J. Hetzel (p. 231-246).


CHAPITRE XV

L’IRRIGATION


Consolons-nous pourtant : dans l’avenir que nous prépare l’exploitation scientifique de la terre et de ses richesses, la première utilité du ruisseau ne sera pas d’être une usine de chair vivante, une sorte de garde-manger économique. L’eau, qui entre pour une si large part dans tous les organismes, plantes et animaux, ne cessera de s’employer surtout, comme elle le fait actuellement, à nourrir le monde végétal de ses bords. Bue par toutes les racines qui trempent dans le ruisseau, l’eau, monte de pore en pore dans les interstices capillaire du sol, gonfle de sève des multitudes sans fin d’arbres et d’herbages, et sert ainsi indirectement à la nourriture de l’homme par les tubercules, les tiges, les feuilles, les fruits, les graines qu’elle développe. C’est principalement dans le travail agricole que le ruisseau se fait l’auxiliaire de l’humanité.

Après le soleil, qui renouvelle toutes choses par ses rayons, l’air, qui par ses vents et le mélange incessant des gaz est comme le souffle de la planète, l’eau du ruisseau est le principal agent de rénovation. Dans l’amour infini du changement qui nous possède, c’est avec ravissement que nous écoutons le récit des métamorphoses, surtout ceux d’entre nous qui sont encore enfants et que la connaissance des inflexibles lois ne trouble pas dans leur crédulité naïve. En lisant les Mille et une nuits, notre esprit se complaît à voir les génies se changer en vapeurs, ou les monstres naître d’une traînée de sang ; nous aimons à suivre les objets de la nature dans toutes les formes qu’ils affectent successivement, de même que dans l’air échauffé du désert nous discernons tantôt des palais à colonnades ou des armées en marche. Dans les fables de l’antiquité grecque, dans les mythes persans, dans les vieux chants indous, ce qui nous séduit aussi, ce sont les transformations de la pierre et de l’herbe, de l’animal, de l’homme et du dieu, symboles primitifs de l’enchaînement sans fin de la vie dans l’immense univers. De même, toute vieille tapisserie s’anime aux yeux de l’enfant et se peuple pour lui d’être vivants. Avec quelle foi simple ne regarde-t-il pas sur quelque toile éraillée l’image de Syrinx étendant les bras et déjà changée à demi en une touffe de roseaux, Procris prenant racine pour devenir peuplier, ou la nymphe Byblis se fondant en pleurs pour couler désormais sous forme de fontaine. Eh bien ! des changements pareils à ceux qu’inventèrent l’imagination enfantine des peuples et les fictions des poëtes ne cessent de s’accomplir dans le grand laboratoire de la nature ; seulement, c’est par un lent travail intérieur, par transitions graduelles et non par de soudains miracles que s’opèrent ces innombrables transmissions de vie entre tout ce qui meurt et tout ce qui renaît. La gouttelette d’eau se change en cellule de plante, elle se change en graine, puis en pain, et dans le corps de l’homme en parcelle de vie.

Il semble d’abord que le ruisseau ne puisse se transformer ainsi pour d’autres plantes que celles de ses rives. Sans doute, la végétation des berges qui aspire l’humidité par ses racines et boit par ses feuilles une vapeur abondante, est de beaucoup la plus vivace et la plus joyeuse ; les vergnes, les peupliers, les trembles poussent haut et droit, leur bois tout gonflé de jus tend l’écorce lisse et la fait craquer sous l’effort ; des herbes en touffes épaisses, des arbustes remplissent tous les interstices entre les troncs, le moindre espace vide est assiégé par des plantes désireuses de se rapprocher du ruisseau bienfaisant. Mais l’eau accomplit aussi son œuvre loin des rivages. Même pendant les sécheresses, elle suinte à grandes distances à travers les berges pierreuses et sablonneuses et pénètre dans le sous-sol où elle abreuve les radicelles des plantes ; après les pluies, quand le niveau du ruisseau s’élève, la percolation souterraine gagne et s’étend au loin sous les couches superficielles du sol des campagnes ; enfin, pendant les crues, les eaux débordées renouvellent la terre, la saturent d’humidité, et fournissent ainsi les éléments de vie à la multitude des végétaux.

Certes, le spectacle est triste des champs envahis par l’inondation. Les baies, baignées jusqu’à mi-hauteur, désignent encore les limites bien connues qui séparent la propriété de celle du voisin ; les arbres fruitiers, penchés en avant par le flot, trempent dans l’eau bourbeuse l’extrémité de leurs rameaux salis ; des courants, des remous ravinent le sol où croissaient les plus belles récoltes. Même sur le bord du lac temporaire, toutes les dépressions ouvertes par la charrue entre les sillons sont autant de fossés, et les ados se montrent seuls au-dessus de l’eau en longues rangées parallèles.

