Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 2/Chapitre 4

LIVRE 2 CHAPITRE 4

CHAPITRE IV.

Des évenemens arrivés dans l’Empire d’Occident depuis l’année quatre cens dix jusqu’à l’année quatre cens seize. De la dignité de Patrice. de l’établissement des Visigots dans les Gaules.


Au mois d’août de l’année quatre cens dix Alaric prit et saccagea la ville de Rome. Il ne survêcut pas long-tems à cet exploit ; mais son successeur Ataulphe ne fit sa paix avec l’empereur, et il n’évacua l’Italie qu’en quatre cens douze. Jusqu’à cette convention dont nous parlerons bien-tôt, Honorius craignit plus d’une fois pour sa liberté. Voici d’un autre côté ce qui se passa dans les Gaules en quatre cens dix et l’année suivante.

Gérontius, s’étoit soulevé contre son maître le tyran Constantin, et il avoit entrepris de le déposer. Ce géneral rebelle peu inquiet des progrès que les Vandales ne manqueroient pas de faire en Espagne durant son absence, passa les Pyrénées, comme je l’ai déja dit, et entra dans les Gaules sous les auspices du Maximus qu’il avoit fait proclamer empereur. Constantin dénué de troupes, à cause de la disposition qu’il avoit faite des siennes, ne put imaginer rien de mieux que de se jetter dans Arles après avoir envoyé son fils Constans et Edobécus un de ses géneraux faire des levées d’hommes sur les bords du Rhin. La ville d’Arles fut donc attaquée par Gérontius, mais ce rebelle fut bien-tôt obligé à lever son siége. L’armée d’Honorius commandée par Constance ayant passé les Alpes, s’étoit approchée d’Arles, et Gérontius n’avoit pas moins de peur de cette armée-là, qu’il en auroit eu de celle même de Constantin.

Constance le géneral de l’armée d’Honorius, n’étoit pas un barbare comme la plûpart de ceux à qui jusques-là, Honorius avoit confié le commandement de ses armées. Il étoit né citoïen romain, et son mérite qui l’avoit fait monter de grade en grade jusqu’à celui de géneralissime, le fit même bien-tôt parvenir à la dignité de patrice de l’empire. Cette dignité qui étoit à vie, n’étoit subordonnée qu’à celle d’empereur et à celle de consul, qui n’étoit qu’une dignité tout au plus, annuelle. Nous apprenons de Zosime même, quel étoit le rang que les patrices que pour ainsi dire il avoit vû créer, tenoient dans l’empire. Zosime dit en parlant d’un optatus qui avoit été fait patrice. » L’Empereur Constantin le Grand en érigeant la dignité de Patrice inconnuë avant lui, avoit statué par l’Edit de la création, que ceux qui s’en trouveroient revêtus, seroient superieurs aux Préfets du Prétoire. » Cassiodore nous a conservé une formule des lettres de provision de la dignité de patrice, et le prince qui la confere dit dans cette formule : » Nous vous revêtons d’une dignité supérieure à celle des Préfets du Prétoire, & à celle de tous nos autres Officiers, le Patriciat n’étant subordonné qu’à la dignité que nous-mêmes nous exerçons quelquefois. » Comme les empereurs se revêtoient quelquefois eux-mêmes du consulat, il est clair que Cassiodore veut désigner le consulat quand il fait mention de la seule des dignités de l’empire, qui fût supérieure au patriciat, et qu’un sujet pût posseder. Jornandés après avoir dit, en parlant de Théodoric roi des Ostrogots, que ce prince parvint au consulat ordinaire, ajoute, qu’il est la plus éminente des dignités que les empereurs conféroient à des particuliers.

Dès que le patriciat étoit une dignité supérieure à celle des préfets du prétoire, et dès que la dignité des préfets du prétoire étoit plus grande que celle des officiers militaires, qui, comme on l’a vû, cédoient le pas aux préfets du prétoire, il s’ensuit que le patrice dans les départemens où il se trouvoit, devoit, quand l’empereur et le consul n’y étoient pas, commander à tous les officiers civils, et à tous les officiers militaires de ces départemens. C’est aussi ce qu’énoncent les provisions, et c’est ce qu’on pourra observer en lisant plusieurs faits rapportés dans cette histoire.

