Histoire d’un annexé/Édition 1887/7
Je pouvais à peine me tenir sur mes jambes, car la longue route de la veille m’avait extrêmement fatigué, et j’avais les pieds ensanglantés.
Malgré cela, je poursuivis mon chemin, et après une heure de marche, j’arrivai sur la crête des collines qui ferment, à droite, la vallée de la Seille.
De là, quel spectacle imposant et magnifique vint s’offrir à mes regards ! Une grande plaine s’étendait devant moi, bornée à l’horizon, de tous côtés, par des montagnes. Au fond, une côte élevée détachait sa masse noire et sombre du reste de la chaîne. Sur le sommet, aux premiers rayons du soleil, resplendissaient les murailles blanches et hautes d’un fort : c’étaient la côte et le fort St-Quentin.
Plus loin, encore un autre fort presque invisible dans le brouillard bleu ! Devant moi, une masse de pierres, imposante, lourde, c’était le fort de Queuleu.
Dans le bas de la vallée, entourée de cette ligne formidable, la vieille ville de Metz, avec son antique cathédrale, ses châteaux crénelés, ses maisons noires. La Moselle roulait, dans cet amas de maisons, ses flots bleus, d’où s’élevaient de blancs et légers nuages.
Plus près, dans des taillis, derrière des plis de terrain, des camps ennemis étaient cachés, des postes circulaient, une grande armée se réveillait et se préparait !
Ajoutez à tout cela la voix terrible du canon qui grondait au loin, dans les forts, comme un sourd murmure, et vous comprendrez l’émotion qui me saisit à ce spectacle merveilleux.
La route se divisait en deux branches : l’une allait directement sur Metz, l’autre obliquait à droite.
La première était couverte de convois, qui venaient de mon côté, et de postes ennemis, placés derrière les massifs d’arbres. Je ne pouvais m’y engager sans danger ; aussi je pris le chemin de droite, vers l’Est, pensant que du côté de Sarrebrück, il devait y avoir moins d’Allemands que du côté de la Moselle.
Cette route, cependant, était couverte de voitures qui se dirigeaient vers l’Allemagne. C’étaient des convois de blessés qui allaient lentement, accompagnés de soldats.
Dans de longues voitures, étendus sur la paille, gisaient pêle-mêle des blessés français et prussiens, de toute arme. Près d’un uhlan, un zouave ; près d’un cuirassier blanc, un grenadier de la garde.
À chaque pas, j’en rencontrais d’autres, et ils me regardaient fixement avec leurs grands yeux creux !
Que s’était-il passé ? Quelle bataille terrible ? Était-ce une victoire ou une nouvelle défaite ? Ils arrivaient tous de la direction de Metz ! Je songeai alors aux bruits qui s’étaient répandus à Nancy au sujet de combats gigantesques.
C’était donc vrai !
Comment ne pas maudire ceux qui déclarent la guerre, en voyant ces files innombrables de blessés, dont les plaintes me perçaient le cœur ! Que de pauvres mères, que de fiancées, espéraient là-bas, bien loin, tandis que leurs fils, leurs fiancés, s’en allaient mourants ou estropiés, couchés sur la paille, entre les baïonnettes prussiennes !
Oh ! Je vous assure que ceux qui ont vu cela n’aiment plus la guerre.
En arrivant dans un village, près d’une grande route, je trouvai les rues encombrées par les voitures de ces blessés. Je m’approchai de l’une d’elles, sur laquelle un artilleur, assis, fumait silencieusement. Il avait le bras gauche coupé !
« Salut, mon pauvre camarade, lui dis-je, où avez-vous été blessé ?
— À Gravelotte.
— On s’est donc battu autour de Metz ?
— Oui ! Nous les avons battus, à Borny d’abord ; puis de l’autre côté de la Moselle, partout, à Mars-la-Tour, à Gravelotte ! Oh ! Je ne sais comment il en reste encore, tant nous en avons tué ! Mais plus il en tombait, plus il en arrivait. Je crois que toute l’Allemagne s’est déchaînée sur nous ! »
Je serrais la main au pauvre blessé.
