Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 6/Chapitre 12

LIVRE 6 CHAPITRE 12

CHAPITRE XII.

Des guerres que les Cités des Gaules faisoient quelquefois l’une contre l’autre sous les Rois Mérovingiens.
Quand Gregoire De Tours désigne ceux dont il fait mention par le nom propre de leur Pays, il entend parler des Romains de ce Pays-là, & non pas des Barbares qui s’y étoient établis.


Après la mort de Chilperic[1], dit Gregoire de Tours, les Habitans de la Cicé d’Orleans s’étant alliés à ceux du Canton de Blois, qui étoit compris dans la Cité de Chartres, contre les Habitans du Dunois, qui étoit un autre Canton de la Cité de Chartres : ces Alliés entrerent à l’imprévû dans le Dunois, dont ils dévastercnt le Plat-Pays, emportant avec eux tout ce qu’ils purent enlever, mettant le feu au reste, & même aux maisons. Mais les Habitans du Dunois ayant été joints par les Habitans d’autres Cantons de la Cité de Chartres, ils prirent bientôt leur revanche. Ils entrerent donc à main armée dans le Territoire de la Cité d’Orleans & dans le Canton de Blois, & ils ne laisserent point pierre sur pierre dans tous les lieux où ils camperent. Cette guerre auroit eu de plus longues suites, si le Comte de la Cité de Chartres & le Comte de la Cité d’Orleans ne se fussent pas entremis, & s’ils n’eussent fait convenir les deux Partis ; » premierement, d’une cessation d’armes, durable jusqu’à ce qu’on eût prononcé sur les prétentions réciproques, & secondement, d’un compromis qui obligeoit celui des deux Partis qui seroit jugé avoir eu le tort, à indemniser l’autre du ravage fait dans son Territoire. Ce fut ainsi que finit la guerre. »

On observera qu’il faut que ces voies de fait, ne fussent point reputées alors ce qu’elles seroient reputées aujourd’hui, je veux dire, une infraction de la paix publique et un crime d’Etat, puisque le compromis ne portoit pas que ce seroit celui qui avoit commis les premieres hostilités, qui donneroit satisfaction au lesé, mais bien celui qui seroit trouvé avoir une mauvaise cause. Il pouvoit arriver que par la sentence du roi, ou par le jugement arbitral des comtes, il fut statué qu’au fond c’étoit la cité d’Orleans et le canton de Blois qui avoient raison, et qu’ainsi ceux qui avoient fait les premieres violences reçussent une satisfaction de ceux qui avoient souffert ces premieres violences.

Il paroît en lisant avec réflexion l’histoire de ce qui s’est passé dans les Gaules, sous les empereurs Romains et sous les rois Mérovingiens, que chaque cité y croyoit avoir le droit des armes contre les autres cités, en cas de déni de justice. Cette opinion pouvoit être fondée sur ce que Rome, comme nous l’avons observé déja, ne leur avoit point imposé le joug à titre de maître, mais à titre d’allié. Les termes d’Amicitia et de Foedus, dont Rome se servoit en parlant de la sujetion de plusieurs cités des Gaules, auront fait croire à ces cités qu’elles conservoient encore quelques-uns des droits de la souveraineté, et qu’elles en pouvoient user du moins contre leurs égaux, c’est-à-dire, contre les cités voisines. Dès qu’on souffroit à quelques-unes de nos cités de s’arroger le droit d’attaquer hostilement les autres, le droit naturel donnoit à ces dernieres le pouvoir de se deffendre aussi par les armes, et la plupart du tems, on ne peut se bien deffendre qu’en attaquant. Rome qui n’avoit pas trop d’interêt à tenir unies les cités des Gaules, leur aura laissé croire ce qu’elles vouloient, et aura même toleré qu’elles agîssent quelquefois conformément à leur idée. Nous avons parlé assez au long dans notre premier livre, des guerres que les cités des Gaules faisoient les unes contre les autres, même sous le regne des premiers Césars. L’idée dont je viens de parler, et qui étoit si flateuse pour des peuples également legers et belliqueux, se sera conservée dans nos cités, malgré la conversion des gaulois à la religion chrétienne ; elle y aura subsisté même sous les rois mérovingiens. Enfin elle s’y sera perpetuée, de maniere qu’elle subsistoit encore sous les premiers successeurs de Hugues Capet. Ainsi l’on ne doit pas reprocher à Louis Le Gros et à d’autres rois de la troisiéme race, d’avoir mis le droit de tirer raison de ses concitoyens par la voie des armes, au nombre des droits qu’ils accordoient par leurs chartres aux communes qu’ils rétablissoient, ou à celles qu’ils érigeoient de nouveau. Ces princes n’auront fait en cela que rendre aux premieres un droit qu’elles réclamoient, odieux si l’on veut, mais dont elles n’avoient point été dépouillées par un pouvoir légitime. Il leur avoit été ôté par des usurpateurs qui les avoient opprimées. Quant aux secondes, le droit qu’on laissoit aux premieres, sembloit exiger qu’on leur en accordât un pareil, sur tout, dans un tems où la France étoit couverte de brigands nichés dans des forteresses, et qui ne respectoient gueres les jugemens du souverain.

