Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil/01


CHAPITRE PREMIER


Du motif et occasion qui nous fit entreprendre ce lointain voyage
en la terre du Bresil.


D’autant que quelques Cosmographes et autres historiens de nostre temps ont jà par cy devant escrit de la longueur, largeur, beauté et fertilité de ceste quatriesme partie du monde appelée Amerique ou terre du Bresil : ensemble des isles proches et terres continentes à icelle, du tout incognues aux anciens : mesmes de plusieurs navigations qui s’y sont faites depuis environ octante ans qu’elle fut premierement descouverte : sans m’arrester à traiter cest argument au long ny en general, mon intention et mon sujet sera en ceste histoire, de seulement declarer ce que j’ay pratiqué, veu, ouy et observé tant sur mer, allant et retournant, que parmi les sauvages Ameriquains, entre lesquels j’ay frequenté et demeuré environ un an. Et à fin que le tout soit mieux cogneu et entendu d’un chacun, commençant par le motif qui nous fit entreprendre un si fascheux et lointain voyage, je diray briefvement quelle en fut l’occasion.

L’an 1555. un nommé Villegagnon Chevalier de Malte, autrement de l’Ordre qu’on appele de S. Jean de Jerusalem, se faschant en France, et mesme ayant receu quelque mescontentement en Bretagne, où il se tenoit lors, fit entendre en divers endroits du Royaume de France à plusieurs notables personnages de toutes qualitez, que dés long temps il avoit non seulement une extreme envie de se retirer en quelque pays lointain, où il peust librement et purement servir à Dieu selon la reformation de l’Evangile : mais qu’aussi il desiroit d’y preparer lieu à tous ceux qui s’y voudroyent retirer pour eviter les persecutions : lesquelles de fait estoyent telles qu’en ce temps-là plusieurs personnages, de tout sexe et de toutes qualitez, estoyent en tous les endroits du Royaume de France, par Edits du Roy et par arrests des Cours de Parlemens, bruslez vifs, et leurs biens confisquez pour le faict de la Religion.

Declarant en outre Villegagnon tant de bouche à ceux qui estoyent près de luy, que par lettres qu’il envoyoit à quelques particuliers, qu’ayant ouy parler, et faire tant de bons recits à quelques-uns de la beauté et fertilité de la partie en l’Amerique, appelée terre du Bresil, que pour s’y habituer et effectuer son dessein, il prendroit volontiers ceste route et ceste brisée. Et de fait sous ce pretexte et belle couverture, ayant gagné les coeurs de quelques grans seigneurs de la Religion reformée, lesquels menez de mesme affection qu’il disoit avoir, desiroyent trouver telle retraite : entre iceux feu d’heureuse memoire messire Gaspard de Coligny Admiral de France, bien veu, et bien venu qu’il estoit auprès du Roy Henry 2. lors regnant, luy ayant proposé que si Villegagnon faisoit ce voyage il pourroit descouvrir beaucoup de richesses et autres commoditez pour le profit du Royaume, il luy fit donner deux beaux navires equipez et fournis d’artillerie : et dix mille francs pour faire son voyage.

Ainsi Villegagnon avec cela avant que sortir de France, ayant fait promesse à quelques personnages d’honneur qui l’accompagnerent qu’il establiroit le pur service de Dieu au lieu où il resideroit, après qu’au reste il se fut pourveu de matelots et d’artisans qu’il mena avec luy, au mois de Mai audit an 1555. il s’embarqua sur mer, où il eut plusieurs tormentes et destourbiers, mais enfin, nonobstant toutes difficultez, en Novembre suyvant il parvint audit pays.

Arrivé qu’il y fut, il descendit, et se pensa premierement loger sur un rocher à l’embouscheure d’un bras de mer, et riviere d’eau salée, nommée par les sauvages Ganabara, laquelle (comme je la descriray en son lieu) demeure par les vingt-trois degrez au delà de l’Equateur : assavoir droit sous le Tropique de Capricorne : mais les ondes de la mer l’en chasserent. Ainsi estant contraint de se retirer de là, il s’avança environ une lieuë tirant sur les terres, et s’accommoda en une Isle auparavant inhabitable : en laquelle ayant deschargé son artillerie et ses autres meubles, à fin qu’il y fust en plus grande seurté, tant contre les sauvages, que contre les Portugais, qui voyagent, et ont jà tant de forteresses en ce pays-là, il fit commencer d’y bastir un fort.

Or de là, feignant tousjours de brusler de zele d’avancer le regne de Jesus Christ, et le persuadant tant qu’il pouvoit à ses gens : quand ses navires furent chargées et prestes de revenir en France, il escrivit et envoya dans l’une d’icelles expressément homme à Geneve, requerant l’Eglise et les Ministres dudit lieu de luy ayder et le secourir autant qu’il leur seroit possible en ceste sienne tant saincte entreprinse. Mais sur tout, à fin de poursuyvre et advancer en diligence l’oeuvre qu’il avoit entreprins, et qu’il desiroit, disoit-il, de continuer de toutes ses forces, il prioit instamment, non seulement que on luy envoyast des Ministres de la parole de Dieu : mais aussi pour tant mieux reformer luy et ses gens, et mesme pour attirer les sauvages à la cognoissance de leur salut, que quelques nombres d’autres personnages bien instruits en la Religion Chrestienne accompagnassent lesdits Ministres pour l’aller trouver.

