Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 4/Chapitre 3

LIVRE 4 CHAPITRE 3

CHAPITRE III.

Theodoric roi des Ostrogots vient de l’aveu de Zenon empereur des Romains d’Orient, chasser d’Italie Odoacer, qu’il bat en plusieurs rencontres, & qu’il fait enfin mourir. Réflexions que cet évenement aura fait faire aux Romains des Gaules.


Nous avons laissé Odoacer et les troupes révoltées qu’il commandoit, les maîtres de l’Italie, qu’ils avoient comme subjuguée en quatre cens soixante et seize, et nous avons dit que Zénon après avoir refusé l’offre des Romains des Gaules qui vouloient se joindre à lui pour en chasser nos barbares, avoit fait quelqu’espece de convention avec cette armée séditieuse. Soit qu’Odoacer n’eût pas tenu ce qu’il avoit promis par cette convention, soit que Zénon eût honte depuis qu’il se voyoit raffermi sur le trône d’Orient du parti lâche qu’il avoit pris, il donna en quatre-cens quatre-vingt-neuf à Théodoric l’importante commission d’aller mettre à la raison les troupes auxiliaires qui s’étoient cantonnées en Italie, et qui composoient l’armée d’Odoacer.

Théodoric un des rois des Gots, étoit de la maison des Amales, la plus illustre qui fût dans cette nation. S’il avoit beaucoup de valeur et d’expérience, il avoit encore plus d’ambition. Elevé parmi les Romains il avoit cultivé son esprit de bonne heure, et avec tant de fruit, qu’il étoit le moins barbare de tous les barbares dont parle l’histoire de son tems. S’il n’eût point été arien, on l’auroit cru un Romain travesti en Got. La tribu des Ostrogots, dont il étoit le chef, et suivant la maniere de parler du cinquiéme siécle, le roi se trouvoit, lorsqu’il commença de regner, engagée au service de l’empire d’Orient, qui lui avoit donné des quartiers permanens dans la Thrace. Théodoric qui se sentoit tous les talens nécessaires pour faire une grande fortune parmi les Romains, s’attacha donc à eux encore plus étroitement que les autres chefs des troupes auxiliaires, et il mérita que l’empereur Zénon l’adoptât pour son fils, et qu’il le fist consul ordinaire en l’année quatre cens quatre-vingt-quatre. C’étoit la plus grande dignité que Zénon lui pût conferer.

Théodoric toujours peu content de la fortune qu’il avoit faite, aspiroit sans cesse à une plus grande. Ce fut ce qui lui avoit fait tirer l’épée contre son bienfaiteur. La brouillerie aïant été terminée par un accommodement, il dit à l’empereur Zénon : pourquoi laisser gémir plus longtems sous la tyrannie d’Odoacer l’empire d’Occident, dont vos prédecesseurs ont pris toujours tant de soin, et qu’ils ont si souvent gouverné ? Pourquoi laisser la ville de Rome, cette capitale de l’univers, au pouvoir d’une troupe de brigands ? Envoyez-moi donc en Italie à la tête de ma nation ? Je ne vous demande pas de contribuer aux frais de l’entreprise qui ne laissera point de vous faire beaucoup d’honneur si elle réussit. Ne sera-t-il point en effet plus glorieux pour votre regne, qu’on dise si je suis assez favorisé du ciel pour vaincre, que vous m’avez donné à moi qui suis votre créature, et qui porte le nom de votre fils, l’administration de l’Italie, que si l’on continue à dire : Zénon a laissé gémir dans les fers d’un barbare qu’il connoissoit à peine, une partie de son empire et une partie de son senat. Tout l’avantage sera de votre côté dans l’expedition que je propose. Si je suis battu, vous n’y perdrez que quelques soldats que vous ne payerez plus. Si je réussis, ce sera de votre liberalité que je tiendrai tout ce que je possederai. Ma grandeur paroîtra votre ouvrage. Quoique Zénon eût beaucoup de répugnance à voir partir Théodoric, il ne voulut pas néanmoins, crainte de lui faire trop de peine, le retenir, et il lui accorda ce qu’il demandoit. Enfin, après lui avoir fait de grands presens, il lui permit de partir, et il lui recommanda dans leurs derniers adieux, le sénat et le peuple Romain du partage d’Occident.

Voilà le compte que rend Jornandès de la convention qui se fit entre l’empereur Zenon et Théodoric, lorsque ce roi entreprit de chasser Odoacer d’Italie. Procope nous expose cette convention sous une forme un peu differente.

