Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 6/Chapitre 13

LIVRE 6 CHAPITRE 13

CHAPITRE XIII.

Que les Francs n’en userent pas avec l’ancien Habitant des Gaules, ainsi que la plûpart des autres nations barbares en avoient usé avec l’ancien Habitant des Provinces où elles s’étoient établies, & qu’ils ne lui prirent point une portion de ses Terres. Des Terres Saliques.


L’opinion ordinaire est que les Francs en userent quand ils s’établirent dans les Gaules, ainsi que les Bourguignons et les Visigots en avoient usé quand ils s’y étoient établis, s’autorisant, selon les apparences, sur ce qui s’étoit passé sous le regne d’Auguste, quand ce prince ôta une partie de leurs terres aux citoyens de plusieurs cités pour les distribuer à ses soldats. On se figure donc que ces Francs ôterent à l’ancien habitant des provinces qu’ils soumirent, une portion de ses terres et qu’ils l’approprierent à leur nation, de maniere que cette portion de terre en prit le nom de terre Salique. Je tombe d’accord que sous les rois de la premiere et de la seconde race, et même sous les premiers rois de la troisiéme, c’est-à-dire, tant que la distinction des nations qui composoient le peuple de la monarchie, n’a point été pleinement anéantie ; il y a eu dans le royaume des especes de fiefs qui s’appelloient terres Saliques, et qui étoient affectés spécialement à la nation des Francs, mais je nie que ces terres fussent des terres dont nos rois avoient dépouillé par force les particuliers des provinces qui s’étoient soumises à la domination de ces princes. Je regarde l’opinion ordinaire comme une des erreurs nées de la supposition que nos rois avoient conquis à force ouverte les Gaules sur les Romains, et qu’ils en avoient réduit les habitans dans un état approchant de la servitude. Tâchons donc à déméler ce qu’il y a de vrai d’avec ce qu’il y a de faux dans l’idée qu’on a communément des terres Saliques.

On ne sçauroit douter que presque tous les Francs ne se soient transplantés dans les Gaules sous le regne de Clovis, et sous celui de ses quatre premiers successeurs. L’amour du bien être, naturel à tous les hommes, vouloit qu’ils en usassent ainsi. Dès que cette aimable contrée eut passé sous le pouvoir de rois de leur nation, son séjour étoit pour eux par bien des raisons, dont il a été parlé dès le premier livre de cet ouvrage, plus agreable que celui de l’ancienne France. D’ailleurs les hommes les plus belliqueux se lassent à la fin de vivre toujours au milieu des allarmes, et pour ainsi dire, d’être toujours en faction. C’étoit néanmoins la destinée des Francs, tandis qu’ils habitoient au-delà du Rhin. Comme l’ancienne France avoit peu de profondeur, comme elle n’étoit point remparée par ses rivieres, qui la traversoient sans la couvrir, ni mise à l’abri par des villes fortifiées, un essain de Barbares venu de fort loin, pouvoit en devançant le bruit de sa marche, penetrer jusques dans le centre du pays, et surprendre ses habitans, les uns à la charuë, les autres dans leur maison. On n’étoit point aussi exposé dans les Gaules à ces sortes de surprises, que dans la Germanie, d’autant qu’elles étoient couvertes par Rhin, et remplies de villes et de lieux fortifiés. On y vivoit plus tranquillement, parce qu’on n’y craignoit que lorsqu’il y avoit réellement à craindre. Il n’étoit presque pas possible, depuis que tout le pays eût été soumis aux Francs, qu’on y fût attaqué à l’imprévû. Aussi l’histoire nous apprend-elle que dès les dernieres années de Clovis, l’ancienne France étoit déja tellement denuée d’habitans qui pussent la deffendre, que les Turingiens s’emparerent dès-lors d’une partie de ce pays, et que peu d’années après les Frisons vinrent occuper la contrée qui est au nord des embouchures du Rhin, abandonnée aussi par les Francs.

