autre endroit.

« Au reste (dit ce Cordelier) Si j’eusse demeuré plus long temps en ce pays là, j’eusse tasché à gagner les ames esgarées de ce povre peuple, plustost que m’estudier à fouiller en terre, pour y cercher les richesses que nature y a cachées. Mais d’autant que je n’estois encores bien versé en leur langage, et que les Ministres que Calvin y avoit envoyez pour planter sa nouvelle Evangile, entreprenoyent ceste charge, envieux de ma deliberation, je laissay ceste mienne entreprise. »

Croyez le porteur, dit quelqu’un, qui à bon droit se mocque de tels menteurs à gage.

Parquoy, si ce bon Catholique Romain, selon la reigle de sainct François, dont il est, n’a faict autre preuve de quitter le monde que ce qu’il dit, avoir mesprisé les richesses cachées dans les entrailles de la terre du Bresil, ny autre miracle que la conversion des Sauvages Ameriquains habitans en icelle, desquels (dit-il) il vouloit gagner les ames, si les Ministres ne l’en eussent empesché, il est en grand danger, apres que j’auray monstré qu’il n’en est rien, de n’estre pas mis au Calendrier du Pape pour estre canonisé et reclamé apres sa mort comme monsieur saint Thevet. A fin doncques de faire preuve que tout ce qu’il dit ne sont qu’autant de balivernes, sans mettre en consideration s’il est vray-semblable que Thevet, qui en ses escrits fait de tout bois flesches, comme on dit : c’est à dire, ramasse à tors et à travers tout ce qu’il peut pour allonger et colorer ses contes, se fust teu en son livre des Singularitez de l’Amerique de parler des Ministres, s’il les eust veu en ce pays-là, et par plus forte raison s’ils eussent commis ce dont il les accuse à present en sa Cosmographie imprimée seize ou dix sept ans apres ; attendu mesmes que par son propre tesmoignage en ce livre des Singularitez, on voit qu’en l’an 1555. le dixiesme de Novembre il arriva au Cap de Frie, et quatre jours apres en la riviere de Ganabara en l’Amerique, dont il partit le dernier jour de Janvier suyvant, pour revenir en France : et nous cependant, comme ie monstreray en ceste histoire, n’arrivasmes en ce pays là au fort de Colligny, situé en la mesme riviere, qu’au commencement de Mars 1557 : puis, di-je, qu’il appert clairement par là, qu’il y avoit plus de treize mois que Thevet n’y estoit plus, comment a-il esté si hardi de dire et escrire qu’il nous y a veus ?

Le fossé de pres de deux mille lieuës de mer entre luy, dés long temps de retour à Paris, et nous qui estions sous le Tropique de Capricorne, ne le pouvoit-il garentir ? si faisoit, mais il avoit envie de pousser et mentir ainsi Cosmographiquement : c’est à dire, à tout le monde. Parquoy ce premier poinct prouvé contre luy, tout ce qu’il dit au reste ne meriteroit aucune response. Toutesfois pour soudre toutes les repliques qu’il pourroit avoir touchant la sedition dont il cuide parler : je di en premier lieu, qu’il ne se trouvera pas qu’il y en ait eu aucune au fort de Colligny, pendant que nous y estions ; moins y eut-il un seul François tué de nostre temps. Et partant si Thevet veut encores dire que, quoy qu’il en soit, il y eut une conjuration des gens de Villegagnon contre luy en ce pays-là, en cas, di-je, qu’il nous la voulust imputer, je ne veux derechef pour nous servir d’Apologie, et pour monstrer qu’elle estoit advenue avant que nous y fussions arrivez, que le propre tesmoignage de Villegagnon. Parquoy combien que la lettre en Latin qu’il escrivit à M. Jean Calvin, respondant à celle que nous luy portasmes de sa part, ait ja dés long temps esté traduite et imprimée en autre lieu : et que mesme si quelqu’un doute de ce que je di, l’original escrit d’ancre de Bresil, qui est encores en bonne main, face tousjours foy de ce qui en est : parce qu’elle servira doublement à ceste matiere, assavoir, et pour refuter Thevet, et pour monstrer quant et quant quelle religion Villegagnon faisoit semblant de tenir lors, je l’ay encores icy inserée de mot à mot.


Teneur de la lettre de Villegagnon envoyée de l’Amerique à Calvin.

Je pense qu’on ne scauroit declarer par paroles combien m’ont resjouy vos lettres, et les freres qui sont venus avec icelles. Ils m’ont trouvé reduit en tel poinct qu’il me faloit faire office de Magistrat, et quant et quant la charge de Ministre de l’Eglise : ce qui m’avoit mis en grande angoisse. Car l’exemple du Roy Ozias me destournoit d’une telle maniere de vivre : mais j’estois contraint de le faire, de peur que nos ouvriers, lesquels j’avois prins à louage et amenez pardeçà, par la frequentation de ceux de la nation, ne vinsent à se souiller de leurs vices : ou par faute de continuer en l’exercice de la Religion tombassent en apostasie, laquelle crainte m’a esté ostée par la venue des freres. Il y a aussi cest advantage que, si d’oresenavant il faut travailler pour quelque affaire, et encourir danger, je n’auray faute de personnes qui me consolent et aident de leur conseil : laquelle commodité m’avoit esté ostée par la crainte du danger auquel nous sommes. Car les freres qui estoyent venus de France pardeçà avec moy, estans esmeus pour les difficultez de nos affaires s’en estoyent retirez en Égypte, chacun allegant quelque excuse. Ceux qui estoyent demeurez, estoyent pauvres gens souffreteux et mercenaires, selon que pour lors je les avois peu recouvrer. Desquels la condition estoit telle que plustost il me falloit craindre d’eux que d’en avoir aucun soulagement. Or la cause de ceci est, qu’à nostre arrivée toutes sortes de fascheries et difficultez se sont dressées, tellement que je ne scavois bonnement quel advis prendre, ny par quel bout commencer.