Constance épousa encore quelques années aprés Placidie, la sœur d’Honorius, qui voulut bien même ensuite associer à l’Empire ce grand capitaine. On peut croire qu’il auroit été le restaurateur de la monarchie, s’il ne fût point mort comme nous le dirons, quelque tems après son élévation sur le trône.

Pour retourner à ce qui se passa dans les Gaules en quatre cens onze, Honorius y avoit envoyé Constance à la tête d’une puissante armée, avec la commission d’y établir l’autorité impériale. à l’approche de l’armée de Constance, Gérontius qui assiegeoit Arles, leva donc son siege. Il fut bien-tôt après abandonné par ses soldats, et réduit à se sauver en Espagne, où il fut tué à quelque tems de là. Maximus son phantôme d’empereur, disparut si bien qu’on ne sçait pas même certainement ce qu’il devint. Constance qui d’abord avoit paru prendre le parti de Constantin associé à l’empire précédemment par Honorius, et vouloir le soutenir contre Gérontius, se déclara dès qu’il n’eut plus rien à craindre de Gérontius, contre ce même Constantin, et il l’assiega dans Arles. Constance attaqua donc la même ville dont il venoit de faire lever le siege.

Edobécus celui de ses géneraux que Constantin avoit envoyé dans la Germanie comme nous l’avons vû, pour y lever un corps de troupes auxiliaires, se presenta peu de tems après pour faire lever le nouveau siege d’Arles ; mais il fut battu par Constance. Enfin, Constance pressa tellement la place, que les assiegés alloient être réduits à se rendre à discretion, lorsqu’il reçut une nouvelle qui l’obliga suivant l’apparence, à leur offrir une capitulation afin de pouvoir terminer son entreprise quelques jours plûtôt[1]. Cette nouvelle disoit premierement, que Jovinus l’un des plus puissans seigneurs des Gaules, avoit été proclamé empereur, et reconnu dans les deux provinces Germaniques ; secondement, que Goar roi des Allemands, apparemment le même qui avoit quitté le parti des Vandales pour s’allier avec les Romains lorsque les Vandales firent leur invasion en quatre cens sept, s’étoit déclaré pour Jovinus ; cette nouvelle apprenoit enfin que Jovinus étoit à la tête d’une armée formidable, composée en grande partie des Francs, des Bourguignons et des autres barbares qui avoient été engagés à prendre les armes en faveur de Constantin, et que leur armée s’avançoit à grandes journées pour livrer bataille à l’armée d’Honorius. Quelle convention Constans fils de Constantin, et Decimus Rusticus, que ce même Constantin avoit envoyés sur le Rhin, pour y engager les Francs et les Bourguignons à prendre les armes en sa faveur, auront-ils faite avec Jovinus ? L’histoire ne nous l’apprend pas.

Constance, pour faire finir plûtôt le siege d’Arles, et pour n’avoir plus qu’un ennemi à combattre, fit donc proposer aux assiégés, qui peut-être n’étoient pas encore informés du secours qui leur venoit, une capitulation qu’ils accepterent, et dès qu’elle eut été concluë, ils livrerent leurs portes. On ne sçait point quelles y étoient les conditions stipulées concernant Constantin. Voici quelle fut sa destinée. Pour rendre sa personne inviolable, il prit les ordres sacrés, avant que de se remettre au pouvoir de Constance, qui l’envoya sous une bonne et sûre garde à Honorius. Mais ce tyran n’arriva point jusqu’à la cour qui faisoit alors son séjour à Ravenne. Il étoit encore à trente lieuës de cette ville, quand on le fit mourir par ordre de l’empereur. Rapportons le récit de ses événemens tel qu’il se trouvoit dans l’histoire de Frigeridus. » Il y avoir déja quatre mois que le Patrice Constance avoit mis le siege devant Arles, lorsqu’il eut nouvelle que Jovinus qui avoit pris la Pourpre dans la Gaule ultérieure, étoit en pleine marche pour venir attaquer l’Armée Impériale, & qu’il amenoit avec lui un gros corps de Francs, de Bourguignons, d’Allemands & d’Alains. A cette nouvelle, tous les obstacles qui retardoient la reddition de la Ville, furent levés, & Constantin vint au pouvoir de Constance. Le Patrice fit conduire en Italie Constantin, qui fut tué sur le bord du Mincio, par ceux qu’Honorius avoit envoyés pour le faire mourir. » Suivant Sozoméne, Arles se rendit, parce que Constance défit un secours qui venoit à Constantin. C’étoit apparemment celui que menoit Edobeccus.

