Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 5/Chapitre 6

LIVRE 5 CHAPITRE 6

CHAPITRE VI.

Justinien Empereur des Romains d’Orient se rend maître de la Province d’Afrique, en subjuguant les Vandales, qui l’avoient envahie. Il veut conquerir l’Italie sur les Ostrogots. Ses négociations avec les Rois des Francs, & son premier traité avec eux.


Nous sommes enfin parvenus à la derniere des trois grandes acquisitions faites par les rois enfans de Clovis ; à celle des pays que les Ostrogots tenoient dans les Gaules et dans la Germanie, et qui fut suivie de la cession entiere des Gaules faite à ces princes par l’empereur Romain.

Les troubles qui suivirent de près la mort d’Athalaric, leur avoient déja facilité la conquête de la Bourgogne ; et ce fut la continuation de ces mêmes troubles, et les guerres ausquelles ils donnerent lieu, qui rendirent les Francs maîtres de tout ce que les Ostrogots possedoient hors des limites de l’Italie. Ainsi je dois commencer l’histoire de cette espece de conquête, par exposer en quel état se trouvoient, lorsqu’elle se fit, les puissances dont les dissensions, les querelles, et les guerres, procurerent à nos rois Francs les moyens de la faire.

L’empereur Anastase étant mort en l’année cinq cens dix-huit, il eut pour son successeur Justin Premier, qui après un regne de neuf ans, laissa le trône des Romains d’Orient à Justinien, prince si célébre par ses victoires, et si renommé pour être l’auteur de celle des rédactions du droit Romain, laquelle encore aujourd’hui, a pouvoir de loi dans la plus grande partie de l’Europe, et qui dans l’autre est regardée avec le respect dû à la raison écrite. Dès la premiere année de son regne, cet empereur avoit formé le vaste projet de chasser des provinces du partage d’Occident les barbares qui les avoient envahies, sous pretexte de les défendre contre d’autres barbares. Comme l’Afrique et l’Italie étoient celles de ces provinces qui étoient les plus voisines du partage d’Orient, c’étoit en les recouvrant que Justinien devoit commencer l’exécution de son projet. Mais soit que les grands préparatifs qu’il convenoit de faire avant que de l’entreprendre, n’eussent point été achevés plutôt, soit que Justinien eût attendu, pour commencer la guerre en Afrique, qu’il fût débarassé de celle qu’il eut les premieres années de son regne contre les Perses, ce ne fut qu’en cinq cens trente-quatre qu’il envoya Bélisaire subjuguer les Vandales qui s’étoient emparés de l’Afrique. » Sous le Consulat de Paulin le jeune, die l’Evêque d’Avanches, le Patrice Belisaire reconquit au nom de l’Empire Romain la Province d’Afrique sur les Vandales, qui la tenoient depuis quatre-vingt-douze ans ; & il presenta dans Constantinople à l’Empereur Justinien, Gélimer Roi de ce Peuple, avec toute la famille & tous les thrésors de ce Roi Barbare. »

J’ai rapporté dans le tems, comment les Vandales s’étoient emparés de la province d’Afrique, et les differentes tentatives que les empereurs avoient faites pour les en chasser. J’ai dit que Zénon empereur d’Orient, et qui mourut en quatre cens quatre-vingt-onze, désesperant de pouvoir venir à bout de reconquérir sur eux cette province, avoit fait enfin la paix avec leur roi Genséric, le même qui les y avoit établis. » Zénon, écrit Procope, traita avec Genséric, & ils conclurent ensemble une paix durable, aux conditions que les Vandales s’abstiendroient de porter aucun préjudice aux Romains, & que les Romains de leur côté n’entreprendroient plus rien contre les Vandales. Tant que Zénon & ses deux premiers successeurs Anastase & Justin vêcurent, ce Traité fut exécuté de bonne foi de part & d’autre ; & il n’a été enfreint que par l’Empereur Justinien. Ce fut lui qui le rompit en faisant aux Vandales dont nous allons écrire l’Histoire. Genséric n’avoit pas survêcu long-tems à son Traité avec l’Empereur Zénon & il étoit mort fort âgé, trente-neuf ans après avoir pris Carthage, c’est-à-dire, en quatre cens soixante & dix huit. Son testament contenoit une disposition singuliere. Il y ordonnoit que la Couronne du Royaume dont il étoit le Fondateur, ne passeroit point toujours à l’héritier en ligne directe du dernier possesseur, mais qu’indépendemment de la prérogative des lignes & de la proximité du dégré, elle seroit toujours déferée à la mort du Prince qui la portoit, à celui des descendans de mâle en mâle de lui Genséric, qui se trouveroit être le plus âgé de la famille Royale dans le tems que le Trône viendroit à vacquer. » Il devoit donc souvent arriver que ce fût un cousin du roi dernier mort qui montât sur le trône, à l’exclusion des fils mêmes de ce roi. Aussi cette disposition de Genséric a-t’elle été souvent citée par les auteurs qui ont écrit sur le droit public des nations, comme une loi de succession des plus singulieres. Cependant nous allons voir qu’elle fut observée.

