Librarie Hachette (p. 172-178).

VII

C’est au pays qu’il aurait fallu voir la joie des anciens justiciers, du prévôt, du lieutenant de police et des échevins destitués, lorsqu’ils apprirent le malheur du Champ de Mars. La satisfaction de ces gens était comme peinte sur leurs figures ; ils ne pouvaient la cacher. Le père Raphaël Manque, un respectable bourgeois de Phalsbourg, président de notre club, prononça sur ces choses un discours désolé, disant que Marat, Fréron, Desmoulins et d’autres gazetiers abominables, en dénonçant tout le monde, en représentant Lafayette, l’ami de Washington, comme un traitre, et Bailly, le président des états généraux au Jeu de paume, comme un imbécile, étaient cause de tout ; qu’à force de vous exciter et de vous agacer, ces gens vous faisaient perdre la tête, et qu’il ne fallait qu’un instant de colère pour causer les plus grands malheurs.

Voilà comment il expliquait l’affaire. Mais la joie de nos ennemis nous montrait que c’était bien autrement grave et que cela partait de plus haut.

En même temps commençaient les assemblées primaires pour nommer les députés de la législative ; la liste des citoyens actifs était affichée à la mairie ; et nous autres citoyens passifs, qui ne payions pas la valeur de trois journées de travail en contributions directes, nous n’avions pas le droit de voter comme en 89 ! pourtant nous payions vingt fois plus en contributions indirectes, sur le vin, l’eau-de-vie, la bière, le tabac, etc. ; nous étions des citoyens plus actifs par notre travail et notre dépense que les avares qui mettent toutes leurs économies en biens-fonds. Pourquoi donc cette différence ? Maître Jean lui-même disait alors :

« Ça va mal ! nos députés font des fautes… Beaucoup de patriotes, et des meilleurs, réclameront l’égalité par la suite. »

Les élections eurent lieu tout de même ; on nomma des gens riches, qui payaient au moins cent cinquante livres de contributions directes ; l’argent faisait tout maintenant ; l’instruction, le bon sens, le courage, l’honnêteté, ne venaient plus qu’en seconde ligne, et l’on pouvait même s’en passer.

Quelque temps après, pendant les récoltes, Chauvel nous écrivit que la constitution était finie, que le roi venait de l’accepter, et qu’ils allaient revenir à Phalsbourg, par le coche de la rue Coq-Héron. Huit jours après, maître Jean et moi, nous les attendions dans la cour du Bœuf-Rouge, de bon matin ; sur les huit heures, le coche tout blanc de poussière arriva ; nous embrassâmes Chauvel et Marguerite, avec quels cris de Joie, je n’ai pas besoin de vous le dire ; chacun doit se le figurer. Mon Dieu, que Marguerite était devenue grande !… C’était maintenant une femme, une belle brune, les yeux vifs et l’air malin. Ah ! c’était bien la fille du père Chauvel ; et quand elle sauta de la voiture en criant : « Michel ! » c’est à peine si j’osai la recevoir dans mes grosses mains de forgeron, et l’embrasser sur les deux joues, tant j’étais confondu d’admiration. Chauvel, lui, n’avait pas l’air changé du tout ; on aurait dit qu’il venait de faire un tour en Alsace ou en Lorraine, pour vendre ses petits livres ; il riait et disait :

« Eh bien ! maître Jean, nous voilà de retour, tout a marché. — Je suis content de toi, Michel, tes lettres m’ont fait bien plaisir. »