Ce succès ne mettoit pas Constance en état d’obliger par force les Armoriques à rentrer dans le devoir. Jovinus étoit toujours le maître des provinces germaniques, et suivant les apparences, des provinces qui sont à leur couchant. D’ailleurs, peu de mois après la prise d’Arles, l’autorité impériale fut encore très-affoiblie dans les Gaules par l’arrivée des Visigots. Ils y venoient pour y prendre des quartiers sur les terres domaniales des païs qui sont entre le bas Rhône, la Méditerrannée, et l’océan, et cela en vertu de la concession qu’Honorius leur avoit faite. Elle étoit l’article le plus important du traité conclu avec eux, pour les engager à évacuer l’Italie et à se retirer au-delà des Alpes. Quoique nous n’ayons plus l’acte de la convention qui fut faite à ce sujet entre Ataulphe successeur d’Alaric roi des Visigots, et Honorius, nous voyons clairement par la suite de l’histoire, qu’il devoit porter, que les Visigots vivroient dans ces quartiers suivant leur loi nationale, qu’ils n’y auroient d’autre superieur que leur roi, et qu’ils ne rendroient d’autre devoir à l’empire que celui de le servir dans ses guerres comme troupes auxiliaires. La suite de l’histoire nous fait voir encore que les villes capitales d’une cité, quoiqu’elles se trouvassent assises au milieu des quartiers des Visigots, devoient demeurer en pleine possession de leur état, et que nos barbares n’y pouvoient mettre ni troupes, ni commandans, à l’exception toutefois de Toulouze. Il paroît que cette ville fut exceptée de la régle génerale dans la convention qui se fit alors, et qu’elle fut accordée au roi des Visigots pour y tenir sa cour.

Voilà, suivant mon opinion, le premier royaume ou la premiere colonie de barbares indépendante des officiers civils, et obligée seulement à des services militaires, laquelle ait été établie sur le territoire de l’empire par la concession du prince. J’ai déja dit que les peuplades de barbares, qui dans les tems précédens avoient obtenu la permission de s’établir dans quelque canton de ce territoire, ou qui après s’y être établies par force, avoient eu la permission d’y rester, n’avoient eu la permission de s’y établir ou d’y rester, qu’à condition d’y vivre en sujets de la monarchie, c’est-à-dire, d’obéir à ses loix et à ses officiers, ainsi que faisoient les anciens habitans.

Ataulphe qui avoit succedé au roi Alaric mort peu de tems après la prise de Rome, avoit bien voulu faire la convention dont nous venons de parler, en vue d’assurer à ses compatriotes un avenir tranquile, et les Romains avoient cru de leur côté qu’ils ne pouvoient point acheter trop cherement l’évacuation de l’Italie, et que c’étoit l’obtenir à bon marché, que la payer en livrant aux barbares une partie des Gaules et même toute la province, attendu l’état malheureux où pour lors elle se trouvoit réduite.

Les Visigots arriverent donc dans les Gaules l’année quatre cens douze, et ils prirent d’abord leurs quartiers dans les cités qui sont à l’occident du bas Rhosne. Suivant la chronique de Prosper, on étendit ces quartiers du vivant même d’Ataulphe, et on leur donna l’Aquitaine qui devoit être encore de la confédération Armorique, et dont ils réduisirent apparemment plusieurs cités à recevoir les officiers de l’empereur. Mais les Visigots, loin de tenir la promesse qu’ils avoient faite, de se conduire dans les Gaules en bons alliés et confédérés, n’y eurent pas plûtôt mis le pied, qu’ils prirent avec Jovinius des liaisons qui auroient été funestes à l’empire, sans l’avanture que je vais raconter. Sarus, un officier Got qui servoit les Romains, et dont nous avons déja parlé, venoit de quitter le parti d’Honorius qui l’avoit mécontenté, pour se jetter dans celui de Jovinus. Ataulphe qui s’étoit mis en marche à la tête d’une armée, pour joindre Jovinus, rencontra sur sa route Sarus, qui n’avoit qu’une simple escorte avec lui. Il y avoit entre ces deux Gots une vieille querelle, et l’occasion de la terminer à son avantage, parut si favorable à Ataulphe, qu’il ne put résister à l’envie d’en profiter. Il chargea donc Sarus, et il le fit tuer. Ce meurtre mit de la mésintelligence entre Ataulphe et Jovinus, et cette mésintelligence s’augmenta encore parce que Jovinus associa son frere Sebastianus à l’empire. Il falloit que cette démarche fût une contravention à quelqu’une des conditions du traité que Jovinus venoit de faire avec les Visigots. Quoiqu’il en fût, Ataulphe fit son accommodement pour la seconde fois avec Honorius, et il se déclara contre Jovinus.