» Honoric le fils aîné & le successeur de Genséric mourut de maladie en quatre cens quatre-vingt-six, après un regne de huit ans. Son Sceptre passa entre les mains de Gundamund. Il étoit fils de Genso, un des fils de Genséric, & non pas d’Honoric ; mais la disposition de Genféric lui déferoit la Couronne, comme au plus âgé des Princes de la Famille Royale. Gundamund mourut de maladie au milieu de la douziéme année de son regne, dans le cours de l’année de Jesus-Christ quatre cens quatre-vingt-dix-huit, & il eut pour successeur son frere Trasamund, qui regna vingt-sept ans. A la mort, arrivée en cinq cens vingt-cinq, Ildéric fils d’Honoric le fils & le premier successeur de Genséric, monta sur le Trône, où suivant les loix ordinaires de succession, il aui roit dû monter dès l’année quatre cens quatre-vingt-six. » Ildéric regna sept ans. Au bout de ce tems-là, c’est-à-dire, en cinq cens trente et un, Gélimer fils de Gélaridus, qui fut fils de Genso, l’un des enfans de Genséric, étoit après Ildéric le plus âgé de la maison royale, et par conséquent tout le monde le regardoit comme le successeur présomptif d’Ildéric. Il profita de la considération qu’on avoit pour lui ; et après s’être fait un parti, il déposa Ildéric, qu’il fit enfermer. Gélimer commit encore des cruautés infinies contre les partisans du roi détrôné.

Justinien ne pouvoit donc pas entreprendre la guerre contre les Vandales dans une conjoncture plus favorable que celle où il l’entreprit en cinq cens trente-quatre. Il avoit affaire à un usurpateur odieux, et d’un autre côté les Ostrogots d’Italie n’étoient point en état, comme nous allons l’expliquer, de secourir un roi, dont ils devoient cependant croire que la chûte entraîneroit leur Etat. Aussi la guerre Vandalique fut-elle bientôt terminée. Mais comme elle ne fait point une partie de l’histoire de notre monarchie, je m’en tiens à ce que j’en ai déja dit, et je renvoye ceux qui voudroient en sçavoir davantage à Procope qui l’a si bien écrite.

Ainsi la conquête de la province d’Afrique fut à peine achevée, que les conjonctures parurent favorables à Justinien pour chasser aussi d’Italie les Ostrogots. Il faut remonter jusques à la mort de leur roi Theodoric, pour bien donner à connoître en quelle situation ils se trouvoient au commencement de l’année cinq cens trente-cinq, qu’ils furent attaqués par l’armée Romaine, qui venoit de triompher des Vandales.

