Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 4/Chapitre 6

LIVRE 4 CHAPITRE 6

CHAPITRE VI.

Guerre de Clovis contre les Allemands. Conversion & Baptême de ce Prince.


Nous sommes arrivés au plus considerable des évenemens de la vie de Clovis, à l’évenement qui fut la cause de la conversion de ce prince, que les représentations, ni les prieres de sainte Clotilde n’avoient pû encore opérer. On a vû dès le premier livre de cet ouvrage, que les Allemands étoient une nation des plus nombreuses de la Germanie, et que son berceau étoit sur le Danube. On y a vû aussi que dès le commencement du cinquiéme siécle, quelques essains de cette nation s’étoient établis dans le pays, qui est au nord du lac de Genéve, et qui s’étend jusqu’au mont Jura. Cette colonie y devoit être toujours, lorsque Clovis eut la guerre contre la nation dont elle étoit, puisque notre peuplade se trouvoit encore dans la contrée qui vient d’être désignée au tems que Grégoire de Tours écrivoit, c’est-à-dire, à la fin du sixiéme siécle. Cet historien voulant désigner les lieux où Lupicinus et Romanus deux saints personnages dont nous avons déja parlé, et qui vivoient vers le milieu du cinquiéme siecle, s’étoient retirés et où ils avoient bâti le monastere connu aujourd’hui sous le nom de l’abbaye de saint Claude : dit, que ce lieu est situé assez près d’Avanches et entre le pays habité par les Bourguignons et le pays habité par des Allemands.

Nous avons vû aussi dans le second livre de cet ouvrage que d’autres essains d’Allemands habitoient sur la droite du Rhin, et qu’après la mort de Valentinien troisiéme, ils avoient passé le Rhin pour s’établir dans le pays appellé aujourd’hui l’Alsace, mais qu’ils avoient repassé ce fleuve, dès que l’empereur Petronius Maximus eut fait Avitus maître de la milice dans le département de la préfecture des Gaules. Il a encore été parlé des incursions que ces Allemands faisoient souvent en Italie. Or il est apparent qu’avant l’année quatre cens quatre-vingt, nos Allemands avoient passé le Rhin de nouveau et qu’ils s’étoient rétablis dans l’Alsace. En effet Procope dans l’exposition de l’état où étoient les Gaules immédiatement avant le renversement de l’empire d’Occident arrivé en quatre cens soixante et seize, et que nous avons rapportée en son lieu, place les Allemands et les Suéves dans une contrée qui étoit entre le pays habité par les Tongriens et le pays que tenoient les Bourguignons. C’est assez la situation de l’Alsace, et l’on ne doit point être surpris qu’un auteur grec ne l’ait pas désignée avec plus de précision. Procope ajoute que les Allemands et les Suéves établis dans les Gaules, et dont il parle en cet endroit de son histoire, étoient des peuples libres, et qui ne reconnoissoient en aucune maniere l’autorité de l’empire.

Nos Allemands joints avec les Suéves et fortifiés sans doute par le secours de ceux qui étoient demeurés dans la Germanie, et par le secours de ceux qui habitoient entre le mont-Jura et le lac Léman, car on verra par la suite de l’histoire, que toute la nation des Allemands prit part à cette guerre ; entrérent hostilement en quatre cens quatre-vingt-seize, dans la seconde des Germaniques occupée alors par les Francs Ripuaires dont Sigibert étoit roi. Ce prince se mit à la tête de son armée pour les repousser et il appella Clovis à son secours. Clovis le joignit et ils donnerent bataille à l’ennemi auprès de la ville de Tolbiac, qu’on croit avec fondement être aujourd’hui Zulpick, lieu situé en deçà du Rhin, et distant de quatre ou cinq lieuës de Cologne. L’action fut très-vive et le combat fort opiniâtré. Sigibert lui-même y reçut à la cuisse une blessure dont il demeura boiteux le reste de sa vie. Enfin l’armée des Francs étoit sur le point d’être battue quand le fidele Aurelien qui remarquoit apparemment que les Romains qui servoient dans l’armée de Clovis faisoient mal leur devoir, parce qu’ils s’ennuyoient d’attendre la conversion de ce prince, lui dit : » Seigneur, croyez en ce Dieu que Clotilde vous annonce, & ce Maître du Ciel & de la Terre vous fera remporter la victoire sur vos ennemis. Aussi-tôt le Roi des Saliens leva au Ciel ses yeux baignés de larmes & s’écria : Christ, vous que Clotilde annonce comme le fils du Dieu vivant, comme un Dieu qui donne du secours à ceux qui l’implorent dans leur affliction, & la victoire à ceux qui mettent en lui leur confiance, j’ai recours avec soumission à votre pouvoir suprême : Si vous me faites gagner la bataille, si je ressens des effets de votre protection tels que ceux qui croyent en vous disent qu’ils en ressentent chaque jour, je vous adorerai à l’avenir, & je me ferai baptiser en votre saint nom. Mes dieux que j’ai invoqués inutilement sont des dieux sans pouvoir, puisqu’ils ne m’aident pas. C’est donc vous Jesus-Christ que j’invoque à present. J’ai un veritable désir de pouvoir croire en vous. Donnez-moi donc la foi en me tirant des mains de mes ennemis. » Dès que Clovis eut prononcé ce vœu, ses troupes battirent les Suéves et les Allemands. Avant que de parler du baptême de Clovis, racontons les autres suites de la bataille de Tolbiac.

