Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 4/Chapitre 2

LIVRE 4 CHAPITRE 2

CHAPITRE II.

Clovis tue de sa main un Franc, qui vouloit l’empêcher de rendre un vase d’argent réclamé par Saint Remy. Ce qu’on pût dire dans les Gaules concernant l’expédition de Clovis. Des Monnoyes d’or frappées par les ordres de ce Prince. Il fait la conquête de la Cité de Tongres.


Avant que de continuer l’Histoire des conquêtes de Clovis, voyons comment Grégoire de Tours raconte l’avanture celébre du Franc, qui avoit pris un vase d’argent dans une église, durant la marche que ce prince avoit faite le long du plat pays du district de Reims. Notre historien ne dit point, il est vrai, que ce vase eût été pris dans une église du diocèse de Reims, ni qu’il eût été pris avant la bataille de Soissons ; mais Hincmar dit positivement dans la vie de saint Remy, que ç’avoit été dans ce diocèse que le vase en question avoit été volé, et l’Abréviateur dit à ce sujet la même chose qu’Hincmar. Quant au tems où cet incident arriva, il paroît en lisant avec attention le texte de Grégoire de Tours, que ce fut avant la bataille de Soissons. Premierement, Clovis dit à ceux qui étoient chargés de le réclamer : Suivez-moi jusques à Soissons. En second lieu, Grégoire De Tours porte à le croire. Après avoir raconté le principal évenement, il revient sur ses pas suivant l’usage, pour parler de quelques incidens dont le récit auroit interrompu sa narration, et il dit : Durant le cours de cette guerre il se commit plusieurs désordres.

Saint Remy, qui, comme on l’a vû, étoit depuis long-tems en relation avec Clovis, lui envoya des députés pour le supplier de faire rendre le vase dont il s’agit. Il étoit d’un grand poids, et d’une grande beauté. Le roi des Francs après avoir entendu la commission de ces députés, leur dit de le suivre jusqu’à Soissons, où l’on feroit une masse de tout le butin qui seroit gagné, afin de le partager ensuite, et que là il se feroit donner le vase qu’ils réclamoient pour le leur rendre. Quand l’armée fut à Soissons, et quand on eut mis ensemble tout le butin, le roi dit à ses Francs, en leur montrant le vase dont il s’agissoit : braves soldats, trouvez bon qu’avant que de rien partager, je retire ce buire d’argent de la masse, afin d’en disposer à mon plaisir. Tous les gens sages répondirent à ce discours. » Grand Prince, vous êtes le maître de tout ce qui se voit ici, & même de nous ? Ne sommes-nous pas vos sujets ? Usez-en donc à votre bon plaisir, car personne n’est en droit de s’opposer à vos volontés : Cependant un Franc envieux, fantasque & d’humeur malfaisante, donna un grand coup de sa hache d’armes sur ce vase, en criant : Prince, vous n’avez rien à prétendre ici que ce qui vous échoira par le sort. L’assistance fut très-surprise, & le Roi même fut saisi de colere ; néanmoins dissimulant son émotion, il remit sa vengeance à un autre tems, & il se contenta pour l’heure qu’il ne fût plus parlé de tirer au sort, & qu’on lui permît de faire emporter le buire, qu’il rendit aux députés de saint Denis. » Si j’insére son nom dans la narration de Grégoire de Tours, quoiqu’elle ne le dise point, c’est pour la rendre plus claire, et je ne prête à cet historien que ce que j’emprunte d’Hincmar et de l’Abréviateur.

