Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 2/Chapitre 2


LIVRE 2 CHAPITRE 2

CHAPITRE II.

Révolte des armées. Soulevement des Provinces du Commandement Armorique.


L’indignation que des troupes romaines qui gardoient la Grande-Bretagne, conçurent contre la trahison de Stilicon, dont personne ne doutoit plus, leur fit prendre le parti de se révolter contre le prince qui employoit un ministre si perfide, et d’élire un empereur capable de chasser des Gaules les barbares, comme de venger la république. Ces troupes proclamerent d’abord un nommé Marcus, mais elles s’en défirent quelques jours après, et elles mirent en sa place un Gratien qui étoit né dans cette isle. Son regne ne dura que trois ou quatre mois, au bout desquels il fut tué, et il n’eut pas ainsi le loisir de rien exécuter de considérable. Enfin, les légions de la Grande-Bretagne proclamerent un empereur destiné à regner plus long-tems. Ce fut un homme de fortune, qui étoit entré dans le service en qualité de simple soldat, et qui s’appelloit Constantin, sans être pour cela de la famille de Constantin Le Grand. Le nom que portoit notre Constantin fut néanmoins un des motifs qui le firent saluer empereur par les soldats. On crut qu’il étoit d’un heureux augure de proclamer dans la Grande-Bretagne un Constantin, parce que c’étoit dans ce même païs que Constantin Le Grand avoit été salué empereur.

Le nouveau prince passa la mer incontinent à la tête d’une puissante armée, et il fut reconnu par la plûpart des cités des Gaules. Les troupes romaines éparses dans le païs prêterent serment aux généraux de Constantin, et puis elles vinrent se ranger sous ses enseignes. Il y eut même plusieurs cités de l’Espagne qui se soumirent à lui.

Constantin travailla d’abord avec assez de succès à la délivrance des Gaules. Il battit en plusieurs rencontres les barbares qui les avoient envahies. Une partie d’entr’eux fut contrainte à évacuer le païs. L’autre fut réduite à se réfugier aux extrémités de cette grande province, et à se cantonner dans la seconde Aquitaine, et dans la premiere Narbonoise. Une autre partie traita avec Constantin, qui leur permit de s’établir dans les Gaules, à condition qu’ils s’y comporteroient en bons et véritables confederés de l’empire. Enfin, Constantin avoit déja rétabli un an après son avenement au trône, les camps et les autres postes retranchés que les Romains tenoient sur le Rhin, et il avoit ainsi fermé la porte par laquelle les barbares étoient entrés dans les Gaules.

Il semble que les légions dont les quartiers étoient en Italie, dûssent se mettre en marche dès qu’on y eut appris l’invasion des Gaules, et passer aussi-tôt les Alpes pour donner du secours à celle des provinces de l’empire d’Occident, où étoient ses plus grandes ressources. Cependant on ne voit pas que Stilicon y ait envoyé aucune armée pour repousser, ou pour en chasser les barbares. Son dessein pouvoit être de n’agir qu’après avoir fait proclamer son fils empereur, de laisser battre cependant les barbares par Constantin, et d’attaquer ensuite ce tyran affoibli par les victoires qu’il auroit remportées sur eux. Enfin, vers le milieu de l’année quatre cens huit les troupes qui reconnoissoient encore Honorius, commencerent à se montrer en-deça des Alpes. Elles avoient à leur tête Sarus Got de nation, mais attaché depuis long-tems au service de l’empire d’Occident. Ce géneral remporta d’abord plusieurs avantages sur Constantin, et même il le réduisit à s’enfermer dans Valence où il l’assiégea. Mais bientôt Edobincus Franc de nation, et Gerontius originaire d’Espagne, qui commandoient pour Constantin en d’autres contrées des Gaules, eurent assemblé une puissante armée, avec laquelle ils s’avancerent vers le Rhône, pour dégager leur empereur. A leur approche Sarus leva le siege de Valence, pour se retirer en Italie, ce qu’il ne put encore exécuter qu’en capitulant avec les Bagaudes qu’il trouva postés dans les Alpes dont ils occupoient les gorges. Ils ne lui permirent de repasser en Italie qu’après qu’il leur eut abandonné tout le butin qu’il avoit fait dans les Gaules.

Comme c’est ici la premiere fois qu’il est question des Bagaudes, dont il nous arrivera souvent de parler dans la suite, il ne sera point inutile de dire ce qu’on peut sçavoir sur l’origine et la signification de ce nom, que les auteurs grecs qui ont occasion de faire mention de ceux à qui l’on le donnoit, employent toujours comme un nom propre, c’est-à-dire, en se contentant seulement d’en changer la terminaison.