Ce grand prince, qui aussi-bien que Genséric, fut le fondateur d’une puissante monarchie, ne laissa point de garçon lorsqu’il mourut en cinq cens vingt-six. Il avoit eu d’Audéfléde sœur de Clovis trois filles. Une de ces princesses nommée Ostrogothe, avoit été mariée avec Sigismond roi des Bourguignons, dont elle avoit eu Sigéric. Mais, comme nous l’avons déja dit, Ostrogothe étoit déja morte, lorsque Sigismond fit tuer leur fils Sigéric en l’année cinq cens vingt-deux. Ainsi lorsque Théodoric mourut, il ne restoit point de garçon descendant de cette princesse. Quant aux deux autres filles de Theodoric, Théodegote qui étoit l’aînée, avoit été mariée avec Alaric Second roi des Visigots, tué à la bataille donnée à Vouglé en cinq cens sept. Comme l’histoire ne fait aucune mention d’elle après la mort de son mari, on peut juger qu’elle étoit décédée avant lui. Mais elle avoit laissé un fils, Amalaric roi des Visigots, celui dont Théodoric avoit jusques à sa mort gouverné les Etats. La troisiéme des princesses filles du roi des Ostrogots, étoit la célébre Amalasonthe, qui devoit être la cadette de sa sœur Théodegote, puisqu’elle ne fut mariée avec Eutharic Cillica de la maison des Amales, qu’en l’année cinq cens quinze. Eutharic mourut avant Théodoric, mais il laissa de son mariage avec Amalasonthe une fille nommée Mathasonthe, et un fils nommé Athalaric, qui avoit environ dix ans lorsque son grand-pere Théodoric mourut en cinq cens vingt-six. Ainsi lorsque le fondateur de la monarchie des Ostrogots cessa de vivre, il avoit pour héritiers naturels deux petits-fils, Amalaric roi des Visigots, et Athalaric fils d’Amalasonthe.

Amalaric étoit bien fils de l’aînée des filles de Théodoric, mais il n’étoit pas, du côté de son pere Alaric Second, de la nation des Ostrogots ; et, comme on l’a déja vû, et ainsi qu’on va le voir encore, ces deux nations quoiqu’elles fussent originairement deux essains du même peuple, se regardoient néanmoins comme des nations étrangeres. Le fils de Théodegote ne devoit donc pas prétendre suivant les coutumes et les usages observés alors parmi les barbares, jouir en son nom de la couronne des Ostrogots. D’ailleurs Amalaric avoit recueilli en vertu de sa naissance, un assez bel héritage. Il étoit roi des Visigots. Le roi des Ostrogots nomma donc pour successeur de ses Etats, le fils d’Amalasonthe ; et il se contenta de remettre au fils de Théodegote les Etats qui composoient la monarchie des Visigots, et dont il avoit toujours gardé l’administration depuis la mort d’Alaric Second. » Théodoric, dit Jornandès, se voyant avancé en âge, & près de la fin, il fir assembler ceux des Ostrogots qui avoient des emplois, & les principaux Citoyens de cette Nation, & il déclara devant eux Athalaric, qui n’avoit encore que dix ans, son successeur dans ceux des differens Etats qu’il gouvernoit, desquels il étoit Proprietaire. Il ajouta que cette déclaration auroit la même force qu’un testament fait dans toutes les formes, qu’il enjoignoit au surplus à ceux qui l’écoutoient, de bien servir leur jeune Roi, d’aimer le Sénat & le Peuple Romain, & d’entretenir toujours une bonne correspondance avec l’Empereur d’Orient. »

On voit par la lettre qu’Athalaric, dès qu’il fut monté sur le trône, écrivit à Justinien, que le nouveau roi des Ostrogots accomplit exactement les dernieres volontés de son ayeul. En voici un extrait : » Vous avez autrefois élevé au Consulat mon ayeul Théodoric. Vous avez daigné envoyer à mon pere jusques dans l’Italie, la robe triomphale ; & pour vous l’attacher encore plus étroitement, vous l’avez déclaré votre fils d’armes, & vous avez bien voulu ainsi adopter un Prince qui étoit presque de votre âge. Etant aussi jeune que je le suis, vous m’adopterez avec encore plus de convenance. Daignez donc acquérir par vos bienfaits quelque supériorité sur mes Etats. Ma reconnoissance vous y rendra maître encore, plus que vous ne l’êtes dans les vôtres. Voilà pourquoi j’ai nommé tel & tel mes Ambassadeurs auprès de votre Sérénité, & je les charge par » leur instruction de vous prier de m’accorder votre amitié aux » mêmes conditions que les Princes vos prédécesseurs ont ac » cordé la leur à mon ayeul de glorieuse mémoire. »

