Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 3/Chapitre 1

LIVRE 3 CHAPITRE 1

CHAPITRE PREMIER.

Des Droits que les Empereurs d’Orient s’étoient arrogés sur l’Empire d’Occident, & du partage qui s’étoit fait du Peuple Romain, en deux Peuples.


Il convient d’autant plus de traiter ici des droits acquis à l’empire d’Orient sur l’empire d’Occident, que rien n’est plus utile pour l’intelligence de notre histoire, qu’une déduction de ces droits, puisqu’ils ont été reconnus par les Francs, et par les autres barbares établis dans les Gaules en qualité de confédérés. Dans les tems où le trône d’Occident étoit vacant, ou réputé vacant, ces hostes se sont adressés à l’empereur d’Orient, ils en ont obtenu des concessions, et même ils se sont fait pourvoir par ce prince des grandes dignités de l’empire d’Occident. Enfin nous verrons que ç’a été la cession de tous les droits que l’empire Romain avoit sur les Gaules, faite aux enfans de Clovis par Justinien empereur d’Orient, en vertu de son droit de souveraineté sur le territoire du partage d’Occident, qui a consommé l’ouvrage de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules. Voilà pourquoi Theodoric, roi des Ostrogots, comme on le dira plus amplement quand il en sera tems, écrivoit, lorsqu’il étoit déja le maître de l’Italie, à l’empereur Anastase monté sur le trône d’Orient en l’année quatre cens quatre-vingt-onze : » C’est de vous dont part la splendeur qui rejaillit sur tous les Rois ; vous êtes le défenseur salutaire de tout le Monde Romain, & c’est avec raison que les autres Souverains reconnoissent en vous une prééminence particuliere, » Examinons donc comment ces droits avoient été acquis à l’empire d’Orient, et en quoi ils consistoient.

Avant le regne de Constantin Le Grand, il y avoit bien eu quelquefois deux empereurs en même-tems dans la monarchie romaine, mais il n’y avoit point eu encore deux trônes ou deux empires séparés par des limites certaines, et dont chacun eût sa capitale, son sénat et ses grands officiers ; de maniere que le prince qui commandoit dans l’un des deux empires, n’eût pas le pouvoir de rien ordonner dans l’empire où regnoit un autre prince. Il y avoit bien eu sous le regne d’Antonin Caracalla et de Géta son frere, un projet fait et arrêté pour diviser la monarchie Romaine, en deux partages indépendans, dont chacun auroit son empereur particulier. Mais comme l’humeur incompatible de ces deux freres à qui Sévere leur pere avoit laissé son trône, étoit l’unique cause de ce projet, il demeura sans exécution par la mort de Geta.

Quelque-tems auparavant, Marc Aurele avoit bien associé à l’empire Lucius Verus, et plusieurs des empereurs, successeurs de Marc-Aurele, s’étoient donné en la même maniere que lui des collegues. Mais le gouvernement de l’empire n’avoit point été partagé entre ces collegues, de maniere que l’un eût pour toujours, et exclusivement à l’autre, l’administration souveraine d’une moitié de l’empire, tandis que son collegue avoit de même l’administration de l’autre moitié. Les deux collegues regnoient conjointement. Tout se faisoit au nom de l’un et de l’autre. Ils gouvernoient, pour ainsi dire, en commun, ou par indivis ; et si quelques provinces de l’empire paroissoient durant un tems affectées particulierement à l’un des deux, c’étoit parce qu’il s’y trouvoit actuellement, et que son collegue s’en rapportoit à lui de ce qu’il y avoit à y faire. Cette espece d’attribution de quelques provinces à un seul des empereurs, n’étoit donc qu’une appropriation passagere, occasionnée par les convenances et qui finissoit avec les conjonctures, lesquelles y avoient donné lieu. Enfin sous Diocletien il n’y avoit point encore deux empires et deux sénats, mais un seul empire, un seul senat, une seule capitale, et un seul trône. Les princes qui regnerent ensemble immédiatement après lui, repartirent bien entr’eux le gouvernement de l’empire comme si l’empire eut été partagé, mais ils ne le partagerent point.

