Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 4/Chapitre 5

LIVRE 4 CHAPITRE 5

CHAPITRE V.

Les Provinces obéïssantes se soumettent au pouvoir de Clovis. Les Provinces Confederées ou les Armoriques refusent de s’y soumettre, & ce Prince leur fait la guerre.


L’auteur des gestes écrit immédiatement après avoir fini l’histoire du mariage de sainte Clotilde. » Dans ce tems-là même Clovis augmenta considerablement son Royaume, qu’il étendit jusques sur les bords de la Seine, & il donna pour lors le commandement du Château de Melun & des pays voisins à son Ministre Aurelien. Dans les tems suivans Clovis érendit sa domination jusqu’à la Loire. »

Pour peu qu’on se souvienne de ce que nous avons déja dit, on verra bien que par le pays qui s’étendoit depuis Soissons jusqu’à la Seine, il faut entendre la plus grande partie des provinces obéïssantes, et par le pays qui s’étendoit jusqu’à la Loire, les provinces confédérées ou les Armoriques. Hincmar après avoir rapporté qu’Aurelien le ministre et l’ambassadeur de Clovis étoit venu à bout, comme par miracle de faire épouser Clotilde à son maître, ajoute : » Ce fut dans ces entrefaites que Clovis étendit jusqu’à la Seine les bornes de sa domination, qu’il ne porra néanmoins jusqu’à la Loire, que dans les tems suivans ; mais dès lors il donna au même Aurelien le Château de Melun avec le titre de Duc ou de General ; c’est-à-dire, qu’il confera à cet Aurelien le commandement de Melun sa frontiere du côté des Armoriques, & qu’il lui donna en même tems plusieurs fonds de terre situés auprès de Melun, & dont la proprieté appartenoit à l’Etat. »

L’endroit de leurs ouvrages où l’auteur des gestes, et Hincmar placent ce qu’ils racontent de la soumission de la plus grande partie des provinces obéïssantes à Clovis, l’attention qu’ils ont l’un et l’autre à dire, que ce fut dans le tems du mariage de ce prince, qu’arriva cet événement, suffiroient pour montrer que ce fut alors que les cités dont il est ici question, promirent de lui obéïr dans toutes les affaires qui étoient du ressort du gouvernement civil, comme s’il eût été préfet du prétoire des Gaules. Elles obéïssoient déja à Clovis dans ce qui concernoit la guerre, comme au maître de la milice. Mais nous avons encore d’autres preuves pour montrer que ce fut dans le tems du mariage de Clovis, que les cités dont il s’agit, c’est-à-dire, les pays qui sont entre l’Aisne, la Seine et la Somme se soûmirent à tous égards au gouvernement de ce prince. Exposons ces preuves.

Grégoire de Tours ramassant tout ce qu’il juge à propos de dire concernant les victoires que Clovis remporta, et les acquisitions qu’il fit avant son mariage, finit la narration succinte qu’il donne de ces exploits, en disant : « Clovis subjugua les Tongriens la dixiéme année de son regne, » c’est-à-dire, en quatre cens quatre-vingt-onze. Or comme cet auteur ne commence qu’après avoir dit ces paroles, l’histoire du mariage de Clotilde, il paroît qu’on ne commença de le traiter qu’après cette année-là. Nous avons vû que la négociation dura plus d’un an, puisqu’Aurelien n’alla en Bourgogne en qualité d’ambassadeur que l’année d’après celle où il y avoit fait son premier voyage étant travesti en pauvre. Ainsi le mariage de Clovis ne sçauroit avoir été terminé avant la fin de l’année quatre cens quatre-vingt-douze. D’un autre côté, il ne sçauroit avoir été terminé beaucoup plus tard. Lorsque Clovis promit dans la bataille de Tolbiac qu’il se feroit baptiser incessamment, ce qui arriva, comme nous le verrons, durant l’été de l’année quatre cens quatre-vingt-seize, il y avoit déja quelque tems que son second fils Clodomire étoit né. Ce que dit Gregoire de Tours concernant les sentimens de Clovis sur la maladie de cet enfant, suffit pour convaincre que cette maladie lui vint quand Clovis étoit encore payen. Clodomire néanmoins avoit eu un aîné, Ingomer ; Clotilde étoit donc accouchée deux fois entre son mariage et la campagne de quatre cens quatre-vingt-seize, ce qui suppose que cette princesse eût été mariée plusieurs années avant que Clovis partît pour cette campagne. Ainsi on ne sçauroit gueres placer le mariage de ce prince avant la fin de l’année quatre cens quatre-vingt-douze, ni le reculer beaucoup plus loin que l’année quatre cens quatre-vingt-treize. Cela est d’autant plus plausible, que dans tous nos monumens litteraires on ne trouve rien sur quoi l’on puisse se fonder pour placer le mariage de Clovis ou plûtôt ou plus tard que je l’ai placé. Au contraire on lit dans l’histoire du rétablissement du monastere de saint Martin de Tournay, écrite par Hérimannus un de ses abbés qui vivoit dans le douziéme siécle, que ce fut la douziéme année de son regne, que Clovis épousa Clotilde. La douziéme année du regne de Clovis tombe en quatre cens quatre-vingt-douze, ou en quatre cens quatre-vingt-treize.