On voit par d’autres passages de Gregoire de Tours, que de son tems les milices des cités alloient à la guerre, et que même en plusieurs autres conjonctures, elles étoient commandées pour le service du roi.

Aussi-tôt après la mort du roi Chilpéric premier, Childebert son neveu s’empara de la cité de Limoges et de la cité de Poitiers. Gontran frere de Chilpéric, et qui avoit des prétentions sur Poitiers, se mit en devoir d’en chasser Childebert et de s’en rendre le maître. Il donna donc à Sicarius et à Villacarius, la commission de s’en saisir. Ce dernier étoit comte d’Orleans, et lorsqu’il reçut sa commission, il venoit de soumettre la Touraine à Gontran. Sicarius et Villacarius se mirent donc en campagne avec les Tourangeaux, pour entrer dans le Poitou d’un côté, tandis que les milices de la cité de Bourges y entreroient d’un autre. Cette expédition finit par une convention, dans laquelle la cité de Poitiers s’engageoit à reconnoître Gontran pour roi, au cas que l’assemblée qui s’alloit tenir pour accorder ce prince avec Childebert son neveu, décidât que le Poitou devoit appartenir à Gontran.

On voit dans Gregoire De Tours plusieurs autres exemples de cités qui ont porté la guerre dans une autre cité, et dont les milices commettoient autant de désordres qu’en auroient pû commettre des barbares nouvellement arrivés des rivages de la mer Baltique.

Il paroît même en lisant avec réflexion l’histoire de notre monarchie, que ce furent les guerres civiles, allumées, il est vrai, presque toujours par les rois Francs, mais dont les Romains portoient eux-mêmes le flambeau au milieu des cités voisines de la leur, qui changerent dans les Gaules les bâtimens en masures, les champs labourés en forêts, les prairies en marécages, et qui réduisirent enfin cette contrée si florissante encore sous le regne de Clovis, dans l’état de misere et de dévastation où elle étoit au commencement du huitiéme siecle. Mais l’expérience même, ne sçauroit corriger les habitans des Gaules de ceux de leurs vices qui sont le plus opposés au maintien de la societé, et sur tout de leur legereté naturelle, comme de leur précipitation à recourir aux armes, et à en venir aux voies de fait, laquelle a si souvent été cause qu’ils se sont battus sans avoir de veritables querelles. Ces vices qui ont ouvert l’entrée des Gaules aux Romains, et qui dans la suite les ont livrées aux Barbares, y causeront toujours les maux les plus funestes toutes les fois que leurs peuples ne seront point sous un souverain assez autorisé pour les empêcher de se détruire, et pour les forcer à vivre heureux dans le plus aimable pays de l’Europe.

Les particuliers qui composoient les milices des cités étoient tenus de marcher dès qu’ils étoient commandés ; et ceux qui restoient chez eux après avoir reçû l’ordre de joindre l’armée, étoient punis comme désobéissans. Quant à ce point-là, le citoyen Romain étoit traité par ses supérieurs, ainsi que le Barbare l’étoit par les siens. Gregoire de Tours après avoir parlé d’une expédition que le roi Gontran avoit faite dans le pays de Commenge, ajoute ce qui suit : » Les Juges rendirent ensuite une Ordonnance où il étoit statué, que chacun de ceux qui avoient manqué à se rendre à l’armée dans le tems où il leur avoit été enjoint de s’y trouver, seroit condamné à une amende, & en conséquence le Comte de la Cité de Bourges envoya quelques-uns de ses Officiers dans une Métairie de son District, & qui étoit du Domaine de Saint Martin, pour contraindre ceux qui demeuroient dans cette maison & qui étoient dans le cas de l’Ordonnance, à payer l’amende. L’Intendant de la Métairie s’y opposa, disant que ces personnes ne devoient point payer l’amende, parce qu’elles appartenoient à Saint Martin, & qu’il n’étoit pas d’usage qu’elles marchassent en des cas pareils à celui où l’on s’étoit trouvé. » En effet elles ne payerent pas l’amende ordinaire. Il n’y a point d’apparence que ces personnes qui appartenoient à saint Martin, c’est-à-dire, qui faisoient valoir les fonds d’une métairie appartenante à l’église de saint Martin, fussent des Barbares.