Le chef ou le roi des Allemands ayant été tué sur la place, ils demanderent à Clovis d’être reçus au nombre de ses sujets : » Nous nous soumettons, grand Prince, lui dirent-ils, àvotre domination. Ne nous faites donc plus la guerre, puisque nous sommes une portion de votre Peuple. » Clovis leur accorda ce qu’ils demandoient, et après les avoir obligés à se renfermer dans leurs anciennes limites, il revint dans ses Etats jouir de la paix qu’il venoit de rétablir. Voilà ce que dit Grégoire de Tours concernant le succès de cette guerre.

Suivant sa coutume, cet auteur abrege si fort le récit de ce grand évenement, qu’on peut l’accuser d’en donner une fausse idée. En effet, il semble en le lisant que la nation entiere des Allemands se soit soumise dans ce tems-là au roi des Saliens, et que ce prince n’ait eu pour lors à faire qu’avec une seule nation. Voilà néanmoins ce qui n’est pas. Tous les Allemands ne se soumirent point alors à Clovis, et dans cette guerre ils avoient les Sueves pour alliés. Tâchons donc à trouver ailleurs de quoi éclaircir la narration tronquée de notre historien.

Cassiodore nous apprend que tous les Allemands ne se soumirent point à Clovis en quatre cens quatre-vingt-seize. Il n’y eut que ceux d’entr’eux qui voulurent continuer à demeurer dans les pays qu’ils avoient occupés, qui le reconnurent pour souverain. Plusieurs autres essains de cette nation eurent recours à la protection de Theodoric roi d’Italie ; et quelques-uns d’entr’eux se réfugierent dans des pays de l’obéissance de ce prince ; c’est-à-dire dans la Rhètie et dans la Norique. Il les accueillit et il leur accorda sa protection. Nous avons encore la lettre qu’il écrivit aux habitans de la province Norique située entre les Alpes et le Danube, pour leur enjoindre d’échanger contre des bœufs frais et en état de tirer, les bœufs harrassés des Allemands qui voudroient passer outre. Il y a bien loin des environs de Cologne à la hauteur d’Ulm, et les bœufs qui tiroient les chariots des Allemands devoient être d’autant plus fatigués lorsqu’ils arriverent auprès du lieu où cette derniere ville a dans la suite été bâtie, que la crainte d’être atteints par les Francs qui suivoient toujours ces Allemands, les avoit obligés à marcher sans discontinuation. Theodoric écrivit même à Clovis, pour l’engager à ne poursuivre plus ces fugitifs, une lettre que Cassiodore nous a conservée, et dont voici la teneur.

» L’alliance qui est entre nous, me fait prendre beaucoup de part à la nouvelle gloire que les Francs, qui avoient été si long-tems sans faire parler d’eux, viennent d’acquerir en terrassant les Allemands qu’un Pouvoir superieur a humiliés devant vous… Ne poursuivez plus les restes malheureux de cette Nation, & faites graces à des infortunés qui ont pris leur azile dans des Pays qui sont sous l’obéissance de vos Prens : N’est-ce pas une assez belle victoire que d’avoir réduit un Peuple aussi nombreux & aussi courageux que celui-là, à vous demander quartier, après avoir vû son Roi tué dans le combat, & la plupart de les Citoyens morts ou devenus les Sujets d’un Prince étranger. Nous vous envoyons donc tels & tels, qui sont chargés de vous demander expressément de cesser toute hostilité contre les Allemands, & qui ont encore commission de vous communiquer de bouche plusieurs affaires importantes, comme de vous reveler des secrets que vous avez un grand interêt de sçavoir. Notre prospérité est liée avec la vôtre, & nous apprenons avec joye vos succès, persuadés que nous sommes qu’ils sont avantageux au Royaume d’Italie. » La Lettre de Theodoric finit par ce qu’il dit à Clovis concernant un habile musicien qu’il lui envoyoit.