Constantin Le Grand qui leur succeda fit entre ses enfans un partage de la monarchie Romaine, permanent et durable. Ce fut après lui qu’on vit l’empire divisé en autant d’Etats qu’il y avoit d’empereurs. Jusques à lui on avoit seulement partagé entre plusieurs personnes l’autorité impériale. Constantin partagea la monarchie en plusieurs portions, dont chacune devoit être régie par un souverain, qui eût son senat, sa capitale, ses officiers particuliers, et qui n’eût point à requerir le consentement de ses collegues, pour faire ce qui lui plairoit dans le district où il regneroit, mais qui n’eût rien aussi à commander dans les districts où regneroient ses collegues. Theodose Le Grand réunit véritablement tous ces partages ; mais ce prince voulant laisser un empire à chacun de ses deux fils, il divisa de nouveau le monde Romain, en suivant le plan de Constantin en tout, hors dans le nombre des parts et portions, s’il est permis d’user ici de ces termes.

Theodose partagea donc la monarchie romaine en deux empires, dont chacun auroit sa capitale, et il mit dans chacun de ces deux Etats un souverain particulier, un senat, un consul, un trône en un mot. Cependant après cette division la monarchie romaine ne laissa point de demeurer unie à plusieurs égards. Les deux partages, celui d’Orient et celui d’Occident, étoient plûtôt deux gouvernemens séparés, que deux royaumes différens, qui dûssent être regardés comme deux monarchies étrangeres l’une à l’égard de l’autre. L’empire d’Orient que Theodose laissa à son fils aîné Arcadius, et celui d’Occident qu’il laissa à son fils cadet Honorius, continuerent, quoique gouvernés chacun par un souverain particulier, et en forme d’Etats séparés, de faire à plusieurs égards, une portion d’un seul et même corps d’Etat, qui étoit la monarchie romaine.

Les citoïens du partage d’Orient furent toujours réputés regnicoles, et capables de toute sorte d’emplois dans le partage d’Occident, et ceux du partage d’Occident furent toujours traités aussi favorablement dans le partage d’Orient. En un mot, aucun des sujets d’un des deux empires, n’étoit tenu pour étranger dans l’autre. Les deux empires avoient les mêmes fastes, où l’on écrivoit toutes les années le nom du consul nommé par l’empereur d’Orient, et le nom du consul nommé par l’empereur d’Occident. On vivoit dans l’un et dans l’autre empire sous les mêmes loix civiles. S’il étoit à propos de publier quelque loi nouvelle, les deux empereurs la rédigeoient, et ils la publioient ordinairement de concert. Les noms des deux princes paroissoient à la tête de cette loi. Pour me servir de l’expression usitée alors, ils étoient réputés gouverner unanimement, et dans le même esprit, le monde Romain.

Dès que l’empereur d’Orient et celui d’Occident étoient regardés, non pas comme deux souverains étrangers l’un à l’égard de l’autre, mais comme deux collégues, et d’un autre côté dès que la monarchie Romaine étoit réputée, du moins par ses maîtres, pour un état patrimonial dont ils pouvoient disposer, ainsi qu’un particulier dispose de ses biens libres, il s’ensuivoit que les fonctions de celui des deux collégues, qui étoit hors d’état d’exercer les siennes, fussent regardées comme étant dévoluës de droit à l’autre. Dès qu’un collégue est hors d’état d’exercer ses fonctions, c’est à son collégue, ou bien à ses collégues, lorsqu’il en a plusieurs, qu’il appartient de les remplir. Ainsi lorsque l’un des deux trônes venoit à vaquer, parce que le dernier installé étoit mort sans successeur désigné, il semble que ce fût au prince qui remplissoit l’autre à pourvoir aux besoins du trône vacant, et à le remplir, soit par lui-même, soit en y faisant asseoir avec le consentement de la partie du peuple Romain qui ressortissoit à ce trône-là, une autre personne. Il paroît que ce droit dût être réciproque entre les deux empires.

Néanmoins cette réciprocité n’eut point de lieu. Le peuple de l’empire d’Orient se mit en droit de disposer à son bon plaisir du trône de Constantinople, quand il venoit à vaquer, et d’installer en ce cas-là un nouvel empereur, sans demander ni le consentement ni l’agrément du prince, qui étoit pour le tems empereur d’Occident ; au lieu que le peuple de l’empire d’Occident observa toujours, lorsque le trône de Rome devenoit vacant, de ne point le remplir sans le consentement demandé, du moins présumé, de l’empereur d’Orient. Ou bien les Romains d’Occident attendoient alors, la décision de l’empereur d’Orient, ou si les conjonctures les obligeoient à la prévenir, ils demandoient du moins à ce prince la confirmation du choix qu’ils avoient fait.

