Histoire d’un pauvre homme
◄  XII
XIV  ►


XIII


— Madame dort-elle ou non ? demanda une voix tout près de son oreille.

Elle ouvrit les yeux et vit devant elle une personne qui lui semblait plus haute que la maison. En jetant un cri terrible, elle rebroussa chemin.

Arrivée à l’office, elle se jeta sur le banc en sanglotant. Douniacha et la seconde femme de chambre furent prises de terreur, lorsqu’elles entendirent dans l’antichambre les pas de quelqu’un qui avançait avec précaution.

Douniacha se précipita dans la chambre de Madame ; l’autre se cacha derrière une armoire.

La porte s’ouvrit et le vieux Doutlof entra. Il chercha une Image et finit par faire le signe de la croix devant l’armoire vitrée l’on mettait les tasses. Puis, sans prêter attention aux femmes de chambre, il plongea sa main dans sa poche et en sortit une lettre avec cinq cachets.

— M’as-tu effrayée, Naoumitch, dit la femme de chambre, je ne suis pas en état de prononcer un seul mot !… Je croyais que j’allais mourir.

— Vous avez dérangé Madame, dit Douniacha, pourquoi entrez-vous dans la chambre ? Vous êtes un vrai paysan.

Doutlof, sans leur répondre, dit qu’il avait besoin de voir Madame.

— Madame est malade.

— C’est pour une affaire très importante, dit-il, faites savoir à Madame, que Doutlof a trouvé une lettre avec de l’argent.

Douniacha, avant d’aller l’annoncer à Madame, voulut voir l’enveloppe, elle lut l’adresse et demanda à Doutlof où il avait trouvé la lettre qu’Illitch devait apporter de la ville.

Lorsque sa curiosité fut satisfaite, elle alla annoncer à Madame la nouvelle.

Au grand étonnement de Doutlof, Madame ne voulut pas le recevoir.

— Je ne veux rien savoir, dit-elle à Douniacha. Est-ce que je sais moi, de quel paysan et de quel argent vous me parlez… Je ne peux ni ne veux voir personne, qu’on me laisse tranquille.

— Que dois-je faire ? demanda Doutlof en tournant l’enveloppe entre ses grosses mains, c’est une grosse somme. Qu’est-ce qui est écrit là-dessus ? demanda-t-il à Douniacha, en lui tendant l’enveloppe.

Il espérait toujours qu’on se trompait en lisant l’adresse, que cet argent n’appartenait pas à Madame.

Il soupira, mit l’enveloppe dans sa poche et se prépara à sortir.

— Il faudra que je la remette au commissaire de police, dit-il avec tristesse.

— Attends, je vais essayer de persuader à Madame de te voir, dit Douniacha… Donne-moi ta lettre.

— Dites à Madame que c’est Semen Doutlof qui l’a trouvée sur la grande route.

— Bien, donne-la moi.

— Je croyais que c’était une lettre simple… mais un soldat a lu l’adresse et m’a dit qu’elle contenait de l’argent.

— C’est bon, c’est bon, donne-moi la lettre.

— Je n’ai pas osé entrer chez moi, continuait Doutlof, ne pouvant se séparer de son fardeau précieux, dites-le bien à Madame :

Douniacha prit la lettre et la porta à Madame.

— Mon Dieu, mon Dieu, Douniacha ! dit-elle d’un ton de reproche… ne me parle pas de cet argent. Quand je pense au pauvre petit bébé…

— Le paysan ne sait ce qu’il doit faire de cette somme, dit Douniacha.

Madame décacheta l’enveloppe… À la vue de l’argent, elle frissonna des pieds à la tête.

— Argent fatal, que de mal il fait !

— C’est Doutlof qui l’a apporté, doit-il entrer ici ?… Ou bien Madame ira-t-elle à l’office ?

— Je ne veux pas de cet argent, il est maudit ! Quel mal il a fait, mon Dieu ! Dis-lui qu’il l’emporte, dit Madame précipitamment.

— Oui, oui, oui, répéta-t-elle à Douniacha stupéfaite, qu’il l’emporte, qu’il en fasse ce qu’il voudra, et surtout que je n’en entende plus parler !

— Quatre cent soixante-deux roubles, Madame.

— Oui, oui, qu’il les prenne tous, répéta-t-elle avec impatience. Tu ne me comprends donc pas ? Cet argent est maudit, ne m’en parle jamais… Que le paysan qui l’a trouvé l’emporte au plus vite. Va, va donc, dépêche-toi…

Douniacha alla à l’office.