« Le pays estoit du tout desert, et en friche : il n’y avoit point de maison, ny de toicts, ny aucune commodité de bled. Au contraire, il y avoit des gens farouches et sauvages, esloignez de toute courtoisie et humanité, du tout differens de nous en façon de faire et instruction : sans religion, ny aucune cognoissance d’honnesteté ni de vertu, de ce qui est droit ou injuste : en sorte qu’il me venoit en pensée, assavoir si nous estions tombez entre des bestes portans la figure humaine. Il nous falloit pourvoir à toutes ces incommoditez à bon escient, et en toute diligence, et y trouver remede pendant que les navires s’apprestoyent au retour, de peur que ceux du pays, pour l’envie qu’ils avoyent de ce que nous avions apporté, ne nous surprinssent au despourveu, et missent à mort.

« Il y avoit davantage le voisinage des Portugallois, lesquels ne nous voulans point de bien, et n’ayans peu garder le pays que nous tenons maintenant, prennent fort mal à gré qu’on nous y ait receu, et nous portent une haine mortelle. Parquoy toutes ces choses se presentoyent à nous ensemble : assavoir qu’il nous falloit choisir un lieu pour nostre retraite, le defricher et applanir, y mener de toutes parts de la provision et munition, dresser des forts, bastir des toicts et logis pour la garde de nostre bagage, assembler d’alentour la matiere et estoffe, et par faute de bestes le porter sur les espaules au haut d’un costau par des lieux forts, et bois tres-empeschans. En outre, d’autant que ceux du pays vivent au jour la journée, ne se soucians de labourer la terre, nous ne trouvions point de vivres assemblez en un certain lieu, mais il nous les falloit aller recueillir et querir bien loin çà et là : dont il advenoit que nostre compagnie, petite comme elle estoit, necessairement s’escartoit et diminuoit. A cause de ces difficultez, mes amis qui m’avoyent suyvi, tenans nos affaires pour desesperées, comme j’ay desja demonstré, ont rebroussé chemin : et de ma part aussi j’en ay esté aucunement esmeu.

« Mais d’autre costé pensant à part moy que j’avois asseuré mes amis que je me departois de France à fin d’employer à l’avancement du regne de Jesus Christ le soin et peine que j’avois mis par ci devant aux choses de ce monde, ayant cognu la vanité d’une telle estude et vacation, j’ay estimé que je donnerois aux hommes à parler de moy, et de me reprendre, et que je ferois tort à ma reputation si j’en estois destourné par crainte de travail ou de danger : davantage puisqu’il estoit question de l’affaire de Christ, je me suis asseuré qu’il m’assisteroit, et ameneroit le tout à bonne et heureuse issue. Parquoy j’ay prins courage, et ay entierement appliqué mon esprit pour amener à chef la chose laquelle j’avois entreprise d’une si grande affection, pour y employer ma vie. Et m’a semblé que j’en pourrois venir à bout par ce moyen, si je faisois foy de mon intention et dessein par une bonne vie et entiere, et si je retirois la troupe des ouvriers que j’avois amenez de la compagnie et accointance des infideles. Estant mon esprit adonné à cela, il m’a semblé que ce n’est point sans la providence de Dieu que nous sommes enveloppez de ces afaires, mais que cela est advenu de peur qu’estans gastez par trop grande oisiveté, nous ne vinssions à lascher la bride à nos appetits desordonnez et fretillans. En apres il me vient en memoire, qu’il n’y a rien si haut et mal-aisé, qu’on ne puisse surmonter en se parforçant ; partant, qu’il faut mettre son espoir et secours en patience et fermeté de courage, et exercer ma famille par travail continuel, et que la bonté de Dieu assistera à une telle affection et entreprise.

