Librarie Hachette (p. 164-172).

VI

Ainsi commença l’année 1791. Je mis mon frère Étienne en pension à Lutzelbourg, chez une vieille cardeuse de matelas, Gertrude Arnold, moyennant douze francs par mois. Il put suivre alors l’école de M. Christophe, et cet enfant n’a jamais cessé depuis de nous donner la plus grande satisfaction.

Maître Jean, durant ce mois de janvier, m’expliqua ce qu’il voulait ; je ne devais pas seulement surveiller la forge, mais encore inscrire dans son livre tout ce qui s’achetait et se vendait à l’auberge, parce que sa femme ne savait pas écrire. Je devais régler ses comptes, de sorte qu’en rentrant de la ferme, il n’eût qu’à jeter un coup d’œil au bas de la page, pour reconnaître l’état de ses affaires.

Ma mère, bien étonnée de ce qu’on avait osé lui résister dans notre baraque, semblait toute pensive ; et de temps en temps le père s’écriait :

« Ah ! maintenant je suis content… Tout va bien ! Pourvu que Mathurine trouve à se placer quelque part, chez d’honnêtes gens, nous n’aurons plus rien à souhaiter. »

J’y songeais aussi, mais en ce temps de troubles, les gens riches n’aimaient pas à se charger de nouveaux domestiques ; et puis je me sentais plus fier qu’autrefois, je n’aurais pas été content de voir ma sœur servante chez des gens de la ville. Ces choses sont naturelles, chacun les comprendra.

Nous étions donc heureux !

Malheureusement l’orage grandissait de jour en jour ; ces deux mois de janvier et de février sont le temps de la plus grande émigration. Alors le livre rouge courait toute la France ; on y voyait les pensions et gratifications scandaleuses qu’avaient reçues de nobles familles, et qui s’élevaient jusqu’à cinquante millions par an, lorsque les malheureux, accablés d’impôts, mouraient de faim. Le mépris de la nation forçait ces nobles à partir en foule ; toutes les routes étaient couvertes de leurs voitures, ils ne trouvaient pas assez de chevaux aux relais ; on entendait jour et nuit le flic-flac de leurs postillons. Quand les portes de la place étaient fermées après onze heures, ils faisaient le tour des remparts sans vouloir attendre l’arrivée du portier-consigne, le père Lebrun, pour leur ouvrir. Cela devenait même si fort que les patriotes commençaient à s’en inquiéter.

L’Assemblée nationale débattait la loi sur les passe-ports. Mirabeau criait que c’était une abomination de vouloir empêcher les gens d’aller et de venir ; mais les gardes citoyennes remplissaient tout de même leur service ; on interrogeait les émigrants, on leur demandait ce qu’ils allaient faire à Coblentz, à Constance, à Turin. Quand il ne voulaient pas répondre, on parlait de conduire les dames au violon de la ville, en attendant les ordres du département. C’est alors qu’il fallait voir la mine hautaine de ces monseigneurs changer ; c’est alors qu’il fallait les voir devenir doux, serrer la main des patriotes, en les appelant « amis ! » et boire du petit vin au bouchon voisin, à la santé de la nation. On riait de ces comédies, et le garde national lâchait la bride des chevaux, criant :

« Bon voyage, messieurs ! »

Que voulez-vous, les Français ont toujours aimé la plaisanterie, c’est dans le fond de leur nature.

Cependant les troubles à propos du serment civique s’étendaient : douze à quinze cents rebelles, en Alsace, s’étaient associés sous le nom de citoyens catholiques apostoliques et romains, pour s’opposer à l’exécution du décret, Ils se réunissaient en criant :

« Vive le comte d’Artois ! »

L’Assemblée nationale envoya des commissaires pour s’informer de ce que ces gens voulaient ; mais ils n’en devinrent que plus insolents et se mirent à crier :

« Les commissaires a la lanterne ! »

Des chevaliers de Saint-Louis, et même d’anciens conseillers au parlement, étaient à leur tête. Quand on vit cela, les patriotes de Colmar et de Strasbourg prirent de bons gourdins et dispersèrent les citoyens apostoliques.