L’année suivante, Clovis ordonna que tous ses Francs eussent à se rendre armés de toutes leurs armes au champ de mars, afin qu’il pût examiner en faisant sa revûe, en quel état chacun d’eux tenoit les siennes. En allant de rang en rang, il se rencontra vis-à-vis l’insolent qui avoit donné un coup de sa francisque sur le vase réclamé par saint Remy, et il lui dit : personne n’a ses armes aussi mal tenues que le sont les vôtres. Votre javelot, votre épée, et votre hache d’armes ne sont point en état de servir ; et prenant cette hache, il la jetta par terre. Le Franc s’étant baissé pour ramasser sa hache d’armes, Clovis d’un coup de la sienne lui fendit la tête, en disant : je te rends le coup de francisque que tu donnas l’année derniere à Soissons sur le vase que je demandois. Clovis dès qu’il eut donné ce terrible exemple, congédia ses troupes. Quelle terreur ne devoit point inspirer aux mutins et aux factieux un roi de vingt ans, qui au sortir de sa premiere victoire avoit eu la force de commander à son ressentiment, et d’attendre afin de le satisfaire à propos, une occasion où il pût se venger non point en particulier, qui se livre aux mouvemens impétueux d’une passion subite, mais en souverain qui se fait justice d’un sujet insolent ? Nous avons déja observé, et nous aurons occasion de l’observer encore, que le gouvernement n’étoit pas le même dans toutes les tribus qui composoient la nation Germanique. Non-seulement il y avoit des tribus qui se gouvernoient en république, quand d’autres étoient gouvernées par un roi ; mais tous ces rois n’avoient point la même autorité dans leur Etat. Les uns étoient encore plus absolus dans leur royaume, tandis que les autres n’étoient dans le leur que simples chefs de la societé. Quel que fût originairement le pouvoir de Clovis sur la tribu dont il étoit roi, plusieurs actions pareilles à celle que nous venons de raconter, et trente années de prosperité, ont dû le rendre un souverain despotique. Son mérite personnel et ses succès lui auront donné le pouvoir que la loi ne lui donnoit point. Ainsi son crédit auprès de ses sujets sera devenu une autorité absolue qu’il aura transmise à ses enfans.

Quelle idée les Romains des Gaules n’auront-ils pas aussi conçue des grandes qualités du jeune roi des Saliens, en apprenant cet évenement où il fit voir si sensiblement qu’il avoit autant de justice que de courage, et autant de fermeté que de prudence ? Ne l’auront-ils pas destiné dès-lors à être un jour leur appui contre les ariens ? N’auront-ils pas songé dès-lors aux moyens qu’ils pourroient prendre, pour lui faire embrasser la religion catholique ?

S’il y a un fait constant dans notre histoire, c’est que Clovis nonobstant l’opposition du Franc qu’il châtia dans la suite, ne laissa pas de rendre sur le champ aux députés de saint Remy le vase d’argent qu’ils reclamoient. Grégoire de Tours, l’Abbréviateur, l’auteur des Gestes des Francs, Hincmar et Aimoin même le disent en termes précis. Nous avons rapporté les passages de ces écrivains. Cependant un auteur moderne, qui pour défendre le systême de l’ancien gouvernement de notre monarchie, qu’il avoit entrepris de soutenir, voit ou veut voir souvent dans tous les monumens litteraires de nos antiquités, le contraire de ce qu’on y a vû toujours, et de ce qui s’y trouve réellement, n’a pas laissé de raconter l’avanture dont il s’agit, dans les termes qu’on va lire[1]. » Je voudrois pouvoir me dispenser de rappeller ici l’Histoire si connue du vase de Soissons qu’un Franc refusa à Clovis au dessus de sa portion du butin, parce qu’il le vouloit rendre à l’Evêque qu’il destinoit d’engager dans les interêts de sa Nation. Car si d’un côté on y trouve un exemple de l’ancienne liberté des François, & de l’étendue de leurs droits, puisque l’opposition d’un seul mettroit obstacle à la volonté du Roi, on y trouve aussi-tôt après, celui d’une entreprise contre ce droit & cette liberté, ou plûtôt l’usage d’un faux prétexte, pour perdre un homme non coupable, mais odieux. Et plût au ciel que de tels exemples fussent oubliés pour jamais, ou que le principe qui les fournit fût effacé du cœur des Princes. On voit toutefois dans cet exemple les deux fonctions bien distinguées. Comme Roi, comme Chef de la Justice, Clovis acquiesce à un droit certain en laissant ce vase au soldat, parce que le partage étoit égal, qu’il étoit tombé dans son lot, & qu’il en avoit acquis la propriété absolue ; mais il demeure offensé contre celui qui use de son droit. » L’auteur ajoute à ce passage, où la vérité est bien alterée, un long raisonnement qui ne mérite point d’être transcrit, et dans lequel il suppose toujours que Clovis n’ait osé rendre à saint Remy le vase qu’il réclamoit. Une prévarication si hardie surprend, mais je me contenterai d’avertir le lecteur, que le livre où elle se trouve, est rempli de pareilles fautes.