En conséquence de cet accommodement, Ataulphe l’année suivante, débarassa Honorius de nos deux tyrans. Il lui envoya d’abord la tête de Sebastianus qui avoit été tué dans une action de guerre ; et après avoir fait Jovinus prisonnier, il le lui livra vivant. Honorius le traita, comme il avoit déja traité Constantin. Ce fut sans doute à la faveur de tous ces mouvemens que les Bourguignons à qui nous venons de voir prendre les armes pour le service de Jovinus, passerent le Rhin en l’année quatre cens treize, pour s’établir dans les Gaules, où ils s’emparerent de plusieurs contrées assises sur la rive gauche de ce fleuve. Toutes les apparences sont que le païs que les Bourguignons occuperent alors, est le même que nous nommons à présent l’Alsace. Jovinus dans la vûë de conserver leur amitié, eut-il la complaisance de les y laisser prendre des quartiers ? Honorius pour les gagner, leur fit-il une concession pareille à celle qu’il venoit de faire aux Visigots ? Les histoires qui nous restent n’en disent rien.

Gregoire de Tours nous a conservé un fragment de l’endroit de l’histoire de Frigeridus, où il est parlé de la fin tragique de plusieurs des partisans de Jovinus et de Sebastianus. Le voici. » Dans ce tems-là, ceux qui commandoient pour Honorius, arrêrerent en Auvergne Decimus Rusticus que les Tyrans avoient fait Préfet du Prétoire des Gaules, Agoccerius un des principaux Ministres de Jovinus ainsi que plusieurs autres personnes de considération, & ils les firent mourir. » Comme l’Auvergne étoit une des cités de la premiere Aquitaine, et comme la premiere Aquitaine étoit une des provinces de la confédération Armorique, il faut que Constance et ceux qui commandoient pour Honorius dans les Gaules, eussent déja obligé une partie de cette province à rentrer dans le devoir. « La cité de Tréves (c’est Frigeridus qui reprend la parole) fut mise à feu et à sang par les Francs dans une seconde invasion qu’ils y firent. » Frigeridus comptoit sans doute pour la premiere irruption des Francs dans les Gaules, leur entrée dans ce païs-là, lorsqu’ils y vinrent joindre Jovinus en quatre cens onze, dans le tems que ce tyran se mettoit en marche pour aller attaquer le patrice Constance qui assiégeoit Arles. Il paroît aussi que Frigeridus compte pour la seconde irruption des Francs dans la cité de Tréves, les hostilités qu’ils commirent dans ce district qui tenoit peut-être le parti d’Honorius, lorsqu’ils vinrent dans les Gaules en quatre cens treize pour secourir Jovinus contre Ataulphe.

Suivant Jornandés, les hostilités des Francs et des Bourguignons, cesserent dès qu’Ataulphe fut bien établi dans les Gaules, et ces deux nations intimidées se continrent dans les païs qu’elles occupoient alors ; c’est-à-dire, qu’elles n’envahirent plus les contrées voisines, et qu’elles discontinuerent même d’y faire des courses. Ainsi le passage de Jornandés ne signifie point que les Bourguignons et les Francs ayent alors repassé le Rhin pour retourner dans leur ancienne patrie. Comme nous le verrons par la suite de l’histoire, les Bourguignons demeurerent dans l’Alsace ou dans les païs voisins, et les Francs resterent dans les régions des Gaules qu’ils avoient déja occupées, dans celles où nous verrons qu’ils étoient encore quand Castinus les attaqua en quatre cens dix-huit, et dans lesquelles ils se maintinrent comme peuple indépendant, jusqu’à la guerre qu’Aëtius leur fit en quatre cens vingt-huit. Quelle étoit cette contrée des Gaules dont les Francs auront pû se saisir à la faveur de leurs liaisons avec Jovinus ? Celle dont nous verrons qu’Aëtius les déposseda, la partie de la rive gauche du Rhin séparée de l’ancienne France uniquement par le lit de ce fleuve.

