Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 4/Chapitre 19

LIVRE 4 CHAPITRE 19

CHAPITRE XIX.

Clovis, qui n’étoit encore Roi que de la Tribu des Francs, appellée la Tribu des Saliens, fait perir les Rois des autres Tribus des Francs, & il engage chacune d’elles à le choisir pour son Roi.


Nous voici arrivés à un évenement, qui par les circonstances odieuses dont il fut accompagné, et par les suites heureuses qu’il eut, paroît tenir dans l’histoire de France, une place semblable à celle que le meurtre de Remus par Romulus son frere, tient dans l’histoire Romaine. Le même esprit d’ambition qui fit penser à Romulus que le royaume qu’il avoit fondé ne pouvoit prosperer, ni même subsister, s’il falloit qu’il demeurât plus long-tems partagé entre son frere et lui, aura fait croire à Clovis que la monarchie qu’il avoit établie dans les Gaules, et qu’il prétendoit laisser à ses fils, seroit toujours mal affermie tant qu’il ne regneroit que sur la tribu des Saliens, & tant que chacune des autres tribus des Francs auroit un roi particulier et indépendant de lui. En effet, il étoit à craindre que ces princes, mortifiés de voir une puissance n’agueres aussi médiocre que la leur, lui être devenuë tellement superieure, qu’elle pouvoit les assujettir, ne se liguassent pour la détruire, soit avec ses sujets mécontens, soit avec les étrangers. En effet ils n’avoient plus d’autre ressource contre les entreprises d’un roi qui avoit une grande partie des richesses des Gaules à sa disposition, que de se réunir pour l’abbattre : chacun de nos princes étoit trop foible pour résister avec ses seules forces. Ce que Clovis ne craignoit pas pour lui, il pouvoit le craindre pour sa posterité. Je crois donc qu’il ne fit que prévenir les autres rois des Francs. Clovis n’a paru criminel à la posterité que parce qu’il fut plus habile qu’eux. On voit en effet par l’histoire, que la plûpart des chefs des tribus dont Clovis se défit, étoient des hommes souverainement corrompus et sanguinaires, et l’on sçait à quels excès la jalousie d’ambition, encore plus ardente dans le cœur des souverains que dans celui des autres hommes, a coutume de porter les princes les moins violens. Le motif d’abbatre une puissance dont le pouvoir semble exhorbitant, engage souvent dans des entreprises injustes, les potentats qui se piquent le plus d’équité, et lorsqu’ils s’y trouvent une fois engagés, ils ne rougissent point d’entrer dans les complots les plus iniques et les plus odieux, afin de se tirer des embarras où ils se sont mis.

Il se peut donc bien faire que Clovis en exécutant contre les autres rois ses parens tout ce que nous allons rapporter, n’ait ôté les Etats et la vie qu’à des princes qui avoient attenté les premiers à sa vie et sur ses Etats. En verité il est difficile de penser autrement quand on entend Gregoire de Tours, qui sçavoit sur ce sujet-là beaucoup plus qu’il n’en dit, parler de la destinée funeste de quelques-uns des rois Francs que Clovis fit mourir, comme ce saint auroit pû parler d’un avantage remporté par Clovis dans le cours d’une guerre juste, et sur des ennemis déclarés. C’est même en imitant le style de l’Ecriture sainte que s’explique notre pieux évêque, lorsqu’il écrit ces évenemens. Il dit donc après avoir raconté le meurtre de Sigebert roi des Ripuaires et celui de Clodéric fils de ce prince : » La Providence livroit chaque jour entre les mains de Clovis les ennemis de ce Roi, dont elle se plaisoit à étendre la domination, parce qu’il avoit le cœur droit, & parce qu’il tenoit une conduite qu’elle approuvoit. » Saint Gregoire de Tours n’eût point parlé en ces termes des évenemens qu’on va lire, si le procedé de Clovis, n’eût point été justifié, ou du moins excusé par les menées de ses ennemis. Pourquoi cet historien, dira-t’on, n’a-t’il point rapporté les faits qui disculpoient en quelque sorte Clovis ? C’est que des considérations, qu’il est impossible de deviner aujourd’hui, l’auront engagé à passer ces faits sous silence. Puisque nous n’avons plus, pour s’expliquer ainsi, les pieces du procès, nous ne sçaurions faire mieux que de nous en rapporter au jugement qu’a prononcé le prélat vertueux qui les avoit vûës. Transcrivons presentement le récit qu’il fait de la catastrophe des ennemis de Clovis. Ce récit est la seule relation autentique de ce grand évenement que nous ayons aujourd’hui.