Il est encore très apparent que Clovis et ses successeurs outre les autres recompenses qu’ils distribuerent aux Francs, auront conferé à plusieurs d’entr’eux une certaine portion de terres à condition de les servir à la guerre, et qu’elles furent nommées les terres Saliques par la même raison qui a fait donner à la loi commune des Francs le nom de loi Salique, c’est-à-dire, parce que la tribu des Saliens étoit la premiere et la plus considérable des tribus de cette nation, celle à qui toutes les autres tribus à l’exception de la tribu des Ripuaires, avoient été incorporées.

Le nom de Terre Salique, est celui que donne aux possessions dont il s’agit ici, la Loi Salique rédigée sous le regne de Thierri fils de Clovis, et d’ailleurs ce qu’elle statue concernant ces sortes de terres, en ordonnant qu’elles ne pourroient jamais passer à une femme, montre assez qu’elles étoient des veritables benefices militaires, des biens chargés d’obligations qu’une femme ne pouvoit pas remplir. Nous l’avons déja dit dans le chapitre de ce livre, où nous avons traité de la loi de succession. Enfin ces terres Saliques étoient à plusieurs égards de même nature que nos fiefs nobles, et suivant toutes les apparences, elles en sont la premiere origine. On a même quelquefois donné le nom de terres Saliques à nos fiefs. Bodin qui écrivoit dans le seiziéme siecle, dit[1] : Et n’y a pas long-tems qu’en un Testament ancien d’un Gentilhomme de Guyenne produit en procès au Parlement de Bordeaux, le pere divise à ses enfans la Terre Salique, que tous interprétent les fiefs.

Il n’y a rien de plus vrai que tout ce qui vient d’être exposé, mais cela ne prouve point que Clovis ait ôté aux Romains une partie de leurs terres, pour en composer les benefices militaires ou les terres saliques, dont il vouloit gratifier ses Francs. Le contraire me paroît même très-vrai-semblable par deux raisons. La premiere, est que Clovis a pû donner des terres Saliques à ses Francs, sans enlever aux Romains des Gaules une partie de leurs fonds. La seconde, est que les monumens litteraires de nos antiquités ne disent, ni ne supposent en aucun endroit que Clovis ou quelqu’un, soit de ses predecesseurs, soit de ses successeurs, ait ôté aux Romains une partie de leurs fonds pour les repartir entre les Francs, et que ce silence seul montre qu’aucun de nos princes n’a commis une pareille violence. Traitons ces deux points un peu plus au long.

Je commencerai ce que j’ai à dire sur le premier point par deux observations. La premiere, est que nous avons déja fait voir, en parlant de l’avenement de Clovis à la couronne, que la tribu des Saliens, l’une des plus considerables de la nation des Francs, ne faisoit gueres que trois mille combattans. Supposé donc que les six ou sept autres tribus des Francs, l’histoire ne nous fait point entrevoir qu’il y en eut davantage, fussent aussi nombreuses que celles des Saliens, la nation entiere n’aura pas fait plus de vingt-quatre ou vingt-cinq mille combattans, comme il l’a été remarqué dans l’endroit de notre ouvrage qui vient d’être cité : voilà l’idée que le preambule de la loi Salique même nous donne de la quantité d’hommes qui se trouvoient dans la nation des Francs, lorsqu’il les loue d’avoir fait de grands exploits, bien qu’ils fussent en très-petit nombre. Ma seconde observation roulera sur ce que Clovis lorsqu’il mourut, avoit réduit sous son obéissance les deux provinces Germaniques et les deux provinces Belgiques, pays où il devoit y avoir des benefices militaires en plus grand nombre que dans aucun autre canton de l’empire Romain.