Suivant le cours que prenoient les affaires de l’empire depuis qu’Honorius s’en reposoit sur Constance, on pouvoit esperer qu’au bout de quelque tems la tranquillité et l’ordre seroient rétablis dans le partage d’Occident ; mais les événemens qui arriverent durant le reste de l’année quatre cens treize et l’année suivante, y augmenterent bien le trouble et la confusion.

En premier lieu, Heraclien proconsul d’Afrique, s’y fit proclamer empereur, et peu de tems après sa révolte il arma la flote la plus nombreuse dont l’histoire romaine fasse mention, et il passa sur cette flotte en Italie, pour s’y faire reconnoître. Dans ces circonstances Honorius n’aura point manqué de rappeller une partie des troupes qu’il avoit dans les Gaules, afin d’en grossir l’armée qu’il vouloit opposer à son ennemi le plus dangereux. En effet l’armée de l’empereur se trouva bien-tôt assez forte pour donner auprès d’Otricoli une bataille contre celle de l’usurpateur. L’action fut sanglante. Enfin Heraclien fut défait et réduit à se sauver en Afrique. Ceux qui s’étoient attachés à lui dans sa prosperité, l’abandonnerent dans sa disgrace. Quand il voulut y lever une nouvelle armée, il ne trouva plus de soldats, et il fut obligé à chercher son azile dans un temple de Carthage ; c’est-là qu’il fut arrêté, et dans la suite il fut mis à mort.

En second lieu, Honorius et Ataulphe se brouillerent de nouveau. Une des conditions de leur traité étoit que le roi des Visigots rendroit à l’empereur sa sœur Placidie. Ataulphe refusa de la rendre, alléguant pour raison qu’Honorius ne lui avoit point encore fourni tout ce qu’il devoit lui fournir aux termes du traité. L’apparence est que les raisons dont Ataulphe se servoit pour justifier son refus, n’étoient que des prétextes, et qu’il vouloit, quoiqu’il eût promis, retenir Placidie dans le dessein de l’épouser ; ce qu’il fit l’année suivante.

Les Visigots recommencerent donc leurs hostilités, en tâchant de surprendre Marseille et quelques autres villes importantes qui étoient à portée de leurs quartiers. Ils échouerent dans leur tentative sur Marseille, mais ils furent plus heureux à Narbonne, puisqu’ils s’en rendirent maîtres durant le tems des vendanges de l’année quatre cens-treize. Ce qui rend certaine l’année de cet événement, c’est qu’Idace le rapporte immédiatement, avant que de raconter la mort d’Heraclien arrivée constamment avant la fin de cette année-là.

L’année suivante Ataulphe ne garda plus aucunes mesures avec Honorius. Ataulphe engagea Attale, ce phantôme d’empereur qu’Alaric avoit fait proclamer dans Rome lorsqu’il étoit aux portes de cette ville, et qui avoit depuis suivi les Visigots dans les Gaules, à y reprendre la pourpre ; et à s’y ériger de nouveau en souverain ; c’étoit déclarer Honorius déchu de toute autorité dans les lieux où les Visigots auroient quelque pouvoir, et lui donner à connoître qu’ils y vouloient regner véritablement. Heureusement pour Honorius, Ataulphe épousa la même année Placidie. Cette princesse habile sçut si bien ramener l’esprit de son mari, qu’il changea de sentiment et de dessein.

Au lieu que jusques-là il n’avoit pensé qu’à détruire les Romains, pour rendre les Visigots les maîtres de la monarchie fondée par Romulus, il s’affectionna aux Romains, et il voulut devenir leur défenseur. Voici ce que nous lisons dans Orose concernant les sentimens où étoit Ataulphe, lorsqu’il mourut l’année suivante, c’est-à-dire, en quatre cens-quinze.