Il est clair par cette lettre, et c’est une observation qu’on ne sçauroit s’empêcher de faire plus d’une fois, que les rois Ostrogots vouloient bien reconnoître dans les empereurs d’Orient une supériorité de rang, mais non pas une supériorité de jurisdiction, et qu’ils se croyoient en droit de traiter avec ces empereurs de couronne à couronne. C’est ce qui peut confirmer dans l’opinion que Zénon avoit cédé purement et simplement tous les droits de l’empire d’orient sur l’Italie à Théodoric, et qu’il n’y avoit point envoyé ce prince en qualité de son lieutenant, lorsqu’il l’y envoya pour délivrer Rome de la tyrannie d’Odoacer. C’est de quoi nous avons parlé assez au long sur l’année quatre cens quatre-vingt-neuf. Je reviens à l’avenement d’Athalaric à la couronne.

Ce prince eut donc l’Italie, et Amalaric l’Espagne. Quant aux provinces des Gaules qui obéissoient à la nation Gothique, voici comment elles furent partagées en suivant la disposition de Théodoric. » Les Gots, on sçait bien que dans le style de Procope, les Gots dits absolument, sont les Ostrogots, eurent la partie de ces Provinces, qui par rapport à l’Italie, est en-deçà du Rhône ; & les Visigots curent la partie qui est au » delà de ce Fleuve. » Le lecteur se souviendra bien que la partie des Gaules qui échut à Athalaric, étoit celle que Théodoric avoit possedée de son chef, l’ayant conquise en differens tems sur les Bourguignons, et que le lot d’Amalaric fut précisément la partie des Gaules, qui avoit été de la monarchie des Visigots. Ils l’avoient conservée après la mort d’Alaric Second, comme on l’a vû, et Théodoric y avoit été le maître à titre de tuteur et d’administrateur des biens de son petit-fils encore pupille. Il est vrai qu’Athalaric garda la ville d’Arles, quoiqu’elle eût été du royaume d’Alaric Second, et qu’elle dût par cette raison être du royaume d’Amalaric. Mais les convenances demandoient absolument que les Ostrogots gardassent cette ville dont ils étoient actuellement en possession. En premier lieu, elle étoit assise à leur égard en-deçà du Rhône, qui étoit une séparation naturelle des contrées qu’eux et les Visigots tiendroient dans les Gaules. En second lieu, elle étoit dès le tems des empereurs le siége de la préfecture des Gaules, qu’il importoit tant au roi des Ostrogots de maintenir en crédit. Nous en avons dit ci-dessus les raisons. Athalaric donna-t’il ou non à son cousin une compensation pour Arles ? Quel fut cet équivalent ? J’ignore tout cela.

Procope reprend la parole : » Du consentement d’Athalaric, les Viligots furent dispensés de lui payer les redevances annuelles, que Théodoric leur avoit imposées. Il fut même convenu qu’Athalaric restitueroit à son cousin Amalaric, le tresor des Rois Visigots, que Théodoric avoit autrefois emporté de Carcassonne, pour le porter à Ravenne. Enfin il fut stipulé que ceux des Ostrogots qui s’étoient mariés dans les Pays qui dėvoient demeurer aux Visigots, & réciproquement que ceux des Visigots qui s’étoient mariés dans les Pays qui devoient demeurer aux Ostrogots, auroient les uns & les autres, à leur choix, la faculté de demeurer dans le Pays où ils s’étoient domiciliés, ou celle d’emmener leur famille avec eux, s’ils jugeoient à propos d’en sortir, pour se retirer dans les Pays de l’obéissance du Roi de la Nation dont ils étoient. » On voit par-là que, comme nous venons de le dire, les les Visigots et les Ostrogots, qui n’étoient originairement que deux tribus ou deux essains d’une même nation, n’avoient pas été confondus les uns avec les autres, quoiqu’ils habitassent pêle-mêle dans les mêmes contrées depuis vingt ans. Il faut une convention spéciale, afin que les Visigots qui s’étoient mariés dans le pays des Ostrogots, et que les Ostrogots qui s’étoient mariés dans le pays des Visigots, puissent être citoyens de la tribu dont ils n’étoient pas issus, au cas qu’ils veuillent rester dans la patrie de leurs femmes. Qu’on juge après cela combien les usages et les mœurs de ces tems-là s’opposoient à ce que les nations, qui étoient étrangeres en quelque sorte les unes à l’égard des autres, ne vinssent à s’incorporer et à se confondre.