Après la mort de Chilpéric assassiné à Chelles par un inconnu, Ebérulfus l’un des officiers du palais fut accusé par la reine Frédegonde d’avoir fait tuer le roi son mari. Ebérulfus se réfugia dans l’église de saint Martin de Tours. On sçait que nos rois avoient alors un si grand respect pour ces aziles, qu’ils n’attentoient rien de plus contre celui qui s’y étoit réfugié, que d’en faire garder toutes les issuës pour l’empêcher de s’évader. Quand nos rois avoient pris cette précaution, ils attendoient que l’ennui réduisît le fugitif à faire, pour se sauver, des tentatives qui le livrassent à ceux qui le guettoient, ou que l’évêque le remît entre les mains de leurs officiers. Les milices du canton de Blois et celles de la cité d’Orleans furent donc commandées pour monter alternativement la garde à toutes les avenues de l’enceinte de l’église de S. Martin qui n’étoit point enclose pour lors dans les murs de la ville de Tours. Quand la milice de Blois avoit monté la garde durant quinze jours, elle étoit relevée par celle d’Orleans, qui à son tour étoit relevée par la milice de Blois au bout d’un pareil terme. Mais ce qui peut servir encore de preuve à ce que nous avons dit concernant la maniere dont les cités voisines vivoient ensemble, nos milices traitoient la Touraine en pays de conquête. Les soldats y prenoient le bétail et les chevaux qu’ils pouvoient attrapper, et ils en emmenoient avec eux un bon nombre, toutes les fois qu’ils retournoient dans leur pays.

Pour peu qu’on soit versé dans le style de Gregoire de Tours, on sçait bien que lorsqu’il dit absolument, les Chartrains, les Orleannois, ou les Parisiens, c’est des Romains de ces cités qu’il entend parler, et non point des Francs qui pouvoient s’y être habitués. En premier lieu, toutes les circonstances des évenemens dont il s’agit dans ces occasions-là, montrent que c’est des Romains, que c’est de ceux des habitans d’une cité, lesquels on désignoit déja par un surnom tiré du nom de leur patrie, plusieurs siecles avant qu’il y eût des Barbares établis dans les Gaules, que notre historien entend faire mention. En second lieu, Gregoire de Tours regardoit si bien les surnoms tirés du nom d’une cité, comme affectés de son tems aux seuls Romains, qu’il n’a jamais désigné, par ces surnoms employés absolument, les Barbares établis dans les cités des Gaules. Quoique les Teifales, par exemple, fussent établis dans la cité de Poitiers dès le tems d’Honorius, cependant, comme on l’a vû dans le septiéme chapitre de ce livre, notre historien, en parlant d’évenemens arrivés plus de cent cinquante ans après la mort de cet empereur, les nomme encore Teifales et non Poitevins. Ce n’a été que sous les derniers rois de la seconde race, que les Barbares établis dans les Gaules, ont cessé d’être désignés par le nom propre de leur nation, et que confondus avec l’ancien habitant, ils ont commencé à porter, comme lui, un surnom tiré du nom du pays où ils demeuroient. Rapportons quelques endroits de notre historien qui prouvent encore ce qui vient d’être avancé.

Lorsque Gregoire de Tours est obligé à désigner la peuplade de Barbares établie dans une cité particuliere en se servant du surnom tiré du nom propre de cette cité, il se donne bien de garde de donner à cette peuplade un pareil surnom employé absolument. Il joint à ce surnom le nom propre de la nation dont étoit la peuplade particuliere de laquelle il entend parler.

Quand le roi Chilpéric petit-fils de Clovis fit la guerre aux Bretons Insulaires établis dans les Gaules, il y avoit déja près de deux siecles que la colonie des Saxons qui étoit établie dans le diocèse de Bayeux, y habitoit. Cependant lorsque Gregoire de Tours, rapporte que nos Saxons eurent part à cette guerre, il joint au nom de leur pays le nom de leur nation. Il ne les appelle point les Bessins absolument, mais les Saxons Bessins. Il a soin de les désigner encore de la même maniere dans d’autres endroits de ses ouvrages.