» Dans ce tems-là les Ostrogors à qui l’Empereur avoit donné des quartiers dans la Thrace, se révolcérent, ayant à leur tête Théodoric qui étoit Patrice, & qui même avoit été Consul. Zénon sçut tirer un avantage de ce désordre, il proposa donc à Théodoric le parti d’aller à la tête de ses Gots chasser Odoacer d’Italie, & de se rendre ensuite le maître de l’Empire d’Occident. Zénon lui répresenta si bien qu’il étoit plus séant à un Personnage Consulaire de faire la guerre à un Tyran, & de se faire le Chef d’une portion du Peuple Romain, que de porter les armes contre l’Empereur que ce Roi prit le parti d’entreprendre l’expédition qu’on lui proposoit de faire en Italie. Plusieurs essains des Gots qui n’étoient pas sujets de Théodoric, se joignirent à lui. Leur départ fut une véritable transmigration, car ils emmenerent avec eux sur un grand nombre de chariots, leurs femmes, leurs enfans, & tous les meubles qu’ils purent emporter. »

Suivant la narration de Procope, c’est donc l’empereur Zenon, qui pour se débarasser de Théodoric, qui lui faisoit actuellement la guerre, propose à ce roi d’aller conquerir au prix de son sang l’empire d’Occident sur Odoacer qui en étoit actuellement le maître. Zenon ne donne aucun secours à Théodoric, et il lui transporte seulement les droits que l’empire pouvoit conserver sur des provinces déja perdues. Ainsi le roi des Ostrogots et ses successeurs n’avoient point tant de tort de prétendre, qu’ils dussent être en Italie des princes aussi souverains que l’avoient été Anthémius, et ceux de ses successeurs nommés et établis empereurs d’Occident par les empereurs d’Orient. C’est aussi ce que dirent dans la suite les Ostrogots, lorsque Justinien qui leur avoit déclaré la guerre en cinq cens trente-cinq, les vouloit traiter d’usurpateurs. Voici le discours que fit un d’entr’eux dans une des conférences qui se tinrent pour la terminer par un traité.

» Zenon voulant punir l’injure faite à son Collégue Augustule par Odoacer & délivrer l’Italie du joug de ce Tyran, & ne pouvant point en venir à bout autrement, il engagea le Roi Théodoric, qui étoit prêt de l’assiéger dans Constantinople, à traiter avec lui. Cet Empereur sçut faire si bien valoir l’amitié, qui avoit été auparavant entre lui & notre Roi, qu’il avoir dans les tems précedens, fait Patrice & même Consul, qu’il vint à bout de l’amener au point, non seulement de faire la paix, mais de se charger encore d’aller venger les outrages faits à l’infortuné Augustule, à condition néanmoins que les Ostrogots jouiroient des Provinces, dont ils auroient chassé Odoacer, comme d’un bien légitimement acquis. Voilà le pacte en vertu duquel nous nous sommes rendus les maîtres de l’Italie, où nos Princes ont maintenu & les Loix & l’ancienne forme de gouvernement, aussi-bien qu’aucun des Empereurs qui ont regné dans ces pays-là avant eux, les ayent maintenues. »

Durant le cours de la guerre de Justinien contre les Ostrogots, ils dirent encore, suivant Agathias, à l’un des rois Francs successeurs de Clovis, et qu’ils vouloient persuader au monde sur la justice de leur cause, afin d’obtenir plus aisément du secours : » Théodoric n’a point usurpé l’Italie ; il s’en est rendu maître par une conquête faite dans une guerre juste, & entreprise de l’aveu de Zenon, qui pour lors étoit seul Empereur des Romains. L’Italie étoit déja perdue pour eux, quand notre Roi l’a occupée. C’est sur Odoacer qu’elle a été conquise par Théodoric, qui en vertu du droit que la victoire donne, devint légitime Seigneur des Etats que possédoit l’ennemi qu’il défit, en plusieurs rencontres, & qu’enfin, il fit mourir. »

Les raisonnemens que Procope et qu’Agathias font faire aux Ostrogots sans les réfuter, portent à croire que veritablement Zénon, qui craignoit d’être assiegé dans Constantinople par Théodoric, avoit cedé à ce roi barbare pour s’en débarasser, l’empire d’Occident ; c’est-à-dire, le droit de le conquerir. Les souverains ne sont point aussi difficiles, lorsqu’il s’agit de la cession de pareils droits, que s’il étoit question de délaisser la plus petite des provinces dont ils sont en pleine possession. Mais dès que Théodoric eût fait valoir les droits qu’on lui avoit transportés, dès qu’il eût conquis l’Italie, Anastase successeur de Zénon réclama en quelque sorte, comme nous le verrons, contre la convention faite par son prédecesseur, et dans la suite Justinien un des successeurs d’Anastase, fit encore davantage. Il entreprit la guerre contre les Ostrogots d’Italie, et après les avoir vaincus, il les traita d’usurpateurs.