Que dirent les romains des Gaules sur la hardiesse qu’avoit eue Clovis de s’emparer des états de Syagrius après l’avoir vaincu ? Comment prirent-ils cette nouvelle occupation d’une portion du territoire de l’empire faite par le roi des Saliens ? Je crois qu’il arriva pour lors, ce qui arrive ordinairement en de pareilles conjonctures. Les amis de Clovis, ceux qui souhaittoient qu’il s’aggrandît, auront justifié sa conduite. D’autres l’auront condamné, parce que le caractere de ce prince leur étoit suspect, et qu’ils craignoient de voir un roi payen trop puissant dans les Gaules. Les Visigots et les Bourguignons auront trouvé que le procédé de Clovis étoit injuste, et l’on croit bien que les Romains sujets de ces barbares en auront parlé comme leurs hôtes, du moins lorsqu’ils s’expliquoient publiquement. Voilà peut-être pourquoi l’invasion des Etats de Syagrius qui fut la premiere acquisition de Clovis, celle par laquelle il commença d’aggrandir le royaume que son pere lui avoit laissé, se trouve censurée dans la vie du bienheureux Jean, fondateur de l’abbaye du Monstiers S. Jean, ou de S. Jean de Réomay dans le diocèse de Langres. Le bienheureux Jean étoit contemporain de Clovis, qui comme nous aurons l’occasion de le dire dans la suite, fit même beaucoup de bien en considération de ce saint personnage au monastere dont nous venons de parler. Nous avons une vie de ce saint, qu’on doit regarder comme l’ouvrage d’un de ses contemporains, quoiqu’elle n’ait été rédigée que vers l’année six cens soixante, et par conséquent environ cent cinquante ans après la mort de Clovis. On en voit la raison en lisant un avertissement qui se trouve à la tête de cette vie dans le manuscrit même qui s’en est conservé au Monstiers saint Jean, et sur lequel le pere Rouyer l’a publiée. » Jonas disciple de saint Colomban ayant été envoyé à Châlons sur Saone par le Roi Clotaire III., ou par sa mere sainte Bathilde ; ce sçavant homme se reposa quelques jours au Monstiers Saint Jean, & à l’instance de Hunna Abbé de cette Maison, il y écrivit la vie du bienheureux Jean, sur le témoignage des disciples du Confesseur de Jesus-Christ ; ou sur celui de ceux qui avoient vû ses disciples. » Une partie de ces témoignages devoit être des témoignages par écrit, et il se peut bien faire aussi que les mémoires où ils se trouvoient eussent été rédigés avant la conquête du royaume des Bourguignons par les enfans de Clovis. Jonas qui composa à la hâte sa vie du confesseur Jean, ne se sera point apperçû qu’il lui auroit convenu de supprimer quelque chose dans les mémoires sur lesquels il écrivoit, attendu le tems où il avoit la plume à la main.

