J. Hetzel (p. 213-230).


CHAPITRE XIV

LA PÊCHE


Le ruisseau n’est pas seulement pour nous l’ornement le plus gracieux du paysage et le lieu charmant de nos jouissances, c’est aussi pour la vie matérielle de l’homme un réservoir d’alimentation, et son eau féconde nourrit des plantes et des poissons qui servent à notre subsistance. L’incessante bataille de la vie qui nous a fait les ennemis de l’animal des prairies et de l’oiseau du ciel excite aussi nos instincts contre les populations du ruisseau. En voyant la truite glisser dans le flot rapide comme un rayon de lumière, la plupart d’entre nous ne se contentent pas d’admirer la forme élancé de son corps et la merveilleuse prestesse de ses mouvements, ils regrettent aussi de ne pas avoir saisi l’animal dans son élan et de n’avoir pas la chance de le faire griller pour leur repas. Cette terrible bouche armée de dents qui s’ouvre au milieu de notre visage nous rend semblable au tigre, au requin, au crocodile. Comme eux nous sommes des bêtes féroces.

Dans les siècles d’autrefois, alors que nos ancêtres ignoraient encore l’art de cultiver le sol et de semer le grain nourricier pour le faire lever en épis, l’homme qui n’avait pas recours à l’anthropophagie n’avait, pour s’alimenter, d’autres ressources que les racines déterrées du sol, les pousses des herbes savoureuses, les cadavres d’animaux tués dans la forêt et le poisson saisi dans la mer ou les eaux courantes. Aussi, pressé par le besoin, avait-il acquis, comme pêcheur, une adresse qui nous eût semblé merveilleuse. Non moins habile que le brochet ou la loutre, il manquait rarement la proie qu’il avait visée. Immobile sur le bord, semblable à un tronc d’arbre, il attendait patiemment que le poisson passât à la portée de sa main, et soudain il l’avait saisi et lui écrasait la tête sur une pierre. De même les Indiens encore sauvages de l’Amérique percent à coup sûr le poisson du javelot qu’ils lancent de la rive ou du dard qui s’échappe de leur sarbacane.

D’ailleurs, les ruisseaux et les fleuves étaient jadis bien autrement riches en poissons qu’ils ne le sont de nos jours. Après avoir capturé dans l’eau courante toutes les proies nécessaires au repas de la famille, le sauvage satisfait laissait les milliers ou les millions d’œufs déposés sur le sable ou dans les joncs se développer en paix. Grâce à l’immense fécondité des espèces animales, les eaux étaient toujours peuplées, toujours exubérantes de vie. Mais l’homme, que les progrès de la civilisation ont rendu plus ingénieux, a trouvé moyen de détruire ces races prolifiques dont chaque femelle pourrait, en quelques générations, emplir toutes les eaux d’une masse de chair solide. Dans son imprévoyance avide, il a même exterminé en entier nombre d’espèces qui vivaient jadis dans les ruisseaux. Non-seulement il s’est servi de filets qui barrent la masse d’eau et en emprisonnent toute la population, il a eu aussi recours au poison pour détruire d’un coup des multitudes et faire une dernière capture plus abondante que les autres.

Toutefois, les vrais pêcheurs, ceux qui tiennent à honneur de s’appeler ainsi, réprouvent ces moyens honteux de destruction en masse qui ne demandent ni sagacité, ni connaissance des mœurs du gibier. D’ailleurs, par un contraste qui semble étrange au premier abord, le pêcheur aime toutes ces pauvres bêtes dont il s’est fait le persécuteur, il en étudie les habitudes et le genre de vie avec une sorte d’enthousiasme, il cherche à leur faire découvrir des vertus et de l’intelligence ; comme le chasseur qui parle des hauts faits du renard ou du sanglier, il s’exalte à raconter les finesses de la carpe et les ruses de la truite ; il les respecte presque comme des adversaires, il ne veut les combattre que de franc jeu et s’irrite que des braconniers indignes travaillent à en détruire la race.