Nous avons déja dit quelle fut la destinée d’Amalaric, comment il fut tué à Barcelonne vers l’année cinq cens trente et un, et à qui ses Etats passerent après lui. Pour Athalaric, il resta jusques à sa mort arrivée en cinq cens trente-quatre, sous la conduite de sa mere Amalasonthe. Quoique la coutume observée parmi les Ostrogots ne permît point qu’une femme regnât en son nom, elle permettoit néanmoins qu’une femme regnât sous le nom d’autrui. Athalaric avoit à peine atteint l’âge de dix-huit ans qu’il mourut. Dès qu’il fut mort, Amalasonthe devint aussi célébre par ses malheurs, qu’elle l’avoit été jusques-là par son élévation et par ses vertus. La coutume des Ostrogots ne lui permettant pas de regner sous son nom, elle crut qu’elle devoit associer un homme à son trône, et qu’elle pourroit regner aussi glorieusement sous le nom d’un mari, qu’elle avoit regné jusques-là sous le nom d’un fils. Dans cette idée elle associa à son trône et probablement à son lit Théodat, un de ses cousins, et celui des grands de la nation des Ostrogots, qu’elle crut le plus propre à bien observer les conditions ausquelles cette princesse vouloit assujettir son époux ou son collegue, et qu’elle exigea de lui. On se doute bien qu’une des premieres conditions étoit, que Théodat ne se prévaudroit point de son titre, quel qu’il fût, pour lui ôter l’administration de l’Etat, et pour lui ravir une autorité, plus chere que la vie à celles qui l’ont exercée durant un tems. En effet, l’histoire est remplie de princes qui ont abdiqué la couronne, mais on y trouve un très-petit nombre de princesses qui se soient dépouillées volontairement du pouvoir souverain.

On va voir par un fragment de la lettre qu’Amalasonthe écrivit au sujet de son choix à Justinien, qu’elle ne vouloit point trop avoüer que son sexe la rendît incapable de porter seule la couronne, et qu’elle prétendoit tenir de sa naissance, du moins, le droit d’associer au pouvoir suprême la personne qu’il lui plairoit de choisir. » Nous avons, dit-elle, fait monter sur le Trône un Prince notre cousin, afin qu’il nous aide par la fermeté de ses conseils, à soutenir le poids du Sceptre. » Amalasonthe ajoute à quelques lignes de-là : » Rien ne fait tant d’honneur aux Princes, que de vivre en bonne intelligence les uns avec les autres, mais l’union qui regnera entre l’Empereur d’Orient & nous, me fera toujours un honneur singulier, puisqu’il n’y a point de Souverain, si grand qu’il puisse être, dont la splendeur ne soit encore augmentée par l’établissement de l’unanimité entre Justinien & lui. »

Nous observerons encore, à l’occasion de ces dernieres paroles, qu’elles font voir aussi-bien que le contenu de la lettre d’Athalaric à Justinien, laquelle nous venons de rapporter, que les rois des Ostrogots se prétendoient absolument indépendans de l’empire d’Orient. Ces princes prétendoient être à cet égard dans tous les droits des empereurs d’Occident prédécesseurs d’Augustule. En effet le terme d’unanimité, dont Amalasonthe se sert ici, étoit, comme je l’ai déja remarqué à l’occasion de l’avenement d’Avitus à l’empire d’Occident en quatre cens cinquante-cinq, le terme consacré, dont les empereurs d’Occident se servoient pour exprimer la nature de la liaison qui étoit entre eux et les empereurs d’Orient : ainsi Amalasonthe traitoit d’égal à égal avec Justinien, quand elle lui demandoit l’unanimité.