On trouve cette vie de Jonas à la tête de l’histoire de l’abbaye de saint Jean de Réomay, composée en latin par le Pere Rouyer jesuite, et publiée en mil six cens trente-sept. C’est ainsi du moins que je crois devoir traduire le nom latin de Roverius que l’auteur a pris à la tête de cet ouvrage et de plusieurs autres. Il est vrai que le pere Daniel dans la préface historique de son Histoire de France[2] l’appelle le pere Rovére ; mais le pere Ménestrier le nomme le pere Rouyer, et c’est le pere Ménestrier qui doit l’avoir le mieux connu. Or il est dit dans cette vie de saint Jean de Réomay[3]. » Ce fut aussi du vivant du Saint, que les Francs dont Clovis étoit Roi, commencerent, au mépris de l’Empire, à envahîr les Gaules, & que les armes à la main ils franchirent les bornes & les limites du territoire que les Romains y tenoient encore. »

Dès que Clovis se fut rendu maître des Etats de Syagrius, il transfera le siege de sa monarchie à Soissons, où il étoit bien plus à portée d’entretenir les liaisons qu’il avoit avec ceux des Romains de ses amis, qui demeuroient dans les provinces des Gaules occupées par les Visigots et par les Bourguignons, que s’il eût continué de faire son séjour à Tournay. Hincmar le dit dans la vie de saint Remy, et Flodoard dont le témoignage doit être ici de poids, quoiqu’il n’ait écrit que dans le dixiéme siecle, confirme la même chose dans son histoire de l’église de Reims.

En effet ce fut à l’occasion du séjour ordinaire que Clovis faisoit à Soissons, qu’il donna un domaine considérable à l’église de Reims, afin que l’évêque de Reims eût un domicile convenable à portée de la cour. » Avant Saint Remy, dit Hincmar, l’Eglise de Reims ne possedoir qu’une petite Métairie auprès de Soissons ; mais Clovis pour avoir plus souvent Saint Remy auprès de lui, donna à cette Eglise entr’autres biens, les mécairies de Juliacus & Codiciacus qu’elle possede encore aujourd’hui paisiblement. »

Comme Clovis avoit dès-lors de grands projets, quoiqu’il n’eût encore que des forces médiocres, on peut croire qu’il se sera conduit dans les Etats conquis sur Syagrius, d’une maniere qui pût lui faciliter de nouvelles acquisitions. Il s’y sera bien rendu maître du gouvernement, mais il aura usé du pouvoir civil et du pouvoir militaire en allié, qui ne s’en étoit saisi, que pour rétablir l’ordre dans toutes ces contrées, et pour y mettre le peuple en pleine liberté d’obéïr à l’empereur que Rome choisiroit dès que cette capitale de l’empire d’Occident seroit délivrée du joug que le tyran Odoacer lui avoit imposé par force. Tel aura été le langage de Clovis, quelqu’ait été son véritable projet.

Il ne faut donc pas être surpris que ce prince n’ait pas fait mettre son nom sur les monnoyes d’or qu’on croit qu’il fit frapper à Soissons dans le tems que cette ville étoit la capitale du royaume des Saliens. Clovis aura voulu en cela se conformer à l’usage, suivant lequel les rois barbares établis sur le territoire de l’empire ne faisoient point battre d’especes d’or à leur coin, c’est-à-dire, avec une légende contenante leur nom, et leur titre.

Nous verrons dans la suite que les successeurs de Clovis ne firent fabriquer à leur coin des especes de ce métail, qu’après que Justinien leur eût cédé la pleine et entiere souveraineté des Gaules. Voici ce qu’on trouve dans le traité historique des monnoyes de France, composé par Monsieur Le Blanc, concernant trois pieces de monnoye d’or qu’on croit avoir été frappées par les ordres de Clovis I. Il est vrai qu’on n’y voit point la tête, et qu’on n’y lit point le nom de ce prince ; mais en premier lieu, on les reconnoît à leur fabrique pour avoir été faites dans le cinquiéme ou dans le sixiéme siecle. En second lieu, on n’y lit point le nom, et l’on n’y reconnoît pas la tête d’aucun des empereurs Romains qui ont regné dans ces tems-là. Enfin on voit par le mot Soecionis, qui se lit sur deux de ces monnoyes, qu’elles ont été frappées à Soissons dont Clovis se rendit maître en quatre cens quatre-vingt-six, et comme on lit sur la troisiéme, Bettone monetario, et que d’un autre côté le nom de ce monetaire se trouve aussi sur les deux monnoyes dont il vient d’être parlé ; il est vraisemblable que notre troisiéme piece d’or, qui d’ailleurs est encore de même fabrique que les autres, a été frappée par l’ordre du même souverain qui avoit fait battre celles-là.