Toutes les gazettes royalistes nous annonçaient l’invasion. À Phalsbours, les hussards de Saxe ayant traversé la ville pour se rendre à Sarreguemines, comme on se doutait déjà qu’ils passeraient bientôt à l’ennemi, les soldats du régiment de la Fère en prirent quelques-uns par la bride et voulurent leur faire crier : « Vive la nation ! » mais alors tous en masse tirèrent le sabre et leur passèrent sur le ventre, en filant par la porte de France. L’hôpital était rempli de soldats blessés. C’était une infamie, car ceux de la Fère avaient été surpris sans armes. Cela n’empêcha pas Louis XVI d’approuver les hussards de Saxe, qui devaient quelque temps après aller à sa rencontre, et protéger son passage aux Autrichiens. Le régiment de la Fère fut blâmé sévèrement ; on nous envoya pour le remplacer Royal-Liégeois, qui s’était distingué six mois avant sous les ordres de M. de Bouillé.

Qu’on se figure l’indignation des patriotes ! Tout le temps que Royal-Liégeois resta dans le pays, pas un honnête homme, en ville et dans les environs, ne répondit au salut de ses officiers. Il fallut alors perdre notre bon sergent Quéru et tous nos instructeurs de la garde citoyenne. On les reconduisit en corps jusqu’à Sarrebourg, où l’on fraternisa avant de se séparer.

C’est au milieu de ces agitations qu’on apprit que les tantes du roi venaient de s’échapper, avec douze millions en or dans leurs voitures, et trois millions de dettes qu’elles laissaient sans honte à notre charge ; ensuite qu’elles étaient arrêtés à Arnay-le-Duc, en Bourgogne, et que dans leur épouvante elles avaient écrit à l’Assemblée nationale :

« Nous ne voulons être et nous ne sommes d’après la loi que des citoyennes. Nous sommes, avec respect, vos très-humbles et très-obéissantes servantes. »

Cette lettre, qui vous excitait à rire, montrait pourtant de leur part un grand bon sens, car elles ne disaient que la simple vérité.

C’est pourquoi l’Assemblée nationale leur donna la permission de s’en aller où bon leur semblerait. Malgré la colère de maître Jean, qui disait qu’on aurait du les ramener en triomphe à Paris, j’ai toujours pensé que l’assemblée nationale avait bien fait, et qu’on aurait même dû laisser les portes de la France ouvertes tout au large, pour engager les autres nobles à sortir, en les prévenant seulement qu’ils ne rentreraient plus jamais.

Enfin, à chacun son idée ; je suis sûr que si Louis XVI avait gagné l’Allemagne ou l’Angleterre, il aurait produit autant d’effet là-bas que le comte d’Artois, son frère, ni plus ni moins ; je suis sûr que nos souverains, qui plus tard sont partis, n’auraient pas mieux demandé que de rester chez nous, s’étant aperçus qu’il est plus difficile pour eux de rentrer que de sortir.

Mais j’en reviens à mesdames les tantes du roi. Elles s’en allèrent à Rome, et l’on n’entendit plus parler d’elles.

Les troubles étaient surtout terribles à Paris. Nous voyions cela dans les gazettes que nous envoyait Chauvel. Le peuple, plein de méfiance, s’attendait à quelque mauvais coup des nobles et des évêques. Camille Desmoulins, Brissot, Fréron, tous ces hommes hardis et fins, nous criaient sans cesse :

« Soyez sur vos gardes ! ne vous laissez pas surprendre ! Vos députés du tiers, en grand nombre, se sont vendus !… Léopold et Guillaume ont fait leur paix pour nous envahir… Attention !… Soyez prêts. Ne vous endormez pas ! »

Une fois, ceux du faubourg Saint-Antoine de Paris voulurent démolir le château de Vincennes, comme ils avaient fait de la Bastille. Lafayette eut mille peines à les en détourner. Ce même jour, cinq cents nobles, avec des poignards, se glissèrent dans le palais du roi, par une porte de derrière qui traversait le corps de garde des Suisses. Lorsqu’on les eut découverts, ils dirent que la véritable garde du roi c’étaient eux ! On les mit dehors avec des bourrades, et Louis XVI déclara qu’il ne voulait pas d’autre garde que la garde citoyenne ; mais cela n’empêcha le peuple d’avoir toujours l’œil sur lui par la suite. Le bruit courait qu’il était malade et que son médecin l’engageait à faire un tour du côté de Saint-Cloud. Alors les dames de la halle le prièrent de rester, ce qui montre bien la simplicité des gens élevés dans l’ignorance ; ces pauvres êtres croyaient que ce serait une grande perte pour la France de laisser partir Louis XVI ; comme si les peuples n’étaient pas toujours plus sûrs de trouver des rois, que les rois de trouver des peuples ! Enfin le bon sens ne peut pas nous venir d’un coup.