Dès le premier livre de cet ouvrage le lecteur a vû que les benefices militaires des Romains, dont Alexandre Severe avoit été l’un des premiers fondateurs, étoient semblables aux Timars que le Grand-Seigneur donne encore aujourd’hui à une partie de ses soldats pour leur tenir lieu de paye. Ces benefices consistoient donc dans une certaine quantité d’arpens de terre, dont le prince accordoit la jouissance à un soldat, à condition de porter les armes pour son service toutes les fois qu’il en seroit besoin, et ils passoient aux enfans du gratifié, pourvû qu’ils fissent profession des armes. Or comme les deux provinces Germaniques et les deux provinces Belgiques étoient les plus exposées de l’empire à cause du voisinage des Germains, les Romains y avoient tenu dans tous les tems plus de troupes à proportion que par-tout ailleurs. Il est donc très-probable qu’il y avoit aussi plus de benefices militaires que par-tout ailleurs, proportion gardée. Ainsi Clovis aura fait d’un grand nombre de ces benefices militaires des terres Saliques, parce que lorsqu’ils seront venus à vacquer il les aura conferés à des Francs sous les mêmes conditions qu’ils étoient auparavant conferés à des Romains. Il aura ainsi recompensé plusieurs de ses anciens sujets, sans dépouiller aucun des nouveaux.

On voit donc en comparant la disposition faite par Alexandre Severe concernant les benefices militaires et celle que la loi des Francs fait concernant les terres Saliques, que ces deux possessions étoient des biens de même nature, assujettis aux mêmes charges, et dont conséquemment les femmes étoient également excluses. Clovis aura encore converti en terres Saliques d’autres fonds qui n’étoient pas des benefices militaires, mais qui se seront trouvés être à sa disposition, parce qu’ils avoient été du domaine des empereurs, ou parce qu’ils seront devenus des biens devolus au prince, à titre de desherence, de confiscation ou autre. Les devastations et les guerres qui se firent dans les Gaules durant le cinquiéme siecle et le sixiéme, doivent y avoir fait vacquer un nombre infini d’arpens de terre, au profit du souverain.

On ne sçauroit même faire la question. Où les Francs prirent-ils ce qui leur étoit nécessaire pour mettre en valeur les terres Saliques ? Ni en inferer que pour faire valoir les benefices militaires et les autres fonds que le prince leur donnoit quand il en vacquoit à sa disposition, nos Francs ayent pris du moins aux anciens habitans des Gaules une partie de leurs esclaves et de leur betail. On sçait bien que dans ces tems-là, vendre ou donner une metairie, ce n’étoit pas seulement vendre ou donner une certaine quantité d’arpens de terre et quelques bâtimens : c’étoit encore disposer en faveur du gratifié ou de l’acquereur, du betail, et mêmes des esclaves qui mettoient ces terres en valeur. C’est ce qu’on observe en lisant les chartres des donations, faites sous la premiere race et sous la seconde.

Enfin on ne lit dans aucun auteur ancien ; que Clovis ait donné une portion de terre Salique à chacun des Francs qui l’avoient suivi. Ainsi plusieurs d’entr’eux peuvent bien avoir été recompensés par des bienfaits d’une autre nature.

J’ajouterai pour confirmer ce qui vient d’être dit concernant l’origine des terres Saliques, qu’elles se trouvent designées par l’appellation de Benefice, non-seulement sous les rois de la premiere race, mais aussi sous les rois de la seconde. On lit dans la vie de sainte Godeberte qu’on reconnoît à son nom pour être sortie de la nation des Francs, et qui fleurissoit sous le regne de Clotaire II. » Godeberte étoit née de parens Chrétiens, domiciliés dans un Canton de la Cité d’Amiens. Ils l’éleverent auprès d’eux. Dès qu’elle fut nubile, elle fut recherchée par plusieurs personnes de consideration, parce qu’elle étoit d’une naissance illustre ; mais ses parens n’osoient la marier sans le consentement du Roi, d’autant qu’ils tenoient de lui un benefice militaire. » Apparemment qu’ils n’avoient pas de garçon, et que souhaitant de faire passer ce benefice à leur gendre, ils vouloient en prendre un qui fût assez agreable au roi, pour obtenir de lui la grace necessaire à l’execution de leur projet.