» Tandis que Clovis faisoit son séjour à Paris, il fit representer par ses Emissaires à Clodéric fils de Sigebert, que Sigebere étoit déja fort âgé, & d’ailleurs estropié de la blessure qu’il avoit reçûë à la journée de Tolbiac. Clovis faisoit assurer Clodéric en même tems, que son intention étoit de le favoriser en tour & de le maintenir sur le Trone des Ripuaires après la mort de Sigebert. Aussi-tôt que Clodéric se vit assuré d’un tel apui, il se laissa aveugler par l’ambition au point de commettre un parricide. Un jour que Sigebert, qui étoit sorti de Cologne, & qui avoit passé le Rhin pour prendre l’air dans les environs de la forêt Buchovia, dormoit après le dîner, des assassins subornés par le fils, ôterent la vie au pere. La Providence permit qu’à quelques jours de-là, Clodéric trébucha lui-même dans une fosse semblable à celle où ce malheureux fils avoit précipité son pere. Dès que Sigebert eut cessé de vivre, son fils donna part de cette mort à Clovis, & il lui manda : J’ai en ma possession les Etats & les trésors que mon pere a laissés : Envoyez-moi des personnes affidées à qui je puisse remettre ce que vous pourrez souhaiter des richesses qui sont à present à ma disposition. Clovis lui répondit : Je vous remercie de votre bonne volonté, & je vous prie seulement de faire voir à ceux que je vous envoye, les trésors de votre pere, qui, pour le present, ne sçauroient être mieux qu’entre vos mains. Dès que les personnes envoyées par Clovis furent arrivées, Clodéric leur fitc voir ces trésors & leur dit en leur montrant un coffre ; voilà où le Roi mon pere serroit les especes d’or. Nous vous prions, lui répondirent les autres, de fouiller jusqu’au fond de ce coffre, afin que nous puissions en voyant sa profondeur, juger un peu mieux de la somme qu’il contient. Clodéric se mit en devoir de les contenter ; mais dans le tems qu’il étoit courbé, l’un de nos émissaires lui fendit, la tête d’un coup de hache d’armes. Dès que Clovis eut été informé de la mort de ce fils dénaturé, il se rendit sur les lieux où le meurtre étoit arrivé ; il y fit assembler les Sujets de Sigebert, & il leur dit : Voici le motif qui m’ameine ici. Clodéric, à l’occasion d’un voyage que j’ai fait sur l’Escaut a mechamment repandu le bruit que j’avois dessein d’attenter à la vie de son pere mon bon parent, quoique véritablement ce fut Clodéric lui-même qui en vouloit à la vie de ce Prince. En effet ce sont des satellites envoyés par Clodéric qui ont tué son pere dans la forêt Buchovia, où il s’étoit retiré pour être à une plus grande distance des lieux où je me trouvois. Ce fils dénaturé n’a pas survêcu long-tems à son parricide, & il a été tué par des personnes que je ne connois pas, lorsqu’il fouilloir dans un des coffres du trésor de son pere. Je n’ai point trempé dans ces meurtres, & suis trop incapable de souiller jamais mes mains dans le sang de mes parens. Mais comme le mal qui est arrivé, est un mal sans remede, je crois vous donner un avis salutaire en vous conseillant de jetter les yeux sur moi, & de m’engager en me choisisant pour votre Roi, à vous défendre envers & contre tous, an péril de ma propre vie. Aussitôt les Sujets de Sigebert témoignerent par des cris de joye, » & en frappant sur leurs boucliers, qu’ils agréoient la proposition de Clovis. Ils éleverent donc incontinent ce Prince sur un pavois & ils le proclamerent Roi de leur Tribu. Ce fut ainsi que Clovis vint à bout de se rendre maître des trésors de Sigebert, & de réunir aux Sujets qu’il avoit dēja, les Sujets de ce Prince malheureux.

Nous avons rapporté dès le commencement du chapitre, la réflexion que Gregoire De Tours fait sur la réussite de ce projet de Clovis.