Vers la fin de mars, maître Jean alla surveiller le travail de sa ferme, et je restai seul à la forge avec mon nouvean compagnon, Simon Benerotte, un solide gaillard, la barbe rude et les reins massifs. Il pleuvait presque tous les jours, comme il arrive au printemps ; peu de voitures passaient aux Baraques, mais nous avions une bonne commande pour l’église de Phalsbourg ; c’était la grille qu’on voit encore maintenant dans le chœur. Maître Jean en partant m’avait laissé le soin de la poser, et j’allais chaque matin travailler en ville, pendant que Benerotte restait à la forge.

Le régiment de Royal-Liégeois, que personne ne pouvait supporter, reçut en ce temps l’ordre de retourner à Metz. On disait que le général Bouillé voulait avoir sous sa main tous les régiments dévoués à Louis XVI ; on a su plus tard pourquoi ! Ce régiment partit donc en mars, et celui d’Auvergne, un vrai régiment de pairiotes, vint le remplacer. Il s’était distingué dans la guerre d’Amérique et n’avait pas voulu marcher contre Nancy. Elof Collin en fit un grand éloge au club ; il rappela ses batailles, et l’on fraternisa le premier jour avec sous-officiers et les soldats, comme avec ceux de La Fère.

Mais le régiment d’Auvergne avait aussi de vieux comptes à régler : ses officiers nobles continuaient à battre leurs hommes, et bientôt on vit chez nous une chose extraordinaire, bien capable de faire réfléchir les aristocrates.

Ce jour-là, dans le commencement d’avril, j’étais en train de poser ma grille, avec deux journaliers, quand tout à coup, vers une heure, le tambour bat du côté de l’hôtel de ville. Je sors étonné, pour voir ce qui se passe, et comme j’arrivais à la porte de l’église, voilà que le régiment d’Auvergne, conduit par ses sous-officiers, débouche sur la place d’armes et range en carré sous les vieux ormes. Les officiers nobles étaient au café de la Régence, où se trouve aujourd’hui la distillerie de Holfmann, au coin de la rue de l’Ancienne-Citerne. Ils prenaient tranquillement leur café et jouaient aux cartes. En entendant le tanmbour, ils sortent pêle-mêle, sans prendre le temps de mettre leurs tricornes. Le colonel, marquis de Courbon, s’approche en criant et demandant tout indigné ce que cela veut dire, mais les tambours continuent leurs roulements, sans se donner la peine de lui répondre, et trois vieux sous-officiers sortent des rangs, le fusil sur l’épaule, et se réunissent au milieu du Carré.

C’étaient de grands gaillards à moustaches grises, le tricorne de travers, la queue pendant au milieu du dos, et qui n’avaient pas l’air tendre. Les gens de la ville étaient aux fenêtres, ou sur la place, à regarder, ne sachant ce que cela voulait dire.

Tout à coup les tambours cessent de battre, et l’un de ces vieux, tirant un papier de sa poche, crie :

« Sergent Ravette, sortez des rangs ! »

L’autre s’avance l’arme au bras.

« Sergent Ravette, le régiment d’Auvergne vous reconnaît pour son colonel ! »

Aussitôt le nouveau colonel pose son fusil contre un arbre, et tire son sabre, pendant que les tambours battent, que le drapeau se penche, et que tout le régiment présente les armes.

Je n’ai jamais rien vu de plus terrible ; on comprenait que si les officiers nobles faisaient mine de lever la canne, le régiment allait tomber sur eux à coups de crosse et de baïonnette ; j’en étais tout saisi. Par bonheur ils avaient bien vite reconnu que l’affaire était dangereuse et retournèrent dans leur café, pendant que la proclamation continuait.

Après le colonel, on nomma le lieutenant-colonel, le major, les capitaines, les lieutenants, enfin tous les officiers, et même beaucoup de sous-officiers. Vers trois heures, tout était fini. Le carré se déployait, lorsque les officiers nobles sortirent brusquement pour protester ; mais le nouveau colonel, un petit brun, leur dit d’un ton sec :

« Messieurs, vous avez six heures pour évacuer la place. »

Puis il commanda :

« Par file à gauche, gauche ! En avant, pas accéléré, marche ! »

Et les soldats rentrèrent dans leurs casernes.

Le lendemain, plus un seul des anciens officiers n’était en ville. Voilà ce que j’ai vu !