« On croit qu’on peut donner avec quelque probabilité les trois monnoyes d’or suivantes au grand Clovis, quoiqu’elles ne portent pas son nom. » Notre Auteur donne ensuite l’estampe de ces trois pieces d’or, après quoi il ajoûte : L’inscription qui est à côté de la tête de la premiere & de la troisiéme, marque qu’elles ont été fabriquées à Soissons. Clovis, suivant Flodoard, avoit choisi au commencement de son regne cette Ville pour sa demeure. Sur le revers de la premiere de ces monnoyes, qui est un tiers de sol d’or, paroît un homme qui tient de la main gauche une hache, & autour cette légende, Batto, qui est le nom du Monetaire. Personne n’ignore l’histoire du soldat que Clovis tua d’un coup de hache. Quoiqu’il en soit, il est certain suivant l’Auteur des Gestes des Francs, & suivant Aimoin, que Clovis portoit ordinairement une hache d’armes pour sceptre, & qu’on la nommoit alors Francisca. Si l’opinion de Bouterouë est vraie, on pourroit aussi assurer que les deux autres monnoyes ont été frappées sous le regne de Clovis, à cause que le nom du Monetaire qui est sur l’une & sur l’autre, est le même nom qui est sur la premiere. La couronne en pointe ou radiale dont la tête du Roi est couverte, est semblable à celle des Empereurs Romains. »

Je crois volontiers que toutes ces monnoyes ont bien été frappées à Soissons dans le tems que Clovis y résidoit ; mais non pas que la tête qu’elles portent, soit celle de ce prince. Voici ma raison : cette tête est représentée avec des cheveux fort courts, et Clovis devoit les porter aussi longs que le sont ceux que porte son pere Childéric dans son anneau d’or qui est à la bibliotheque du roi. Ainsi je croirois plûtôt qu’elle auroit été faite pour représenter un empereur, soit Zénon, soit un autre. Retournons au livre de Monsieur Le Blanc.

» Il y a bien encore d’autres monnoyes d’or où se trouve le nom de Clovis écrit en quelqu’une des manieres dont on l’écrivoit sous la premiere ou sous la seconde Race de nos Rois, & que quelques personnes ont cru pouvoir attribuer au grand Clovis. Il nous reste trois tiers de sol d’or qui portent le nom de Clovis ; mais comme il y a eu dans la premiere Race trois Rois de ce nom, il est bien difficile de sçavoir à qui les deux monnoyes suivantes appartiennent. Pour le troisiéme tiers de sol d’or, il est incontestablement de Clovis II. comme je le ferai voir dans la suite. »

Dès qu’il n’y a point de raison convainquante pour attribuer ces trois tiers de sols d’or, les trois dernieres médailles dont il vient d’être parlé à Clovis I on ne doit point les lui attribuer, parce que ce seroit donner le démenti à Procope, qui dit positivement que les rois des Francs ne firent fabriquer des especes d’or avec leur nom, et leur tête, qu’après qu’ils furent devenus pleinement souverains des Gaules par la cession que Justinien leur fit de tous les droits de l’empire sur cette grande province. Je conclus donc de tout ce qui vient d’être exposé, que Clovis aura fait fabriquer les seules especes d’or qui ayent été frappées suivant l’apparence par ses ordres, et qui sont celles qui furent battuës à Soissons, et les premieres dont il a été parlé, en se conformant aux usages de l’empire dont il se montroit par ce procedé, l’ami fidele et l’officier respectueux.