« Ataulphe, comme je l’ai toûjours oüi dire, & comme la cause de sa mort l’a bien montré, ne vouloit plus autre chose qu’entretenir la paix, être bon Allié d’Honorius, & faire servir l’épée des Gots à la défense de la République Romaine. Il me souvient d’avoir été present à une conversation, où un Citoyen de Narbonne qui avoit servi avec distinction sous Theodose le Grand, & qui d’ailleurs étoit un homme vrai, éclairé & fort sage, racontoit à Saint Jerôme dans la Ville de Bethleem en Palestine ; Que lui qui parloit, il avoit eu beaucoup de part, quand il étoit dans la patrie, à la confiance d’Araulphe. Que ce Roi lui avoit dit plusieurs fois en faisant serment qu’il ne disoit rien qui ne fût vrai : Quand mon imagination & mon courage avoient encore toute leur fougue j’ai souhaité avec passion d’éteindre le nom Romain, & de lui substituer le nom des Gots. Mon idée étoit donc alors de faire de ma Nation, la Nation dominante dans le monde, & que l’Empire Romain devînt l’Empire Gotique. Enfin, ajoutoit Ataulphe, je n’aspirois pas à moins, qu’à devenir, ainsi qu’Auguste, la souche d’une nouvelle tige d’Empereurs. Mais après avoir reconnu par une longue expérience que mes Gots étoient d’un caractere trop dur & trop violent, pour s’accoutumer à porter le joug des Loix civiles ; & après avoir d’un autre côré fait réflexion qu’un Etat où les Lois civiles ne sont pas respectées par tous les Sujets, n’est point un Etat qui puisse subsister ; j’ai senti que mon salut & ma gloire consistoient à employer les armes des Gots pour rétablir, & même pour augmenter encore l’Empire Romain. Dès que je ne sçaurois venir à bout de changer la constitution, je veux en être le Restaurateur, & que l’avenir me célébre en cette qualité. Voilà ce qui fit suspendre au Roi Ataulphe toutes sortes d’hostilités, & rechercher la paix. Sa femme Placidie, Princesse qui joignoit à un esprit perçant beaucoup de religion, n’avoit pas peu contribué à le faire entrer dans ces sentimens débonnaires.

Les peuples qui s’établissent dans les païs éloignés de leur patrie, changent bien de caractere et de mœurs au bout de quelques générations. Ces Visigots, que leur roi croyoit incapables des vertus civiles les plus nécessaires dans une societé, s’établirent à quelque tems delà en Espagne, et c’est d’eux qu’étoient descendus ces vieux Castillans si sages et si fermes, enfin nés avec un talent si superieur pour le gouvernement des nations étrangeres.

L’inquiétude que donnoit aux Visigots le patrice Constance, qui commandoit dans les Gaules pour Honorius, aura peut-être autant contribué à faire prendre au roi Ataulphe des sentimens de modération, que toutes les réflexions dont l’histoire d’Orose nous rend compte. En effet, le géneral romain se conduisoit avec tant de prudence et tant d’habileté, il étoit si dévoué aux interêts de sa monarchie, qu’il faisoit dire à tous ses concitoyens ; « Que les empereurs avoient eu grand tort de ne pas confier toujours leurs armées à leurs Sujets naturels, au lieu d’en abandonner le commandement à des Géneraux ou à des Comtes Barbares. »

Ataulphe, conformément à ses bonnes intentions et à ses interêts presens, traita donc avec Honorius, et il paroît que les conditions de leur accommodement furent que les Visigots abandonneroient la protection d’Attale, et qu’ils évacueroient les Gaules, d’où ils passeroient en Espagne, pour y faire la guerre au nom de l’empire contre les barbares qui s’étoient cantonnés dans cette province et pour la réconquérir. Il étoit sans doute permis aux Visigots par cette convention, de prendre des quartiers en Espagne, et principalement dans les lieux d’où ils chasseroient les Vandales, les Alains et les autres étrangers. Ce que dit Idace sur l’accommodement d’Ataulphe, qui se fit à la fin de l’année quatre cens quatorze, ou au commencement de l’année quatre cens quinze, semble pouvoir signifier que cet accommodement fut précedé par quelque action de guerre dans laquelle Ataulphe auroit reçu un échec.

  1. Olymp. apud Phociam.