Trois semaines plus tard, le 24 avril, l’Assesemblée nationale reçut une lettre du ministre de la guerre, lui annonçant la révolte d’Auvergne, « lequel avait chassé ses officiers, s’était constitué en société particulière et ne reconnaissait plus d’autre autorité que la sienne. » J’ai lu cela dans des gazettes du temps, avec beaucoup d’autres mensonges. La vérité c’est que les soldats d’Auvergne tenaient avec la naon ; qu’ils étaient las de l’insolence des officiers nobles, et qu’ils ne voulaient plus être commandés par des hommes capables de les trahir sur le champ de bataille. Du reste, malgré la lettre du ministre, beaucoup d’autres régiments firent la même chose ; et si toute notre armée avait suivi l’exemple d’Auvergne, on n’aurait pas vu plus tard des généraux en chef essayer d’entraîner leurs soldats contre l’assemblée des représentants du peuple, et des états-majors tout entiers passer à l’ennemi.

Quelques jours après, un dimanche, maître Jean revint ; il vit tout en ordre et fut content. Il apportait un paquet de gazettes de l’hôtel du Grand-Cerf, à Lixheim, et nous apprîmes alors que Mirabeau venait de mourir ; que le roi, la reine, la cour et tout le monde le regrettait ; qu’on le glorifiait, et que l’Assemblée nationale avait rendu ce décret : « Le nouvel édifice de Sainte-Geneviève sera destiné à recevoir les cendres des grands hommes, Le Corps législatif décidera seul à quels hommes cet honneur sera décerné. Honoré Riquetti Mirabeau est jugé digne de cet honneur. » D’après ce que Chauvel nous avait écrit sur Mirabeau, ce décret nous étonna.

Les mêmes gazettes racontaient que Louis XVI voulait à toute force prendre l’air dans son château de Saint-Cloud ; que la garde citoyenne et le peuple s’opposaient à son départ, et qu’il était allé se plaindre à l’Assemblée nationale de ce qu’on n’avait pas confiance en lui. Il avait bien raison ! car en voyant son palais toujours plein de nobles et de prêtres réfractaires, sans un seul patriote ; en lisant ses journaux, toujours à crier contre l’indiscipline des troupes, contre les décrets de l’Assemblée nationale, contre le peuple et les bourgeois ; en voyant la masse des mauvais petits livres que ces Journaux célébraient, et qu’on allait jusqu’à mettre sous le nom de Camille Desmoulins, de Marat et du père Duchêne, pour les répandre plus vite et décrier les honnêtes gens ; en voyant ces bassesses et ces lâchetés, ces mensonges et ces calomnies, est-ce qu’il n’aurait pas fallu manquer de bon sens, et même de cœur, pour lui donner sa confiance ?

Est-ce que les discours de Valentin, des capucins et des citoyens catholiques, apostoliques et romains, comme ils s’appelaient eux-mêmes, ne suffisaient pas pour ouvrir les yeux des plus aveugles et faire découvrir la trahison qui se préparait ? Non ! personne n’avait confiance en lui ; mais ce n’était pas notre faute, c’était la sienne. Pour obtenir la confiance du peuple, il faut agir franchement, loyalement ; il ne faut pas mettre en avant des filous qui vous représentent ; une fois que la tromperie a paru, le mépris arrive au lieu de la confiance, et c’est juste.

Maître Jean, ayant trouvé que tout marchait bien aux Baraques, s’en retourna le lendemain à sa ferme, et quelques jours après, le pape Pie VI lança son excommunication contre les prêtres et les évêques assermentés. Cela ne leur fit ni chaud ni froid, mais les autres en devinrent plus insolents. Ils soulevèrent l’île de Corse ; ils attaquèrent les patriotes dans l’Avignonnais : ils cassèrent les vitres des clubs à Paris. On leur répondit en brûlant la bulle du pape au Palais-Royal, en transportant les cendres de Voltaire à Sainte-Geneviève, en décrétant la fonte des cloches pour faire de la monnaie, en sommant le prince de Condé de rentrer en France, sous peine de perdre tous ses droits de Français, etc., etc.

Mais, bien loin de se calmer, les citoyens catholiques redoublèrent leurs excès ; à Brie-Comte-Robert, leurs hussards de Hainault arrachaient les patriotes, même les femmes, du lit, pour les garrotter et les insulter honteusement. La fureur grandissait ; l’idée d’être forcés d’en venir aux mains vous indignait d’autant plus que l’année s’annonçait bien ; au mois de mai tout fleurissait aux Baraques, les arbres, les haies et les bois ; le grand poirier de Marguerite montait derrière leur maison comme une boule de neige. On se disait :

« Quel bonheur, si nous pouvions être tranquilles maintenant ! Est-ce que ce n’est pas assez malheureux pour les pauvres de souffrir le froid et la faim dans les mauvaises années ? Faut-il encore être menacé, dans les bonnes années, de voir les Autrichiens et les Prussiens venir ravager nos moissons ; et les traîtres s’entendre avec eux pour nous livrer ?