Quelle joie de les revoir ! quel bonheur de retourner aux Baraques, en portant le panier de Marguerite et marchant à côté d’elle ! Et là-bas, dans la grande salle des Trois-Pigeons, de l’aider à déballer les cadeaux qu’elle nous apportait de Paris : un grand bonnet à cocarde pour dame Catherine, des aiguilles en acier avec un bel étui pour Nicole, au lieu des anciennes aiguilles en bois ; et, pour la montre de Michel, de belles breloques rouges à la dernière mode, que je conserve dans mon secrétaire comme des louis d’or. Elles sont là dans une boîte… C’est vieux, c’est devenu jaune, et ça n’a pas même dû coûter cher en son temps ; Marguerite avait bien trop d’esprit pour me rapporter une chose de valeur ; elle savait que le moindre objet d’elle aurait du prix pour moi. Eh bien ! toutes fanées, toutes usées que sont aujourd’hui ces pauvres vieilles breloques, il faudrait encore un homme solide pour me les prendre ; je les défendrais comme un vieux sauvage : — C’est le premier cadeau de Marguerite ! — Elle avait alors dix-huit ans, j’en avais vingt-un ; nous nous aimions… Qu’est-ce que Je pourrais vous dire de plus ?

Mais une chose que je dois vous raconter en détail, c’est le discours que prononça Chauvel, le lendemain soir, à notre club. Il était bien fatigué ; il venait de passer six jours dans le coche ; naître Jean s’écriait :

« Mais, Chauvel, vous n’y pensez pas !… vous n’en pouvez plus… Il sera toujours temps demain, après-demain. »

Malgré tout, cet honnête homme ne voulut pas attendre ; il voulut rendre compte de son mandat tout de suite. Une quantité de gens vinrent des villages des environs, et voici ce que dit Chauvel ; j’ai conservé son discours : car je comprenais qu’il en valait la peine et que je serais content de le retrouver plus tard :

« Messieurs, la constitution que vous nous avez chargés d’établir est finie. Le roi l’accepte, il jure de l’observer. Cette constitution va donc nous gouverner tous : c’est la première loi de notre pays. J’ai fait mon possible pour la rendre bonne ; j’ai soutenu vos intérêts de toutes mes forces, et maintenant je viens vous rendre compte de mes votes à l’Assemblée nationale, comme c’est mon devoir ; car je n’ai jamais oublié que j’étais responsable envers vous du mandat que vous m’avez confié.

« Sans responsabilité, rien d’honnête ne peut s’accomplir. Quiconque nous charge de ses affaires à droit de nous demander des comptes. de viens donc vous rendre les miens. Si vous, vous êtes satisfaits, vous m’accorderez votre estime ; si je vous ai trompés, vous ne me devez que voire mépris. »

Alors plusieurs se mirent à crier : « Vive notre député Chauvel ; vive notre représentant ! » Mais lui parut contrarié ; ses lèvres se serrèrent, il étendit la main, comme pour dire : « Assez !… assez… » et quand on se tut il s’écria :

« Mes amis, méfiez-vous de cet enthousiasme sans réflexion, qui vous empêcherait de faire la différence d’un honnête homme avec un coquin. Si vous applaudissez tout le monde sans réfléchir, à quoi me sert d’avoir rempli mon devoir ? Vous feriez de même pour le premier intrigant venu. »

Mais, au lieu de l’écouter, les applaudissements redoublèrent, et lui, levant les épaules, dut en attendre là fin.

« Allons, fit-il, vous êtes satisfaits ; vous avez approuvé ma conduite sans la connaître. Qu’est-ce que vous direz ensuite, si vous n’êtes pas contents ? »

Il continua :

« Quand je vous quittai, le 10 avril 1789, la France était divisée en trois ordres : la noblesse, le clergé et le peuple, ou tiers état. Les deux premiers ordres avaient tous les biens, tous les bénéfices et tous les honneurs ; et vous, le dernier ordre, cent fois plus nombreux que les deux ensemble, vous aviez toutes les charges et toutes les misères.

« Chacun de vous se souvient de ce qu’il souffrait en ce temps ; des masses d’impôts qui l’accablaient, des avanies qu’il était forcé de supporter, et des horribles famines qui venaient le désoler tous les deux ou trois ans. C’était la honte, la ruine du pays, vous le savez, il est inutile d’en parler.

« Eh bien ! nous allons voir ce que l’Assemblée nationale à mis à la place : les avantages que nous avons remportés, et les quelques défauts qu’il a fallu laisser subsister dans cette constitution, bien malgré nous.