« Par quoy nous nous sommes transportez en une Isle esloignée de terre ferme d’environ deux lieues, et là j’ay choisi lieu pour nostre demeure, à fin que tout moyen de s’enfuir estant osté, je peusse retenir nostre troupe en son devoir : et pource que les femmes ne viendroyent point vers nous sans leurs maris, l’occasion de forfaire en cest endroit fut retranchée. Ce neantmoins il est advenu que vingt-six de nos mercenaires estans amorsez par leurs cupiditez charnelles, ont conspiré de me faire mourir. Mais au jour assigné pour l’execution, l’entreprinse m’a esté revelée par un des complices, au mesme instant qu’ils venoyent en diligence pour m’accabler. Nous avons evité un tel danger par ce moyen : c’est qu’ayant fait armer cinq de mes domestiques, j’ay commencé d’aller droit contre eux : alors ces conspirateurs ont esté saisis de telle frayeur et estonnement que sans difficulté ny resistance nous avons empoigné et emprisonné quatre des principaux autheurs du complot qui m’avoyent esté declarez. Les autres espouvantez de cela, laissans les armes se sont tenus cachez. Le lendemain nous en avons deslié un des chaines, à fin qu’en plus grande liberté il peust plaider sa cause : mais prenant la course, il se precipita dedans la mer, et s’estouffa. Les autres qui restoyent, estans amenez pour estre examinez, ainsi liez comme ils estoyent, ont de leur bon gré sans question declaré ce que nous avions entendu par celuy qui les avoit accusez. Un d’iceux ayant un peu auparavant esté chastié de moy pour avoir eu affaire avec une putain, s’est demonstré de plus mauvais vouloir, et a dit que le commencement de la conjuration estoit venu de luy, et qu’il avoit gagné par presens le pere de la paillarde, à fin qu’il le tirast hors de ma puissance si je le pressoye de s’abstenir de la compagnie d’icelle. Cestuy-la a esté pendu et estranglé pour tel forfaict ; aux deux autres nous avons fait grace, en sorte neantmoins qu’estans enchainez ils labourent la terre ; quant aux autres, je n’ay point voulu m’informer de leur faute, à fin que l’ayant cogneue et averée je ne la laissasse impunie, ou si j’en voulois faire justice, comme ainsi soit que la troupe en fust coulpable, il n’en demeurast point pour parachever l’oeuvre par nous entreprins.

« Par quoy en dissimulant le mescontentement que j’en avois, nous leur avons pardonné la faute, et à tous donné bon courage : ce neantmoins nous ne nous sommes point tellement asseurez d’eux que nous n’ayons en toute diligence enquis et sondé par les actions et deportemens d’un chacun ce qu’il avoit au coeur. Et par ainsi ne les espargnant point, mais moy-mesme present les faisant travailler, non seulement nous avons bousché le chemin à leurs mauvais desseins, mais aussi en peu de temps avons bien muni et fortifié nostre isle tout à l’entour. Cependant selon la capacité de mon esprit je ne cessois de les admonnester et destourner des vices, et les instruire en la Religion Chrestienne, ayant pour cest effect estably tous les jours prieres publiques soir et matin : et moyennant tel devoir et pourvoyance nous avons passé le reste de l’année en plus grand repos.

« Au reste, nous avons esté delivrez d’un tel soin par la venue de nos navires : car là j’ay trouvé personnages, dont non seulement je n’ay que faire de me craindre, mais aussi ausquels je me puis fier de ma vie. Ayant telle commodité en main, j’en ay choisi dix de toute la troupe, ausquels j’ay remis la puissance et autorité de commander. De façon que d’oresenavant rien ne se face que par advis de conseil, tellement que si j’ordonnois quelque chose au prejudice de quelqu’un, il fust sans effet ny valeur, s’il n’estoit autorisé et ratifié par le conseil. Toutesfois je me suis reservé un poinct : c’est que la sentence estant donnée, il me soit loisible de faire grace au malfaicteur, en sorte que je puisse profiter à tous, sans nuire à personne. Voilà les moyens par lesquels j’ay deliberé de maintenir et defendre nostre estat et dignité. Nostre Seigneur Jesus Christ vous vueille defendre de tout mal, avec vos compagnons, vous fortifier par son esprit, et prolonger vostre vie un bien long temps pour l’ouvrage de son Eglise. Je vous prie saluer affectueusement de ma part mes tres chers freres et fideles, Cephas et de la Fleche. De Colligny en la France Antarctique, le dernier de Mars 1557.

Si vous escrivez à Madame Renée de France nostre maistresse, je vous supplie la saluer tres-humblement en mon nom. »


Il y a encor à la fin de ceste lettre de Villegagnon une clause escrite de sa propre main : mais parce que je l’allegueray contre luy mesme, au sixiesme chapitre de ceste histoire, à fin d’obvier aux redites, je l’ay retranchée en ce lieu. Mais quoy qu’il en soit, puisque par ceste narration de Villegagnon il appert tout evidemment que contre verité Thevet, en sa Cosmographie a publié et gazouillé que nous avions esté auteurs d’une sedition au fort de Colligny ; attendu, di-je, que, comme il a esté veu, nous n’y estions pas encores arrivez quand elle y advint, c’est merveille que ceste digression luy plaise tant, qu’outre ce que dessus, ne se pouvant saouler d’en parler, quand il traite de la loyauté des Escossois, accommodant ceste bourde à son propos, voicy encor ce qu’il en dit :

« La fidelité desquels j’ay aussi cognue en certain nombre de Gentils-hommes et soldats, nous accompagnans sur nos navires en ces pays lointains de la France Antarctique, pour certaines conjurations faites contre nostre compagnie de François Normands, lesquels pour entendre le langage de ce peuple sauvage et barbare, qui n’ont presque point de raison pour la brutalité qui est en eux, avoyent intelligence, pour nous faire mourir tous, avec deux Roitelets du pays, ausquels ils avoyent promis ce peu de biens que nous avions. Mais lesdits Escossois en estans advertis, descouvrirent l’entreprise au Seigneur de Villegagnon et à moy aussi, duquel fait furent tres-bien chastiez ces imposteurs, aussi bien que les Ministres que Calvin y avoit envoyez, qui beurent un peu plus que leur saoul, estans comprins en la conspiration. »