Nous ne voyons pas que Martian, lorsqu’il fut proclamé empereur d’Orient après la mort de Theodose Le Jeune, dont il n’étoit à aucun titre le successeur désigné, se soit mis en devoir d’obtenir le consentement de Valentinien III qui regnoit alors sur le partage d’Occident. Il est vrai que Martian épousa, pour être fait empereur, Pulcherie sœur de Theodose, son prédécesseur ; mais ce mariage, qui ne fut même célebré qu’après l’élevation de Martian, ne lui donnoit aucun droit réel à l’empire, puisque Pulcherie elle-même n’y en avoit aucun. Lorsqu’Attila fit demander en mariage à Valentinien sa sœur Honoria, et qu’il prétendit encore qu’on donnât à cette princesse sa part et portion dans l’empire, comme dans un bien appartenant à la maison dont elle étoit sortie, Valentinien répondit : que l’empire ne tomboit point en quenouille, et que les filles n’avoient rien à y prétendre. Ce furent les intrigues et non pas les droits de Pulcherie, qui firent asseoir son mari sur le trône. Si quelques empereurs ont déclaré leurs meres, leurs sœurs, et leurs niéces, augustes, ils n’ont point prétendu pour cela donner à ces princesses aucun droit de succeder à l’empire. Les princes qui sont parvenus à l’empire, à la faveur du mariage qu’ils avoient contracté avec des filles d’empereur, n’y sont point parvenus, parce que leurs femmes leur eussent apporté en dot un droit juridique à la couronne : ils y sont parvenus, en vertu de l’adoption de leurs personnes, faite par l’empereur regnant en considération d’un tel mariage.

Nous ne voyons pas non plus que Leon I qui ne succeda point à Martian par le droit du sang, et qui monta sur le trône de Constantinople, long-tems avant le renversement de l’empire d’Occident, ait demandé le consentement ni l’agrément de l’empereur, qui pour le tems regnoit à Rome. Enfin on ne voit pas que, lorsque l’empire d’Orient est venu à vaquer, l’empereur d’Occident se soit porté pour seul souverain de toute la monarchie Romaine, et pour unique empereur.

Au contraire, nous voyons que les empereurs d’Orient ont toujours prétendu que le droit de disposer du trône d’Occident lorsqu’il venoit à vaquer, leur appartenoit, et que le prince qui regnoit alors à Constantinople, s’est toujours porté pour être seul et unique empereur. Il y a plus, nous voyons cette prétention reconnue en occident, même après que l’empire d’Orient fut sorti de la maison de Theodose Le Grand.

Après la mort d’Honorius, Joannes, qu’un parti avoit proclamé empereur d’Occident, envoya, comme nous l’avons rapporté, demander à Theodose Le Jeune qu’il voulût bien le reconnoître pour son collégue. Theodose Le Jeune traita Joannes d’usurpateur, et il disposa de l’empire d’Occident en faveur de Valentinien III que le peuple reçut à Rome comme un prince revêtu d’un droit légitime.

Nous ne sçavons pas ce que fit Maximus, dont le regne ne fut que de deux mois et demi ; mais nous venons de voir qu’un des principaux soins d’Avitus fut celui de demander à Martian l’unanimité. Nous verrons encore dans la suite de cette histoire, les successeurs d’Avitus en user comme lui, et nous rapporterons même qu’Anthemius, à qui l’empereur d’Orient avoit conferé l’empire d’Occident, comme s’il lui eût conferé le consulat ou quelqu’autre dignité, dont la libre disposition appartenoit à l’empereur d’Orient, fut reconnu empereur dans tout le partage d’Occident, en vertu de cette collation. En effet, quand l’empire d’Occident venoit à vaquer, il étoit réputé même dans l’étenduë de son territoire, être dévolu de droit à l’empereur d’Orient, et lui appartenir pour lors légitimement. Idace, évêque dans l’Espagne, après avoir parlé de la mort d’Honorius, à la place de qui un parti avoit installé Joannes, écrit : » Honorius écant mort, Theodose le jeune Neveu d’Honorius, & qui depuis la mort de son Pere Arcadius regnoit déja sur le Partage d’Orient, devint seul Souverain & unique Monarque de tout l’Empire. »

Cassiodore dit expressément qu’après la mort d’Honorius, la monarchie Romaine appartint en entier à l’empereur Theodose Le Jeune. Nous avons rapporté ci-dessus un passage de Béda, où cet auteur, en racontant ce qui s’étoit passé dans l’empire d’Occident, ne laisse pas de dater les évenemens par les années du regne de ce même Theodose en Occident, quoique Valentinien III, à qui Theodose avoit cedé ses droits, y regnât actuellement, quand ces évenemens étoient arrivés.