L’Eglise de Geneve ayant receu ses lettres, et ouy ses nouvelles, rendit premierement graces à Dieu de l’amplification du regne de Jesus Christ en pays si lointain, mesme en terre si estrange, et parmi une nation laquelle voirement estoit du tout ignorante le vray Dieu.

Et pour satisfaire à la requeste de Villegagnon, apres que feu Monsieur l’Admiral, auquel pour le mesme effect il avoit aussi escrit, eut sollicité par lettres Philippe de Corguilleray sieur du Pont (qui s’estoit retiré près de Geneve, et qui avoit esté son voisin en France près Chastillon sur Loing) d’entreprendre le voyage pour conduire ceux qui se voudroyent acheminer en ceste terre du Bresil vers Villegagnon : ledit sieur du Pont en estant aussi requis par l’Eglise et par les Ministres de Geneve, quoy qu’il fust jà vieil et caduc, si est-ce que pour la bonne affection qu’il avoit de s’employer à un si bon oeuvre, postposant, et mettant en arriere tous ses autres affaires, mesmes laissant ses enfants et sa famille de si loin, il accorda de faire ce qu’on requeroit de luy.

Cela faict, il fut question en second lieu de trouver des Ministres de la parole de Dieu. Partant, après que du Pont et autres siens amis en eurent tenu propos à quelques escoliers, qui pour lors estudioyent en Theologie à Geneve : entre autres maistres Pierre Richier, jà aagé pour lors de plus de cinquante ans, et Guillaume Chartier luy firent promesse, qu’en cas que par la voye ordinaire de l’Eglise on cogneust qu’ils fussent propres à ceste charge, ils estoyent prests de s’y employer. Ainsi apres que ces deux eurent esté presentez aux Ministres dudit Geneve, qui les ouyrent sur l’exposition de certains passages de l’Escriture saincte, et les exhorterent au reste de leur devoir, ils accepterent volontairement, avec le conducteur du Pont, de passer la mer pour aller trouver Villegagnon, à fin d’annoncer l’Evangile en l’Amerique.

Or restoit-il encore à trouver d’autres personnages instruits és principaux poincts de la foy : mesmes, comme Villegagnon mandoit, des artisans expers en leur art : mais parce que pour ne tromper personne, outre que du Pont declairoit le long et fascheux chemin qu’il convenoit faire : assavoir environ cent cinquante lieuës par terre, et plus de deux mille lieuës par mer, il adjoustoit, qu’estant parvenu en ceste terre d’Amerique, il se faudroit contenter de manger au lieu de pain, d’une certaine farine faite de racine, et quant au vin, nulles nouvelles, car il n’y en croist point : bref, qu’ainsi qu’en un nouveau monde (comme la lettre de Villegagnon chantoit) il faudroit là user de façons de vivre, et de viandes du tout differentes de celle de nostre Europe. Tous ceux, di-je, qui aymans mieux la theorique que la pratique de ces choses, n’ayans pas volonté de changer d’air, d’endurer les flots de la mer, la chaleur de la Zone Torride, ny de veoir le Pole Antarctique, ne voulurent point entrer en lice, ni s’enroller et s’embarquer en tel voyage.

Toutesfois apres plusieurs semonces et recerches de tous costez, ceux-cy, ce semble, plus courageux que les autres, se presenterent pour accompagner du Pont, Richier et Chartier : assavoir Pierre Bordon, Matthieu Vernevie, Jean du Bordel, André la Fon, Nicolas Denis, Jean Gardien, Martin David, Nicolas Raviquet, Nicolas Carmeau, Jaques Rousseau, et moy Jean de Lery : qui tant pour la bonne volonté que Dieu m’avoit donnée dès lors de servir à sa gloire, que curieux de voir ce monde nouveau, fus de la partie : tellement que nous fusmes quatorze en nombre, qui pour faire ce voyage partismes de la cité de Geneve le dixiesme de Septembre, en l’année 1556.

Nous tirasmes et allasmes à Chastillon sur Loing, auquel lieu ayans trouvé Monsieur l’Admiral, non seulement il nous encouragea de plus en plus de poursuyvre nostre entreprinse, mais aussi, avec promesse de nous assister pour le faict de la marine, nous mettant beaucoup de raisons en avant, il nous donna esperance que Dieu nous feroit la grace de voir les fruicts de nostre labeur. Nous nous acheminasmes de là à Paris, où durant un mois que nous y sejournasmes, quelques Gentils-hommes et autres estans advertis pourquoy nous faisions ce voyage, s’adjoignirent à nostre compagnie. De là nous passasmes à Rouen, et tirans à Honfleur, port de mer, qui nous estoit assigné au pays de Normandie, y faisans nos preparatifs, et en attendans que nos navires fussent prestes à partir, nous y demeurasmes environ un mois.

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