On voit dans ce qui se passa entre Zénon et les Ostrogots, une image sensible de ce qui s’est passé entre les empereurs d’Occident et les nations barbares établies dans les Gaules. Ces princes perdirent à la fin entierement cette grande province, à force de ceder à diverses reprises aux barbares une contrée pour conserver les autres.

Ce fut l’année quatre cens quatre-vingt-neuf, que Théodoric se mit en marche pour son expédition d’Italie. Odoacer voulut lui disputer le passage de la riviere d’Isonzo, mais il fut battu, et Théodoric pénétra dans le pays ; néanmoins Odoacer ne se tint pas défait, et après avoir rassemblé ses troupes, il se campa près de Véronne pour empêcher son ennemi de s’avancer davantage. On en vint donc aux mains pour la seconde fois, et le sort des armes fut encore favorable à Théodoric.

L’année suivante, il se donna une troisiéme bataille auprès de l’Adda. Les troupes de chaque parti étoient aguerries, et les mauvais succès précedens n’avoient point découragé celles d’Odoacer. Cependant il y fut encore défait, et réduit à s’enfermer dans la ville de Ravenne, devant laquelle son ennemi vint camper.

Le sort des armes continua d’être favorable à Théodoric. L’année quatre cens quatre-vingt-onze, Odoacer étant sorti de Ravenne la nuit avec un corps de troupes, apparemment dans le dessein de rallier quelqu’un des siens, et de tenir la campagne, Théodoric le suivit, l’atteignit à trois milles de cette ville, et là il le défit pour la quatriéme fois. Ce fut la même année que Zénon empereur des Romains d’Orient mourut, et qu’Anastase dont il sera parlé plus d’une fois dans cette histoire, lui succeda.

Il se conclut l’année suivante une espece d’accord entre Odoacer et Théodoric, mais leur réconciliation ne dura pas long-tems. Un an après, c’est-à-dire, en quatre cens quatre-vingt-treize, Théodoric entra dans Ravenne, où il avoit été convenu que son rival se tiendroit. Le roi des Ostrogots y fit querelle de nouveau à Odoacer, qu’il accusa, soit à tort, soit avec raison, d’avoir tramé une conspiration contre lui, et il le fit mourir.

Cette mort dut faire poser les armes à tous les barbares du parti d’Odoacer. Aussi ne voit-on pas que Théodoric ait trouvé dans la suite aucune opposition, de leur part, à l’établissement de son autorité. Nous verrons que celles qu’il essuya, vinrent d’ailleurs. Il y avoit déja trois ans, dit Jornandès, que Théodoric se trouvoit en Italie, où il étoit entré en vertu d’un décret de l’empereur Zénon, lorsqu’il vint à bout de se défaire enfin d’Odoacer. Aussi-tôt après la mort de ce prince, ajoûte notre historien, Théodoric quitta le vêtement qu’il portoit comme Patrice, et il reprit avec l’habit ordinaire de sa nation, les marques de la royauté, comme pour donner à entendre qu’il vouloit regner sur les Romains, ainsi qu’il regnoit sur les Ostrogots, c’est-à-dire, gouverner les Romains en qualité de roi. On verra dans la suite de cet ouvrage plus en détail quelle fut la conduite de Théodoric, ainsi que sa broüillerie, et son racommodement avec l’empereur d’Orient. Ici nous nous contenterons de faire quelques réflexions sur l’effet que la nouvelle de la cession faite par l’empereur Zénon au roi des Ostrogots, et celle des heureux succès de ce dernier, durent produire dans les Gaules.