Théodat écrivit aussi de son côté à Justinien une lettre qui se trouve parmi les ouvrages de Cassiodore, qui l’avoit composée. Ce prince y dit à l’empereur : » Dès qu’un Roi est monté sur le Trône, l’usage veut qu’il fasse part de son avenement à la Couronne aux autres Souverains, afin qu’ils lui accordent l’amitié qu’ils doivent avoir pour les personnes revêtuës de la même dignité qu’eux. »

Une Histoire Critique permet d’interrompre la narration toutes les fois qu’il se présente une occasion de faire des remarques propres à prouver quelque chose de ce qu’on y peut avoir avancé. J’observerai donc, en usant de cette liberté, que les nouveaux souverains avoient coutume dès-lors, comme je l’ai supposé en plusieurs endroits, de donner part de leur avenement au trône aux autres princes. Cassiodore le dit expressément ; et nous pouvons encore appuyer son autorité de celle de Menander Protector. Cet auteur écrit que Justin Second, qui succeda en cinq cens soixante et cinq à son oncle Justinien, envoya Johannes en Perse. Quel que fut le véritable sujet de sa mission, ajoute notre Auteur, elle avoit pour prétexte, la nécessité de donner part au Roi des Perses de l’avenement de Justin à l’Empire, & de remplir le devoir dont ces Rois & les Empereurs Romains s’acquittent réciproquement en pareilles occasions. »

Théodat fut ou plus ambitieux, ou moins reconnoissant, qu’Amalasonthe ne se l’étoit promis. Quelques mois après son élevation, il dépouilla sa bienfaitrice de l’autorité souveraine ; et les soupçons qu’il conçut en voyant l’impatience avec laquelle cette princesse portoit sa dégradation, l’engagerent à la confiner dans une isle du lac de Bolséne. Amalasonthe de son côté eut recours à Justinien, qu’elle promettoit d’aider de son crédit et de ses amis, pour le rendre maître de l’Italie, sans exiger d’autre récompense de ses services, qu’un établissement et une retraite convenables à une reine, fille de roi, et mere de roi. Justinien promit plus qu’on ne vouloit ; mais les menées d’Amalasonthe furent découvertes, et Theodat la fit mourir. Je me conforme dans ce récit aux Histoires de Procope[1], quoique Gregoire de Tours raconte bien différemment la catastrophe d’Amalasonthe. Mais tous les sçavans sont convenus d’abandonner ici l’historien latin, pour suivre l’historien grec, qui avoit plus de capacité que l’autre, et qui avoit déja part aux affaires dans le tems que les évenemens dont il est question, arriverent.

Le meurtre d’Amalasonthe rendit Théodat si odieux aux Ostrogots, qui respectoient en elle le sang du fondateur de leur monarchie, et aux Romains, à qui elle étoit chere, parce qu’elle avoit reçu une éducation semblable à la leur, que Justinien crut qu’il étoit tems de recouvrer l’Italie. Il entreprit d’autant plus volontiers ce projet, qu’il avoit déja dans la province d’Afrique une armée victorieuse, celle qui venoit de subjuguer les Vandales. Bélisaire qui la commandoit eut donc ordre de passer en Sicile : c’étoit par la conquête de cette isle qu’il falloit commencer l’entreprise. Il y passa, et il la conquit en l’année cinq cens trente-cinq.

Ce fut alors que Justinien voulut négocier avec les rois des Francs, un traité qui obligeât ces princes à ne le point traverser dans le recouvrement de l’Italie sur les Ostrogots. Il n’étoit pas de leur interêt de souffrir que l’empereur des Romains d’Orient se rendît maître de cette province ; mais il se flattoit que le parti qu’il leur offriroit, et le ressentiment qu’ils devoient avoir contre le meurtrier d’une niece de Clovis, les engageroient à laisser détrôner Théodat sans tirer l’épée en sa faveur. Voici ce qu’on trouve dans Procope concernant la premiere négociation de l’empereur Justinien avec nos rois.