On ne peut point objecter, et nous l’avons déja montré, que ce droit de réunion fut attaché au sang de Theodose Le Grand, et non pas à la couronne impériale d’Orient. Le même Idace dit sur l’an quatre cens cinquante-cinq : « Après la mort de Valentinien, Martian, qui depuis quatre années étoit Empereur d’Orient, devint seul Monarque du Monde Romain. » Nous avons déja observé que Martian n’étoit point du sang de Theodose Le Grand. D’ailleurs, il ne devint point de fait empereur d’Occident, et il n’y fut jamais proclamé. Quand Idace s’explique comme il le fait, c’est donc uniquement par rapport au droit de ce prince.

On observera encore que les empereurs d’Orient, à qui, comme il sera rapporté dans la suite, les successeurs d’Avitus demanderent l’unanimité n’étoient pas de la descendance de Theodose le pere, non plus que Martian. Après avoir prouvé l’existence du droit des empereurs d’Orient, voyons quelle pouvoit être son origine.

Cette prérogative attachée à l’empire d’Orient, venoit, suivant mon opinion, de plusieurs causes. En premier lieu, c’étoit à son fils aîné que l’empereur Theodose Le Grand avoit assigné le partage d’Orient, c’étoit à son fils cadet qu’il avoit assigné le partage d’Occident. En vertu de la disposition faite par Theodose Le Grand, Arcadius remplit le trône de Constantinople, et Honorius celui de Rome. La prééminence attachée suivant le droit naturel à la primogéniture, parut donc aux yeux de tous les sujets de la monarchie avoir été annexée au trône d’Orient. Une telle disposition, et les conjonctures changerent ensuite cette prééminence en une veritable supériorité. Elles furent cause que l’empire d’Orient, qui ne devoit avoir que la prééminence sur l’empire d’Occident, acquit sur lui une espéce de droit de suzeraineté. Quand Theodoric roi des Ostrogots reprocha en l’année quatre cens quatre-vingt-neuf, à Zénon empereur d’Orient, le peu d’interêt qu’il prenoit à la situation où se trouvoit l’empire d’Occident opprimé par Odocier, Theodoric dit à Zénon : que l’empire d’Occident avoit été dans les tems antérieurs gouverné par les soins des empereurs d’Orient, prédécesseurs de Zénon. Voici, suivant mon opinion, comment ce droit aura été établi.

La premiere vacance d’un des partages qui soit arrivée, sans que le dernier possesseur laissât un successeur reconnu pour tel, survint en Occident, lorsqu’Honorius mourut. Arcadius empereur d’Orient étoit bien mort avant Honorius ; mais Arcadius avoit laissé en la personne de Theodose Le Jeune, un fils capable de recueillir la succession vacante par la mort de son pere. Honorius au contraire mourut sans laisser aucun garçon qui pût lui succeder, et comme son neveu Theodose se trouvoit ainsi le plus proche parent paternel de l’empereur décedé, il prétendit avec raison que la succession de son oncle lui fût dévoluë. Aucune loy ne s’opposoit à sa prétention. Comme nous le dirons plus au long dans l’endroit du sixiéme livre de cet ouvrage, où il sera traité de la loy de succession établie dans la monarchie des Francs, il n’y eut jamais dans l’empire Romain une loy de succession bien claire et bien constante. Ainsi toutes les contestations qui pouvoient survenir dans cette monarchie, concernant la succession à la couronne, devoient se décider suivant le droit des particuliers, et ce droit étoit favorable à Theodose Le Jeune dans la question : Qui, suivant la loy, est le successeur legitime d’Honorius ? Aussi Joannes, qu’un parti avoit proclamé successeur d’Honorius, fut-il, généralement parlant, traité d’usurpateur, et abandonné comme tel. Au contraire, Valentinien III, à qui Theodose Le Jeune avoit cedé ses droits sur l’empire d’Occident, y fut reconnu pour empereur. Valentinien III n’avoit aucun droit de son chef à l’empire d’occident : c’étoit par femme qu’il descendoit de Theodose Le Grand. Il est vrai que Constance le pere de notre Valentinien, avoit été proclamé empereur d’Occident ; mais comme on l’a vû, Theodose Le Jeune alors empereur d’Orient, et dont on vient de voir les droits, avoit refusé de reconnoître Constance en cette qualité. C’étoit si peu comme fils de Constance, que Valentinien III fut reconnu empereur d’Occident, qu’après le dècés de Constance, mort avant Honorius, Valentinien ne se porta point en aucune maniere pour successeur de son pere. Valentinien fut aussi long-tems après la mort d’Honorius, sans prendre ni le titre d’empereur ni même celui de César. Il ne prit successivement et l’un et l’autre titre, que lorsqu’ils lui eurent été conferés par Theodose son cousin.