Derechef Thevet entassant matiere sur matiere, en s’embarrassant de plus en plus ne sçait qu’il veut dire en cest endroit : car meslant trois divers faits ensemble, dont l’un toutesfois est faux et supposé par luy, lequel j’ay jà refuté, et deux autres advenus en divers temps, tant s’en faut encores que les Escossois luy eussent revelé la conjuration dont il parle à présent, qu’au contraire (comme vous avez entendu), luy estant du nombre de ceux ausquels Villegagnon reprochoit par sa lettre qu’ils s’en estoyent retournez en Égypte, c’est à dire à la Papauté, de quoy on peut aussi recueillir que tous reciproquement avant que sortir de France luy avoyent fait promesse de se renger à la religion reformée, laquelle il disoit vouloir establir où il alloit, il ne fut non plus compris en ce second et vray danger qu’au premier imaginaire et forgé en son cerveau.

Touchant le troisieme, contenant que « quelques seditieux compagnons de Richier furent executez, et leurs corps donnez pour pasture aux poissons » : je di aussi que tant s’en faut que cela soit vray, de la façon que Thevet le dit, qu’au contraire, ainsi qu’il sera veu au discours de ceste histoire, combien que Villegagnon depuis sa revolte de la Religion nous fist un tres-mauvais traitement, tant y a que ne se sentant pas le plus fort, non seulement il ne fit mourir aucuns de nostre compagnie avant le departement de Du Pont nostre conducteur et de Richier, avec lesquels je repassay la mer, mais aussi ne nous osant ni pouvant retenir par force, nous partismes de ce pays-là avec son congé : frauduleux toutesfois, comme je diray ailleurs. Vray est, ainsi qu’il sera aussi veu en son lieu, que de cinq de nostre troupe qui, apres le premier naufrage que nous cuidasmes faire, environ huict jours apres nostre embarquement, s’en retournerent dans une barque en la terre des sauvages, il en fit voirement, cruellement et inhumainement precipiter trois en mer, non toutesfois pour aucune sedition qu’ils eussent entreprise, mais, comme l’histoire qui en est au livre des martyrs de nostre temps le tesmoigne, ce fut pour la confession de l’Evangile, laquelle Villegagnon avoit rejettée.

Davantage comme Thevet, ou en s’abusant, ou malicieusement dit qu’ils estoyent ministres, aussi encor en attribuant à Calvin l’envoy de quatre en ce pays-là, commet il une autre double faute. Car en premier lieu, les elections et envoy des pasteurs en nos Eglises se faisant par l’ordre qui y est establi, assavoir par la voye des consistoires, et de plusieurs choisis et authorisez de tout le peuple, il n’y a homme entre nous, qui, comme le Pape, de puissance absolue puisse faire telle chose. Secondement, quant au nombre, il ne se trouvera pas qu’il passast en ce temps là (et croy qu’il n’y en a point eu depuis) plus de deux ministres en l’Amerique, assavoir Richier et Chartier. Toutesfois si sur ce dernier article, et sur celuy de la vocation de ceux qui furent noyez, Thevet replique, que n’y regardant pas de si pres, il appelle tous ceux qui estoyent en nostre compagnie ministres : je luy respons, que tout ainsi qu’il sçait bien qu’en l’eglise catholique Romaine tous ne sont pas cordeliers comme il est, qu’aussi, sans faire comparaison, nous qui faisons profession de la religion Chrestienne et Evangelique, n’estans pas rats en paille, comme on dit, ne sommes pas tous Ministres. Et au surplus, parce que Thevet ayant aussi honorablement qualifié Richier du titre de Ministre, que faussement du nom de seditieux (luy concedant cependant qu’il a vrayement quitté son doctoral Sorbonique), pourroit prendre mal à gré qu’en recompense, et en luy respondant je ne luy baille ici autre titre que de cordelier : je suis contant pour le gratifier en cela, de le nommer encor, non seulement simplement Cosmographe, mais qui plus est si general et universel que, comme s’il n’y avoit pas assez de choses remarquables en toute ceste machine ronde, ni en ce monde (duquel cependant il escrit ce qui est et ce qui n’est pas), il va encores outre cela, chercher des fariboles au royaume de la lune, pour remplir et augmenter ses livres des contes de la cigongne. Dequoy neantmoins comme François naturel que je suis, jaloux de l’honneur de mon prince, il me fasche tant plus, que non seulement celuy dont je parle estant enflé du titre de Cosmographe du Roy, en tire argent et gages si mal employez, mais, qui pis est, qu’il faille que par ce moyen des niaiseries indignes d’estre couchées en une simple missive, soyent couvertes et authorisées du nom Royal. Au reste, à fin de faire sonner toutes les cordes qu’il a touchées, combien que j’estime indigne de response, que pour monstrer qu’il mesure tous les autres à l’aune et à la reigle de S. François, duquel les freres mineurs, comme luy, fourrent tout dans leurs besaces, il a jetté à la traverse, que les predicans, comme il parle, estans arrivez en l’Amerique, ne taschans qu’à s’enrichir, en attrappoyent où ils en pouvoyent avoir ; puis toutesfois que cela (qui n’est non plus vray que les fables de l’Alcoran des cordeliers) est sciemment et de gayeté de coeur, comme on dit, attaquer l’escarmouche contre ceux qu’il n’a jamais veu en l’Amerique ni receu d’eux desplaisir ailleurs : estant du nombre des defendans, il faut qu’en luy rejettant les pierres qu’il nous a voulu ruer, en son jardin, je descouvre quelque peu de ses autres friperies.