Nous voyons d’un autre côté que dans deux des cités qui étoient des provinces obéïssantes lors de l’avénement de Clovis à la couronne, et qui sont dans le pays dont il s’agit ici, dans le pays compris entre la Somme, la Seine et le Soissonnois ; on datoit le commencement du regne de Clovis de l’année quatre cens quatre-vingt-douze, ou de la suivante.

Dom Thierri Ruinart dit dans la préface de son édition des œuvres de Grégoire De Tours, qu’il s’est servi pour donner correct le texte de son auteur, de plusieurs manuscrits, et entr’autres de deux manuscrits de l’histoire des francs, qui sont d’une antiquité respectable, et qui suivant le sentiment de toutes les personnes intelligentes dans la diplomatique, doivent avoir été transcrits peu de tems après que Grégoire De Tours eut publié son ouvrage. On voit, ajoute Dom Thierri, par cette inscription, J’appartiens à l’église de saint Pierre de Beauvais, qui se trouve écrite en plus d’un endroit sur la marge du premier de ces deux manuscrits, qu’il appartenoit anciennement à l’église cathédrale de Beauvais, et nous le sçavons encore d’ailleurs. Le chapitre de cette église ayant bien voulu le prêter à Maître Antoine Loisel Beauvaisin, et l’un des celebres avocats du parlement de Paris, il arriva que ce sçavant homme mourut avant que d’avoir rendu le livre, qui passa entre les mains de ses héritiers. Monsieur Joly chantre de Notre-dame de Paris et petit-fils de maître Antoine Loisel ayant laissé sa bibliothéque dont étoit le manuscrit en question, au chapitre de son église, ce chapitre le garde encore aujourd’hui. Voilà l’histoire de notre premier manuscrit. Quant au second qui n’est pas moins ancien que l’autre, il vient de la celebre abbaye de Corbie située dans le diocèse d’Amiens. C’est ce dont fait foi une inscription mise sur ce précieux livre.

Or on lit dans l’un et dans l’autre manuscrit, que ce fut la quinziéme année de son regne que Clovis alla faire la guerre contre Alaric second roi des visigots. Ces mots, ce fut la quinziéme année de son regne, qui ne se lisent point dans les autres manuscrits se trouvent dans celui de Beauvais et dans celui de Corbie, non point à la marge, mais dans le corps du texte. Ce texte d’ailleurs n’a point été interpolé. Les mots dont il est question y sont écrits de la même main que ceux qui les précedent et que ceux qui les suivent. Il me paroît que la singularité et la conformité de ces deux manuscrits sont d’un grand secours pour connoître en quelle année les pays qui sont entre la Somme et la Seine, passerent sous la domination de Clovis.