Malgré cela le travail reprenait, quand un beau matin la nouvelle arriva que Sa Majesté venait de lever le pied, et que toutes les gardes nationales de la Champagne et du pays Messin couvraient les routes, pour tâcher de l’arrêter ; que le tocsin sonnait, que les tambours battaient, que les courriers se suivaient à la file, et que celui qui parviendrait à mettre la main dessus aurait sa fortune faite.

La, nouvelle arriva chez nous par trois grands Alsaciens et leurs femmes, qui revenaient de Sarrebourg en voiture ; les femmes criaient :

« Jésus ! Marie ! Joseph !… nous sommes tous perdus ! »

Les hommes assis devant, avec leurs grands tricornes et leurs gilets rouges, tapaient à tour de bras sur leurs chevaux. Je leur criai :

« Qu’est-ce qui se passe ? » C’est dans mon grenier que je lisais le soir. (Page 180.)
C’est dans mon grenier que je lisais le soir. (Page 180.)

Et celui qui tenait les rênes me répondit en tournant la tête :

« Le diable est déchaîné ! »

Il riait, ayant trop bu ; mais une femme me cria toute désolée :

« Le roi s’est sauvé ! »

Quelques instants après, plus de cinquante personnes qui revenaient du marché de la ville, et s’en retournaient en courant dans leurs villages pour annoncer la grande nouvelle, répétèrent la même chose. Trois on quatre, qui s’arrêtèrent à l’auberge, dirent encore que la reine et le dauphin étaient avec le roi.

C’est alors que j’eus ma première colère contre cet homme ; parce que, malgré tout, j’avais eu confiance dans son serment, à cause de sa grande piété. Simon Bernerotte en fut bien étonné, car je frémissais des pieds à la tête, et je lançai mon marteau contre le mur, comme un boulet, en criant :

« Ah ! le lâche, il nous a trompés ! »

Mais ensuite le calme me revint ; et comme un grand nombre d’hommes et de femmes se trouvaient devant les Trois-Pigeons à se disputer sur cela, je leur criai que si le roi s’en allait, c’était pour rejoindre nos ennemis à Coblentz, et que les Allemands n’attendaient que lui pour nous envahir ; que Guillaume et Léopold n’avaient pas osé nous attaquer avant son arrivée, de peur d’un accident aux Tuileries, mais qu’à cette heure ils n’allaient plus se gêner.

Si Maître Jean avait été aux Baraques, il aurait bien sûr fait battre le rappel ; mais lui, « Oh ! que ta voix est belle et forte, Micher ! que tu chantes bien ! » (Page 186.)
« Oh ! que ta voix est belle et forte, Micher ! que tu chantes bien ! » (Page 186.)
Létumier et tous les sous-officiers de la compagnie se trouvaient alors aux champs. Je m’en désolai ; aujourd’hui j’en ris : car bien des milliers d’autres patriotes gardaient la route de Paris à Strasbourg, et ce n’est pas celle-là que Louis XVI devait prendre ; celle de Belgique ou celle de Metz était bien plus courte. Voilà des idées de jeunesse !

Dans tous les cas, les gens étaient d’accord que le roi allait rejoindre nos ennemis et que nous ne pouvions plus tarder d’être envahis. C’était tellement dans l’esprit de la nation, que l’Assemblée nationale elle-même n’avait pas le moindre doute sur ce point, et que le lendemain matin, 25 jun, ce décret se voyait affiché partout, à la porte des églises et des mairies, et même à l’intérieur des auberges, contre un mur, pour que tous les patriotes fussent prêts au rappel. C’est maître Jean lui-même qui vint de Pickeholtz l’afficher dans la grande salle des Trois-Pigeons, en criant contre le roi d’une manière terrible et le traitant de cafard.

« 21 juin 1792.

« L’assemblée nationale décrète :

« Art. 1er. La garde nationale de tout le royaume sera mise en activité.

« Art. 2. Les départements du Nord, du Pas-de-Calais, du Jura, du Haut et du Bas-Rhin et tous les départements situés sur les frontières d’Allemagne, fourniront un nombre d’hommes aussi considérable que leur situation le permettra.

« Art. 3. Les autres départements fourniront chacun de deux à trois mille hommes.

« Art. 4. En conséquence, tout citoyen qui voudra porter les armes, se fera inscrire dans sa municipalité.

« Art. 5, Les gardes nationaux enregistrés se formeront en bataillons de dix compagnies chacun ; chaque compagnie sera de cinquante hommes.