Pour donc le combattre tousjours de son propre baston, que respondra-il sur ce qu’ayant premierement dit en mots expres en son livre des Singularitez qu’il ne demeura que trois jours au Cap de Frie, il a neantmoins depuis escrit en sa Cosmographie, qu’il y sejourna quelques mois. Au moins si au singulier il eust dit un mois, et puis là dessus faire accroire que les jours de ce pays-là durent un peu plus d’une sepmaine, il luy eust adjousté foy qui eust voulu : mais d’estendre le sejour de trois jours à quelques mois, sous correction, nous n’avons point encores apprins que les jours plus esgaux sous la zone Torride et pres des Tropiques qu’en nostre climat, se transmuent pour cela en mois.

Outre plus, pensant tousjours esblouyr les yeux de ceux qui lisent ses oeuvres, nonobstant que ci dessus par son propre tesmoignage j’aye monstré qu’il ne demeura en tout qu’environ dix sepmaines en l’Amerique : assavoir depuis le dixiesme de Novembre 1555. jusques au dernier de Janvier suyvant, durant lesquelles encores (comme j’ay entendu de ceux qui l’ont veu par delà) en attendant que les navires où il revint fussent chargées, il ne bougea gueres de l’isle inhabitable où se fortifia Villegagnon : si est-ce qu’à l’ouyr discourir au long et au large, vous diriez qu’il a non seulement veu, ouy et remarqué en propre personne toutes les coustumes et manieres de faire de ceste multitude de divers peuples sauvages habitans en ceste quarte partie du monde, mais qu’aussi il a arpenté toutes les contrées de l’Inde Occidentale : à quoy neantmoins, pour beaucoup de raisons, la vie de dix hommes ne suffiroit pas. Et de faict, combien qu’à cause des deserts et lieux inaccessibles, mesme pour la crainte des Margajas ennemis jurez de ceux de nostre nation, la terre desquels n’est pas fort esloignée de l’endroit où nous demeurions, il n’y ait Truchemen François, quoy qu’aucuns dés le temps que nous y estions, y eussent jà demeurez neuf ou dix ans, qui se voulust vanter d’avoir esté quarante lieues avant sur les terres (je ne parle point des navigations lointaines sur les rivages), tant y a que Thevet dit avoir esté soixante lieues et davantage avec des sauvages, cheminans jour et nuict dans des bois espais et toffus, sans avoir trouvé beste qui taschast à les offenser. Ce que je croy aussi fermement, quant à ce dernier point, assavoir qu’il ne fut pas lors en danger des bestes sauvages, comme je m’asseure que les espines ny les rochers ne luy esgratignerent gueres les mains ny le visage, ny gasterent les pieds en ce voyage.

Mais surtout qui ne s’esbahiroit de ce qu’ayant dit quelque part qu’il fut plus certain de ce qu’il a escrit de la maniere de vivre des Sauvages, apres qu’il eut apprins à parler leur langage, en fait neantmoins ailleurs si mauvaise preuve que Pa, qui en ceste langue Bresilienne veut dire ouy, est par luy exposé, Et vous aussi ? De façon que comme je monstreray ailleurs, le bon et solide jugement que Thevet a eu en escrivant, qu’avant l’invention du feu en ce pays-là, il y avoit de la fumée pour seicher les viandes, aussi pour eschantillon de sa suffisance en l’intelligence du langage des sauvages, allegant ceci en cest endroit, je laisse à juger, si n’entendant pas cest adverbe affirmatif, qui n’est que d’une seule syllabe, il n’a pas aussi bonne grace de se vanter de l’avoir apprins : comme celuy lequel luy reproche, qu’apres avoir frequenté quelques mois parmi deux ou trois peuples, il a remasché ce qu’il y a apprins de mots obscurs et effroyables, aura matiere de rire quand il verra ce que je di icy. Partant, sans vous en enquerir plus avant, fiez-vous en Thevet de tout ce que confusément et sans ordre il vous gergonnera au vingtuniesme livre de sa Cosmographie de la langue des Ameriquains : et vous asseurez qu’en parlant de Maïr momen, et Mair pochi, il vous en baillera des plus vertes et plus cornues.