Eutrope dit que sous l’empire de Dioclétien il y eut dans les Gaules un grand soulevement des habitans du plat païs, et que ces révoltés se donnerent eux-mêmes le nom de Bagaudes. Leurs chefs, ajoute notre auteur, étoient Amandus et Helianus. Aurelius Victor s’explique à peu près de même concernant ces mouvemens-là. « Diocletien, écrit-il, ayant appris qu’aussitôt que l’Empereur Carinus avoir eu quitté la Gaule, Helianus & Amandus y avoient attroupé un grand nombre de gens de la campagne, & de ces brigands, à qui leurs compatriotes donnent le nom de Bagaudes, que ces révoltés ravageoient le plat pais, & qu’ils faisoient même des entreprises sur les Villes, il déclara Maximien Herculeïus son Collegue, en le faisant proclamer Empereur, & il l’envoya contre ces révoltés. » Ce que dit Aurelius Victor, en écrivant, que nos Bagaudes étoient assez puissans pour faire des tentatives sur les plus grandes villes, est confirmé par un passage du panégyrique d’Eumenius d’Autun prononça en l’honneur de Constantius Chlorus qui fut fait César sous l’empire de Maximien Herculeïus. Ce rheteur y dit que nos Bagaudes avoient voulu se rendre maîtres d’Autun, et que cette ville souffrit beaucoup de leurs hostilités.

Que signifioit le mot de Bagaude en langue gauloise, quelle étoit son étymologie ? Les anciens ne nous l’apprennent point. Il me paroît cependant que M Du Cange a raison, lorsqu’il le dérive de Bagad [1], qui en langue celtique signifioit l’attroupement, l’assemblée des habitans d’un païs, en un mot ce que nous appellons la commune en armes. Les Gaulois qui se révolterent sous l’empire de Diocletien, s’étant donné le nom de Bagaudes, comme un nom propre à marquer que leur parti n’avoit pris les armes que pour les interêts de la patrie : ce nom paroissoit honorable par lui-même, mais il ne laissa point de devenir odieux dans la Gaule, pour la raison que les premiers Gaulois qui l’avoient porté, l’avoient pris comme un nom de parti. Il aura donc été dans la suite le surnom ou le sobriquet que les sujets fideles y auront donné à tous ceux qui vouloient, sous divers prétextes secoüer le joug de Rome, et ne plus obéïr à l’empereur, et cela quelque puissant que fût leur parti, et quelque figure qu’il pût faire. On verra même que dans le cinquiéme siécle, le mot de Bagaude devint aussi en usage dans l’Espagne[2], et que les sujets fideles y appellerent de ce nom ceux de leurs compatriotes qui s’étoient révoltés contre l’empire. Ainsi l’on comprendra bien que Zosime, lorsque dans l’endroit de son histoire que nous avons rapporté, il parle des Bagaudes qui obligerent Sarus à capituler avec eux, entend parler des milices de celles des cités des Gaules, qui reconnoissoient pour empereur, Constantin, que cet historien qualifie de tyran. Quelques païsans attroupés n’auroient point été capables de faire tête à l’armée impériale qui venoit d’entreprendre le siege de Valence, et de l’obliger à faire avec eux une composition honteuse.

Arcadius mourut dans ces conjonctures, et il laissa l’empire d’Orient à son fils Theodose Le Jeune, qui étoit encore un enfant. En même tems Alaric roi des Visigots, et que la crainte d’Arcadius auroit pû retenir, descendit de nouveau en Italie. Il jetta donc Rome, qui prévit d’abord une partie des malheurs dont elle étoit menacée par cette invasion, dans des allarmes qui l’empêchoient de penser aux Gaules. En effet, Alaric devoit être d’autant plus redoutable aux Romains, qu’il marchoit contr’eux, à la tête d’une armée qui avoit appris la discipline militaire dans leurs camps. Lui-même il avoit servi long-tems sous Theodose Le Grand, qui lui avoit conferé successivement plusieurs des dignités de l’empire. Enfin, Stilicon, dont tout le monde, à l’exception de son maître, connoissoit les trahisons, fut massacré par les soldats. Tant de troubles mettoient si bien Honorius dans l’impossibilité de faire passer une armée dans les Gaules, que le tyran Constantin qui comme nous venons de le voir, en étoit le maître, crut qu’il pouvoit, sans s’exposer trop, employer une partie de ses forces à s’assûrer de l’Espagne. Il proclama donc César son fils Constans, et il l’envoya pour soumettre cette grande province du monde romain, dans laquelle l’empereur légitime avoit encore un parti considerable.

L’année suivante Honorius connoissant bien qu’il lui étoit impossible de faire tête en même tems, et au tyran Constantin, qui se mettoit en devoir de passer les Alpes, et au roi Alaric, qui étoit déja en Italie, fit avec le premier un traité, par lequel il l’associoit à l’empire. Ce traité eut d’abord un bon effet dans la Gaule. Les Vandales, les Alains, et les Suéves qui s’y étoient cantonnés et qui occupoient encore ses provinces méridionales, comptant bien qu’ils alloient être attaqués, firent un nouvel effort pour entrer en Espagne, dont les habitans deffendoient les passages depuis deux ans. Nos barbares s’exposoient moins en faisant cette invasion, qu’en tâchant de regagner le Rhin, et ils pouvoient esperer que Constantin, à qui ses interêts ne permettoient pas de s’éloigner trop des Alpes, ne les iroit pas chercher au fond de l’Espagne où ils alloient se cantonner.