« Art. 6. Les compagnies seront commandées par un sous-lieutenant, un lieutenant et un capitaine.

« Art. 7. Les bataillons seront commandés par deux lieutenants-colonels et un colonel.

« Art. 8. Les compagnies nommeront leurs officiers et les bataillons leur état-major.

« Art. 9. Chaque garde national recevra quinze sous par jour. Le tambour aura une solde et demie, le fourrier deux soldes, le sous-lieutenant trois, le lieutenant quatre, le capitaine cinq, le lieutenant-colonel six, le colonel sept.

« Art. 10. Les gardes nationaux, à l’instant où leurs services ne seront plus nécessaires, ne recevront plus de solde et rentreront sans distinction dans leurs anciennes compagnies.

« Art. 11. Il sera fait incessamment un règlement pour ces troupes. »

Je vous ai copié ce décret parce que c’est le premier modèle des levées en masse ; c’est de ce décret que sont sortis tous les grands généraux de la république ; tous ceux qui, pendant des années, ont battu tes généraux de Frédéric, de François, de Paul, de Guillaume, d’Alexandre, non pas dix fois, non pas vingt fois, mais un nombre de fois extraordinaire ; et pourtant c’étaient des fils de paysans ! Les autres étaient de la race noble, « les descendants de nos fiers conquérants, » et nos républicains étaient de l’humble postérité des vaincus. Comme tout change en ce monde !

Ce décret montre aussi quelle confiance l’Assemblée nationale avait dans notre roi, puisque ce n’est pas contre les ennemis qu’elle faisait lever la nation ; c’est contre Louis XVI, qui courait se mettre avec eux ! Il se croyait bien sûr alors de nous ravoir bientôt dans ses filets ; mais, grâce à Dieu, les choses devaient tourner autrement qu’il ne pensait, et c’est ici qu’on voit bien que l’Être suprême était avec le peuple et les prêtres constitutionnels, et non avec la cour et les évêques ; c’est ici qu’il faut admirer la Providence, puisque, malgré toutes les ruses, toutes les précautions, malgré la trahison de Bouillé et de tant d’autres malheureux qui passèrent à l’ennemi quand leur coup fut manqué, le fils d’un maître de poste, le patriote Drouet suffit pour renverser ces projets abominables, et forcer le roi de retourner à Paris. Il fut arrêté par le conseil municipal de Varennes, un petit village à neuf lieues de la et les hussards que Bouillé avait envoyés à sa rencontre pour escorter sa voiture, furent empêchés par une simple charrette de meubles, que Drouet et ses amis venaient de renverser sur un petit pont.

Oui, la volonté de Dieu se montre dans ces choses, que j’ai lues avec attendrissement dans les gazettes de ce temps-là. Maître Jean m’avait fait monter sur une table dans la grande salle, tellement pleine de monde qu’on ne pouvait plus respirer : les fenêtres étaient ouvertes, l’allée et la rue en face jusqu’à la forge étaient remplies de têtes penchées les unes sur autres ; et je lisais ces nouvelles, au milieu des trépignements, des étonnements et des cris de : « Vive la nation ! » qui se prolongeaient dans tout le village.

Mais ce qui surtout excitait l’indignation, c’était la lettre que le général Bouillé avait eu l’insolence d’écrire à l’Assemblée nationale, au moment où le roi venait de rentrer à Paris sans aucun mal, et dans laquelle ce malheureux essayait de nous faire peur, en nous menaçant de l’invasion. Écoutez ! Je ne veux pas la copier tout entière ; mais seulement les endroits où la trahison se montre dans tout son jour :

« Luxembourg, 26 juin 1761. — Le roi vient de faire un effort pour briser ses fers ; une destinée aveugle, à laquelle les empires sont soumis, en a décidé autrement. »

Voilà comme il commence ! Qu’est-ce que cela veut dire : « Une destinée aveugle, à laquelle les empires sont soumis ? » Cela signifie qu’il n’y a pas de Dieu ; cela montre que ces nobles n’étaient que des païens, et qu’ils nous traitaient, nous chrétiens, comme des esclaves, parce qu’ils ne croyaient pas aux paroles du Sauveur : « Vous êtes frères, vous êtes égaux !… Aimez-vous les uns les autres ! »

Mais je ne veux pas m’arrêter sur cela ; j’arrive à ses menaces. Après avoir dit que le roi n’était parti que d’après ses conseils, pour aller à Montmédy, au milieu de ses fidèles Allemands, déclarer l’Assemblée nationale dissoute et en faire nommer une autre dans son goût, pour rétablir les priviléges de la noblesse. il finit de cette manière :