Que dirons-nous aussi de ce que s’escarmouchant si fort en sa Cosmographie contre ceux qui appellent ceste terre d’Amerique Inde Occidentale, à laquelle il veut que le nom de France Antarctique, qu’il dit luy avoir premierement imposé, demeure, combien qu’ailleurs il attribue ceste nomination à tous les François qui arriverent en ce payslà avec Villegagnon, l’a toutesfois luy mesure en plusieurs endroits nommée Inde Amérique ? Somme, quoy qu’il ne soit pas d’accord avec soy-mesme, tant y a qu’à voir les censures, refutations et corrections qu’il fait és ceuvres d’autruy, on diroit que tous ont esté nourris dans des bouteilles, et qu’il n’y a que le seul Thevet qui ait tout veu par le trou de son chaperon de Cordelier. Et m’asseure bien que si en lisant ceste mienne histoire, il y voit quelques traits des choses par luy tellement quellement touchées, qu’incontinent, suyvant son style accoustumé, et la bonne opinion qu’il a de soy, il ne faudra pas de dire : Hà, tu m’as desrobé cela en mes escrits. Et de faict, si Belle Forest, non seulement Cosmographe comme luy, mais qui outre cela à sa louange avoit couronné son livre des Singularitez d’une belle Ode, n’a peu neantmoins eschapper que Thevet par mespris, ne l’ait une infinité de fois appelé en sa Cosmographie, pauvre Philosophe, pauvre Tragique, pauvre Comingeois ; puis, di-je, qu’il ne peut souffrir qu’un personnage, qui mesme au reste aussi à propos que luy, s’estomaque si souvent contre les Huguenots luy soit parangonné, que doy-je attendre, moy qui avec ma foible plume ay osé toucher un tel Collosse ? Tellement que, m’estant advis que, comme un Goliath me maudissant par ses dieux, je le voye desja monter sur ses ergots, je ne doute point, quand il verra que je luy ay un peu icy descouvert sa mercerie, que baaillant pour m’engloutir, mesme employant les Canons du Pape, il ne fulmine à l’encontre de moy et de mon petit labeur. Mais quand bien pour me venir combatre il devroit, en vertu de son sainct François le jeune, faire resusciter Quoniambegue avec ses deux pieces d’artilleries sur ses deux espaules toutes nues, comme d’une façon ridicule (pensant faire accroire que ce sauvage, sans crainte de s’escorcher, ou plustost d’avoir les espaules toutes entieres emportées du reculement des pieces, tiroit en ceste sorte) il l’a ainsi fait peindre en sa Cosmographie : tant y a qu’outre la charge qu’en le repoussant je luy ay jà faite, encores deliberé-je, non seulement de l’attaquer cy apres en passant, mais, qui plus est, l’assaillir si vivement, que je luy rascleray et reduiray à neant ceste superbe Ville Henry, laquelle fantastiquement il nous avoit bastie en l’air, en l’Amerique. Mais en attendant que je face mes approches, et que, puisqu’il est adverti, il se prepare pour soustenir vaillamment l’assaut ou se rendre, je prieray les lecteurs, qu’en se resouvenant de ce que j’ay dit ci dessus, que les impostures de Thevet contre nous ont esté cause en partie de me faire mettre ceste histoire de nostre voyage en lumiere, ils m’excusent si en ceste preface, l’ayant conveincu par ses propres escrits, j’ay esté un peu long à le rembarrer. Surquoy je n’insisteray pas d’avantage, encor que depuis ma premiere impression on m’ait adverti que Thevet cerchoit des memoires pour escrire contre moy ; mesmes quelques-uns de ceux qui se disent de nostre Religion luy en avoyent voulu bailler : enquoy, si ainsi est, ils monstrent le bon zele qu’ils y ont. Car, comme j’ay dit ailleurs, n’ayant jamais veu Thevet, que je sache, ny receu desplaisir de luy pour mon particulier, ce que je l’ay contredit en ceste histoire est seulement pour oster le blasme qu’il avoit voulu mettre sus à l’Evangile, et à ceux qui de nostre temps l’ont premierement annoncée en la terre du Bresil.

Ce qui servira aussi pour respondre à cest Apostat Matthieu de Launay, lequel au second livre qu’il a fait, pour mieux descouvrir son Apostasie, a esté si impudent d’escrire, qu’encor qu’il ne fust question de la Religion, les ministres n’ont laissé de mordre en leurs escrits les plus excellens personnages de nostre temps, entre lesquels il met Thevet : qui neantmoins à l’endroit où je l’ay principalement refuté, s’estoit sans occasion, directement et formellement attaché à la Religion reformée et à ceux qui en font profession. Parquoy que cest effronté de Launay, qui au lieu que j’ay allegué, m’appellant belistre (pour me bien cognoistre, dit-il, en quoy derechef il ment impudemment, car je n’eu jamais accez à luy, ni semblablement luy à moy, dont je loue Dieu) est luy-mesme delaissant Jesus Christ la fontaine d’eau vive, retourné boire és cysternes puantes du Pape, et caymander en sa cuisine, se mesle seulement de la defendre jusques à ce que luy et ses semblables (qui ont mal senti de la foy, dira-on finalement) y soyent du tout eschaudez, apres que on se sera servi d’eux par ce moyen, miserables devant Dieu et devant les hommes. Ainsi donc, pour conclure ce propos, que Thevet responde, s’il en a envie, si ce que j’ay dit contre luy est vray ou non : car c’est là le poinct, et non pas à la façon des mauvais plaideurs, esgarer la matiere en s’informant qui je suis, combien que par la grace de Dieu (sans faire comparaison) j’aille aussi hardiment partout la teste levée qu’il sçauroit faire, quelque Cosmographe qu’il soit l’asseurant, s’il met en avant autre chose que la verité, de luy opposer des raisons si fermes que mettant tousjours ses propres escrits au devant, il ne faudra pas traverser jusques en l’Amerique pour faire juger à chacun quels ils sont.