— Toute la somme y est-elle ? demanda Doutlof.

— Tu compteras toi-même, dit Douniacha, lui remettant l’enveloppe ; on m’a ordonné de te la donner.

Doutlof mit son chapeau sur la table et commença à compter.

Il avait compris que Madame ne savait pas faire le compte elle-même.

— Tu compteras à la maison ! C’est pour toi, tout cet argent, dit Douniacha indignée… Je ne veux même pas le voir, a dit Madame, donne-le à celui qui l’a apporté.

Doutlof regarda Douniacha d’un air ahuri.

La seconde femme de chambre ne put croire une chose aussi inouïe.

— Voyons, vous plaisantez, Avdotia Nikolaievna ?

— Mais pas du tout, elle m’a dit de remettre l’argent au paysan… Eh bien ! prends tes richesses et laisse-nous tranquilles, continua-t-elle d’un ton vexé. Que voulez-vous, c’est toujours ainsi ; ce qui fait le malheur de l’un fait le bonheur de l’autre.

— Mais voyons, c’est quatre cent soixante-deux roubles !

— Eh bien, oui !… Tu mettras un cierge de dix kopeks à Saint-Nicolas, répondit-elle avec ironie. Tu ne comprends donc pas encore ?… Si c’était au moins un paysan pauvre, mais ce richard de Doutlof !

Doutlof finit enfin par comprendre que ce n’était pas une plaisanterie. Il ramassa les billets et les remit avec soin dans l’enveloppe. Pâle et tremblant, il regardait les jeunes filles, se demandant toujours si elles ne se moquaient pas de lui.

— Il n’a pas encore compris, dit Douniacha d’un air moqueur, voulant montrer son mépris et pour l’argent et pour le paysan. Donne un peu que je te le ramasse !

Et elle voulut prendre l’argent.

Mais Doutlof ne lâcha pas prise ; il saisit les billets, les chiffonna et les enfonça dans sa poche.

— Es-tu content ?

— Je n’y comprends rien…

Il secoua la tête tout ému, et sortit, les larmes aux yeux.

Un coup de sonnette retentit dans la chambre de Madame.

— Eh bien ! le lui as-tu donné ?

— Oui, Madame.

— En est-il content ?

— Il est fou de joie, Madame.

— Appelle-le. Je veux lui demander comment il l’a trouvé. Amène-le ici, je ne suis pas en état de me lever.

Douniacha courut et rattrapa Doutlof dans l’antichambre.

Il était en train de cacher l’argent dans une grosse bourse ; lorsque Douniacha l’appela, il fut pris d’une frayeur inouïe.

— Qu’est-ce qu’il y a… Avdotia… Nicolaievna ? Est-ce qu’elle veut me reprendre l’argent ?… Prenez mon parti, Avdotia Nicolaievna, je vous apporterai du miel.

— C’est bon, c’est bon.

La porte se rouvrit et le paysan entra dans la chambre de Madame.

Il avait le cœur gros.

— Elle me le reprendra, se disait-il avec tristesse.

Il était comme dans un nuage. Les meubles, les fleurs, les tableaux, il ne distinguait rien… Enfin une forme blanche lui adressa la parole. C’était Madame.

— C’est toi, Doutlof ?

— Oui, Madame… je n’y ai pas touché, c’est intact… j’ai fouetté mon cheval tant que j’ai pu pour vous l’apporter au plus vite.

— C’est ta chance ! dit-elle avec un sourire de mépris. Prends-le, prends-le.

Doutlof ouvrit ses yeux démesurément.

— J’en suis contente pour toi… Dieu fasse que tu l’emploies bien. Et toi, tu es satisfait ?

— Comment ne le serais-je pas ? Madame. Je suis si heureux, si heureux, Madame ! Je vais prier Dieu pour vous toute ma vie !

— Comment l’as-tu trouvé ?

— Nous avons toujours servi Madame avec zèle et dévouement, pas comme les…

— Il a perdu la tête, Madame, dit Douniacha.

— J’ai conduit mon neveu, le conscrit, Madame. En revenant, j’ai trouvé la lettre. Polikei l’aura laissé tombée.

— Eh bien ! va-t’en, va-t’en, mon brave.

— Je suis si heureux, Madame, répétait le paysan.

Tout à coup, l’idée lui vint qu’il n’avait pas remercié sa maîtresse, mais ne sachant comment s’y prendre, il s’éloigna rapidement, tourmenté par l’idée qu’on allait le rappeler et lui enlever l’argent.