La maniere dont les actes publics de ces tems-là, qui nous restent, se trouvent rédigés, nous autorise à conjecturer que dans l’instrument de la cession de l’empire d’Occident faite à Valentinien III par Theodose Le Jeune, et dans les autres actes qui se seront faits en conséquence, il n’aura point été énoncé en quelle qualité Theodose agissoit, il n’y aura point été expliqué s’il faisoit la cession, dont on parle, en qualité d’empereur d’Orient, ou en qualité de seul héritier d’Honorius. Ainsi comme Theodose n’y prenoit point apparemment la qualité d’héritier d’Honorius, et qu’il y prenoit certainement son titre d’empereur des Romains, le monde aura conçû l’idée que Theodose avoit agi comme empereur d’Orient, et par conséquent tous les esprits se seront laissés prévenir de l’opinion : que c’étoit à l’empereur d’Orient qu’il appartenoit de disposer du partage d’Occident, lorsqu’il venoit à vaquer. Cette opinion aura préoccupé tous les esprits d’autant plus facilement, qu’elle les aura trouvés n’étant point encore imbus d’aucun autre sentiment sur ce point-là du droit public de l’empire. Une suite nécessaire de cette opinion, c’étoit la croyance que l’empereur d’Orient fût le souverain véritable et légitime de l’empire d’Occident, tandis qu’il n’y avoit point d’empereur à Rome.

La distinction entre ce que Theodose avoit fait comme empereur des Romains d’Orient, et ce qu’il avoit fait comme héritier d’Honorius par le droit du sang, aura paru dans la suite une subtilité, quand quelqu’un se sera avisé de la proposer, parce que depuis vingt ans les esprits étoient imbus de l’opinion que cette distinction combattoit. On aura répondu que du moins Theodose avoit réuni à la couronne qu’il avoit portée, tous ses droits personnels, tous les droits qu’il tenoit du sang dont il étoit sorti, et que cette couronne étoit celle d’Orient, laquelle Martian portoit actuellement. Les peuples s’imaginent naturellement qu’un prince qu’ils voyent revêtu du même titre que son prédécesseur, ait aussi tous les droits qu’avoit son prédécesseur.