Reprenons le fil de l’histoire de ce prince, que nous avons laissé dans les états de Syagrius, dont il s’étoit rendu maître en quatre cens quatre-vingt-six. Gregoire de Tours renferme en quatre paroles tout ce qu’il juge à propos de dire concernant ce que fit Clovis depuis cette année-là, jusqu’à son mariage avec Clotilde qu’il épousa vers quatre cens quatre-vingt-treize. » Après la défaite de Syagrius, dit notre Historien, Clovis eut de grands succès, & il fit plusieurs autres guerres, du nombre desquelles fut la guerre qu’il déclara la dixiéme année de son regne[4] aux Turingiens qu’il subjugua dès-lors, & qu’il mit au nombre de ses Sujets. »

Une narration si breve ne sçauroit être regardée que comme un titre de chapitre. Elle est de même nature que les récits succints et tronqués qui, comme on l’a vû, composent les deux chapitres du second livre de l’histoire de notre auteur, lesquels renferment la vie de Childéric. Mais Gregoire de Tours a prétendu seulement rappeller dans la narration succinte dont il est ici question, le souvenir de tout ce que Clovis avoit fait depuis son avenement au thrône jusques à son mariage avec sainte Clotilde.

Les sieges, en un mot, tous les exploits que Clovis avoit faits durant les cinq ou six années écoulées depuis quatre cens quatre-vingt-six et quatre cens quatre-vingt-treize avoient été décrits par des auteurs dont nous n’avons plus les ouvrages ? Quelle lacune leur perte ne laisse-t’elle pas dans nos annales. Tâchons cependant de suppléer en quelque sorte, à la brieveté de Gregoire de Tours en ramassant dans les autres écrivains de quoi éclaircir le peu qu’il dit. Dans la suite nous tenterons de trouver dans ces mêmes auteurs quelque lumiere concernant les évenemens, dont il ne fait aucune mention.

Je me contenterai donc ici de remarquer qu’aucune acquisition n’étoit pour lors autant à la bienséance de Clovis, que celle de la Turingie Gauloise, ou de la cité de Tongres. Nous avons déja montré, et ce que nous allons rapporter, en sera une nouvelle preuve, que Procope[5] et Gregoire de Tours avoient donné le nom de Turingie à la cité de Tongres, et nous avons même rendu compte des raisons qui pouvoient les avoir engagés à en user ainsi. Or l’acquisition de la cité de Tongres dont le territoire a confiné avec le territoire ou le diocèse de Tournay jusques dans le seiziéme siecle que se fit l’érection du siége archiépiscopal de Malines, et celle de plusieurs autres évéchés des Pays-Bas, arondissoit les Etats de Clovis, et lui ouvroit une communication de plein-pied avec les Ripuaires établis entre le bas-Rhin et la basse-Meuse, et qui avoient pour roi Sigebert son allié. Sur qui Clovis fit-il la conquête de la cité de Tongres ? Fut-ce en obligeant le sénat de Tongres, qui s’étoit maintenu dans l’indépendance depuis que l’anarchie avoit lieu dans les Gaules, à se soumettre à lui ? Fut-ce en conquérant ce pays-là sur quelqu’essain de Francs qui s’y étoit cantonné précedemment ? Y fut-il appellé par les Francs, qui depuis long-tems y avoient des quartiers, et qui jusqu’à l’anarchie avoient été sujets de l’empire ? Les monumens qui nous restent, ne nous l’apprennent pas.

J’observerai en second lieu que le peu que Grégoire de Tours nous dit concernant cette conquête de Clovis, ne laisse point d’être une nouvelle preuve que cet auteur et Procope ont parlé quelquefois du pays de Tongres sous le nom de Turinge. En effet on ne sçauroit entendre des Turingiens d’au-delà du Rhin, ce que dit Gregoire de Tours des Turingiens qui furent soumis par Clovis la dixiéme année de son regne ; c’est-à-dire, en quatre cens quatre-vingt-dix. La raison veut qu’on l’entende des habitans anciens ou nouveaux de la cité de Tongres.