Nous avons aussi exposé déja en plusieurs occasions que la tribu des Francs, sur laquelle regnoit Sigebert, étoit celle des Ripuaires, qui avoit fait son établissement dans les Gaules avant l’invasion d’Attila. Après ce que nous avons dit touchant les bornes de cet établissement, nous nous contenterons d’observer, que ces Ripuaires avoient aussi dans la Germanie un territoire qui s’étendoit jusques à la Fuld, riviere près de laquelle étoit la forêt de Buchovia, où Sigebert fut tué. Ce territoire étoit une portion de l’ancienne France, et les Francs l’avoient apparemment deffenduë contre les efforts que les Turingiens avoient faits pour s’en saisir, et peut-être a-t’il été la premiere possession que la monarchie Françoise ait euë au-delà du Rhin. Ce qu’on va lire, montre que d’un autre côté le royaume de Sigebert s’étendoit dans le tems où le roi des Saliens s’en rendit maître, ce qui arriva peu de tems après la mort de Sigebert, jusques aux confins de la cité de Châlons Sur Marne.

Un des plus anciens monumens de notre histoire, est la vie de saint Mesmin, second abbé de Mici dans le diocèse d’Orleans. Elle a été écrite peu de tems après la mort de ce pieux personnage, contemporain du grand Clovis. Il y est fait mention fort au long de la prise de Verdun par ce prince. Il est vrai que nos meilleurs historiens rapportent cet évenement à l’année quatre cens quatre-vingt-dix-sept, fondés sur ce qu’Aimoin en fait mention immédiatement après avoir raconté le baptême de Clovis[1] ; je crois néanmoins pouvoir le placer en cinq cens dix comme une suite de l’élection que la plûpart des Ripuaires firent de ce prince pour leur roi, après la mort de Sigebert.

Voici ma raison. Le pere Labbe nous a donné dans le premier volume de sa Bibliotheque, la chronique écrite par un Hugues qui vivoit dans le douziéme siecle, et qui après avoir été religieux du monastere de saint Vannes de Verdun, fut abbé de Flavigny en Bourgogne. Cette chronique est même aussi connuë des sçavans, sous le nom de la chronique de Verdun, que sous celui de la chronique de Flavigny. Il y est dit. Immédiatement après le récit du meurtre de Sigebert et de celui de Clodéric. » Dès que Clovis eut appris cet évenement, il se rendit sur les lieux, & après avoir appaisé les Peuples, en leur disant qu’il étoit innocent du meurtre de ses parens, il fut élû Roi. Les habitans de quelque Ville indignés contre lui, résolurent néanmoins de faire tout ce qui dépendroit d’eux pour se deffendre de lui obéir. Ceux de Verdun furent du nombre, & ils se préparerent même, à ce qu’on prétendit, à lui faire la guerre. Clovis, dès qu’il eut été instruit de ce qu’ils machinoient, jugea qu’il n’y avoit point de tems à perdre, & rassemblant une armée, il vint mettre le siege devant Verdun. Ce fut précisément dans ce tems-là que mourut Saint Firmin Evêque de cette Ville. » Cette derniere circonstance prouve que la chronique de Flavigny que nous venons d’extraire, et la vie de saint Mesmin, dont nous allons rapporter le passage qui concerne la prise de la ville de Verdun par Clovis, entendent parler du même évenement. On verra qu’il est dit dans notre passage que Firmin évêque de Verdun mourut durant le siege dont il contient l’histoire.

J’en tombe d’accord, le tems où a vêcu Hugues de Flavigny, est si fort éloigné du tems où regnoit Clovis, qu’il semble que l’autorité de cet écrivain ne doive point être bien d’un grand poids ; mais on observera deux choses. La premiere, que cet Hugues étoit de Verdun, ou que du moins il avoit demeuré long-tems dans cette ville, et que plusieurs actes particuliers à Verdun, et la tradition soutenuë par quelque procession ou autre cérémonie religieuse, instituée en mémoire du siege dont il s’agit ici, devoient y conserver encore six cens ans après la mémoire du tems où s’étoit fait ce siege. La seconde, c’est qu’on ne sçauroit opposer au témoignage de notre chroniqueur, le témoignage d’aucun auteur qui ait vêcu sous les deux premieres races de nos rois, et qui dise que le siege de Verdun ait été fait plûtôt ou plus tard que cinq cens dix.