Quoique plusieurs personnes ayent protesté apparemment, pour la conservation des droits de l’empire d’Occident, et qu’elles ayent combattu l’opinion, dont nous parlons, cette opinion sera demeurée néanmoins l’opinion généralement reçûe, parce que les conjonctures l’ont toujours favorisée. En premier lieu, la question avoit été décidée en faveur de l’empire d’Orient, la premiere fois qu’elle s’étoit présentée. En second lieu, depuis l’année quatre cens sept jusqu’au renversement du trône établi à Rome, l’empire d’Occident fut toujours plus affligé et plus malheureux que l’empire d’Orient. Ce dernier essuya bien plusieurs disgraces ; mais sa capitale du moins ne fut point prise par les barbares, et ses plus riches provinces ne furent point envahies par des nations étrangeres ; au lieu que l’empire d’Occident vit trois fois dans le cours du cinquiéme siécle les barbares maîtres de la ville de Rome sa capitale, et qu’il vit encore les nations se rendre les seigneurs de ses meilleures provinces. L’empire d’Occident perdit, dans le tems dont je parle, la Grande Bretagne, une partie de l’Afrique, une partie de l’Espagne, et une partie des Gaules, où étoient ses plus grandes ressources. Ainsi Rome étant réduite souvent à demander du secours à Constantinople, qui lui en donnoit quelquefois, soit en lui envoyant des troupes, soit en faisant des diversions en sa faveur ; il ne fut pas bien difficile à Constantinople de s’établir sur Rome un droit de suzeraineté, quelque legers qu’en fussent les fondemens. Il est aisé de faire reconnoître ses droits par des supplians. Enfin les Romains qui ont vêcu dans les tems postérieurs, s’étoient tellement accoutumés à parler de la superiorité que l’empire d’Orient s’étoit arrogée durant le cinquiéme siecle sur l’empire d’Occident, comme d’un droit légitime, et ils avoient si bien eux-mêmes donné ce ton-là aux barbares établis sur le territoire du partage d’Occident, qu’Hincmar dans la lettre où il cite l’édit fait par Honorius en quatre cens dix-huit, pour convoquer dans Arles les sept provinces des Gaules, met le nom de Theodose Le Jeune avant le nom d’Honorius, quoique Theodose ne fût que le neveu d’Honorius, quoique Theodose ne fût monté sur le trône que plusieurs années après Honorius, et quoiqu’enfin il s’agît d’un decret donné pour être exécuté seulement dans l’empire d’Occident. J’ajouterai même, ce qui rend le stile d’Hincmar encore plus digne d’attention, que dans l’acte original qui fut publié en un tems où la superiorité de l’empire d’Orient sur celui d’Occident n’étoit pas encore établie, Honorius est nommé avant Theodose. Nous avons parlé fort au long de cet édit dans notre second livre.

Le célebre Grotius, il est vrai, est d’un sentiment contraire à celui que nous venons d’exposer. Ce respectable sçavant, après avoir dit que la constitution d’Antonin Caracalla, laquelle donnoit le droit de bourgeoisie romaine à tous les citoyens des villes et communautés renfermées dans les limites de l’empire, n’eut d’autre effet que de communiquer à ces nouveaux citoyens, les droits que le peuple romain s’étoit acquis par ses conquêtes, mais que la proprieté de ces droits, que l’autorité de disposer du gouvernement, demeurerent toujours affectées et attachées aux citoyens habitans dans la ville de Rome, où, pour ainsi dire, en étoit la source, ajoute ce qui va suivre.

» Les droits du Peuple de Rome ne furent point affoiblis, parce qu’il arriva dans la suite que les Empereurs aimerent mieux faire leur sejour à Constantinople qu’à Rome, car il falloit encore après la translation du siege de l’Empire, que tout le Peuple ratifiât l’élection qu’avoient faite celles de ses familles qui s’étoient établies à Constantinople, & que Claudien appelle les Citoyens Romains Byzantins. Le Peuple demeuré à Rome garda même une marque sensible de son droit, soit en maintenant la prééminence de la ville, soit en conservant un des deux Consuls, soit en plusieurs autres choses. Ainsi le droit d’élire un Empereur, que les Citoyens domiciliés à Constantinople s’arrogeoient, ne s’exerçoit que dépendamment du bon plaisir des autres citoyens qui étoient demeurés à Rome. Voilà pourquoi, lorsque nos citoyens Byzantins eurent reconnu l’imperatrice Iréne pour Souveraine, quoique suivant le Droit public & suivant les mæurs du Peuple Romain, le Sceptre ne dût jamais tomber en quenquille, ses citoyens restés à Rome eurent un juste sujet, sans parler des autres motifs qu’ils avoient encore, de déclarer qu’ils n’adhéroient pas au consentement soit tacite soit exprès que les citoyens Byzantins avoient donné à l’installation d’Iréne. Voilà pourquoi les citoyens restés à Rome furent bien fondés à faire élection d’un autre Chef, qui fut Charlemagne, & à rendre leur choix public par l’organe du premier d’entr’eux, c’est-à-dire de leur Evêque. Tout le monde sçait que dans la République des Juifs, le Souverain Pontife étoit la premiere personne de l’Etat, durant les interregnes. »