Premierement, il est hors d’apparence que Clovis dans un tems où il ne tenoit encore aucun poste sur la gauche du Rhin depuis Strasbourg jusqu’à Cologne, puisque ces contrées, comme on le verra, étoient alors sous la domination des Allemands et des Ripuaires, ait été conquérir le pays des Turingiens Germaniques, établis assez loin de la rive droite de ce fleuve. Les circonstances de la mort de Sigebert roi des Ripuaires feront foi, que Sigebert tenoit les contrées de la Germanie, qui sont vis-à-vis celles qu’il possedoit dans les Gaules, et qui n’en sont séparées que par le cours du Rhin. Comment Clovis auroit-il pû garder cette Turinge Germanique, quand même il l’eût conquise, puisqu’il n’auroit pû communiquer avec elle, qu’en prenant continuellement passage sur le territoire d’autrui. Secondement, les Turingiens dont parle Gregoire de Tours dans le passage que nous avons rapporté, furent soumis par Clovis, ils devinrent ses sujets dès la dixiéme année de son regne. Suo dominio subjugavit, dit cet historien. On ne sçauroit douter de la signification qu’il donne à ces paroles, puisque pour faire dire aux Francs Saliens dans les termes les plus forts qu’ils étoient sujets de Clovis, il leur fait dire[6] : Tuo sumus dominio subjugati ; nous sommes sous le joug de votre domination. Or cela ne sçauroit être entendu des Turingiens de la Germanie, puisque nous verrons qu’ils n’obéïrent jamais à Clovis, qu’ils eurent toujours leurs rois particuliers, et même que leur royaume fut très-florissant jusqu’à la conquête qu’en firent les enfans de ce prince vers l’année cinq cens trente et un. Je conclus donc que c’est des Turingiens des Gaules ; que c’est des Tongriens qu’il faut entendre ce qu’a dit Gregoire de Tours dans le vingt-septiéme chapitre du second livre de son histoire : qu’ils furent domptés et assujettis par Clovis la dixiéme année du regne de ce prince.

Cet évenement n’est qu’un de ceux que Gregoire de Tours dit être arrivé entre la conquête des Etats de Syagrius et la conversion de Clovis. En effet l’historien après avoir fini son vingt-septiéme chapitre par les paroles que j’ai rapportées, commence le chapitre suivant par la négociation faite pour marier Clovis avec sainte Clotilde qui, comme on sçait, contribua plus que personne à la conversion du roi son époux. Ainsi lorsque Grégoire de Tours a dit dans son vingt-septiéme chapitre que Clovis avoit fait plusieurs guerres, et qu’il s’étoit rendu maître de plusieurs pays dont la cité de Tongres étoit un, et cela dans le tems qui s’étoit écoulé depuis quatre cens quatre-vingt-six jusqu’à sa conversion : cet écrivain a eu en vûë des évenemens arrivés avant l’année quatre cens quatre-vingt-seize que Clovis fut baptisé. Nous avons déja dit que nous tâcherions de trouver dans les autres auteurs quelques traces des évenemens dont il fait une si legere mention. Mais avant que de l’entreprendre et de continuer l’histoire de Clovis, où nous placerons suivant l’ordre chronologique, tout ce qu’il est possible de sçavoir concernant les évenemens dont Gregoire De Tours se contente de faire une mention si générale et si succinte, je crois qu’il est à propos de raconter ce qui se passa en Italie depuis l’année quatre cens quatre-vingt-neuf jusqu’en quatre cens quatre-vingt-treize. Le changement de scene qui pour lors arriva dans cette grande province, aura facilité à Clovis les progrès que nous lui verrons faire dans les Gaules en ces tems-là.

  1. Histoire de l’anc. gouv. de la France, pag. 50.
  2. Histoire de France, pag. 1065.
  3. Histoire de Lyon, page 541.
  4. En 490.
  5. Liv. 2. ch. 7.
  6. Hist. lib. 2. chap. 17.