« Je ne puis pas vous parler en détail des deux mille cinq cents lois ou décrets que nous avons votés en vingt-huit mois ; mais je puis vous en donner les points principaux. Et d’abord les ordres sont abolis ; c’est le premier article de la constitution : ‹ Art. Ier. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. L’Assemblée nationale, voulant établir la constitution française sur les droits de l’homme, abolit irrévocablement les institutions qui blessent l’égalité des droits. Il n’y a plus ni noblesse, ni distinctions héréditaires, ni distinction d’ordres, ni régime féodal ni justices patrimoniales, nl aucun titre, ni aucun des ordres de chevalerie, corporations ou décorations, pour lesquels on exigeait des titres de noblesse, ni aucune supériorité que celle des fonctionnaires publics dans l’exercice de leurs fonctions. Il n’y a plus ni vénalite ni hérédité d’aucun office public. Il n’y a plus ni jurandes ni corporations de professions, arts et métiers.

« ‹ La loi ne reconnaît plus de vœux religieux, ni aucun autre engagement qui serait contraire au droit naturel. Elle déclare que tous les citoyens sont admissibles aux places et emplois publics, sans autre distinction que celle des vertus et des talents ; que toutes les contributions seront réparties entre tous les citoyens également, en proportion de leurs facultés ; que les mêmes délits seront punis des mêmes peines, sans aucune distinction de personnes. ›

« Tout cela, je l’ai voté : car à mes yeux l’égalité et la justice sont une seule et même chose. C’est le premier point ; et vous voyez que sous ce rapport vous n’avez plus rien à désirer.

« Le deuxième point, c’est la liberté. Tous les droits se tiennent ; ils s’appuient les uns sur les autres : si les citoyens n’avaient pas la liberté de parler, d’écrire, d’imprimer et de répandre leurs idées, à quoi leur servirait d’avoir des droits, puisqu’ils ne pourraient se plaindre, réclamer et forcer par la justice de leurs réclamations, entendues de la nation entière, les violateurs de leurs droits, de les respecter et même de réparer le tort commis à leur égard ? Toutes les lois seraient des lettres mortes ; le plus fort aurait toujours raison ; en vous mettant la main sur la bouche, il pourrait vous voler et vous égorger impunément dans un coin. Aussi la constitution garantit-elle à chacun, comme droits naturels et civils, la liberté de parler, d’écrire, d’imprimer ses pensées et de les répandre par tous les moyens.

« Après cela viennent les autres libertés : celle d’aller, de venir, de rester, de partir, sans pouvoir être arrêté, accusé, ni détenu, que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu’elle prescrit ; celle d’exercer le culte religieux qui nous convient ; la liberté d’adresser aux autorités constituées des pétitions signées individuellement ; la liberté de se réunir pour discuter les affaires de la nation ; enfin, la liberté de faire tout ce qui ne peut pas nuire au droit d’autrui ni à la sécurité publique.

« J’ai voté tout cela sans aucune exception : car si l’égalité est la justice même, la liberté est la garantie de la justice ; l’une n’existe pas sans l’autre.

« Le troisième point, c’est la fraternité. La constitution déclare qu’il sera créé et organisé un établissement général de secours publics, pour le soulagement des pauvres infirmes et des pauvres valides manquant de travail. Ce n’est plus à l’aumône qu’elle s’en rapporte ; la mendicité dégrade l’homme, elle lui fait perdre le sentiment de sa dignité ; elle l’abaisse, en le forçant de se courber devant son semblable : cela dégénère en bassesse ; la constitution ne veut plus de cela, c’est nuisible à la grandeur de la nation. Elle déclare donc que la bienfaisance n’est plus seulement une vertu individuelle, mais un devoir social.