Semblablement et tout d’un fil, je prie que nul ne se scandalize de ce que, comme si je voulois resveiller les morts, j’ay narré en ceste histoire quels furent les deportemens de Villegagnon en l’Amerique pendant que nous y estions : car outre ce que cela est du sujet que je me suis principalement proposé de traitter, assavoir monstrer à quelle intention nous fismes ce voyage, je n’en ay pas dit à peu pres de ce que j’eusse fait, s’il estoit de ce temps en vie.

Au surplus, pour parler maintenant de mon faict, parce premierement que la Religion est l’un des principaux poincts qui se puisse et doive remarquer parmi les hommes, nonobstant que bien au long ci-apres au seiziesme chapitre je declare quelle est celle des Toüoupinambaoults sauvages Ameriquains, selon que je l’ay peu comprendre : toutesfois d’autant que, comme il sera là veu, je commence ce propos par une difficulté dont je ne me puis moy-mesme assez esmerveiller, tant s’en faut que je la puisse si entierement resoudre qu’on pourroit bien desirer, dés maintenant je ne lairray d’en toucher quelque chose en passant. Je diray donc qu’encores que ceux qui ont le mieux parlé selon le sens commun, ayent non seulement dit, mais aussi cogneu, qu’estre homme et avoir ce sentiment, qu’il faut donc dependre d’un plus grand que soy, voire que toutes creatures sont choses tellement conjointes l’une avec l’autre, que quelques differens qui se soyent trouvez en la maniere de servir à Dieu, cela n’a peu renverser ce fondement, Que l’homme naturellement doit avoir quelque religion vraye ou fausse, si est-ce neantmoins qu’apres que d’un bon sens rassis ils en ont ainsi jugé, qu’ils n’ont pas aussi dissimulé, quand il est question de comprendre à bon escient à quoy se renge plus volontiers le naturel de l’homme, en ce devoir de religion, qu’on apperçoit volontiers estre vray ce que le Poete Latin a dit, assavoir :


Que l’appetit bouillant en l’homme
Est son principal Dieu en somme.


Ainsi pour appliquer et faire cognoistre par exemple ces deux tesmoignages en nos sauvages Ameriquains, il est certain en premier lieu, que nonobstant ce qui leur est de particulier, il ne se peut nier qu’eux estans hommes naturels, n’ayent aussi ceste disposition et inclination commune à tous : assavoir d’apprehender quelque chose plus grande que l’homme, dont depend le bien et le mal, tel pour le moins qu’ils se l’imaginent. Et à cela se rapporte l’honneur qu’ils font à ceux qu’ils nomment Caraibes, dont nous parlerons en son lieu, lesquels ils cuident en certaines saisons leur apporter le bon heur ou le mal heur. Mais quant au but qu’ils se proposent pour leur contentement et souverain poinct d’honneur, qui est, comme je monstreray parlant de leurs guerres et ailleurs, la poursuite et vengeance de leurs ennemis, reputant cela à grand gloire, tant en ceste vie que apres icelle (tout ainsi qu’en partie ont fait les anciens Romains) ils tiennent telle vengeance et victoire pour leur principal bien : bref selon qu’il sera veu en ceste histoire, au regard de ce qu’on nomme Religion parmi les autres peuples, il se peut dire tout ouvertement que, non seulement ces pauvres sauvages n’en ont point, mais qu’aussi s’il y a nation qui soit et vive sans Dieu au monde, ce sont vrayement eux. Toutesfois en ce poinct sont-ils peut-estre moins condamnables : c’est qu’en advouant et confessant aucunement leur malheur et aveuglissement (quoy qu’ils ne l’apprehendent pour s’y desplaire, ni cercher le remede quand mesme il leur est presenté) ils ne font semblant d’estre autres que ce qu’ils sont.

Touchant les autres matieres, les sommaires de tous les chapitres mis au commencement du livre montrent assez quelles elles sont : comme aussi le premier chapitre declare la cause qui nous meut de faire ce voyage en l’Amerique. Ainsi suivant ce que je promettois en la premiere edition, outre les cinq diverses figures d’hommes sauvages qui y sont, nous en avons encor adjousté quelques-unes pour le plaisir et contentement des lecteurs : et n’a pas tenu à moy qu’il n’y en ait davantage, mais l’Imprimeur n’a voulu pour ceste fois fournir à tant de frais qu’il eust fallu faire pour la taille d’icelles.