« Espérez, lui dis-je, en m’éloignant, que la France tout entière se lèvera aussi et qu’on repoussera dans leur pays cette nuée d’envahisseurs !
— Oui ! Vive la France ! » s’écria l’artilleur, et il se remit à fumer fiévreusement, pendant que je m’éloignais.
Tout le long de la rue des voitures de blessés stationnaient, en attendant le signal du départ. Les soldats prussiens de l’escorte étaient assis sur les bancs des maisons, le fusil entre les jambes, et la longue pipe de porcelaine à la bouche.
Aucun bruit, que celui des plaintes, des soupirs ! Pas de chants, comme après une victoire ! Et qui eût pu chanter, au milieu de cet hôpital ambulant ! quand, à tout instant, une nouvelle victime venait s’ajouter à celles qui étaient déjà tombées sur le champ de bataille !
J’avais hâte de quitter cette rue sombre, où la triste guerre m’était apparue pour la première fois dans toute sa réalité et mon cœur sembla soulagé d’un poids pesant, quand je me vis seul dans la campagne. J’avais lu sur la dernière maison du village que je venais de quitter, ce nom gravé dans ma mémoire : Verny[1] !
Je traversai encore quelques hameaux qui semblaient déserts, tous situés dans un vallon, sur les bords d’un large ruisseau.
Mais la faim qui me tiraillait l’estomac, et surtout la soif, me firent sentir que l’heure était avancée.
J’étais arrivé sur la grande route de Château-Salins à Metz : cette ville avait disparu, cachée derrière les côtes.
À l’entrée d’un village, à droite de la route, je m’arrêtai mourant de soif près d’une fontaine, d’où j’essayai en vain de tirer de l’eau au moyen d’une roue de fer. J’avais beau tourner, rien ne venait. Un paysan, qui d’un champ voisin m’avait aperçu, me cria :
« C’est inutile de tourner, il n’y a plus d’eau. La sécheresse et le passage de la cavalerie allemande ont épuisé le peu d’eau qui nous restait.
— Où donc pourrais-je avoir seulement un verre d’eau ?
— Venez avec moi ! »
Le brave homme me conduisit à travers le village, jusqu’à sa maison, qui était blanche et très propre pour un tel endroit.
« Entrez, me dit-il, il est midi, et nous allons dîner : vous mangerez la soupe avec nous, et vous aurez un verre de vin, au lieu d’eau. »
Pendant le court chemin que nous avions fait, j’avais mis mon hôte au courant de mes affaires.
« Je n’ai pas besoin de savoir qui vous êtes, m’avait-il répondu ; vous êtes Français, je le vois bien, vous êtes de l’âge de mon fils unique qui est soldat à Metz, cela me suffit. Je pense qu’un autre ferait pour lui ce que je fais pour vous. »
La femme de ce brave homme me reçut comme son enfant, et elle se mit à pleurer quand je lui dis que je voulais aller rejoindre l’armée française.
On me servit une bonne soupe au lard et je bus avec eux à la santé de leur fils et à la fortune de la France !
J’ai encore le cœur plein de reconnaissance, quand je pense à l’hospitalité de ces bons paysans[2].
J’appris que j’étais à Frontigny, près du chemin de fer de Metz à Forbach, à 10 kilomètres de Metz.
« Il n’est pas impossible d’entrer à Metz, me dit mon hôte, car, il y a deux jours, j’ai pu encore aller voir mon fils, et des marchandes du pays y vont le matin porter du laitage. Mais en sortir est moins aisé et je crains bien que, depuis hier, les communications ne soient plus difficiles, car il est arrivé de nombreuses troupes allemandes. Enfin tentez toujours l’épreuve, avec votre sauf-conduit, peut-être aurez-vous quelque chance. »