« Mais, au point de vue de la charité, ou, pour mieux dire, de la solidarité des hommes réunis en société, il est un bienfait plus grand que tous les autres : l’instruction publique ; car, a dit le Christ, notre modèle à tous, ‹ l’homme ne vit pas seulement de pain, il vit d’esprit ! › La constitution, comprenant cette belle parole, déclare qu’il sera créé et organisé une instruction publique commune à tous les citoyens ; gratuite à l’égard des parties d’enseignement indispensables a tous, telles que la lecture, l’écriture et les éléments de calcul, et dont les établissements seront distribués dans un rapport combiné avec la division du royaume.

« Ainsi, messieurs, vous voyez que cette première partie de la constitution se résume en trois mots : Égalité, liberté, fraternité. C’est là le droit des personnes. Il restait à compléter les droits de notre pays pour les choses. Vous n’avez pas oublié qu’avant 89, de même qu’il existait des ordres de gens, il existait aussi des ordres de biens, des propriétés de toutes sortes : apanages, prairies, grands fiefs, fiefs simples, arrière-fiefs ou bénéfices communaux, censives, etc. Plus on était pauvre et misérable, plus votre morceau de terre était surchargé d’impôts ; plus vous étiez puissant, moins vos terres en étaient grevées. La constitution abolit toutes ces distinctions ; les impôts seront répartis également, et toutes les propriétés seront inviolables au même titre.

« De plus, la constitution attribue les biens ci-devant destinés à des services publics, tels que les glacis des places fortes, les rues, les promenades publiques et les monuments à la nation et non plus au roi. Elle met à la disposition de la nation, pour les vendre et payer ses dettes, ceux qui étaient affectés aux dépenses du culte commun, savoir : les prieurés, les abbayes, couvents et biens de toute sorte qui en dépendent. Donc, maintenant tout est en ordre ; et l’un de nos derniers décrets porte qu’il sera formé un code civil de lois, pour régler les rapports des personnes et des biens dans tout le royaume. Ce code civil complétera notre œuvre, en effaçant les dernières traces du droit romain et du droit coutumier, qui varient encore d’une province à l’autre et jettent la confusion au milieu de nous.

« Je ne vous parlerai pas aujourd’hui de notre droit public, de la nouvelle division du royaume, de la tenue des assemblées primaires et électorales, de la réunion des représentants en assemblée législative ; de la royauté, de la régence et des ministres ; des relations du Corps législatif avec le roi, de l’exercice du pouvoir exécutif ; des relations extérieures de la France : toutes ces parties sont réglées en détail par la Constitution. Mais ce qui nous regarde particulièrement, nous autres, ce qui nous intéresse ; non pas une fois tous les deux ans, mais toutes les heures de notre vie, c’est l’argent ! Aussi, pendant toute la durée de l’Assemblée nationale, je me suis toujours inquiété de votre argent et du mien, pour savoir ce qu’il deviendrait, qui le demanderait, qui le toucherait, qui l’aurait dans sa caisse, ee comment on le dépenserait, J’étais de toutes les commissions pour examiner ce chapitre, et je savais aussi que cela vous ferait plaisir, parce qu’on n’aime pas travailler pour des fainéants ; on n’aime pas que des pique-assiettes mangent ce que vous avez gagné ; cela vous révolte et vous dégoute. »

Alors, malgré les recommandations de Chauvel, toute la vieille halle éclata d’applaudissements, et lui-même ne put s’empêcher de sourire : car il avait touché la vraie corde, la corde sensible des paysans.

Maître Jean riait comme un bienheureux et disait :

« Ah ! qu’il a raison, et qu’il nous connaît bien tous ! »

Enfin, le tumulte s’étant apaisé, Chauvel continua :