Voilà tout ce que dit Grotius pour appuyer son sentiment. Cet auteur qui avoit l’histoire ancienne et l’histoire moderne si présentes à l’esprit n’allégue point d’autres raisons. Il ne rapporte point d’autres faits que celui de la réprobation d’Iréne, et de l’élection de Charlemagne. Or ce fait ne prouve point que les citoyens de Rome ayent cru, après la division de leur monarchie, avoir aucun droit de disposer du partage d’Orient. Il faudroit pour cela qu’ils eussent proclamé Charlemagne empereur d’Orient, ce qu’ils ne firent pas. Ils se contenterent de le proclamer empereur d’Occident. Si les habitans de cette ville oserent alors se soustraire à l’obéissance du trône d’Orient, ce fut parce qu’on y avoit fait asseoir une femme contre une des loix fondamentales de la monarchie. D’ailleurs cet évenement n’arriva que dans le huitiéme siecle, et après que les differentes révolutions survenues dans les provinces qui composoient durant le cinquiéme siecle l’empire d’Occident, y eurent changé le droit public.

Je crois que l’erreur de Grotius, supposé que ce soit lui qui se trompe, vient de ce qu’en prenant son parti, il n’aura point fait attention que le droit de bourgeoisie Romaine n’étoit point un droit attaché au domicile ni à l’habitation dans Rome, mais un droit attaché à la filiation, et pour ainsi dire, inhérent au sang de ceux qui en jouissoient. Je m’explique.

Il y a des villes dont on devient citoyen par la seule habitation. Le droit d’être un des membres de la communauté y est si bien attaché au domicile, que dans quelques-unes de ces villes il suffit d’y avoir demeuré un tems, et que dans les autres il suffit du moins d’y être né pour y pouvoir jouir des droits annexés à la qualité de citoyen. Dans les villes, où le droit de citoyen s’acquiert par l’habitation, il se perd par l’absence. Un citoyen de ces villes-là, qui a transporté son domicile dans une autre ville, ne transmet point le droit, qu’il avoit apporté en venant au monde, aux enfans qui lui naissent dans son nouvel établissement. Ces enfans n’ont point le droit de citoyen dans la patrie de leur pere. Ils y sont étrangers, bien que leurs ancêtres y ayent été citoyens durant plusieurs générations. Les villes de France, d’Angleterre et des Païs-Bas où Grotius étoit né, sont de celles dont je viens de parler. On observera même que les restrictions faites par quelques-unes de ces villes, à la loy commune, afin de n’admettre aux emplois municipaux les plus importans, que les petits-fils des étrangers qui s’y seroient domiciliés, sont des statuts postérieurs au tems où Grotius écrivoit, et d’ailleurs des exceptions qui prouvent la regle.

Il y a d’autres villes où le droit de citoïen ne s’acquiert point en y demeurant, ni même en y naissant. Ce droit y est attaché au sang et à la filiation ; il faut pour l’avoir, être né d’un pere citoïen, ou du moins l’obtenir du souverain par une concession expresse. Un homme né dans une des villes dont nous parlons ici ; et même descendu d’ancêtres tous nés depuis dix générations dans une de ces villes-là, n’en seroit point pour cela citoïen ; il n’y seroit qu’habitant, si sa famille n’étoit pas au nombre des familles, lesquelles y joüissent du droit de bourgeoisie. Berne, et plusieurs autres villes de la Suisse, sont du nombre de ces villes, où le droit de citoïen est attaché au sang. Telles sont encore plusieurs villes d’Allemagne et d’Italie, principalement Venise et Genes. Il n’y a, par exemple, dans ces deux dernieres villes de veritables citoïens que les nobles, puisqu’ils sont les seuls qui ayent voix active et passive dans la collation des principaux emplois de l’une et de l’autre république. Les autres habitans, quelque nom qu’on leur donne, n’y sont pas les concitoïens des nobles, mais bien leurs sujets. Comme ce n’est point la seule habitation, ni même la naissance dans l’enceinte des villes dont je viens de parler qui mettent en possession du droit de citoïen, aussi on ne le perd pas pour être domicilié, ni même pour être né hors de ces villes. Le fils d’un citoïen conserve, quoiqu’il soit né dans une terre étrangere, tous les droits attachés au sang dont il est sorti, et il en joüit, dès qu’il a fait preuve de sa filiation, suivant la forme prescrite en chaque Etat. Combien y a-t-il de bourgeois dans chacun des treize cantons, qui non-seulement sont nés hors de leur canton, mais encore hors de la Suisse. J’observerai même à ce sujet, que le droit de citoïen, lorsqu’il est inhérent au sang, y demeure attaché durant un très-grand nombre de génerations. Par exemple, lorsque la république de Venise possedoit encore la Candie, et qu’il y avoit plusieurs familles de ses nobles établies dans cette isle, tous les mâles issus de cette espece de colonie, joüissoient du droit de citoïens venitiens, quoique leurs peres, leurs ayeux et leurs ancêtres fussent tous nés en Candie.