Je ne prendrai dans la chronique de Verdun que la datte du siege de cette ville par Clovis, qui est constatée par la mort de saint Firmin arrivée durant le siege dont parlent et notre chronique et la vie de ce saint. Ce sera de la vie même de saint Mesmin que je tirerai ce que j’ai à rapporter concernant les autres circonstances de cet évenement. On lit donc dans cette Vie. » Clovis a été un des grands Rois des Francs. Cependant il eut plusieurs affaires fâcheuses dans les lieux où il établit sa domination. Il se trouve toujours assez de gens inquiets & remuans, qui, lorsqu’un pays change de maître, tâchent par route sorte de voyes, de perpétuer les troubles, soit en empêchant l’autorité du nouveau Souverain de s’établir, soit en tâchant de l’ébranler lorsqu’elle commence à s’affermir. Clovis trouva plusieurs personnes de ce caractere dans tous les pays qu’il soumit à son pouvoir. Entr’autres, les Citoyens de Verdun furent accusés de vouloir non-seulement résister à ce Prince, mais de vouloir encore exciter la guerre contre lui. Aussi-tôt le Roi des Francs voyant bien qu’il seroit dangereux de laisser au mal le tems de s’enraciner, met une armée sur pied, investit la place, commence les approches, ordonne qu’on applanisse le terrain où il vouloir faire agir ses machines de guerre, & fait toutes les dispositions nécessaires pour la prendre : surtout il place des corps-de-garde vis-à-vis chaque porte pour empêcher que personne ne puisse s’évader. Ce fut précisément dans ce tems que le grand Saint Firmin Evêque de Verdun vint à mourir. Les alliegés désesperant de pouvoir résister après que les béliers eurent fait bréche à leurs murailles ; & n’ayant plus d’Evêque qui pût interceder pour eux, ils choisirent unanimement Euspicius, un saint Prêtre pour leur médiateur auprès du Roi des Francs. Euspicius voulut bien faire ce qu’ils souhaitoient de lui, & il fut trouver Clovis qui l’écouta avec bienveillance, & répondit avec une bonté que le Ciel sembloit lui inspirer. La capitulation fut donc concluë, & l’on ouvrit les portes de la Ville aux alliegeans, qui furent reçûs avec toutes les démonstrations de soumission qu’ils pouvoient attendre. Deux jours après, Clovis qui avoit dessein de mener son armée, laquelle s’étoit rafraîchie, à quelqu’autre expédition de même nature, dit à Saint Euspicius qu’il vouloit qu’on l’élût Evêque de la Ville qu’il venoit de sauver. Le serviteur de Dieu ayant refusé l’Episcopat avec une fermeté inébranlable, Clovis lui dit : suivez-moi donc, & m’accompagnez jusqu’à Orleans. »

L’auteur de la vie de saint Mesmin rapporte ensuite, qu’Euspicius suivit Clovis, et que ce prince fonda en considération de ce saint personnage, l’abbaye de Mici, dont saint Mesmin, neveu d’Euspicius fut le superieur après son oncle. J’ajouterai que nous avons encore la chartre de la fondation de l’abbaye de Mici, par Clovis.

Pour revenir à mon sujet, il paroît donc que Verdun et quelques autres villes qui étoient renfermées dans les pays occupés en differens tems par la tribu des Ripuaires, n’auront pas voulu d’abord devenir sujettes de Clovis, bien qu’il eût été élû roi par cette tribu, et qu’il aura fallu que le roi des Saliens employât la force pour réduire ces villes sous sa domination. D’ailleurs le peu que nous sçavons concernant le royaume des Ripuaires, nous porte à penser qu’il étoit près le royaume des Saliens, la plus considérable des monarchies, que les tribus des Francs avoient établies dans les Gaules, et par conséquent, qu’il pouvoit bien s’étendre depuis Nimegue jusqu’à Verdun. En effet, nous verrons que les Ripuaires ne laisserent point après qu’ils eurent reconnu Clovis pour leur roi, de subsister toujours en forme d’une tribu distincte et séparée de celle des Saliens. Comme nous le dirons plus au long dans la suite : la tribu des Ripuaires avoit encore son code particulier, et vivoit encore suivant cette loi, sous nos rois de la seconde race. Au contraire, les autres tribus des Francs, que nous allons voir passer sous la domination de Clovis, furent incorporées avec celles des Saliens, aussi-tôt qu’elles eurent reconnu ce prince pour leur roi. Il n’est plus fait mention dans l’histoire des tems postérieurs au regne de Clovis, ni des Chattes, ni des Chamaves, ni des Ampsivariens, ni des autres tribus des Francs dont il est parlé dans l’histoire des tems antérieurs à leur réduction sous l’obéissance de ce prince. On ne voit plus paroître dans l’histoire des successeurs de Clovis, que les Francs, absolument dits ; c’est-à-dire, la tribu formée par la réunion de cinq ou six autres à celle des Saliens qui devoit être la principale, et les Francs Ripuaires. Je ne me souviens pas même d’avoir lû le nom de Sicambres dans les écrivains en prose, posterieurs au regne de Clovis. S’il se trouve encore dans quelques auteurs de ces tems-là, c’est dans les poëtes qui ont eu plus d’attention à la construction de leurs vers, qu’à l’usage present des noms propres.