Cet historien, avant que de faire la digression sur l’origine et sur les premiers progrès des Francs, de laquelle nous nous sommes servis tant de fois, dit : » Justinien envoya aussi pour lors des Ambassadeurs presenter aux Rois Francs une lettre dont la teneur étoit : Les Ostrogots non contens de s’être emparés par force de l’Italie qui nous appartient, & de refuser de l’évacuer, nous ont fait encore, sans que nous y eussions donné lieu, plusieurs injures des plus graves, l’honneur ne nous permet pas de les dissimuler. Voilà ce qui nous oblige à faire marcher une armée contr’eux ; il est juste que vous nous donniez du secours dans la guerre où nous nous engageons contre un ennemi qui doit être aussi le vôtre, principalement, parce qu’étant vous & moi de la même Communion, vous détestez les erreurs d’Arius qu’il fait profession de suivre. »

Il n’y a point d’apparence qu’une lettre, dans laquelle l’empereur d’Orient explique si clairement ses projets, soit la premiere qu’il ait écrite à Théodebert, qui étoit regardé comme le chef de la maison de France, parce qu’il étoit fils de Thierri l’aîné des enfans de Clovis. Je crois donc que la lettre qui vient d’être rapportée, n’aura été écrite que plusieurs mois après celle où Justinien félicitoit Théodebert sur son avenement à la couronne, et dont nous avons parlé à l’occasion du consulat de Clovis. La réponse que Théodebert fit à cette premiere lettre de Justinien, et dont nous avons donné un assez long extrait, dans l’endroit de notre ouvrage que nous venons de citer, aura noué une correspondance entre les princes Francs, et la cour de Constantinople, et dans la suite Justinien aura écrit la lettre que Procope nous a conservée, celle qu’on vient de lire, et dans laquelle notre empereur, pour me servir de l’expression ordinaire, s’avance en homme qui a déja sondé le gué.

La négociation réussit. » L’Empereur, dit Procope, joignit à sa lettre aux Princes Francs, un présent en argent comptant, & la promesse d’un subside considerable qui leur seroit payé dès qu’ils auroient commencé la guerre. Les Francs furent si satisfaits de ce qui leur étoit donné & de ce qui leur étoit promis, qu’ils s’engagerent à faire la guerre conjointement avec les Romains d’Orient. »

Cette alliance des rois Francs avec Justinien faite avant que la guerre eût commencé, est encore prouvée et rendue plus certaine, par ce que dit Procope dans le quatriéme livre de l’histoire de la guerre gothique. Pour mettre mieux le lecteur au fait de ce que contient l’endroit de cet écrivain dont je vais faire usage, il faut anticipant sur l’avenir, parler de ce qui arriva long-tems après l’année cinq cens trente-cinq, où nous sommes encore, et quand on étoit déja dans le fort de la guerre, du prélude de laquelle nous rendons compte ici. Theodebert se déclara à deux reprises contre les Romains d’Orient durant cette guerre, et dans plusieurs rencontres il les attaqua comme leur ennemi. C’est ce dont il s’agit dans le passage de Procope, que nous allons rapporter comme une nouvelle preuve qu’il y eut une alliance faite entre Justinien et les Francs dès l’année cinq cens trente-cinq, ou du moins l’année suivante.