Lorsque Gregoire de Tours veut parler de la peuplade de Francs établie dans la cité de Tournai, il ne la désigne point par l’appellation d’habitans du Tournaisis, employée absolument. Il la nomme les Francs Tournaisiens.

Enfin cet auteur oppose lui-même dans plusieurs endroits de ses ouvrages, le surnom d’Auvergnac, celui d’Orleanois, bref les surnoms tirés du nom des cités des Gaules, au nom de Franc, et cela en parlant d’évenemens arrivés plus d’un siécle après que les Francs se furent établis dans les Gaules. Notre historien suppose donc sensiblement, qu’en disant qu’un tel étoit Auvergnac, Orleanois, ou Parisien, il ait donné à entendre suffisamment, que ce tel étoit de la nation Romaine. Sans cela il n’y auroit eu aucune justesse à opposer Auvergnac à Franc, dit absolument, et sans faire aucune mention de la cité dont ce franc étoit. Rapportons quelques exemples.

La famille Firmina étoit une des plus illustres de l’Auvergne, même avant que cette cité fût soumise à la domination des Francs. Nous avons plusieurs lettres adressées à un Firminus par Sidonius Apollinaris qui le traite de son fils[2]. Suivant toutes les apparences un autre Firminus qui exerçoit l’emploi de comte en Auvergne, sous le regne de Clotaire I et qui fut destitué par Chramme fils de ce prince, étoit de cette famille-là. Il est aussi probable que ce Firminus est le même qu’on retrouve comte d’Auvergne sous le regne de Sigebert fils de Clotaire I[3]. Chramme s’étoit rendu si odieux, qu’on peut bien croire que dès qu’il ne fut plus, les officiers qu’il avoit déposés, n’eurent point de peine à se faire rétablir. Ainsi je crois que ce comte Firminus est le même comte Firminus que Sigebert envoya en ambassade à Constantinople. Quoiqu’il en ait été, le nom seul de cet ambassadeur suffit pour montrer qu’il étoit Romain de nation. Or Gregoire de Tours dit, en parlant de cette ambassade : « Enfin Sigebert envoya deux ambassadeurs à l’empereur Justin, Varinarius Franc de nation et Firminus Auvergnac. » L’Abbréviateur dit la même chose, en qualifiant encore Firminus de comte. Ainsi voilà Auvergnac dit absolument, opposé à Franc dans le texte de Gregoire De Tours.

Cet historien parlant d’une autre ambassade, de celle que Childebert, fils du roi Sigebert, envoya vers l’empereur Maurice, dit, qu’elle étoit composée de trois ministres, et il raconte que des trois ambassadeurs l’un étoit, qu’on me permette ces expressions, Soissonnois, l’autre Arlesien, et le troisiéme Franc. Voici ses paroles. » Les trois Ambassadeurs se trouvoient alors dans ce lieu-là. L’un étoit Bodégisile fils de Mummolenus de Soissons ; l’autre, Evantius fils de Dynamus d’Arles ; & le troisiéme, Grippo Franc de Nation. »

Je conclus donc que toutes les fois que Gregoire De Tours fait mention d’une milice qu’il désigne par un surnom dérivé du nom d’une des cités des Gaules, il entend parler d’une milice composée des anciens habitans de cette cité-là, c’est-à-dire, de Romains. C’est d’eux qu’il parle pour citer un exemple, lorsqu’en faisant le dénombrement de l’armée que Chilpéric assembla sur la Vilaine, pour la mener contre les Bretons Insulaires établis dans la troisiéme des provinces Lyonoises, il dit : qu’on y voyoit les Tourangeaux, les Poitevins, les Bessins, les Angeviens, les Manceaux, et les milices de plusieurs autres cités. Pourquoi auroit-on quelque peine à croire que les rois Mérovingiens se soient servi des milices des cités des Gaules, quand on a vû que Clovis avoit pris à son service les légions qui gardoient la Loire, et que ses successeurs confioient le commandement de leurs troupes à des généraux Romains de nation ?

  1. En 584.
  2. Lib. 9. Ep. 1 & 17.
  3. Greg. Tur. Hist. Lib. 4. cap. 13.