Il me semble à propos d’interrompre l’histoire des Allemands, pour faire deux observations sur la lettre de Theodoric. La premiere sera, qu’il paroît que lorsque ce prince l’écrivit, il avoit déja épousé Audéfléde sœur de Clovis. Quand s’étoit fait ce mariage, dont j’aurai encore occasion de parler dans la suite ? Peut-être que ç’aura été avant que Theodoric vînt en Italie. Theodoric qui étoit chrétien avoit-il épousé Audéfléde quand elle étoit encore payenne aussi-bien que Clovis ? Cela s’est pû faire. Mais les apparences sont que cette princesse s’étoit faite arienne avant que son frere se convertît à la religion catholique. En effet nous verrons que Lantildis, une autre sœur de Clovis, avoit embrassé l’arianisme avant que son frere se fît chrétien, puisqu’elle abjura cette hérésie le jour même que ce prince se fit baptiser. Ma seconde observation roulera sur les choses importantes que les ambassadeurs de Théodoric étoient chargés de communiquer de bouche à Clovis. Autant qu’on peut le deviner, c’étoit des avis sur quelque traité d’alliance que les Bourguignons négocioient alors avec l’empereur Anastase, et dont les conditions interessoient les autres puissances de la Gaule. Comme Theodoric étoit alors brouillé avec cet empereur, ainsi que nous le dirons bientôt, il lui convenoit de faire une contre-ligue avec Clovis, et peut-être lui fit-il proposer dès-lors l’alliance offensive contre les Bourguignons, laquelle nous leur verrons conclure dans trois ans. Je reviens aux Allemands pour qui Theodoric intercédoit.

Il paroît qu’il obtint ce qu’il demandoit en leur faveur, et que Clovis cessa de poursuivre les vaincus. La suite de l’histoire apprend, que Theodoric en transplanta une partie en Italie et qu’il laissa l’autre dans les provinces qu’il tenoit entre les Alpes et le Danube ou dans les gorges septentrionales de ces montagnes. Ennodius parle des premiers, lorsqu’il dit dans son panegyrique de Theodoric. » Vous avez, sans rien aliéner du territoire de l’empire établi un corps d’Allemands en Italie. Vous nous faites garder aujourd’hui par ceux mêmes qui nous pilloient auparavant. D’un autre côté ces Allemands ne se trouvent pas moins bien que nous de cette transmigration, puisqu’après avoir perdu leur Roi, & après avoir vû leur Nation prête d’être dissipée par leur faute, ils sont devenus les Sujets d’un Prince aussi débonnaire que vous, & qui même a bien voulu les conserver en corps de Nation. Il leur tourne à bonheur d’avoir été réduits à se bannir de leur Patrie, puisqu’ils ont trouvé dans vos Etats un meilleur pays que celui qu’ils ont été forcés d’abandonner. » Il faut que le roi des Allemands tué à Tolbiac se fût opposé autant qu’il lui avoit été possible, à leur derniere invasion dans les Gaules.

Cependant, comme nous l’avons déja dit, tous les Allemands qui se retirerent dans les états de Theodoric après la bataille de Tolbiac, ne passerent point les Alpes pour aller s’établir en Italie. Il en resta quelques essains dans les provinces que ce prince tenoit au de-là des monts par rapport à l’Italie, et même ces essains furent toujours soumis aux rois d’Italie, et ils ne passerent sous la domination des francs, que lorsque les ostrogots cederent tout ce qu’ils possedoient hors de l’Italie aux enfans de Clovis. C’est de quoi nous parlerons un peu plus au long, lorsqu’il en sera tems.

Quant aux Suéves, que l’auteur des Gestes et la vie de saint Remy donnent aux Allemands pour alliés dans la guerre dont il est ici question, je vais dire ce que j’en pense. On lit dans Jornandés, que le pere de Theodoric roi d’Italie, Theodémir qui vivoit long-tems avant la bataille de Tolbiac, et sous le regne de l’empereur Leon, fit durant l’hyver une expedition contre les barbares qui habitoient sur le haut du Danube. » Il prit son tems, dit l’Historien des Gots, que le Danube étoit gelé, & passant à l’imprévû ce Fleuve sur la glace, il entra dans le pays des Suéves par l’endroit où ils ne l’attendoient pas. Cette peuplade de Suéves a presentement du côté de l’Orient le pays des Boïens, du côté de l’Occident celui des Francs, au Midi le pays des Bourguignons, & au Septentrion celui des Turingiens. Les Allemands étoient alors joints avec les Suéves. Cela n’empêcha point Theodémir de les défaire ; il les battit eux & leurs Alliés, il ravagea leur pays, & peu s’en falut qu’il ne les subjuguât. Après cette victoire, il revint dans la Pannonie où étoient ses quartiers. » En effet, comme Theodémir venoit de la Pannonie, c’est-à-dire, du côté de l’orient par rapport au pays des Suéves, il sembloit aux Suéves qu’il ne pût point tomber sur eux qu’en traversant la contrée ou habitoit le Boïen, laquelle les couvroit du côté du levant, mais Theodémir ayant remonté le Danube jusqu’au dessus de la hauteur du pays des Suéves, et puis ayant passé le fleuve sur la glace, il entra dans ce pays du côté du couchant, et il attaqua ainsi ses ennemis par où ils ne s’attendoient point d’être attaqués. Venons à l’usage que je prétends faire de l’endroit de Jornandès que j’ai rapporté, et dans lequel on trouve les confins du pays des Suéves marqués tels qu’ils étoient quand cet historien avoit la plume à la main vers le milieu du sixiéme siécle.