Souvent, en me promenant le long du ruisseau, j’ai pu étudier à mon aise le pêcheur idéal, le tranquille pêcheur à la ligne, derrière lequel l’araignée tend paisiblement ses filets entre les branches. Il se serait bien passé de ma présence qui troublait ses rites religieux ; il ne tournait point la tête vers moi et ne faisait pas même un geste d’impatience, mais je sentais qu’il m’était hostile, et, de peur de soulever sa colère, je marchais sur l’herbe à pas étouffés, retenant mon haleine. Peu à peu, il ne voyait plus en moi qu’un trait de paysage comme une roche ou un tronc d’arbre, et moi, de mon côté, je pouvais l’admirer en conscience. Certes, il n’y a point de fraude en lui. C’est avec une foi sincère qu’il met son appât, qu’il jette sa ligne et pendant des minutes ou des heures attend qu’un poisson malavisé veuille bien mordre à son hameçon. Rien ne peut le détourner de son œuvre ; d’un regard aigu, il perce l’eau profonde ; il voit l’imperceptible reflet luire vaguement sur une nageoire mal enfouie dans le sable, il distingue la marche du vermisseau sous la vase, il pressent, à certains frémissements de l’eau, le poisson caché sous l’herbe et qu’il ne voit pas encore ; il interroge à la fois les rides et les remous, les stries du courant et les souffles de l’air ; attentif à tous les bruits, à tous les mouvements, il promène sa ligne sur le fond ou la fait voleter à la surface, suivant les conseils que lui donnent les génies de la nature assemblés autour de lui. En si bonne compagnie, que lui importent les profanes ! Il ne daigne seulement pas leur lancer un regard, bien mieux employé à deviner le poisson dans sa retraite. Un jour, un aéronaute, enchevêtré dans les cordages de la nacelle, à demi-asphyxié par le gaz qui s’échappait de son ballon dégonflé, tomba au beau milieu de la Seine, entre les deux rangées de pêcheurs, immobiles comme des statues le long des berges. Aucun ne bougea. Tandis que les bateliers détachaient à la hâte leurs canots pour opérer le sauvetage du naufragé, les pêcheurs persévérants restaient le bras en arrêt au-dessus des flots, espérant toujours la bienheureuse secousse qui devait les avertir de la capture désirée.

Du reste, nul homme n’a plus de fortitude que le pêcheur contre le mauvais destin. Les poissons ont beau refuser malicieusement de se laisser prendre, ils ont beau raser le hameçon sans le happer, l’homme à la ligne, silencieux et prudent comme un héron sur patte, n’en tient pas moins son bras tendu et son regard fixé ; il ne se lasse point ; en s’asseyant au bord de l’eau, il a laissé derrière lui les passions humaines de l’impatience et de la colère. Dévoué à son œuvre, il attend, même sans espoir. J’ai connu un pêcheur que la male chance avait toujours poursuivi. Il ne prenait ni truite, ni tanche, ni goujon. Fort de ses douloureuses expériences négatives, il affirmait même que la capture d’un poisson était impossible et que toutes les histoires de pêches, miraculeuses ou autres, étaient de l’invention des mystagogues et des romanciers. Et pourtant, dès qu’il avait une heure de répit, ce sceptique, cet homme dévoué au malheur, saisissait sa ligne et, sans désillusion, sans naïf regain d’espoir, il jetait son hameçon au milieu des poissons moqueurs qui se jouaient en rôdant autour de l’inoffensif appeau.

En revanche, il est des pêcheurs qui semblent fasciner le poisson, l’attirer invinciblement. Le public badaud qui les regarde croit qu’ils exercent une sorte de magnétisme sur leur proie comme la couleuvre sur la grenouille ; on raconte que truites et carpillons, entraînés en dépit d’eux-mêmes, vont mordre le hameçon fatal. Il n’en est point ainsi, car c’est à force de science que ces pêcheurs sont devenus pour nous des espèces de magiciens ordonnant aux victimes de marcher en procession vers le bout de leur ligne. S’ils attirent avec tant de succès le pauvre poisson hors de son nid d’herbes, c’est qu’ils connaissent tous les besoins, tous les appétits, toutes les ruses des bestioles et jusqu’à leurs tics particuliers ; à première vue, ils savent quel est le caractère de l’animal. En outre, ils ont appris par une longue expérience à combiner tous leurs mouvements ; le regard, le bras, la main, la ligne, intelligente elle aussi, agissent de concert.