« Croyez-moi, tous les princes de l’univers reconnaissent qu’ils sont menacés par le monstre que vous avez enfanté, et bientôt ils fondront sur notre malheureuse patrie. Je connais nos forces, toute espèce d’espoir est chimérique, et bientôt votre châtiment servira d’exemple mémorable à la postérité ; C’est ainsi que doit vous parler un homme auquel vous avez d’abord inspiré la pitié. Vous répondez des jours du roi et de la reine à tous les rois de l’univers ; si on leur ôte un cheveu de la tête, il ne restera pas pierre sur pierre à Paris. Je connais les chemins ; je guiderai les armées étrangères… Cette lettre n’est que l’avant coureur du manifeste des souverains de l’Europe ; ils vous avertiront d’une manière plus prononcée, de la guerre que vous avez à craindre. Adieu, messieurs. »

C’était clair, cela ; nous répondions des jours du roi et de la reine aux rois de l’univers, et lui, Bouillé, connaissait nos forces, il devait conduire l’ennemi chez nous, dans sa patrie, et détruire Paris de fond en comble !

Quand je lus cette lettre à mon père, le soir, il joignit les mains au-dessus de sa tête, en s’écriant :

« Ô mon Dieu, mon Dieu !… Est-ce possible qu’il existe de pareils malheureux dans le monde ? Si Nicolas, qui connaît aussi les chemins du pays, était capable de conduire les ennemis aux Baraques, j’en mourrais de chagrin. »

Et je lui répondis :

« Oui, mon père, oui… mais vous n’êtes pas un noble, vous !… vous n’êtes pas un descendant des conquérants… vous n’êtes pas un général nommé par le roi ; vous n’avez pas reçu de grosses pensions, des honneurs et du pouvoir ! Vous êtes un pauvre paysan… vous avez toujours souffert. La patrie ne vous a rien donné, pas un liard… Vous ne lui devez que la lumière du jour, et cela suffit pour vous faire l’aimer ; d’idée seule de la trahir vous fait frémir ! Mais, pour ces nobles-là, il n’existe pas de patrie sans pensions et sans honneurs ; la vraie patrie pour eux, c’est où l’on a des serfs qui travaillent et des rois qui vous comblent de richesses. S’ils étaient forcés comme nous de piocher la terre, de forger, de travailler du matin au soir, pour entretenir leur roi dans l’opulence, ils ne servaient bientôt plus royalistes. »

Et ce que je disais à mon père, on le vit aussitôt que Louis XVI fut rentré dans les Tuileries ; il n’était plus le maître ; il ne pouvait plus combler ces gens de grâces : des quantités d’officiers désertèrent. On apprit que tous ceux du régiment de Colonel-Général, en garnison à Dunkerque, avaient passé dans une nuit aux Autrichiens ; que ceux de Lille avaient essayé de livrer la place aux ennemis, et qu’ils auraient réussi sans le patriotisme des soldats et des habitants. C’était une véritable désolation ; on craignait de s’éveiller chaque matin avec Condé, Léopold, Guillaume et cent mille gueux à sa porte. Toute la France trouvait Louis XVI indigne de régner : tous disaient qu’il avait trahi son serment et conspiré contre la patrie ; qu’il était notre plus dangereux ennemi, puisque les forces qu’il recevait de nous pour nous défendre devaient lui servir à nous livrer. On ne pouvait pas vivre avec cette plaie horrible, tous les hommes de bon sens le voyaient.

Les journaux de Paris nous avertissaient que les patriotes là-bas pensaient comme nous. Mais qui mettre à la place ? Les uns soutenaient qu’il fallait le destituer et nommer le dauphin au trône, avec un régent, d’après la constitution ; les autres, qu’il fallait charger quelqu’un de l’exécution des lois ; d’autres voulaient la république. Mais au club des Jacobins, Robespierre s’indignait contre cette idée de république : il disait que le nom ne faisait rien à la chose ; qu’on pouvait être heureux et libre avec un monarque, esclave et malheureux avec certaines républiques. Danton voulait seulement la destitution de Louis XVI, assisté d’un conseil d’interdiction, comme les imbéciles. Pétion pensait comme Robespierre ; mais Brissot, Condorcet et le duc d’Orléans penchaient pour la république. Je crois pourtant que si, dans ce temps, quelqu’un avait eu le moyen de faire nommer le duc d’Orléans à la place du roi, malgré ses idées de république, il se serait sacrifié pour la patrie. Seulement il aurait fallu lui montrer qu’il serait le plus fort : car un homme aussi prudent voyait bien le danger de remplir cette place avec des Marat, des Camille Desmoulins et des Fréron sur le dos. Personne n’y pensa ; l’expérience des révolutions manquait encore aux gens, et l’on croyait que c’était grand’chose de faire des rois, des républiques ou des empires ; depuis on a vu que le plus difficile est de les conserver.