Pour revenir au droit de bourgeoisie Romaine, il étoit entierement attaché au sang et à la filiation. Il falloit, comme tout le monde le sçait, pour être citoïen Romain, ou bien être fils d’un pere qui fût citoïen, ou bien avoir été fait citoïen par une loi générale ou particuliere, émanée du souverain : d’un autre côté une famille qui étoit une fois revêtuë de ce droit, ne le perdoit point en se domiciliant dans une autre ville de l’empire, et même dans les provinces les plus éloignées de la capitale. Les rejettons de cette famille ne laissoient pas d’être citoyens Romains, quoiqu’ils fussent nés hors de Rome et même hors de l’Italie. Comme il naissoit tous les jours dans Rome des enfans qui n’étoient point citoyens Romains, il naissoit aussi tous les jours des citoyens Romains auprès des cataractes du Nil, sur les bords de l’Euphrate, sur les rives du Guadalquivir, et dans les marais du Bas-Rhin.

Comment, dira-t’on, la plûpart des citoyens Romains, nés en des lieux si éloignés les uns des autres, pouvoient-ils prouver leur descendance, lorsqu’ils avoient un procès concernant leur état ? Je réponds qu’il est vrai que plusieurs inconvéniens devoient résulter de l’observation du droit public de l’empire dès les premiers Césars ; mais on y avoit mis ordre de bonne heure, et même avant que Caracalla eût multiplié les citoyens à l’infini, en donnant le droit de bourgeoisie romaine à tous les sujets de la monarchie. Marc-Aurele Antonin avoit déja ordonné long-tems avant que Caracalla fit son édit, que tous les citoyens Romains seroient tenus de donner un nom à leurs enfans trente jours au plus tard après qu’ils seroient nés, et que leurs peres feroient inscrire dans le même terme, le nom de cet enfant sur les registres publics ; que le nom des enfans nés à Rome seroit inscrit sur les registres du temple de Saturne, où étoit le dépôt public, et le nom des enfans nés dans les provinces, sur le registre de celle où ils seroient nés, et qu’à cet effet on établiroit un greffe dans chacune de ces provinces. Ces registres devoient avoir dans l’empire le même effet, que le livre d’or sur lequel on inscrit les noms des enfans qui naissent aux nobles venitiens, doit avoir aujourd’hui dans leur république : un extrait de ces archives établies par Marc-Aurele, étoit alors ce qui est à present un extrait-baptistaire, et faisoit foi en justice dans les procès concernant l’état des personnes.

Ainsi lorsque Constantin Le Grand eût transporté dans Byzance une partie du peuple romain, il se trouva dans Byzance une partie de ces hommes à qui les droits que le peuple Romain avoit acquis, devoient appartenir. La portion du senat et du peuple romain, laquelle se transplanta dans la nouvelle capitale, conserva les droits que le sang dont elle sortoit lui avoit transmis. Ce fut à cause de cela que bien-tôt Constantinople s’appella Ville absolument, ou par excellence, et comme Rome se l’appelloit déja. L’empire ayant donc été divisé pour lors en deux partages, chaque portion du peuple romain exerça tous les droits appartenans au peuple romain dans le partage où elle se trouvoit établie. De-là je conclus que Grotius n’a pas eu raison de supposer que les droits du peuple romain fussent demeurés en entier à la partie du peuple romain qui resta dans Rome, lorsque la monarchie fut divisée en deux empires. Au contraire nous venons de voir que dans la suite la partie du peuple romain qui s’étoit transplantée à Byzance, s’arrogea une espece de supériorité sur celle qui étoit restée à Rome. Il est tems de finir une digression qui ne laissera point de paroître longue, quoiqu’elle soit assez curieuse par elle-même ; mais j’ai cru ne devoir pas l’épargner au lecteur, parce qu’elle est nécessaire pour le mettre en état de porter un jugement sage sur plusieurs évenemens que nous avons à rapporter, et principalement sur ce que nous dirons concernant le consulat conferé à Clovis par Anastase empereur d’Orient, et concernant la cession des Gaules que Justinien, un des successeurs d’Anastase, fit aux enfans de Clovis.