» Aussitôt que Theodebald eut succedé à Theodebert son pere, mort en cinq cens quarante-huit, l’Empereur Justinien envoya au nouveau Roi le Senateur Léontius, pour lui persuader de joindre de nouveau ses armes à celles des Romains contre les Ostrogots, & d’évacuer les contrées de l’Italie, dont les Francs, au mépris des Traités, s’étoient emparés sous le regne précedent, & dont ils étoient encore en possession. Leontius dit donc à Theodebald dans l’audience qu’il eut de ce Prince. Il n’y a gueres de Souverain à qui plus d’une fois il ne soit arrivé des disgraces ausquelles il ne s’attendoit point ; mais il n’est jamais arrivé à aucun d’eux rien qui ait dû le surprendre autant que Justinien mon Souverain a dû l’être de la conduite que les Francs ont tenue à son égard. Tout le monde sçait que ce Prince n’eut pas si-tôt conçû le dessein de faire la guerre aux Ostrogots, qu’il voulut avant toutes choses s’assurer de l’alliance de votre Nation, & qu’il n’attaqua son ennemi qu’après qu’elle se fut obligée, moyennant une grosse somme d’argent, qu’elle toucha, d’agir de concert avec lui ; cependant non-seulement les Francs ne tinrent pas compte alors d’accomplir les engagemens où ils étoient entrés, mais il n’y a sorte d’outrage que votre pere n’ait fait essuyer aux Romains d’Orient. Il a envahi plusieurs contrées du territoire de l’Empire sur lesquelles il n’avoit pas la moindre ombre de droit. Je ne viens pas ici, ajouta Leontius, pour vous faire des reproches sur le passé, mais pour faire en sorte que vous soyez véritablement de nos amis à l’avenir. » Le reste du discours de l’ambassadeur ne regarde pas le sujet dont il est ici question, je veux dire, l’alliance conclue entre Justinien et les enfans de Clovis, avant que Bélisaire fît sa descente en Italie, et qui fait ici notre principal objet.

On peut regarder deux autres lettres de Theodebert à Justinien, qui sont échappées aux injures du tems, et dont je n’ai point encore parlé, comme deux réponses que ce prince aura faites à deux dépêches que l’empereur lui avoit écrites quelque tems après la conclusion du traité dont il s’agit. Le lecteur quand il aura vû le contenu de ces réponses, jugera, si je me trompe. Dans la premiere, Theodebert dit qu’il a bien reçu la dépêche par laquelle Justinien le prioit d’envoyer incessamment trois mille hommes au secours du patrice Brigantinus ; mais que par des raisons dont Andreas, qui la lui avoit rendue, est bien informé, il n’avoit pas pû être assez heureux pour rendre le service qu’on lui demandoit. Ce prince finit par des protestations d’attachement, sa lettre, dont la suscription est : Le roi Theodebert au très-excellent et très-illustre seigneur notre pere l’empereur Justinien.

La seconde de celles des lettres de Théodebert à Justinien, desquelles il s’agit ici, contient la réponse à des questions que cet empereur avoit faites au petit-fils de Clovis, touchant l’étenduë de la domination des Francs dans la Germanie, et touchant les différens peuples de ces contrées qui reconnoissoient cette domination. Théodebert y parle comme un homme qui communique l’état de ses affaires à un ami qui s’en est informé par affection. Il y dit donc qu’après la défaite des Turingiens, la conquête de leurs Etats, et la mort de leurs princes, les Francs avoient étendu leur domination des rivages de l’océan jusqu’aux rives du Danube. » Je rends compte de ces prosperités à votre Auguste Hautesse avec quelque plaisir, ajoute Théodebert, parce que je suis bien informé de son zéle pour la propagation de la Foi Catholique qu’elle & moi nous professons, & qui devient la Religion dominante dans tous les Pays dont les Francs se rendent maîtres. »

Ainsi lorsqu’en l’année cinq cens trente-six, Bélisaire fit sa descente dans le continent de l’Italie pour en chasser les Ostrogots, les Romains d’Orient étoient alliés de notre nation, et ils devoient même compter sur son secours. Comme les divers évenemens de la guerre qui commença cette année-là, ne sont point de notre sujet, nous n’en parlerons que succinctement, bien qu’ils fassent, grace aux historiens grecs, la partie de l’histoire du sixiéme siecle que nous sçavons avec le plus de détail. Nous avons donc résolu de n’en faire mention qu’autant qu’il le sera nécessaire pour conduire le lecteur par des routes connuës, jusques à la remise des provinces que les Ostrogots tenoient en-deçà des Alpes, par rapport aux Gaules, faite par eux aux enfans de Clovis et à la cession des droits de l’empire sur toutes les Gaules faite en premier lieu à ces mêmes princes par les Ostrogots, et validée en second lieu par l’empereur Justinien.

  1. Hist. Fr. Lib. 3. Cap. 31.