Je crois donc qu’une partie des Suéves dont on vient de parler, s’étoient joints quelque tems après l’avantage que Theodémir avoit remporté sur eux, avec les Allemands pour venir se cantonner dans le pays connu aujourd’hui sous le nom d’Alsace. Nous avons vû que Procope y plaçoit dès l’année quatre cens soixante et seize, une peuplade de Suéves et d’Allemands, laquelle ne reconnoissoit en aucune maniere l’autorité de l’empire. Cette colonie fortifiée des secours que lui auront envoyés les allemands et les suéves qui étoient demeurés dans leur ancienne patrie, aura voulu s’étendre du côté du bas-Rhin, et c’est ce qui aura donné lieu à la bataille de Tolbiac. Comme les Suéves étoient déja les alliés des Allemands sous le regne de l’empereur Leon, c’est-à-dire, vers l’année quatre cens soixante et dix ; rien n’est plus probable que de supposer qu’ils l’étoient encore en quatre cens quatre-vingt-seize. Voilà donc quels étoient les Suéves qui combattirent dans l’armée que Clovis défit à Tolbiac, et même il est apparent qu’ils avoient amené les Boïens ou les Bavarois avec lesquels ils confinoient du côté du levant. Je crois encore que Clovis qui, comme il est sensible en lisant la lettre de Theodoric, passa le Rhin après cette journée, sera entré hostilement dans le pays que ces nations possédoient depuis long-tems dans la Germanie, quand ce n’auroit été que pour suivre les Allemands qui gagnoient les contrées d’en deçà les monts à notre égard, lesquelles étoient de l’obéïssance de Theodoric. Ces contrées étoient, comme nous l’avons déja observé, les provinces que les Romains possedoient entre les Alpes et le Danube, ou du moins la partie de ces provinces que les barbares établis il y avoit long-tems, sur la rive gauche de ce fleuve, ne leur avoient point encore enlevées.

En effet je trouve dans les Annales des Boïens ou Bavarois, qu’après la bataille de Tolbiac ils se soumirent à Clovis par un traité qui les obligeoit à servir ce roi dans toutes ses guerres, et à ne donner que le titre de prince et de duc à leur chef, pour marquer qu’il étoit dépendant du roi des Francs, mais qui d’ailleurs les laissoit à tous autres égards un peuple libre et en droit de se gouverner suivant ses anciennes loix et ses anciens usages. Il est vrai que l’auteur de ces annales, Jean Thurmeir, si connu sous le nom d’Aventinus, ne sçauroit avoir écrit avant le quinziéme siécle. Ce qu’il dit cependant ne laisse point de mériter quelque croyance, principalement, s’il est vrai qu’il ait tiré tout ce qu’il avance concernant l’alliance des Francs et des Boïens, d’une lettre de Hatto archevêque de Mayence au pape Jean neuviéme, élû en neuf cens un, et de laquelle on gardoit encore du tems de cet historien, dans differentes archives d’Allemagne, des copies autentiques. D’ailleurs il est certain que les Bavarois ont été sujets des rois de la premiere race.

Clovis bien qu’il ne fût entré que comme auxiliaire dans la guerre que les Allemands faisoient à Sigebert, n’aura pas donc laissé d’y gagner beaucoup. Comme il avoit plus de forces que Sigebert, ç’aura été lui, qui aura fait sur l’ennemi commun les conquêtes les plus grandes. En obligeant les Bavarois, et par conséquent les Suéves plus voisins de ses Etats que les premiers, à lui fournir des soldats lorsqu’il auroit la guerre, il aura fort augmenté le nombre des combattans, qu’il pouvoit avoir sous ses enseignes. Ce prince en second lieu se sera rendu le maître du pays occupé dans les Gaules depuis quatre-vingt années, par ceux des Allemands, qui s’y étoient établis et ce pays s’étendoit du lac Leman jusques au Rhin. Il aura encore soumis à son pouvoir la partie de la Germanie que les Allemands tenoient encore pour lors, c’est-à-dire, celle qui est entre la rive droite du Rhin et la Montagne Noire.