Il est parlé dans une infinité d’endroits des capitulaires des rois de la seconde race de benefices militaires à la collation du roi : » Si quelqu’un de nos Vassaux manque à livrer à la Justice le voleur qu’il aura en son pouvoir, qu’il perde son benefice & qu’il soit degradé » dit un capitulaire fait par Charlemagne en sept cens soixante et dix-neuf. Dans un autre capitulaire du meme prince fait l’année huit cens six, il est porté[2] : » Nous aurions appris que plusieurs Comtes & d’autres personnes qui tiennent des Benefices de nous, changent en biens propres à eux, les biens dont ils ont la jouissance & qu’ils se servent des Esclaves attachés à nos susdits Benefices, pour faire valoir leurs héritages particuliers qui en sont voisins. » Enfin, dans le dix-neuviéme article du même capitulaire, le benefice est opposé à l’Alleu, de la même maniere que les terres Saliques le sont aux biens allodiaux dans l’article des loix Saliques, qui concerne la succession à la couronne : » Si quelqu’un, dit Charlemagne, en statuant sur ce qu’il vousloit être fait en tems de famine, a du bled à vendre, soit qu’il l’ait recueilli sur les terres de son Benefice, soit sur ses terres Allodiales, &c. » Aussi dès qu’il y avoit guerre, tous les sujets qui tenoient des benefices militaires, étoient-ils commandés chaque année, pour faire la campagne, au lieu qu’il n’y avoit qu’un certain nombre des autres sujets de commandés pour se trouver à l’armée.

Enfin, il est dit dans un autre article des capitulaires relatifs à un de ceux que nous avons rapportés ci-dessus : » Celui qui employera à faire valoir les fonds qui lui appartiennent en propre, le bétail & les esclaves destinés à faire valoir son Benefice, & qui ne les y renvoyera point dans l’année qu’il en aura été sommé, soit par son Comte, soit par notre Commissaire député, il perdra son Benefice. » Ainsi le nom de benefice redonné en plusieurs occasions aux terres Saliques, porte à croire encore plus facilement, qu’elles n’étoient autre chose que les benefices militaires institués par les empereurs, et d’autres benefices fondés à l’instar des premiers.

Ce qui est encore à remarquer, c’est qu’on trouve bien les terres Saliques designées par le nom de benefices militaires, mais que l’on ne les trouve jamais désignées sous le nom de part ou portion, sors. Ce nom cependant, comme on le verra plus bas, étoit le nom que communément ceux des Barbares qui s’étoient approprié une partie des terres de l’habitant Romain, donnoient à la portion de ces terres que chaque Barbare avoit euë pour son partage.

Nous avons avancé en second lieu, que les monumens litteraires de nos antiquités, ne disoient rien d’où l’on pût induire que les Francs, lorsqu’ils s’établirent dans les Gaules, s’y fussent approprié aucune partie des terres possedées par les particuliers anciens habitans du pays, par les Romains. En effet, il n’est rien dit dans les historiens du tems, il n’est rien dit dans la loi Salique, dans la loi Ripuaire, ni dans les capitulaires, qui suppose que les Francs eussent commis une pareille injustice. Si jamais elle avoit été faite, il y auroit eu dans les historiens, il y auroit eu dans les trois codes que je viens de citer, plusieurs sanctions ou plusieurs faits rélatifs à cette appropriation, de la moitié ou des deux tiers des terres aux Francs, ainsi et de même que comme nous l’allons voir, il y a, soit dans les historiens, soit dans la loi des Bourguignons, dans les loix de Theodoric et dans la loy des Visigots, plusieurs faits, plusieurs articles relatifs à la moitié, et aux deux tiers de terres des Romains que les Bourguignons, les Ostrogots et les Visigots s’étoient appropriés.