« Autrefois, le pays entier était sous la mouvance du roi, notre seigneur et maître suprême, chef irresponsable de l’État ; nos terres et nos personnes étaient à lui ; ce qu’il voulait d’argent, les assemblées provinciales le votaient, quelquefois en faisant la grimace, mais elles le votaient ; les intendants et les collecteurs faisaient la répartition ; les conseils de paroisse, avec le sieur syndic, estimaient la part de chaque héritage roturier ; le pauvre peuple payait, et Sa Majesté n’avait pas de comptes à nous rendre. Eh bien, la constitution établit aujourd’hui que les contributions publiques seront délibérées et fixées chaque année par le Corps législatif, et qu’elles ne pourront subsister au delà du dernier jour de la session suivante. Vous voyez donc que c’est vous-mêmes qui fixerez à l’avenir les contributions que vous voudrez bien payer, puisque vous nommez les gens chargés de les consentir pour vous. Si vous envoyez des paysans, soyez sûrs qu’ils ne consentiront pas facilement à s’imposer eux-mêmes, avec vous, au profit des courtisans ; si vous en envoyez d’autres, ça vous regarde. Il existe d’honnêtes gens dans tous les états, mais il faut bien les connaître avant de les envoyer.

« Le Corps législatif devant être renouvelé tous les deux ans, les impôts ne peuvent subsister après ce terme, et, s’ils n’ont pas été votés de nouveau, personne n’a le droit de vous demander un liard. — Voilà ce qui fait la force de notre constitution ; du moment que le Corps législatif refuse les impôts, tout s’arrête, il faut que le roi cède.

« En outre, pour que vous autres, contribuables, vous puissiez bien voir si vos députés sont fidèles, s’ils ne sont pas trop coulants à donner votre argent, les comptes détaillés de la dépense devront être rendus publics, par la voie de l’impression, au commencement de chaque législature. Il en sera de même des états de recettes des diverses contributions et de tous les revenus publics. Ainsi, tout citoyen qui voudra s’inquiéter de ses propres affaires n’aura qu’à lire la gazette une fois par an ; il verra si son député défend bien les intérêts des contribuables, s’il vote les yeux fermés, ou s’il « Écoutez c’est la France qui parle ! » (Page 191.)
« Écoutez c’est la France qui parle ! » (Page 191.)
ne se soucie pas assez de ce chapitre. Alors, à moins d’être un imbécile, le citoyen saura

« Je crois qu’il était impossible d’organiser un meilleur contrôle. Reste à savoir si vous devez contents des dépenses : car la constitution porte que, sous aucun prétexte, les fonds nécessaires à l’acquittement de la dette nationale et au payement de la liste civile ne pourront être refusés ou suspendus. Pour la dette nationale, rien de plus juste, et j’ai voté oui ; une nation comme la France ne peut se laisser mettre en faillite, et ceux qui lui prêtent doivent savoir qu’il n’existe pas de meilleur placement dans le monde ; chacun de nous en répond jusqu’à son dernier liard, et nous serions indignés si nos représentants voulaient faire banqueroute pour nous, c’est clair !

« Mais, quant à la liste civile, pourquoi doit-elle passer avant tous les services de l’État ? Est-ce que nos juges, nos magistrats, nos administrations, nos soldats, ne doivent pas être aussi sûrs de leur payement que le roi ? Pourquoi le roi doit-il recevoir ses appointements avant ceux qui font l’existence de la nation ? Je n’en vois pas la raison. J’ai voté contre, et je regarde cela comme un défaut de notre constitution ; mais ne nous arrêtons pas là-dessus, c’est un petit défaut. Et d’ailleurs la constitution réserve à l’Assemblée legislative le droit de fixer, à la fin de chaque règne, Je montant de la liste civile pour le règne suivant. C’est un grand remède, et nous ne devons pas « C’est l’ouvrage de votre brave Nicolas qui vient de déserter. » (Page 196.)
« C’est l’ouvrage de votre brave Nicolas qui vient de déserter. » (Page 196.)
douter que nos représentants n’en fassent usage, lorsque par la suite les vieilles habitudes d’entretenir une foule de laquais, de valets et de courtisans, sera passée de mode à la cour, et que l’on comprendra combien il est triste d’appauvrir celui qui travaille, pour entretenir l’orgueil et la fainéantise des gens qui ne sont bons à rien, qu’à déshonorer l’espèce humaine.