Bien rares toutefois sont ces pêcheurs de génie, et l’adepte les reconnaît à je ne sais quel rayon émanant de leur être. En 1815, lorsque pour la deuxième fois, Paris, épuisé par quinze années de servitude militaire, entendait les canons prussiens rouler dans ses rues, deux hommes, insouciants de la cause publique, étaient tranquillement assis au bord de la Seine, la ligne à la main. Ils ne s’étaient jamais vus précédemment, mais chacun d’eux avait entendu célébrer la gloire d’un rival. Ils se reconnurent, sans même se regarder, en apercevant seulement du coin de l’œil avec quelle sûreté de geste était manœuvré l’instrument, avec quelle intelligence l’appât allait chercher le poisson.

— « Vous êtes le célèbre X..., sans doute ?

— Pour vous servir, et c’est au fameux Y..., n’est-ce pas, que j’ai l’honneur de répondre ? »

Grandville, caricaturiste souvent trop ingénieux, s’était imaginé de figurer les pensées intimes d’un pêcheur à la ligne, en montrant le pauvre homme avec la boîte osseuse ouverte et divisée en compartiments, suivant le système de Gall. Dans chacun des casiers cérébraux se tramait un crime affreux. Le pêcheur inoffensif, au visage si pur et plein de candeur, n’en songeait pas moins à perpétrer toutes les atrocités possibles. Sous la bosse de « l’acquisivité, » il forçait une serrure et volait des piles d’écus ; sous la protubérance de la « sécrétivité, » il écrivait un faux ; dans la case de la « combativité, » il assassinait un vieillard ; dans un autre recoin du crâne, il enlevait la femme de son ami ; que sais-je encore ? Toutes les monstruosités imaginables se rêvaient dans ce cerveau. Certainement, l’artiste calomniait le pêcheur à la ligne, en lui prêtant ces hallucinations criminelles ; tant qu’il a l’œil fixé et le bras raidi au-dessus de l’eau, l’honnête homme n’a point conscience des images fugitives, bonnes ou mauvaises, qui flottent dans sa cervelle ; il est fasciné par les vaguelettes qui brillent, par les fossettes qui se creusent, par l’eau qui lui sourit et le poisson qu’il attend.

C’est peut-être à cause de cette étrange fascination exercée sur le pêcheur par les eaux libres du ruisseau que l’art de la pisciculture a fait si peu de progrès depuis les temps anciens. Des hommes par millions cherchent à surprendre le poisson sauvage qui se joue dans le flot ; bien peu nombreux, relativement, sont ceux qui cherchent à élever leur proie en captivité, pour la saisir et la dévorer au moment qui leur convient. Dans tous les pays dits civilisés, la chasse n’est guère plus qu’un passe-temps, et la poursuite des bêtes sauvages a été remplacée par l’élève des animaux de boucherie. Seuls, les hommes de loisir ou de vanité qui cherchent à maintenir les traditions de leurs ancêtres ou à remplir l’oisiveté de leurs heures font de la chasse la principale occupation de leur vie ; mais, depuis des milliers d’années déjà, les peuples aryens ont, d’évolution en évolution, cessé d’être chasseurs et se sont mis à cultiver la terre en prenant à la fois pour compagnon et pour victime le bœuf descendant de cet urus sauvage qu’ils poursuivaient dans les forêts. De nos jours aussi, l’Indien Peau-Rouge, que l’Américain pousse devant lui et qui voit les troupeaux de bisons se disperser au bruit des locomotives sifflant dans les prairies, apprend à mettre le bœuf sous le joug et passe sans transition de l’état de chasseur à celui de cultivateur du sol et d’éleveur de bestiaux. Mais, pour l’exploitation de la faune des eaux, les hommes en sont encore presque partout, si ce n’est en Chine, dans ce pays des gens bien avisés, aux pratiques rudimentaires de la barbarie primitive. Ils ont remplacé la simple perche par une ligne plus flexible et plus gracieuse, ils ont appris à tordre des fils plus minces et plus forts, ils ont perfectionné les hameçons, imaginé des appâts qui remplacent les insectes et les vers, même ils ont modifié le régime des cours d’eau en adaptant aux cascades des espèces d’escaliers à gradins, par lesquels les poissons venus de la mer peuvent remonter au loin vers les sources des ruisseaux ; mais c’est d’une manière tout exceptionnelle encore qu’ils s’occupent de renfermer le poisson, de le féconder artificiellement, de le nourrir à la main et de manufacturer ainsi, par quintaux et par tonnes, de la chair de carpe, de tanche ou de truite, comme on fait de la viande de bœuf et de mouton.