En effet, comme l’observe très-bien Dom Thierri Ruinart, ce ne fut point la quinziéme année de son regne, mais la vingt-sixiéme année de son regne, à compter du jour de son avenement à la couronne, que Clovis fit la guerre contre Alaric, et qu’il le défit à la bataille de Vouglé, donnée dès la premiere campagne. Clovis qui succeda au roi Childéric son pere, en quatre cens quatre-vingt-un, étoit déja du moins dans la vingt-sixiéme année de son regne, lorsqu’il déclara la guerre au roi des Visigots, ce qui arriva comme nous le verrons en cinq cens sept. Pourquoi donc nos deux manuscrits disent-ils, que ce fut la quinziéme année de son regne que Clovis entreprit cette expédition ? Je ne vois pas qu’on en puisse alleguer d’autre raison, si ce n’est que dans le diocèse de Beauvais, et dans celui d’Amiens, on comptoit encore la quinziéme année du regne de Clovis, en cinq cens sept, parce qu’on n’y avoit compté la premiere année de son regne que lorsque le pays avoit été soumis à la domination de ce prince, ce qui n’étoit arrivé qu’à la fin de l’année quatre cens quatre-vingt-douze, ou plutôt au commencement de l’année suivante. Jusques-là, l’on avoit dû y compter par les années du regne des empereurs. Si nous avions des manuscrits de l’histoire de Gregoire de Tours, qui fussent aussi anciens que ceux de Beauvais et de Corbie, et qui eussent été copiés dans le diocèse de Reims, et dans les autres diocèses qui reconnurent le pouvoir de Clovis lorsqu’il étendit sa domination jusqu’à la Seine, peut-être y verrions-nous encore comme dans les deux qui viennent d’être cités : que ce fut la quinziéme année de son regne que Clovis fit sa guerre Gothique.

On est d’autant mieux fondé à le présumer que nous sçavons positivement que dans le diocèse de Cambray on comptoit l’année cinq cens sept pour la vingt-cinquiéme année du regne de Clovis. Il y a dans la bibliothéque du chapitre de Cambray un manuscrit de l’histoire de Gregoire de Tours, dont les premiers livres ont été transcrits à peu près dans le même tems que le manuscrit de Corbie et le manuscrit de Beauvais. Or on lit dans le manuscrit de Cambray, que Clovis entreprit la guerre Gothique la vingt-cinquiéme année de son regne. Le regne de Clovis ayant commencé en quatre cens quatre-vingt-un pour les habitans de Cambray, qui suivant Gregoire de Tours avoit été soumis aux Francs par Clodion, la vingt-cinquiéme année de ce regne, tomboit en l’année de Jesus-Christ cinq cens sept.

Je sçais bien que Cambray ne fut soumis à Clovis, et nous le dirons quand il sera tems de le dire, qu’en l’année cinq cens dix ; mais comme il étoit dès quatre cens quatre-vingt-un sous la domination de Ragnacaire ou de quelqu’autre roi des Francs, on y devoit toujours compter les années du regne de Clovis allié de ce prince, du jour que Clovis avoit été élevé sur le pavois à Tournay ville si voisine du Cambrésis. Si le copiste du manuscrit de Cambray eut voulu dater la guerre de Clovis contre Alaric, en prenant pour époque l’année où Clovis soumit cette ville à son pouvoir, il auroit fallu la dater en écrivant que cet évenement étoit arrivé trois ou quatre années avant le regne de Clovis. Il ne s’empara de Cambray, comme nous l’avons dit, qu’en cinq cens dix, et il fit sa guerre contre Alaric en cinq cens sept. Il étoit donc plus commode de s’en tenir à l’époque déja établie à Cambray. Tous ceux qui ont fait quelqu’étude de notre histoire, sçavent bien qu’il est arrivé souvent que les années du regne du même prince fussent comptées differemment par les sujets. En une certaine province on faisoit commencer le regne d’un prince à une année, et dans d’autres provinces on le faisoit commencer à une année differente ; c’est de-là que provenoit la varieté d’époques qui avoit lieu même dans la chancellerie des princes. Quand on y expédioit une chartre, on la dattoit suivant la maniere de compter les années du prince, laquelle étoit en usage dans le pays où la chartre devoit valoir. Voici ce qu’on trouve au sujet de cette varieté d’époques dans un factum publié en mil sept cens vingt-six, par les Peres Benedictins de Compiegne, contre les prétentions de l’évêque de Soissons.