Grégoire de Tours qui auroit eu cent et cent fois occasion de parler de la spoliation des Romains, ne dit rien dont on puisse inferer qu’elle ait jamais eu lieu. Ici son silence prouve quelque chose. Ici enfin on n’en trouve aucun vestige chez les auteurs qui ont écrit dans le tems des deux premieres races, et qui compris les agiographes qui auroient eu à parler, aussi-bien que les historiens profanes de la spoliation des Romains des Gaules faite par les Francs, se trouvent être en un assez grand nombre. On peut donc conclure de ce qu’ils ne disent point que les Francs ayent dépouillé les Romains des Gaules d’une partie de leurs biens-fonds, que les Francs n’ont jamais commis cette violence-là. On peut le conclure avec d’autant plus de confiance, que tous ces écrivains ont été très-soigneux à nous informer de la conduite de celles des nations barbares, qui après s’être établies sur le territoire de l’empire Romain, s’approprierent dans les pays où ils se cantonnerent, une partie des terres appartenantes en propre aux anciens habitans.

Si les Vandales se sont approprié en Afrique une partie des terres des Romains, Procope ne nous le laisse point ignorer. » Dès que Genseric fut le Maître de la Province d’Afrique, écrit cet Historien, il donna à ses deux fils Honoric & Genzo, les meilleures métairies du Pays, celles qui jusques alors avoient appartenu aux principaux Citoyens, & il les leur donna avec tous les esclaves & tous les meubles des anciens proprietaires. Ensuite il ôta encore aux Romains une grande partie des fonds du plus grand produit, pour la répartir entre les Vandales, & ces terres s’appellent encore aujourd’hui, les parts ou les portions Vandaliques. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’on n’ôta point la liberté aux possesseurs dépouillés ; il leur fut permis de se retirer où ils jugeroient à propos, & de chercher une nouvelle demeure. Genséric affranchit encore les terres qu’il donna, soit à ses fils, soit aux Vandales, de toutes les redevances dont elles étoient tenuës envers l’Etat ; & au contraire, il mit de si grandes impositions sur les terres médiocres, qu’il avoit laissées aux Romains d’Afrique, que ce qu’ils y pouvoient recueillir, suffisoit à peine pour acquitter les charges publiques. »

Nous dirons des Ostrogots, tout ce que nous venons de dire des Vandales. « Sous le regne d’Augustule[3], c’est encore Procope qui va parler, l’Empire étoit gouverné par Orestés, le pere d’Augustule & personnage d’une rare prudence. Quelque tems auparavant les Romains consternés des avantages qu’avoient remportés sur leurs troupes Nationales, celles d’Alaric & puis celles d’Attila, avoient pris à leur service des corpsd’Alains, de Scirres & de quelques Peuples de la Nation Gothique. Cette espece de confederation faisoit beaucoup d’honneur aux troupes Barbares, mais elle devint bientôt funeste aux Romains, à qui leurs nouvelles Milices mirent pour ainsi dire, le pied sur la gorge. Elles en vinrent, après avoir obtenu plusieurs demandes déraisonnables, jusques à prétendre d’avoir des terres dans l’enceinte de l’Italie, & elles oserent proposer à Orestes de leur y donner le troisiéme arpent. Orestés rejetta bien des propositions si exhorbitantes, mais son refus lui coûta la vie. Il fut tué par nos Barbares. Un de leurs Chefs qui s’appelloit Odoacer & qui commandoit la garde étrangere de l’Empereur, promit alors à ses Compagnons, de les mettre en possession du tiers des terres de l’Italie, s’ils vouloient le reconnoître pour leur Roi. Ils le reconnurent en cette qualité, & lui de son côté, il leur tint parole. Après avoir déposé Augustule qu’il voulut bien laisser vivre, il mit les Barbares qui s’étoient attachés à lui, en possession du tiers des terres de l’Italie. Ce fut ainsi qu’Odoacer s’empara de l’autorité souveraine, & qu’il s’y maintint durant dix années. » Procope après avoir rapporté de quelle maniere au bout de ce tems-là Theodoric roi des Ostrogots vainquit et fit tuer Odoacer, ajoute. » Theodoric ne fit aucun tort aux Romains d’Italie, & même il ne permit point qu’il leur en fût fait. La seule chose dont ils eurent à se plaindre, fut que ce Prince, au lieu de leur restituer le tiers de leurs terres qu’Odoacer avoit réparti entre les factieux qui l’avoient fait souverain d’Italie, il le partagea entre les Ostrogors qui s’étoient attachés à sa fortune. »