Comment, dira-t-on, Clovis pouvoit-il communiquer avec ce pays-là, puisque nous ne lui avons point vû étendre son royaume du côté de l’orient, au de-là de la cité de Troyes ? Je réponds que Clovis avoit pû avant l’année quatre cens quatre-vingt-seize, se rendre le maître de la cité de Toul, dont on sçait la grande étendue. Il avoit pû l’occuper lorsque les provinces obéïssantes se soumirent à lui en quatre cens quatre-vingt-treize. Toul devoit être une des cités de ces Provinces-là. D’ailleurs Clovis durant le cours de la guerre avoit repris sur les Allemands qu’il reserra, suivant Gregoire de Tours, dans leurs anciennes habitations, une grande partie du pays qui se nomme aujourd’hui l’Alsace et très-certainement la cité de Bâle. Ainsi par cette cité il communiquoit avec le pays des Allemands qui l’avoient reconnu pour roi, et cette même cité donnoit encore à Clovis sur le Rhin un passage capable de faire respecter l’alliance des Francs Saliens par les Suéves et par les Boïens. Que Clovis ait été maître de Bâle c’est ce qui est certain par les souscriptions des évêques qui assisterent au premier concile d’Orleans tenu en cinq cens onze, sous la protection et par les soins de ce prince ; on trouve parmi ces souscriptions la signature d’Adelphius évêque de Bâle ; et il passe pour certain entre les sçavans, que les évêques n’alloient point alors aux conciles convoqués dans un lieu qui n’étoit pas de l’obéïssance de leur souverain. Or je ne vois pas où placer mieux l’acquisition de la cité de Bâle, et celle des pays qui étoient entre cette cité et les cités qui s’étoient soumises à Clovis dès l’année quatre cens quatre vingt-treize, qu’en la plaçant dans le cours de la guerre que ce prince fit aux Allemands en quatre cens quatre-vingt-seize. Clovis depuis ce tems jusqu’à sa mort arrivée cette année-là, ne porta plus la guerre qu’une fois dans ces contrées. Ce fut lorsqu’il attaqua en l’année cinq cens les Bourguignons qui tenoient veritablement la plus grande partie de la province Sequanoise dont Bâle étoit une cité. Mais on ne sçauroit prétendre que ce soit dans le cours de cette guerre-là que Clovis ait pris la cité de Bâle. En voici la raison. Clovis possédoit encore cette cité en cinq cens onze, et Gregoire de Tours dit positivement, comme on le verra, que le roi des Bourguignons recouvra avant la fin de la guerre tout ce qu’il avoit perdu depuis qu’elle avoit été déclarée. Ainsi je crois que la cité de Bâle aura été soumise par Clovis dès l’année quatre cens quatre-vingt-seize, et que de ce côté-là, Vindisch étoit alors la frontiére de la Bourgogne. On sçait bien que cette ville, qui est ruinée aujourd’hui, étoit auprès de celle de Baden en Suisse. Que Vindisch appartint encore aux Bourguignons en cinq cens dix-sept, on n’en sçauroit douter, puisque son évêque souscrivit au concile tenu à Epaone cette année-là, sous le bon plaisir de Sigismond leur roi.

Nous n’avons vû jusqu’ici que les moindres avantages que Clovis tira du gain de la bataille de Tolbiac. Voici donc l’histoire du baptême de ce prince, qui lui en procura de bien plus grands, telle qu’elle se lit dans Gregoire de Tours. » La Reine fit prier saint Remy de se rendre auprès du Roi pour l’instruire en secret. Il apprit de cet Evêque dans plusieurs conferences qu’ils eurent à l’insçu de la Cour, qu’il falloit pour être Chrétien renoncer au culte des Idoles incapables de s’aider » elles-mêmes, & à plus forte raison d’aider les autres, & adorer ensuite le Dieu Créateur du Ciel & de la Terre. Je me rendrois volontiers à vos instructions, disoit le Roi ; la seule chose qui me retient, c’est que ceux des Francs qui me font attachés, ne veulent point abandonner la religion de leurs peres. Donnez-moi le tems de leur faire comprendre vos raisons. Lorsque Clovis eut assemblé dans cette intention-là, les Francs ses Sujets, ils s’écriérent tous, comme par inspiration, dès qu’il eût commencé de leur parler : Nous renonçons au culte des Dieux périssables, & nous voilà prêts à reconnoître le Dieu qu’annonce l’Evêque de Reims. Aussi-tôt que saint Remy eut appris un évenement si heureux, il donna ordre de préparer les Fonts. On disposa tout dans le Baptistére, on y alluma un grand nombre de cierges ; on y fit brûler les encens les plus odoriferans, l’on tapissa les murs de la cour qui étoit devant cet édifice, & pour la mettre à couvert, on tendit au dessus des toiles enrichies de toute sorte de broderies. Dès que tout eût été préparé, notre nouveau Constantin se presenta & demanda au saint Évêque d’être régéneré dans les eaux du Baptême. Remy lui accorda la demande, & dès que le Roi proselite fut entré dans le bassin où il devoit être baptisé, il lui dit à haute voix avant que de verser l’eau : Sicambre baissez la tête & humiliez votre cœur. Brûlez désormais ce que vous adoriez, & adorez ce que vous brûliez. La sainteté de Remy, ajoute Grégoire de Tours, le rendoit respectable à tous ses Contemporains, & il est même dit dans sa Vie, qu’il avoit ressuscité un mort. »