» La difficulté de concilier ces époques a exercé nos plus grands Critiques. Ils conviennent tous que ce seroit une témerité de tirer de-là un moyen de faux. Le Pere Chifler Jesuite, dans son Histoire de Tournus, parle en ces termes des années du Roi Conrart. Il n’y a bonnement aucun des anciens Rois & Empereurs qui n’ait divers commencemens de son regne, comme sçavent ceux qui sont versés en Histoire, & qu’il est très-necessaire d’y prendre garde pour raison des dates apposées aux chartres par les Notaires & les Chanceliers, pour les ajuster avec la vraie Chronologie. Le Pere Papebrock & le Pere Viltheims Jesuites, établissent le même principe. On peut encore consulter le Pere Mabillon à la page 202. de sa Diplomatique, où il fait voir par la varieté qui se trouve dans les chartres du Roi Henry premier, qu’il falloit qu’il y eût diverses manieres de compter les époques. C’est ce qu’il prouve encore ailleurs dans la Diplomatique. En un mot, tout ce qu’il y a d’habiles Critiques, conviennent de ce principe. »

J’ajoûterai encore une raison pour appuyer mon sentiment ; que dans tous les Etats de Clovis les sujets ne comptoient point la même année pour la premiere année de son regne, mais que chacun d’eux comptoit pour premiere année de ce regne, l’année où son pays étoit passé sous la domination de ce prince. Ma nouvelle preuve sera tirée de ce qu’écrit Gregoire de Tours après avoir rapporté la mort de Clovis. Cet historien avant que de dire en quelle année, à compter de la mort de saint Martin, époque assez en usage dans les Gaules durant le sixiéme siecle, Clovis étoit mort, écrit « Clovis mourut cinq ans après la bataille de Vouglé, et il regna en tout trente années. » Pourquoi Gregoire de Tours donne-t’il ici pour une époque particuliere, la premiere année de la guerre Gothique où se donna la bataille de Vouglé ; pourquoi en fait-il mention même avant que de faire mention de celle dont il étoit naturel de se servir ; je veux dire, de l’époque tirée de la premiere élevation de Clovis qui avoit été son avenement à la couronne de son pere Childéric, mort en quatre cens quatre-vingt-un ? N’est-ce point parce que notre historien né dans la cité d’Auvergne, étoit de plus évêque de Tours, lorsqu’il composa son ouvrage, et que dans ces deux cités on comptoit pour la premiere année du regne de Clovis, l’année cinq cens sept, parce que c’étoit dans cette année-là que Clovis, après la bataille de Vouglé, avoit soumis la cité de Tours, celle d’Auvergne et plusieurs autres de celles dont les Visigots avoient été les maîtres jusques-là. Enfin on verra dans le chapitre douziéme du livre suivant, que bien que Theodoric roi des Ostrogots regnât sur toute l’Italie dès l’année quatre cens quatre-vingt-treize, cependant les Romains d’Espagne ne comptoient après qu’ils furent devenus sujets de Theodoric, les années du regne de ce prince, qu’en commençant à l’année cinq cens dix, parce que c’étoit cette année-là que l’Espagne avoit passé sous la domination de Theodoric. On comptoit encore en Espagne l’année sixiéme de Theodoric, quand en Italie on comptoit déja la vingt-troisiéme année du regne du même prince.