Çà et là cependant des pêcheurs et des industriels ont tenté de remplacer la pêche par l’élève du poisson ; hommes de loisir pour la plupart, ils ont obtenu des résultats curieux très-utiles pour accroître notre connaissance des animaux et de leurs mœurs, mais à peu près insignifiants au point de vue économique. Dans une petite usine de pisciculture, cachée par les murailles d’un parc interdit au promeneur, j’ai pu me rendre compte de la science et de l’habileté profondes que devait avoir le bon éleveur de poisson pour réussir dans son œuvre sans le secours d’un budget quelconque ou de revenus opulents. Le pisciculteur est tenu de tout savoir et de tout prévoir. Il lui faut connaître la nature du fond et des eaux qui conviennent à chaque espèce de poisson ; il observe les phénomènes de l’air et les variations de la température pour saisir le moment favorable à l’extraction artificielle des œufs chez la femelle et de la laitance chez le mâle ; il cherche à régler l’impulsion du courant et à lui donner juste le degré de force calculé à l’avance ; il étudie les œufs au microscope pour en extraire tous ceux qui ne lui semblent pas avoir la couleur ou la transparence nécessaire ; il examine la laitance et la rejette si elle n’est pas suffisamment blanche et fluide. Que sais-je encore ? Il apprend à se servir d’une foule d’instruments délicats, il nettoie les œufs avec un pinceau, enlève les champignons malsains au moyen de pinces, se sert de pipettes pour transvaser la graine de boîte en boîte, construit des frayères artificielles pour les œufs qui s’attachent aux herbes ou aux branchilles. Pendant toute la durée de l’incubation, il lui faut veiller avec soin pour empêcher les ennemis de toute espèce, brochets, insectes ou champignons, d’attaquer la population naissante ; il mesure heure par heure le courant et la température convenables. Après l’éclosion, il lui faut savoir à temps nourrir les bestioles en leur donnant juste la pâtée qu’elles-mêmes auraient cherchée. Et puis, quand il aura fait toutes ces choses, il lui reste encore à prévenir ces choléras terribles qui tout à coup peuvent éclater dans sa couvée et l’exterminer en quelques jours.

Parmi les pisciculteurs, il en est qui réussissent à sauver ainsi de tout malheur le frai qu’ils veulent changer en gros poissons. À la vue de leur succès, quel triste retour n’a-t-on pas à faire sur les choses humaines, en songeant que tant de milliers et de millions d’enfants, bien constitués pour devenir des hommes, périssent encore au berceau, tués par l’ignorance et la misère ? Certes, les enfants nouveau-nés devraient nous tenir plus à cœur que les saumoneaux, les carpillons et tout le fretin possible, et cependant les épidémies les emportent en foule. Nos hospices d’enfants, bien autrement précieux que tous les établissements de pisciculture, ne sont guère, le plus souvent, que des vestibules du cimetière. Les œufs des truites et des tanches auraient-ils plus de valeur à nos yeux que les malheureux enfants confiés à la société par leurs parents sans ressources, et devons-nous les défendre avec plus de soin contre les chances de mort ?

Si jamais on arrive à domestiquer complètement les poissons d’eau douce et à manufacturer ainsi de la chair à volonté pour l’alimentation publique, certes il faudra s’en réjouir, puisque toutes les vies inférieures sont encore employées à sustenter la vie de l’homme ; mais on ne pourra s’empêcher de regretter le temps où tous ces animaux nageaient en liberté. En voyant les cours d’eau régularisés et munis de caisses quadrangulaires où les jeunes poissons s’engraissent et s’habituent à l’esclavage, nos descendants penseront avec une sorte de tristesse à nos ruisseaux encore indomptés. De même que le récit de la vie sauvage dans les forêts vierges nous enchante, de même ils subiront le charme quand on leur parlera de la libre rivière où des bandes errantes ramaient entre le courant en frétillant des nageoires et de la queue, où le poisson solitaire se dardait d’une rive à l’autre comme un rayon à peine entrevu, où des forêts d’herbes flottantes frémissaient incessamment avec la foule cachée qui les peuplait. Comparé au gardien de l’étable à poissons, le pêcheur abrité sous l’ombre discrète leur apparaîtra comme une sorte de Nemrod, comme un héros des anciens jours.