Nous avons déja parlé fort au long de cette vie de l’apôtre des Francs : quant aux baptistéres, personne n’ignore que c’étoient des édifices construits exprès pour y administrer le sacrement de baptême, suivant le rit qui s’observoit alors en conferant ce sacrement, soit aux enfans, soit aux adultes. Il y avoit des baptistéres dans l’enceinte des bâtimens qui accompagnoient les églises cathédrales.

Quelques-unes ont même conservé leurs baptistéres. Grégoire De Tours finit ce qu’il a jugé à propos d’écrire concernant la conversion de Clovis, en disant : » Le Roi des Francs ayant confessé un seul Dieu en trois Personnes, il fut baptisé au Nom du Pere, du Fils & du Saint-Esprit, & il fut oint ensuite avec le saint Crême appliqué en forme de Croix. Trois mille de ses sujets en âge de porter les armes reçûrent le Baptême avec lui. Lantildis une de ses Sœurs qui s’étoit faite Arienne, abjura en même tems son hérésie, & fut reconciliée à l’Eglise par l’Onction. Une autre Sœur de Clovis qui se nommoit Albofléde, fut aussi baptisée avec lui. Cette Princesse étant morte peu de jours après, Clovis fut sensiblement touché de sa perte & son affliction donna lieu à saint Remy d’écrire à ce Prince une lettre de consolation que nous avons encore, & qui commence par ces paroles. La mort de votre Sœur Albofléde d’heureuse mémoire, m’afflige autant qu’elle vous afflige vous-même. Nous avons tort néanmoins de ne pas nous consoler en faisant une reflexion ; c’est qu’elle est sortie de ce monde ayant encore la grace du Baptême, & qu’après tout sa destinée est digne d’envie. » On ne trouve point dans Gregoire de Tours la suite de cette lettre, mais comme elle est un des monumens antiques de notre histoire, parvenus jusqu’à nous, je crois à propos d’en donner quelques autres fragmens, quand ce ne seroit que pour montrer que saint Remy, qui avoit parlé en égal à Clovis dans la lettre qu’il écrivit à ce roi, peu de tems après son avénement à la couronne, c’est-à-dire vers l’année quatre cens quatre-vingt deux, lui parloit l’année quatre cens quatre-vingt-dix-sept le langage d’un inférieur, parce que dès l’année quatre cens quatre-vingt-treize la cité de Reims s’étoit pleinement soumise au gouvernement du roi des Saliens.

» Je vous conjure, Seigneur, de chasser la tristesse de votre cœur, afin qu’ayant l’esprit tranquille vous puissiez manier les rênes du gouvernement avec plus de dextérité…… Vous avez un grand Etat à conduire, & si la Providence le permet, à rétablir. Vous êtes le chef de plus d’une Nation…… Je crois à propos d’interrompre ici l’extrait de notre lettre, pour faire deux observations. La premiere sera, qu’il est sensible en lisant les auteurs du sixiéme siécle, que par le mot regnum, qui se trouve dans le texte latin, on n’entendoit point toujours un regne, un royaume, ni regner par regnare, mais que souvent on entendoit simplement gouvernement et gouverner. La seconde sera, que quoiqu’il fallût entendre Royaume par Regnum dans la lettre de saint Remy, on ne devroit point être surpris de lui voir traiter ailleurs le gouvernement de Clovis, d’administration, de gestion faite pour un autre. Jusqu’à la cession des Gaules que Justinien fit aux rois Francs, saint Remy et les autres Romains n’ont dû regarder ces princes que comme officiers de l’empire. » Après avoir fait des veux pour un Prince si glorieux, j’oserai lui recommander le Prêtre Maccolus qui m’est fort attaché & que je lui envoye. Il ne me reste plus qu’à vous demander pardon de vous avoir écrit tout ce que mon devoir m’obligeoit à vous aller dire de bouche. Ainsi, supposé que vous me fassiez dire par celui qui vous remettra ma Lettre, que votre volonté est que je me rende auprès de votre Personne, je me mettrai incessamment en chemin, sans que la rigueur de l’hyver me retienne. »