Je conclus donc de tout ce qui vient d’être exposé, que le mariage de Clovis avec Clotilde, et la soumission volontaire des cités situées entre la Somme et la Seine, sont deux évenemens arrivés dans l’espace de douze mois, et qu’on peut par conséquent regarder le premier comme ayant été une des causes du dernier. L’auteur des Gestes et Hincmar ne parlent point de cette soumission comme d’une conquête. Il y a plus ; Theodoric roi d’Italie, dit positivement dans une lettre écrite à Clovis immediatement après que le dernier eut défait les Allemands à Tolbiac en quatre cens quatre-vingt-seize : « Qu’il voit avec plaisir la nouvelle gloire que les Francs viennent d’acquerir, après avoir été si long-tems sans faire parler d’eux. » Nous rapporterons cette lettre dans le chapitre suivant. Quelle apparence que Theodoric eût écrit au roi des Francs en quatre cens quatre-vingt-seize ce qu’on vient de lire, si ces Francs eussent conquis à force d’armes en quatre cens quatre-vingt-douze, ou l’année précedente, la plus grande partie de la seconde Belgique ? Ainsi l’on peut croire que saint Remi, dont le diocèse fut un de ceux qui se soumirent alors à Clovis, aura si bien fait valoir les esperances fondées qu’on avoit de la conversion de Clovis, et la raison, que du moins ses enfans seroient élevés dans la religion chrétienne, qu’enfin il n’y avoit qu’un seul moyen humain de faire cesser les maux d’une anarchie funeste, qui étoit celui de reconnoître Clovis pour chef du gouvernement civil, que l’évêque de Reims aura persuadé aux cités des provinces obéïssantes, dont il étoit le métropolitain, de se soumettre au jeune héros qui regnoit sur les saliens. Ce fut ainsi que la parole que Henri IV donna en 1589 de se faire instruire dans la véritable religion, engagea plusieurs catholiques à le reconnoître pour roi, long-tems avant sa conversion.

Mais comme il y eut plusieurs seigneurs et plusieurs villes catholiques qui differerent à reconnoître Henri IV jusqu’à ce qu’il eût fait publiquement profession de leur religion en 1593 il y eut aussi dans le cinquiéme siécle plusieurs Romains des Gaules du nombre de ceux qui étoient demeurés libres, qui refuserent de se soumettre au gouvernement de Clovis, jusqu’à ce qu’il eût abjuré publiquement l’idolatrie. Telle aura été la résolution des provinces confederées ou des Armoriques qui auront mis dans leur parti ce qui restoit à l’empire de troupes de campagne dans les Gaules. Nous avons vû qu’elles étoient rassemblées entre le Loir et la Loire, qu’elles gardoient contre les Visigots, et que peut-être elles tenoient encore le Berri. Quant aux Armoriques le lecteur se souviendra bien qu’ils étoient alors réduits aux pays qui sont entre la Seine, l’océan, la basse-Loire, le Loir, et une ligne tirée des environs de Paris jusqu’au Loir.

Je crois donc que ce fut immédiatement après la réduction des provinces obéïssantes que Clovis fit aux Armoriques la guerre, qui les punit de n’avoir pas eu assez de déference pour la médiation de saint Germain évêque d’Auxerre ; la guerre que suivant Procope, les Francs leur firent pour les obliger à se joindre à eux. Cet historien après avoir dit que les Armoriques dont, comme nous le montrerons ci-dessous, un copiste mal-habile a changé le nom en celui d’Arboriques, confinoient vers l’année quatre cens soixante et dix, avec les Francs, et que ces Armoriques avoient été dans les tems precedens soumis à l’empire Romain, ainsi que les autres peuples de la Gaule et de l’Espagne, ajoute à quelques lignes de là. » Dans la suite les Visigors envahirent le territoire de l’Empire, & sous Euric ils se rendirent Souverains de ce qui appartenoit encore aux Romains en Espagne, & de celles des Provinces des Gaules qui sont entre le Rhône & l’Océan. Les Armoriques fournissoient alors des Troupes aux Romains, dont ils avoient été autrefois Sujets. Les Francs qui confinoient avec les Armoriques, voullurent se prévaloir pour les soumettre, des troubles ordinaires dans un Etat où l’on a introduit une nouvelle forme de gouvernement. D’abord le Franc se contenta de vexer les Armoriques par des courses pour les amener à son but ; mais voyant bien que toutes ses incursions ne suffiroient point pour cela, il leur fit la guerre dans toutes les formes. Tant qu’elle dura les Armoriques montrérent beaucoup de courage, & ils firent voir un grand attachement aux interêts de l’Empire. Enfin les Francs bien convaincus qu’ils ne pouvoient pas en venir à leur but par la voye des armes, eurent recours à celle de la négociation, & ils proposerent aux Armoriques d’unir les deux Nations par une alliance qui n’en fît qu’un seul Peuple. » Procope raconte que dans la suite et lorsque les Francs furent chrétiens, les Armoriques donnerent leur consentement à l’alliance proposée et que cette union fut suivie d’un traité, par lequel ce qui restoit de troupes reglées aux Romains dans les Gaules passa au service de Clovis. C’est ce que nous rapporterons plus au long dans la suite de cette histoire.