L’inondation, qui ruine ainsi l’espoir du paysan, est un grand malheur, et pourtant, dans ses eaux redoutées, le ruisseau apporte un trésor pour les années à venir : en détruisant la récolte de l’année présente, il dépose de la boue fertilisante qui nourrira les récoltes futures. Le sol de la plaine, constamment sollicité par le travail du laboureur, s’épuiserait bientôt si les rochers de la montagne, triturés et tamisés par le flot, ne s’étalaient en couches sur les campagnes pour en renouveler la fécondité. Ainsi que le montrent les sondages géologiques, la terre végétale et le sous-sol tout entier sont des alluvions successivement amenées de siècles en siècles et déposées sur les assises de la roche : aucune plante n’aurait pu germer dans la vallée si la montagne ne se délitait pas sans cesse, et si le ruisseau n’employait pas chaque année ces débris à fournir un nouvel aliment à la végétation de ses deux rives. Mais comment faire pour empêcher les eaux débordées de ravager les cultures et recueillir en même temps toutes les alluvions fertilisantes ? Comment régler les oscillations de niveau, de manière à en profiter sans avoir à en souffrir ? Encore bien peu nombreux sont les agriculteurs qui ont su résoudre ce problème, qui ont trouvé le moyen de dompter le ruisseau et d’en diriger à leur gré les eaux et la boue. En été, le courant n’est plus qu’un petit filet liquide, et le laboureur se plaint ; en d’autres saisons, au printemps et en automne, suivant les climats, le ruisseau déborde et le laboureur se plaint toujours.

D’ailleurs, il se plaindra toujours, et avec raison, tant qu’il n’aura pas su s’associer avec son voisin pour utiliser de concert les ressources que lui offre l’eau courante. Actuellement, l’exploitation de ces richesses se fait dans le plus grand désordre et presque au hasard, suivant les caprices des propriétaires riverains, et le résultat de ces disparates est trop souvent le désastre pour tous. L’un égoutte le sol de son domaine en le drainant par des canaux souterrains, et par ces apports grossit ainsi le volume du ruisseau ; un autre l’appauvrit au contraire en faisant des saignées à droite et à gauche pour arroser ses champs ; un autre encore abaisse le niveau moyen des eaux en nettoyant le fond et en détruisant les arêtes des rapides et des cascades, tandis que des usiniers relève la surface du courant en construisant des barrages. Ce sont des fantaisies contradictoires, des avidités en conflit, qui prétendent régler la marche du ruisseau. Que deviendrait un pauvre arbre, à quelles maladies monstrueuses ne serait-il pas condamné si, vivant encore, il était partagé entre plusieurs propriétaires, si des maîtres nombreux pouvaient exercer le droit d’us et d’abus, qui sur les racines, qui sur le tronc, les branches, les feuilles ou les fleurs ? Le ruisseau dans son ensemble peut être comparé à un organisme vivant comme celui de l’arbre. Lui aussi, de ses sources nombreuses à son embouchure, forme un tout harmonique avec ses fontaines, ses méandres, les oscillations régulières de ses eaux, et c’est un malheur public lorsque la série naturelle de ses phénomènes est troublée par l’exploitation capricieuses de riverains ignares. C’est grâce à la science et au concours des efforts aujourd’hui divisés que le ruisseau pourra rendre aux populations les services qu’elles en attendent. Richesse commune à tous, c’est le travail associé de tous qui le transformera pour les campagnes en une véritable artère de vie.

Déjà nombre de travaux de drainage, de colmatage, d’irrigation, exécutés çà et là sur les bords des cours d’eau, nous permettent de discerner, dans un avenir plus ou moins éloigné, quel sera le régime de notre ruisseau : d’avance, nous le suivons du regard avec la prévision que nous donne la science. Comme aux temps anciens, avant l’exploitation brutale de la forêt, des sapins et des hêtres entremêlés croîtront sur les flancs de la montagne où s’épanchent les premières eaux ; les racines saillantes, les mousses qui les recouvrent, les herbes qui les entourent et que la dent de la chèvre ne viendra plus arracher, arrêteront dans leur descente les gouttelettes de pluie et les filets de neige fondue ; au lieu de s’écouler en torrents d’une heure, l’eau suintera dans l’intérieur du sol pendant les pluies, et descendant lentement de pore en pore, reparaîtra dans le lit inférieur du ruisseau à l’époque des sécheresses. La portée moyenne du courant sera plus égale, et ne passera plus soudainement de la disette à la surabondance. Des ravins ne se creuseront plus sur les versants abrupts, et les prairies des vallons ne disparaîtront plus sous des amas de pierrailles. Des rigoles, placées en lignes parallèles sur les rondeurs alternativement saillantes et rentrantes des promontoires et des courbes, porteront la vie et feront germer les fleurs sur les pentes arides.