Comme Albofléde mourut peu de jours après son baptême, les dernieres lignes de la lettre de saint Remy montrent sensiblement que cette princesse et son frere Clovis avoient été baptisés en hyver, et par consequent elles disposent à croire que cette cérémonie se fit, non pas le samedi saint, comme l’ont écrit Hincmar et Flodoard, mais aux fêtes de Noël, comme le dit positivement Alcimus Avitus, évêque de Vienne dans la lettre qu’il écrivit à ce prince pour le féliciter sur sa conversion, et dont nous rapporterons incessamment le contenu. D’ailleurs le témoignage d’un contemporain tel qu’Avitus, est si décisif, sur la question concernant le jour où Clovis fut baptisé, qu’il ne nous reste qu’une chose à faire ; c’est de découvrir, s’il est possible, ce qui peut avoir induit Hincmar et Flodoard dans l’erreur où ils sont tombés. Je dis s’il est possible, parce que je ne trouve point moi-même que les fondemens de ma conjecture soient trop solides.

L’Abbréviateur est le seul des historiens qui ont écrit sous la premiere race de nos rois, qui dise le jour où Clovis fut baptisé. Ainsi Hincmar et Flodoard peuvent bien avoir été reduits, quand ils auront voulu donner la date du baptême de Clovis, à recourir au récit de l’Abbréviateur. Voici ce qui se lit dans l’épitome de Frédegaire : Clovis reçut le baptême, et six mille francs le reçurent avec lui à la fête de la pâque du seigneur. Suivant les apparences, l’Abbréviateur a entendu ici par la Fête de la pâque du seigneur, non point les grandes pâques, comme on le disoit autrefois, mais la fête de la Nativité de Notre-Seigneur, qu’on appelloit pour lors apparemment dans les Gaules Pâques de Noël  ; ainsi qu’elle s’appelle encore aujourd’hui à Rome. Or, comme on dit encore aujourd’hui en Italie, Pâques de la Resurrection pour dire les grandes Pâques, et Pâques de la nativité de Notre-Seigneur, pour dire Noël ; on pouvoit bien aussi dire la même chose dans les Gaules du tems de Frédegaire. Je puis alleguer un fait notoire pour appuyer cette conjecture ; le voici. On trouve, dit le dictionnaire de l’Academie[1], dans tous les livres françois imprimés au dessus de soixante ans, faire ses Pâques, pour dire simplement faire ses dévotions et communier, soit à Noël, ou à la Pentecôte, ou à quelque autre jour que ce soit, indépendamment de la fête de Pâques. L’usage dont parle le dictionnaire de l’Academie me paroît le vestige d’un autre usage plus ancien, qui étoit celui de donner le nom de Pâques, en y ajoutant une épithéte distinctive aux principales fêtes de l’année. L’usage dont nous avons parlé en dernier lieu ayant cessé en France sous la premiere race, Hincmar et Flodoard qui n’auront pas eu ce qu’ils en avoient entendu dire assez present à l’esprit, se seront trompés lorsqu’ils consultérent l’Abbréviateur, en croyant qu’il fallût entendre de Pâques de la Resurrection, ce qu’il avoit dit de Pâques de la Nativité de Jesus-Christ. Celui des cahiers de l’ancienne vie de saint Remy, sur lequel l’histoire du baptême de Clovis étoit écrite, et qui auroit redressé Hincmar, et par conséquent Flodoard, se trouvoit être du nombre des cahiers déja perdus, quand Hincmar écrivit sa vie de saint Remy. Il se peut bien faire encore que par ces paroles in Pascha domini consecratus est, Frédegaire ait voulu dire simplement en prenant à la lettre le mot de Pâques, dont la signification propre est celle de passage  : que c’étoit par le ministére de saint Remy que Clovis avoit été consacré au Seigneur et qu’il est passé au service du véritable Dieu.

Ce que l’Abbréviateur dit dans la suite de sa narration pourra bien avoir encore contribué à induire en erreur Hincmar et Flodoard. Le voici. » Dans le tems que Clovis & ceux qui s’étoient faits Chrétiens avec lui portoient encore les habits blancs dont ils avoient été revêtus à leur Baptême, saint Remy leur prêcha un jour la Passion : Ou étions-nous alors, s’écria ce Prince, mes Francs & moi, les choses ne se seroient point passées ainsi ? » Je crois donc qu’Hincmar et Flodoard auront imaginé faute d’attention, que Clovis avoit eu cette saillie de zéle le premier dimanche d’après celui de Pâques de la Résurrection, et qui dans le calendrier ecclésiastique est appellé Dominica in albis. Mais le texte de l’Abbréviateur dit seulement que cet incident arriva lorsque Clovis et les siens portoient encore les habits blancs dont ils avoient été revêtus quand ils avoient été baptisés, et l’on sçait que l’usage de la primitive église étoit que les nouveaux chrétiens portassent ces habits durant quelques jours, en quelque tems que ce fût qu’ils eussent reçû le baptême. Quant à l’année où Clovis se fit chrétien, nous montrerons dans le huitiéme chapitre de ce quatriéme livre, que ce fut l’année quatre cens quatre-vingt-seize.