Cette cession y aura découragé la plûpart de ceux qui se flattoient encore de voir le partage d’Occident rétabli dans son ancienne splendeur, et gouverné par un empereur Romain de nation. Ils auront renoncé à cette esperance, jusques-là leur unique consolation, quand ils auront vû l’empereur d’Orient renoncer lui-même en faveur d’un peuple barbare aux droits qu’il avoit encore sur le partage d’Occident. Les progrès de Théodoric, et la fin heureuse de son entreprise auront fait faire de nouvelles réflexions à ceux des Romains des Gaules qui étoient encore libres. Le roi des Ostrogots, se seront-ils dit, et le roi des Visigots sont de la même nation, et de la même secte. Dès que Théodoric sera paisible possesseur de l’Italie, il aidera sans doute Alaric à faire valoir les droits de l’empire sur les Gaules, lesquels ont été déja délaissés aux Visigots par Odoacer, et dont lui-même il confirmera encore la cession en qualité de souverain de Rome. Par où finira l’anarchie dans laquelle vivent les peuples de la Gaule, il y a déja près de seize ans ? Par devenir les sujets des Visigots, qui s’approprieront une partie de nos terres : ils feront dans notre pays ce qu’ils ont fait dans les provinces où ils sont déja les maîtres ? Quelle est d’ailleurs, se seront dit encore les Romains des Gaules, la religion des Ostrogots et des Visigots ? Celle d’Arius. Dès que les uns et les autres ils se verront possesseurs tranquilles du partage d’Occident, ils voudront que leur communion y devienne la religion dominante, et ils mettront leurs prêtres en possession des temples et des biens de l’église catholique. Alaric fils d’Euric le persécuteur, imitera son pere ? Que faire dans cette extrémité dont nous ne sçaurions sortir sans l’aide de quelqu’une des nations barbares établies dans notre patrie ? Aurons-nous recours aux Bourguignons, ils sont ariens, et ils ont pris dans les provinces où ils sont les maîtres, la moitié des terres des Romains. Il faut donc faire notre protecteur, notre ange tutelaire du jeune roi des Saliens. Ce n’est point un barbare venu des extrémités du septentrion. Il est d’une nation polie, qui depuis plus de deux cens ans fraternise avec nous, et qui ne differe réellement des Romains que par les habits et par sa langue naturelle. Le pere de Clovis et son grand-pere ont servi l’empire. Véritablement il n’est pas bien puissant par lui-même, mais la tribu sur laquelle il regne, est composée des plus braves soldats qui soient dans les Gaules, et il a beaucoup de crédit sur toutes les autres tribus de sa nation, parce qu’il est aussi juste et aussi sage qu’il est vaillant. Si Clovis est encore payen, du moins, comme on l’a vû en plusieurs occasions, il n’est point ennemi de la religion chrétienne, et il a toujours montré beaucoup de respect pour les ministres de cette religion. D’ailleurs pourquoi désespérer de venir à bout de désabuser un prince qui naturellement a beaucoup d’esprit, des folles erreurs d’une religion que les lumieres seules de la raison doivent faire trouver si grossiere : traitons avec Clovis ; promettons-lui de nous soumettre à lui, et de lui obéïr non-seulement comme à un maître de la milice, mais encore comme à un préfet du prétoire des Gaules, et de le revêtir du pouvoir civil, ainsi qu’il l’est déja du pouvoir militaire, s’il veut bien se faire catholique ? Comment l’engagerons-nous à se convertir. Obtenons de lui qu’il épouse une femme catholique, et que ses enfans soient élevés dans la religion de leur mere. Il aura fait un grand pas dans la carriere dès qu’il aura pris ces engagemens, qui seuls mettront notre religion à l’abri.

Voilà quels auront été les sentimens de ceux des Romains des Gaules qui étoient encore libres ; c’est-à-dire, des citoyens des provinces obéïssantes, et des provinces confédérées. Ils les auront communiqués aux Romains des provinces occupées par les Visigots et par les Bourguignons. Ces Romains, généralement parlant, les auront approuvés, et tous les citoyens des Gaules auront conçu l’idée que le salut de leur patrie dépendoit de la conversion de Clovis. Comme il n’y avoit point alors dans cette grande province de l’empire une puissance qui pût traiter avec Clovis au nom de tout le pays, les sénateurs de plusieurs cités lui auront communiqué leurs vûës, et proposé leur projet séparément en l’assurant que la disposition générale des esprits étoit telle, qu’ils pouvoient répondre que leurs voisins pensoient comme eux. Clovis qui avoit de l’ambition, se sera prêté à leurs vûes, et suivant les personnes avec lesquelles il aura traité, il aura promis ou plus ou moins. Il aura promis volontiers d’épouser la princesse catholique que les romains des Gaules vouloient lui donner, parce qu’ils la croyoient la plus capable de convertir un mari. Pour se les attacher encore mieux, Clovis aura donné la même parole que donna notre roi Henry IV lorsqu’il voulut après la mort de Henry III[1] engager les catholiques demeurés fideles à la couronne, de le reconnoître pour roi. Clovis aura promis de se faire instruire, et il sera entré sans avoir pris une ferme résolution d’aller jusqu’au bout, dans la route choisie par la providence pour le conduire à la véritable église. Les faits que j’ai déja rapportés, et ceux que je rapporterai dans les chapitres suivans donneront un grand air de vraisemblance aux conjectures que je viens de hazarder. On y verra trois évêques chassés de leurs siéges par les Visigots qui ne reprochoient autre chose à ces prélats, que leur attachement aux interêts de Clovis. On a déja vû Aprunculus évêque de Langres en peril de la vie, et réduit à s’exiler lui-même, parce que les Bourguignons maîtres de son Diocèse, l’accusoient de vouloir le livrer aux Francs.

  1. En 1589.