Les lettres de Cassiodore parlent de ce tiers en une infinité d’endroits. Nous en avons déja rapporté plusieurs, et nous en rapporterons encore d’autres, lorsqu’il s’agira de montrer qu’à l’exception des Vandales, les Barbares payoient les redevances dont les terres qui leur avoient été accordées à quelque titre que ce fût, étoient tenues envers l’Etat, ainsi et de la même maniere que les Romains qui les avoient possedées avant eux.

Enfin nous trouvons dans le celebre édit de Theodoric un article relatif à ce tiers des terres d’Italie ôté aux Romains et distribué aux Ostrogots. Voici sa teneur. » Qu’aucun Romain ne nous demande ce qui ne peut appartenir qu’à un Ostrogot, & qu’aucun Ostrogot ne nous demande ce qui ne peut appartenir qu’à un Romain. Que celui qui oseroit obtenir de nous par surprise un bien qui ne peut lui appartenir, sçache qu’il en sera depouillé si-tôt que la verité sera venue à notre connoillance, & qu’il sera même obligé à la restitution des fruits qu’il en aura perçus. Au surplus nous voulons que les Ordonnances que nous avons precedemment faites sur cette matiere, demeurent en leur pleine force & vigueur. » On peut juger du contenu de ces ordonnances que nous n’avons plus par ce qui est statué dans la loi nationale des Visigots concernant les terres ôtées aux Romains pour être appropriées, à des Hôtes Barbares à titre de sort.

» Qu’en aucune maniere, il ne soit donné atteinte au partage des terres & des bois ou forêts, fait entre les Romains & les Visigors, & qu’on s’en tienne à ce partage dans toutes les contestations ou l’une des Parties en produira de bonnes preuves. Nul Romain ne pourra donc rien prétendre dans les deux tiers des terres affectés aux Visigots, ni le Visigot ne pourra rien, posséder dans le tiers laissé aux Romains, à moins que quelques biens faisant partie de ce tiers, étant venus à notre disposition, nous ne jugions à propos d’en faire don à un Visigot. Que la posterité même ne touche point à ce partage fait par les ancêtres des Citoyens de l’une & de l’autre Nation qui vivent aujourd’hui, & cela au tems que les Visigots s’établirent dans les Gaules & qu’ils y devinrent les voisins des anciens Habitans. »

Les Bourguignons n’avoient point traité les Romains des Gaules avec autant de dureté que l’avoient fait les Visigots. Nous l’avons deja dit dans les premiers livres de cet ouvrage ; au lieu que les Visigots s’étoient approprié les deux tiers des terres appartenantes au particulier dans les cités qu’ils avoient occupées ; les Bourguignons s’étoient contentés de s’en approprier la moitié dans les cités où ils s’étoient établis.

On ne sçauroit être gueres mieux instruits que nous le sommes de la maniere dont la nation des Bourguignons se conduisit à l’égard des Romains du pays où elle prit des quartiers. La chronique de Marius D’Avanches nous apprend que ce fut l’année de Jesus-Christ quatre cens cinquante-six que les commissaires des Bourguignons firent conjointement avec les senateurs de chaque cité le partage des terres entre les deux nations. La loi Gombette fait foi que ce partage se fit par égales portions, et même que le Romain ne fut obligé par l’accord fait à ce sujet, qu’à donner son troisiéme esclave. Les Bourguignons avoient d’ailleurs assez d’esclaves à cause des captifs qu’ils avoient faits. Un article de l’addition faite à leur loi vers l’année cinq cens dix confirme ce qu’on vient de lire, et autorise l’interpretation que nous venons de donner à quelques-uns de ses termes un peu obscurs. » Les Bourguignons qui se sont transplantés dans ces Contrées ne demanderont rien au Romain au-delà de ce que la necessité les a contraints de lui ôter, & satisfaits de la moitié des terres, ils le laisseront jouir de l’autre moitié, & ils ne lui enleveront plus aucun de ses Esclaves. »