Il nous reste encore à parler du lieu où Clovis reçut le baptême, et de la phiole pleine d’huile qu’une colombe apporta du ciel pour servir aux onctions qui sont en usage dans l’administration de ce sacrement.

La narration de Gregoire de Tours et celle de l’Abbréviateur ne laisse pas lieu de douter que Clovis n’ait été baptisé dans le baptistére de l’église métropolitaine de Reims. Il fut baptisé par saint Remy qui étoit évêque de Reims, et ce saint, qui, suivant Gregoire de Tours, administra le baptême au roi des Francs dans un baptistére, le lui aura administré dans celui de sa cathédrale, dédiée à la Vierge. Si saint Remy eût baptisé Clovis dans un autre diocèse que celui de Reims, l’historien ecclésiastique des Francs l’auroit remarqué. Il est vrai que Nicetius évêque de Tréves, et auteur du sixiéme siécle, semble dire dans une lettre qu’il écrivoit à Clodesinde, petite fille de Clovis, que ce roi avoit été baptisé dans l’église de saint Martin, et comme il n’y avoit point d’apparence que ce prince eût voulu se faire baptiser dans l’église de saint Martin de Tours, parce que Tours étoit alors au pouvoir des Visigots, et n’est venu au pouvoir des Francs qu’environ douze ans après la conversion de Clovis, on a crû qu’il avoit reçû le baptême dans une église de S. Martin, bâtie dans la ville de Reims. Mais cela ne s’accorde point avec la narration de Gregoire de Tours, qui dit positivement, que Clovis reçût le baptême dans un baptistére, et il n’y avoit que les églises cathédrales qui en eussent. Ainsi j’aime mieux croire qu’un copiste qui vouloit dépêcher sa tâche, aura mis en transcrivant la lettre de Nicetius un grand D, et une grande M, pour signifier Divae Mariae, et qu’un autre copiste qui aura voulu mettre ces deux mots tout au long, aura écrit, Domini Martini. Je conclus donc que le roi des Francs doit avoir été baptisé dans le baptistére construit auprès de l’église cathédrale de Reims dédiée à la vierge, Divae Mariae. En effet l’empereur Louis Le Debonnaire dit positivement dans sa chartre octroyée en faveur de l’église cathédrale de Reims, et qui est rapportée dans l’histoire de Flodoard ; » Que c’étoit dans cette Eglise-là, que le Fondateur de notre Monarchie, lequel portoit le même nom que nous, avoit reçû le Baptême par les mains de saint Remy. Personne n’ignore que Clovis & Louis, sont le même nom. Qu’alleguer contre un pareil témoignage ? »

Quant à la sainte ampoule dont on se sert encore au sacre de nos rois : voici ce qu’en dit Hincmar :

» Dès que Clovis & saint Remy furent entrés dans le Baptistére, la foule remplit si bien toutes les avenues, que l’Ecclésiastique qui apportoit le saint Crême, & qui n’étoit point venu en même tems qu’eux, ne put jamais arriver jusqu’aux Fonts. Le saint Pontife quand il lui fallut faire les Onctions, tourna donc les yeux vers le Ciel, comme pour le prier de vouloir bien lui suggerer quelque moyen de sortir de la peine où il se trouvoit. Dans l’instant on vit une Colombe plus blanche que la neige, apporter à Remy une Ampoule pleine d’Huile, & disparoître aussi-tột qu’elle l’eût remise entre ses mains. Il se servit donc de cette Huile pour faire les Onctions accoutumées, & l’odeur qu’elle repandit étoit si suave, que tous les Assistans dirent qu’ils n’en avoient jamais senti une pareille. »

Il est vrai que Gregoire de Tours ne parle point de ce miracle, mais nous avons déja remarqué dans la préface de cet ouvrage, qu’on ne pouvoit gueres fonder aucun argument négatif sur le silence de cet historien. D’ailleurs Hincmar s’est servi, pour composer la vie de saint Remy, de plusieurs livres anciens que nous n’avons plus, et il se peut bien faire que ce soit dans un de ces écrits, qu’Hincmar ait trouvé ce qu’il dit concernant la sainte ampoule.

Nous avons exposé en parlant du nombre des sujets qu’avoit Clovis à son avenement à la couronne, ce qu’il y avoit à remarquer touchant le nombre des Francs qui reçurent le baptême avec lui.

  1. Tom. 1 page 219. Edit. de 1718.