Après tout ce que nous avons écrit concernant les conquêtes d’Euric et le tems où il les fit, le sens du passage de Procope qu’on vient de lire, est très-clair, et tout ce qu’il contient paroît très-vraisemblable, soit par la nature même des faits, soit parce que son récit s’accorde avec toutes les lumieres que les autres monumens du cinquiéme et du sixiéme siécle peuvent nous prêter pour débrouiller les événemens dont il s’agit.

En premier lieu, rien n’est plus vraisemblable dès qu’on a quelque idée du caractere de Clovis, que de lui voir entreprendre la guerre contre les Armoriques en quatre cens quatre-vingt-treize, quoique jusques-là les Francs eussent vêcu en bons alliés avec ces peuples. Les interêts presens de Clovis vouloient cette année-là qu’il obligeât les Armoriques à se soumettre à lui ; il falloit qu’il les assujettît, s’il vouloit continuer à étendre sa domination, et celle des dignités de l’empire de laquelle il se trouvoit revêtu, lui donnoit un droit apparent d’exiger d’eux qu’ils se soumissent à son obéissance, comme les cités qui sont entre la Somme et la Loire s’y étoient soumises.

En second lieu, on trouve dans les monumens litteraires de nos antiquités, deux évenemens arrivés sous le regne de Clovis, qui ne peuvent être arrivés que dans un tems où ce prince aura été en guerre contre les Armoriques, et qui probablement appartiennent à l’année quatre cens quatre-vingt-treize.

Nous avons vû dans le vingt-cinquiéme chapitre de la vie de sainte Geneviéve, que le roi Childéric avoit une extrême consideration pour cette vertueuse fille. Voici ce qui se trouve dans le trente-quatriéme chapitre de cet ouvrage. » Dans le tems que les Francs tinrent Paris bloqué, & qui dura cinq ans, la Ville & ses environs furent réduits à une si grande famine que plusieurs personnes y mouroient journellement de faim. » La sainte en sortit pour aller chercher des vivres, et puis elle y rentra amenant avec elle un grand convoi. Or une des principales circonstances de ce blocus, porte à croire qu’il a été l’un des évenemens de la guerre commencée par Clovis contre les Armoriques à la fin de l’année quatre cens quatre-vingt-douze, ou au commencement de l’année suivante, et finie, ainsi que nous le dirons en son lieu, l’année quatre cens quatre-vingt-dix-sept, quelques mois après la conversion de Clovis, qui fut baptisé aux fêtes de Noël de l’année quatre cens quatre-vingt-seize. Le blocus dont il s’agit, et la guerre dont il est question, ont duré également quatre ou cinq ans. Clovis dont la domination s’étendoit presque jusques aux portes de Paris, depuis qu’il étoit maître des provinces obéïssantes, aura donc commencé à lui couper les vivres dès l’année quatre cens quatre-vingt-treize, et il n’aura r’ouvert les passages qu’après le traité par lequel la république des Armoriques passa sous sa domination dans le cours de l’année quatre cens quatre-vingt-dix-sept.