Nous sçavons même que les parts et portions que chaque Bourguignon avoit euës pour son lot ou pour son contingent, lors du partage géneral, étoit une espece de terre Salique ou de benefice militaire dont le possesseur ne pouvoit disposer que du consentement du prince. Le premier article de la loi Gombette, après avoir déclaré qu’un pere peut laisser les biens qu’il possede en toute proprieté, à qui il lui plaît, ajoute : » Nous exceptons des biens dont un pere peut disposer à la mort, les terres de la part portion, qui demeureront toujours soumises à la disposition faite par la Loi publiée à ce sujet. » Cette loi ou l’édit fait au sujet de ce partage, et que malheureusement nous n’avons plus, statuoit apparemment que ces parts et portions ne pourroient passer qu’aux héritiers du défunt capables de porter les armes, et contenoit les obligations dont leurs possesseurs étoient tenus en cas de guerre. Il n’étoit pas même permis aux Bourguignons par la loi Gombette de disposer entre vifs des terres de leurs parts ou portions en faveur d’un étranger. Ils ne pouvoient les aliéner qu’en faveur d’un Romain, qui eût déja des fonds à lui dans le canton, ou bien en faveur d’un Bourguignon qui déja eût à lui une possession ou un établissement dans le pays. Il y avoit même plus ; la loi Gombette, qui, comme nous l’avons rapporté sur l’année cinq cens, étoit beaucoup plus favorable aux Romains que l’ancienne loi des Bourguignons, ordonnoit que lorsqu’un Bourguignon vendroit sa part et portion, le Romain son hôte, c’est-à-dire, le Romain qui avoit été proprietaire de ce fond-là, avant le partage de l’année quatre cens cinquante-six, seroit preferé à tous autres dans cette acquisition. Pour parler suivant nos usages, ce Romain pouvoit retirer le fond dont il est question sur tout autre acquereur. Tout étranger étoit exclu de l’acquisition de ces parts et portions. On voit par-là que les petits fiefs ont été venaux, du moins sous condition, dès le tems de leur premiere origine. Il est vrai cependant qu’il y avoit une nature de biens dont les Bourguignons ne pouvoient pas disposer même entre vifs. C’étoit les terres qu’ils tenoient uniquement de la pure liberalité de leurs rois. Elles devoient passer suivant la loi aux descendans des gratifiés, afin qu’elles fussent un monument durable de la magnificence de ces princes. Enfin nous avons déja remarqué que les terres Saliques ou les benefices militaires des Francs n’étoient jamais qualifiés du nom de sortes ou de lot. Ce nom néanmoins étoit le titre propre et spécial que l’usage géneral avoit donné à la portion de terre qu’avoit eu pour son partage chaque citoyen d’une nation Barbare lorsqu’elle s’étoit mise en possession de la moitié ou des deux tiers des biens fonds appartenans aux anciens habitans des provinces Romaines, où elle s’étoit établie.

De tout ce qui vient d’être exposé, je conclus que l’histoire et les loix des Francs ne disant rien d’où l’on puisse inferer que les Francs ayent ôté au particulier dans les provinces des Gaules où ils s’établirent, une partie de ses fonds pour en former leurs terres Saliques, il s’ensuit que les Francs ne la lui ont point ôtée ; et s’il est permis d’user d’une pareille expression, que cette abstinence du bien d’autrui étoit l’un des motifs qui faisoient souhaiter aux Romains de cette vaste et riche contrée de passer sous la domination de nos rois.

  1. Bodin. Republ. Liv. 6. cap. 5.
  2. Articule 7.
  3. En 475.