Ces disputes durèrent environ trois semaines, l’Assemblée nationale ne décidait rien. Un grand nombre de ses membres, les évêques et les nobles, qu’on appelait le côté droit, avaient protesté contre les-outrages faits au monarque et à son auguste famille, en déclarant qu’ils continueraient d’assister aux séances de l’Assemblée, mais sans prendre aucune part à ses délibérations ni reconnaître la légalité de ses décrets. Les autres membres, à ce qu’il paraît, eurent peur. Barnave, Lameth et Duport, qu’on appelait les « Feuillants, » et qui rendaient visite à Leurs Majestés en secret, parlaient toujours sans rien proposer de clair ; cela traînait… traînait. À la fin le peuple perdit patience, il envoya des pétitions pour demander la déchéance du roi ; l’Assemblée nationale les mit de côté, Le peuple, indigné, courut au Champ de Mars en signer une autre plus forte, sur l’autel de la patrie ; mais le maire de Paris, M. Bailly, fit retarder en chemin ceux qui devaient la porter à l’Assemblée nationale, de sorte qu’ils arrivèrent au moment où l’Assemblée venait de décider que le roi ne pouvait être jugé, parce que sa personne était sacrée ; ce qui revenait à dire qu’il pouvait appeler les Prussiens et les Autrichiens en France, et nous livrer à son aise sans courir aucun risque.

Le peuple reconnut alors que l’Assemblée nationale presque tout entière, excepté quelques hommes comme l’abbé Grégoire, Chauvel, Robespierre, etc., était gâtée ; sa fureur grandit ; les clubs tonnèrent ; Danton dit aux Cordeliers qu’il fallait un supplément à la révolution ; et les patriotes se donnèrent rendez-vous au Champ de Mars pour dresser une nouvelle pétition, qui serait signée par des milliers de Français.

L’Assemblée nationale ne voulait pas de cela ; elle comprit qu’une telle pétition lui forcerait la main : Lafayette et Bailly reçurent l’ordre d’appliquer la loi martiale, cette loi terrible qui permet de tirer sur le peuple après trois sommations de se disperser ; et ils rassemblèrent tout de suite des masses de troupes.

Le lendemain, de bonne heure, le peuple, qui commençait à se réunir, découvrit sous l’autel de la patrie deux espions cachés là pour dénoncer à la cour ce qui s’était passé. On leur coupa la tête, et l’on promena ces têtes au bout de deux grandes perches, dans tout Paris. Alors Lafayette et Bailly, vers deux heures, arrivèrent au Champ de Mars : ils appliquèrent la loi martiale ; les uns disent après avoir crié, les autres sans avoir crié, mais cela revient au même. Beaucoup de malheureux sans armes, des femmes, des vieillards, des enfants furent tués ; la noblesse, les évêques la cour et les émigrés durent être contents !

C’est par l’ordre de l’Assemblée nationale qu’on venait de tirer sur le peuple pour la première fois : la guerre entre les bourgeois et le peuple, quel malheur ! Il ne pouvait pas en arriver de plus grand, puisque cette guerre dure encore, et que nous lui devons le gouvernement militaire et le despotisme.

Camille Desmoulins, Danton, Fréron étaient poursuivis par ordre de Bailly et de Lafayette ; ils s’échappèrent. Mais ils revinrent ; et Marat aussi revint ; et les parents de ceux qu’on avait tués revinrent !… Ah ! la guerre civile, la guerre entre les hommes de la même famille, voilà ce que nous avait d’abord attiré la fuite de Louis XVI ; le reste devait venir plus tard.

Cette Assemblée nationale, après avoir fait de si grandes choses, rendu des lois si justes, proclamé les droits de l’homme et du citoyen, et conservé sa grandeur au milieu des plus terribles épreuves, en arrivait là pour une idée misérable : l’idée du droit divin ! contraire au bon sens, à la justice, à toute la constitution qu’elle venait de faire.

Quand on songe à de pareilles choses, il faut reconnaître l’infirmité de l’esprit des hommes et surtout le danger des grosses listes civiles ! ! ! Heureusement cette assemblée gâtée, fatiguée et vendue, ne devait plus durer longtemps ; la constitution était presque finie, les nouvelles élections approchaient.