« Oui, cela viendra avec le progrès du bon sens et de la justice ; mais, en attendant, je crois qu’après avoir traversé tant de misères, le peuple aurait tort de se plaindre. Nos conquêtes sont immenses ; nous avons enfin ce que nos malheureux pères ont demandé les mains au ciel pendant des siècles : nous avons des droits solidement établis et des armes pour les défendre ; au lieu d’être de pauvres animaux courbés sur la terre, nous sommes devenus des hommes.

« Et maintenant que nous avons pris le dessus, malgré les cris, malgré les injures et les calomnies de la race qui vivait à nos dépens, malgré ses ruses pour nous opposer les uns aux autres ; maintenant que ces honnêtes gens partent par milliers et qu’ils vont soulever le ciel et la terre contre nous, en Allemagne, en Angleterre, en Russie ; pendant que les autres, restés en France, abusent de la protection des lois et d’une religion de charité et de fraternité, pour soulever les populations ignorantes du Midi et de l’Ouest contre la constitution ; maintenant que ces bons Français préparent à la fois la guerre civile et l’invasion, pour rattraper leurs priviléges coûte que coût ! mes amis, je vous en conjure, tenons ferme ensemble ; mettons de côté nos divisions ; qu’il ne soit jamais question entre nous de citoyens actifs et de citoyens passifs ; c’est la seule loi tout à fait mauvaise que nos ennemis aient fait passer à l’Assemblée nationale, le seul grand défaut de notre constitution ; mais elle disparaîtra : les bourgeois comprendront bientôt que, seuls, ils seraient écrasés par le clergé et l’aristocratie ; et que, pour recueillir et surtout pour conserver les fruits de la victoire commune, il faut absolument qu’ils s’allient avec le peuple, et qu’ils effacent de leurs propres mains ces distinctions injustes de citoyens actifs et de citoyens passifs.

« Un dernier mot.

«Nous avons gagné, tâchons de conserver notre gain ; et pour cela, messieurs, que chacun se mette bien dans la tête qu’il est souverain, entendez-vous, souverain ! que tous les fonctionnaires, depuis le premier jusqu’au dernier, depuis le roi jusqu’au garde champêtre, sont établis, non pour leurs intérets particuliers ou pour l’intérêt d’une dynastie, mais pour le nôtre, à nous qui les avons nommés et qui travaillons pour les payer. Celui que je paye est mon serviteur. Voilà ce qu’il faut bien comprendre, voilà ce qu’il faut mettre dans l’esprit de nos enfants, voilà ce qui fera la force et la grandeur de notre pays. Et puis, disons aussi que chacun soit pour tous et que tous soient pour chacun. Ne laissons jamais violer les droits d’un de nos concitoyens ; s’il crie, s’il réclame, courons à sa défense comme on court au feu ; et si quelque fonctionnaire -aristocrate veut violer notre droit à nous, protestons, réclamons, appelons nos concitoyens à notre secours.

« Je vous le déclare franchement, celui qui laisse violer la loi dans sa personne est un lâche ; il mérite d’être foulé aux pieds et rattaché à la glèbe ; et celui qui ne vient pas au secours d’un citoyen qu’on opprime est un traître à la nation. Nous avons assez souffert de l’injustice et du bon plaisir pendant des siècles ; il est temps d’établir entre nous une grande assurance, de prendre la constitution pour base, et de regarder quiconque la viole comme notre plus dangereux ennemi. De cette façon nous serons heureux ; et quand toute l’Europe marcherait pour nous détruire, nous pourrons la regarder en face avec calme : un grand peuple qui défend ses droits fondés sur la justice et le bon sens est invincible, il peut défier l’univers. »

Après ce discours de Chauvel, dont tous les anciens de notre pays ont gardé le souvenir, on peut se figurer l’enthousiasme des patriotes. Le président Raphaël lui fit des remercîments publics ; on le reçut par acclamation membre du club ; et puis nous repartîmes pour les Baraques, vers dix heures, au moment où l’on sonnait le couvre-feu aux deux casernes.