L’autre évenement que je crois pouvoir placer dans le tems de la guerre des Francs contre les provinces confederées, est le siége mis devant Nantes par l’armée de Clovis. Voyons ce qu’on en lit dans les opuscules de Gregoire de Tours. Cet auteur après y avoir parlé de la grande venération des habitans de Nantes pour trois saints, les protecteurs de cette ville, et dont les corps reposoient en deux églises differentes, s’explique ainsi : « Au tems du roi Clovis, la ville de Nantes assiegée par l’armée des barbares depuis deux mois, commençoit à souffrir beaucoup, lorsque sur le milieu de la nuit, le Peuple y vit distinctement des hommes vêtus de blanc & portant des cierges allumés, sortir de l’Eglise des Martyrs saint Rogatien & saint Donatien. Bientôt ce Chœur céleste fur joint par une troupe semblable, sortie de l’Eglise de saint Sambin Evêque & Confesseur. Ces deux Chœurs de Bienheureux après s’être entre-salués, firent ensemble leurs prieres, & dès qu’elles furent finies, chacun rentra dans l’Eglise dont il étoit sorti. Dans le tems même que nos Saints étoient en prieres, une terreur panique saisit les assiégeans, qui se retirerent avec tant de précipitation, que les Habitans de Nantes qui sortirent de leur Ville dès que le jour fut venu, n’en purent joindre aucun. Chillon le Genéral de l’Armée qui faisoit le siége de Nantes, connut bien, tout Payen qu’il étoit encore, que cet évenement devoit être miraculeux ; il se convertit donc, & il fut regeneré dans les eaux du Baptême, en reconnoissant à haute voix Jesus-Christ pour le Fils du Dieu vivant. »

il est vrai que la plûpart des auteurs modernes ne placent le siége de Nantes par Chillon, qu’en l’année cinq cens dix. Mais ils n’appuyent leur sentiment d’aucune raison, et j’en ai d’assez bonnes pour croire que c’est avant la conversion de Clovis qu’il faut placer la guerre qu’il fit contre les Armoriques, et dont il est très-probable que notre siége de Nantes a été un évenement. C’est que, comme nous le verrons dans la suite, les Armoriques dans le pays de qui étoit la ville de Nantes, se soumirent à Clovis dès l’année quatre cens quatre-vingt-dix-sept. C’est qu’une des circonstances du siége de Nantes, dont parle Gregoire de Tours, confirme encore mon opinion. Gregoire de Tours dit positivement que Chillon qui commandoit l’armée des Francs, les seuls barbares qui fussent alors à portée de tenir le siége devant Nantes durant deux mois, étoit encore payen. Or nous avons déja vû en parlant du petit nombre de sujets qu’avoit Clovis à son avenement à la couronne, que ceux de ses Francs qui ne voulurent point se faire baptiser avec lui, le quitterent et qu’ils se donnerent à Ragnacaire. Il n’y a donc point d’apparence que Clovis fût déja chrétien lorsqu’il envoya Chillon qui étoit encore payen, faire le siége de Nantes, et par consequent il paroît que ce siége a été fait avant l’année quatre cens seize.

Il ne me reste plus qu’à répondre à une objection qui se presente si naturellement, qu’il est impossible qu’elle ne vienne point dans l’esprit à quelqu’un de mes lecteurs : comment, dira-t-on, l’armée de Clovis a-t-elle pû s’avancer jusqu’à Nantes, et faire le siége de cette ville dans un tems, où suivant les apparences, ce prince ne tenoit encore aucune place sur la rive gauche de la Seine depuis Paris jusqu’à la mer ? Aussi je ne crois point que l’armée de Chillon fût venue par terre devant Nantes. Je crois qu’elle s’y étoit rendue par mer et comme les armées d’Audouagrius roi des Saxons étoient venues plusieurs fois devant Angers. On a lû dès le commencement de cet ouvrage, que les Francs étoient bons hommes de mer, et on a vû dans le troisiéme livre que sous le regne de Childéric, ils avoient pris et pillé les Isles des Saxons situées au nord de l’embouchure de l’Elbe. D’ailleurs, ce que dit Gregoire de Tours sur la promptitude avec laquelle les assiegeans de Nantes disparurent, et qui fut si grande, qu’on ne pût prendre aucun traîneur, induit à croire que ce fut en se rembarquant sur leurs bâtimens pendant le reflux, qu’ils se retirerent. On a vû encore que ces bâtimens étoient très-legers, et qu’ils abordoient par tout. L’entreprise étoit toujours bien hardie : j’en tombe d’accord ; mais Clovis qui la tentoit n’avoit encore que trente ans, et si l’expedition eût réussi, elle auroit obligé les Armoriques à capituler incessamment avec lui.