Au reste, n’ignorant pas ce qui se dit communément assavoir que parce que les vieux et ceux qui ont esté loin, ne peuvent estre reprins, ils se licencient et donnent souvent congé de mentir : je diray là dessus en un mot, que tout ainsi que je hay la menterie et les menteurs, aussi s’il se trouve quelqu’un qui ne vueille adjouster foy à plusieurs choses, voirement estranges, qui se liront en ceste histoire, qu’il sache quel qu’il soit, que je ne suis pas pour cela deliberé de le mener sur les lieux pour les luy faire voir. Tellement que je ne m’en donneray non plus de peine que je fais de ce qu’on m’a dit qu’aucuns doutent de ce que j’ay escrit et fait imprimer par ci-devant du siege et de la famine de Sancerre : laquelle cependant (comme il sera veu) je puis asseurer n’avoir encores esté si aspre, bien plus longue toutesfois, que celle que nous endurasmes sur mer à nostre retour en France au voyage dont est question. Car si ceux dont je parle n’adjoustent foy à ce qui, au veu et sceu de plus de cinq cens personnes encores vivantes, a esté fait et pratiqué au milieu et au centre de ce royaume de France, comment croiront-ils ce qui non seulement ne se peut voir qu’à pres de deux mille lieues loin du pays où ils habitent, mais aussi choses si esmerveillables et non jamais cognues, moins escrites des Anciens, qu’à peine l’experience les peut-elle engraver en l’entendement de ceux qui les ont veuës ? Et de faict, je n’auray point honte de confesser ici, que depuis que j’ay esté en ce pays de l’Amerique, auquel, comme je deduiray, tout ce qui s’y voit, soit en la façon de vivre des habitans, forme des animaux et en general en ce que la terre produit, estant dissemblable de ce que nous avons en Europe, Asie et Afrique, peut bien estre appelé monde nouveau, à nostre esgard : sans approuver les fables qui se lisent és livres de plusieurs, lesquels, se fians aux rapports qu’on leur a faits, ou autrement, ont escrit choses du tout fausses, je me suis retracté de l’opinion que j’ay autresfois eue de Pline, et de quelques autres descrivans les pays estranges, parce que j’ay veu des choses aussi bigerres et prodigieuses qu’aucunes qu’on a tenues incroyables dont ils font mention.

Pour l’esgard du stile et du langage, outre ce que j’ay jà dit ci-devant que je cognoissois bien mon incapacité en cest endroit, encore sçay-je bien, parce qu’au gré de quelques-uns je n’auray pas usé de phrases ni de termes assez propres et signifians pour bien expliquer et representer tant l’art de navigation que les autres diverses choses dont je fay mention, qu’il y en aura qui ne s’en contenteront pas : et nommément nos François, lesquels ayans les oreilles tant delicates et aymans tant les belles fleurs de Rhetorique, n’admettent ni ne reçoivent nuls escrits, sinon avec mots nouveaux et bien pindarizez. Moins encores satisferay-je à ceux qui estiment tous livres non seulement pueriles, mais aussi steriles, sinon qu’ils soyent enrichis d’histoires et d’exemples prins d’ailleurs : car combien qu’à propos des matieres que je traite j’en eusse peu mettre beaucoup en avant, tant y a neantmoins qu’excepté l’historien des Indes Occidentales, lequel (parce qu’il a escrit plusieurs choses des Indiens du Peru conforme à ce que je di de nos sauvages Ameriquains) j’allegue souvent, je ne me suis que bien rarement servi des autres. Et de faict, à mon petit jugement, une histoire, sans tant estre parée des plumes d’autruy, estant assez riche quand elle est remplie de son propre suject, outre que les lecteurs, par ce moyen, n’extravagans point du but pretendu par l’auteur qu’ils ont en main, comprennent mieux son intention : encore me rapporté-je à ceux qui lisent les livres qu’on imprime journellement, tant des guerres qu’autres choses, si la multitude des allegations prinses d’ailleurs, quoy qu’elles soyent adaptées és matieres dont est question, ne les ennuyent pas. Sur quoy cependant, à fin qu’on ne m’objecte qu’ayant ci-dessus reprins Thevet, et maintenant condamnant encor ici quelques autres, je commets neantmoins moy-mesme telles fautes : si quelqu’un, di-je, trouve mauvais que, quand ci-apres je parleray de la façon de faire des sauvages (comme si je me voulois faire valoir), j’use si souvent de ceste façon de parler, Je vis, je me trouvay, cela m’advint, et choses semblables, je respon, qu’outre (ainsi que j’ay touché) que ce sont matieres de mon propre sujet, qu’encores, comme on dit, est-ce cela parlé de science, c’est à dire de veuë et d’experience : voire diray des choses que nul n’a possible jamais remarquées si avant que j’ay faict, moins s’en trouve-il rien par escrit. J’enten toutesfois, non pas de toute l’Amerique en general, mais seulement de l’endroit où j’ay demeuré environ un an : assavoir sous le tropique de Capricorne entre les sauvages nommez Touoüpinambaoults. Finalement asseurant ceux qui aiment mieux la verité dite simplement que le mensonge orné et fardé de beau langage, qu’ils trouveront les choses par moy proposées en ceste histoire non seulement veritables, mais aussi aucunes, pour avoir esté cachées à ceux qui ont precedé nostre siecle, dignes d’admiration : je prie l’Eternel, auteur et conservateur de tout cest univers, et de tant de belles creatures qui y sont contenues, que ce mien petit labeur reussisse à la gloire de son sainct nom, Amen.