Reprenons la narration de Gregoire de Tours. Cet historien, immédiatement après avoir raconté l’union des Etats de Sigebert à ceux de Clovis, rapporte la fin tragique de Cararic[2], un autre roi des Francs, et qui suivant toutes les apparences s’étoit cantonné dans le pays partagé aujourd’hui entre les diocèses de Boulogne, de Saint Omer, de Bruges et de Gand.

» Clovis, die Gregoire de Tours, entreprit ensuite de se faire raison enfin, de Cararic, qui avoit refusé de se joindre à lui contre Syagrius, & qui avoit voulu demeurer neutre alors, afin d’être le maître de s’allier à celui des deux rivaux de grandeur qui seroit victorieux. Cararic & son fils furent bien-tôt livrés à Clovis, qui leur fit couper les cheveux, & les obligea de prendre les Ordres Sacrés. Le pere fut ordonné Prêtre, & le fils Diacre. Un jour que Cararic déploroit les larmes aux yeux sa destinée, son fils lui dit : consolez-vous, mon pere ; quand on nous a dépouillés de notre dignité, & quand on nous en a ôté les marques, on n’a fait autre chose que de couper le feuillage d’un arbre plein de séve. Bien-tôt il en aura repoussé un nouveau. Que nous serions heureux si celui qui nous a fait tondre pouvoit périr dans aussi peu de tems qu’il en faut à nos cheveux pour revenir. Clovis informé de tout ce discours, ne douta point que les Princes dégradés ne fussent résolus à laisser croître leurs cheveux, & à l’assassiner. Il leur fit donc le même traitement qu’ils vouloient lui faire. Après leur mort, il s’empara de leur trésor, il se mit en possession du pays où ils s’étoient cantonnés, & il obligea les Francs & les Romains, Sujets de ces Princes, à le reconnoître pour Souverain. »

Comme la distinction la plus sensible, qui fût alors entre les Francs & les Romains, venoit de ce que les premiers portoient de longs cheveux, au lieu que les Romains les portoient extrémement courts ; on conçoit bien, que couper à un Franc sa chevelure, c’étoit le retrancher de la Nation, & le rendre & déclarer incapable de toutes les places & dignités, qu’on ne pouvoit pas posseder à moins qu’on ne fût Franc. La Royauté devoit être une de ces Dignités. C’est de quoi nous parlerons encore dans d’autres endroics de notre Ouvrage.

Gregoire de Tours reprend la parole. » La dissolution où vivoit le Roi Ragnacaire, qui avoit son établissement à Cambray, étoit si grande, que la crainte de faire tort à l’honneur de ses parens, ne le recenoit point dans ses débauches. Faron son principal Ministre n’avoit point plus de vertu que son Maître, qu’il gouvernoit néanmoins si absolument, que ce Prince parloit toujours de ce serviteur, comme d’un égal, comme d’un homme associé à la Royauté. Les Francs Sujets de Ragnacaire souffroient donc avec indignation la faveur excessive de ce Faron, & Clovis qui étoit bien informé, entreprit de les gagner par des liberalités. Entr’autres présens, il leur distribua un grand nombre de bracelets de cuivre doré, en laissant entendre qu’ils étoient d’or fin. Quand ce Prince se fut assuré d’eux, il entra brusquement à la tête d’une armée dans les Etats de Ragnacaire, qui sur le champ manda sa milice, & puis envoya reconnoître les ennemis qui venoient à lui. Lorsqu’ils furent à une petite distance du lieu où il se trouvoit alors, ceux à qui Ragnacaire avoit donné la derniere commission, le trahirent, en lui rapportant, que les troupes qu’on voyoit s’avancer, étoient une partie de sa

  1. Vales. Rer. Franc. lib. pag. 271.
    Aim. lib. pr. cap. 16 & 17.
  2. Voyez ci-dissus, liv. 3. ch. 19.