Il se pourrait que l’action régulatrice des forêts et l’emploi des eaux du torrent à l’irrigation des hautes prairies ne suffît pas à prévenir les crues soudaines lors de la chute des trombes. Mais on saura pourvoir à ce danger. La vallée n’offre pas la même largeur partout. En certains endroits son fond nivelé s’étale en forme de cercle ou d’ovale, à la place d’un ancien lac graduellement comblé par les alluvions ; ailleurs, les hauteurs rocheuses, qui s’élèvent à droite et à gauche du ruisseau, se rapprochent l’une de l’autre comme pour se rejoindre par une arête transversale, et ne restent séparées que par une étroite fissure, au fond de laquelle s’enfuit l’eau mugissante. C’est là que se trouvait autrefois la digue que venaient battre les flots du lac. Lors des grandes pluies, ce rempart arrêtait les eaux grossissantes, les forçait à s’étaler en amont à la base des collines et ne les déversait qu’à mesure sur les plaines inférieures par le jeu naturel de ses cascades. La nature, par son incessant travail, a fini par démolir ce barrage ; les troncs d’arbres, poussés comme des béliers par le courant, ont ébranlé la roche, l’eau s’est insinuée dans les fentes, et tôt ou tard le lac a pu se déverser entre les deux parois de la montagne ouverte. Eh bien ! ce lac, l’homme peut le créer à nouveau, en régler à son gré la hauteur, la surface, la contenance ; il peut dresser encore le barrage en calculant avec précision quelle doit en être la force pour résister à la pression des eaux de crue. Possesseur de ce lac artificiel et de ce rempart à vannes mobiles, le cultivateur devient ainsi le maître des pluies et des sécheresses ; il empêche les eaux soudaines des trombes de rouler en torrents dévastateurs sur les campagnes, il interdit au ruisseau de trop baisser de niveau pendant les chaleurs, et continue d’alimenter les canaux d’irrigation qui portent dans les champs la fraîcheur et la vie. Les alluvions qui s’amassent au fond du bassin lui serviront, en outre, à renouveler la vigueur de ses cultures, et, s’il le veut, il chargera lui-même le ruisseau de transporter tous ces débris sur le sol qui doit être fécondé. Espérons aussi puisque nous songeons à l’avenir et que nous suivons nos rêves, espérons que les ingénieurs préposés à la régularisation du ruisseau sauront faire du bassin d’alimentation, non pas un réservoir vulgaire aux plages malsaines et puantes, mais un lac charmant et pur, ombragé de grands arbres et bordé de plantes aquatiques. Que l’artiste, aussi bien que le laboureur, ait plaisir à contempler ces eaux descendues des montagnes !

Le vrai danger dans l’avenir, c’est que l’eau, considérée à bon droit par l’agriculteur comme le plus précieux de ses trésors, ne soit utilisé jusqu’à la dernière goutte. Au lieu de menacer les champs de ses ravages, le ruisseau, saigné par d’innombrables canaux d’irrigation, pourrait bien tarir complètement et laisser dans la disette les riverains de son cours inférieur. Tel est le malheur qui arrive déjà dans plusieurs contrées du Midi : en Provence, en Espagne, en Italie, en Indoustan. À son issue des montagnes, le ruisseau tapageur semble vouloir courir d’une traite jusqu’à l’océan ; il écume, il rage contre les pierres, il bondit de rapide en rapide, il emplit des vasques profondes d’un formidable azur. Comme un jeune homme entrant dans la vie et ne doutant de rien, il a devant lui l’espace immense et veut en profiter ; mais à droite, à gauche, de perfides barrages, de petites écluses enlèvent à son courant de minces filets d’eau, qui vont se ramifier au loin dans les jardins et les prairies. Appauvri d’écluse en écluse par tous ces emprunts, le ruisseau se transforme en ruisselet, son eau retardée se traîne en serpentant sur les galets, puis disparaît sous les sables, que le laboureur creuse de sa pioche pour recueillir encore les dernières gouttes du précieux liquide. À peine est-il arrivé dans les campagnes unies, que le joyeux fils des monts s’est évanoui.

Toutefois, en échappant à son lit, l’eau ruisselante, divisée en artères et en artérioles sans nombre, n’en travaille que mieux. Réduite en filets assez minces pour être bue au passager par les radicelles des plantes, elle entre d’autant plus facilement dans le torrent de la circulation végétale pour se changer en sève, puis en bois, en feuilles, en fleurs, et se répandre de nouveau dans l’atmosphère en se mêlant aux senteurs des corolles. Dans la plaine, transformée en un jardin immense, on ne voit d’eau nulle part, et pourtant c’est elle qui donne au gazon la fougue de croissance et la fraîcheur ; elle qui revêt les parterres de fleurs et les arbustes de feuillage ; elle multiplie les branches et prête ainsi aux avenues ombreuses cette profondeur de mystère qui nous charme. Sous une autre forme, c’est elle qui nous entoure et qui nous ravit. Çà et là, nous entendons à nos pieds un murmure argentin, comme un bruit de perles roulant sur le pavé : c’est le gazouillement de l’eau qui s’écoule dans un canal souterrain, et dont les reflets fugitifs nous apparaissent vaguement à travers les interstices des dalles. Près d’une maisonnette enfouie sous la verdure, un petit jet d’eau s’élance en aigrette balancée du vent, et les gouttelettes du brouillard irisé vont retomber au loin sur les fleurs en rosée de diamants.