Suivant Idace ce fut à la fin du mois de septembre, et au commencement du mois d’octobre de l’année quatre cens neuf de Jesus-Christ, que nos barbares passerent les Pyrénées. Cette année-là de l’ére chrétienne, répond à l’année quatre cens quarante-sept de l’ére d’Auguste dont Idace s’est servi, parce que de son tems elle étoit en usage en Espagne, où l’on a même daté les actes et les événemens, en suivant cette époque, jusques dans notre quatorziéme siécle. Isidore de Seville dit que cet événement arriva dès l’année quatre cens quarante-six de l’ére d’Auguste, c’est-à-dire, dès l’année de Jesus-Christ quatre cens huit.

Comment se peut-il que deux auteurs qui ont été évêques l’un et l’autre en Espagne, et dont le premier a vêcu dans le cinquiéme siécle, et le second, dans le siécle suivant, se trouvent en contradiction sur la date d’un événement si mémorable et arrivé si peu de tems avant eux ? Je crois avoir trouvé un moyen d’expliquer d’où vient cette contradiction apparente, et de concilier Isidore avec Idace.

Comme le Pere Petau le prouve très-bien, l’ére d’Auguste ou l’ére d’Espagne, commençoit certainement avec l’année sept cens seize de la fondation de Rome[3], et elle étoit antérieure de trente-huit ans à l’ére de la naissance de Jesus-Christ, laquelle ne commence qu’avec l’an de Rome sept cens cinquante-quatre. Par conséquent Idace ne peut avoir fait commencer l’ére d’Espagne plutôt que l’an de Rome sept cens seize. Isidore ne peut l’avoir fait commencer plus tard. Il s’ensuit de-là, que si ces évêques different d’une année, en datant le même événement, il faut qu’ils different, parce que Idace aura compté par années courantes, au lieu qu’Isidore n’aura compté que par années révoluës. Dans cette disposition, Idace a dû dater de l’année quatre cens quarante-sept de l’ére d’Espagne, le même événement qu’Isidore ne date que de l’année quatre cens quarante-six, quoiqu’il calcule les tems relativement à la même époque qu’Idace.

Si cette conjecture mérite d’être reçûë, elle explique aussi pourquoi la date qu’Idace qui compte par années courantes, assigne à un certain événement, ne quadre point avec la date que donne à ce même événement Prosper, ou tel autre chronologiste qu’on voudra, qui en calculant les tems suivant l’époque tirée de la fondation de Rome, ou suivant l’époque tirée de la naissance de Jesus-Christ, aura compté par années révoluës. En remontant jusqu’à l’époque de l’un, et jusqu’à l’époque de l’autre, on trouvera toujours que la date d’Idace devancera d’un an la date de nos chronologistes. Au contraire, la date d’Isidore qui a compté par années révoluës, quadrera avec celle de nos chronologistes qui ont compté de même, mais elle sera plus reculée d’un an que celle du chronologiste qui aura compté par années courantes, en calculant les tems, suivant l’ére de la fondation de Rome, ou suivant l’ére chrétienne.

Ce moyen d’accorder Isidore avec Idace, et de les concilier l’un et l’autre avec les chronologistes qui ont suivi l’ére de Rome ou bien l’ére chrétienne, ne m’a point paru souffrir dans l’application que j’en ai faite assez souvent, aucune contradiction sans réplique ; et d’ailleurs on trouve quelquefois dans la discussion d’autres questions chronologiques, qu’il faut que de deux écrivains qui ont calculé les tems relativement à la même époque, l’un ait compté par années courantes, et l’autre par années révoluës. Apportons une preuve. Tout le monde sçait que les tables de marbre antiques, qui contiennent les fastes des Romains, et qui se voyent encore aujourd’hui à Rome dans le Capitole, datent les consulats d’un an plûtôt qu’ils ne sont datés dans les fastes consulaires, publiés par le cardinal Noris, sur un ancien manuscrit, comme dans les autres fastes consulaires, rédigés suivant le calcul de Varron[4], et qui de copie en copie sont venus jusqu’à nous ; et cela nonobstant que l’époque et des tables du Capitole, et des autres fastes, soit également la fondation de Rome. Par exemple, le consulat de Scipion l’afriquain et de Crassus Dives, qui est marqué sur l’année de Rome cinq cens quarante-huit dans les tables du Capitole, n’est marqué que sur l’année de Rome cinq cens quarante-neuf dans les fastes rédigés suivant le calcul de Varron. D’où cela peut-il venir, si ce n’est de la raison que j’ai alléguée ?

Les Vandales évacuerent donc les Gaules dès qu’ils sçurent l’accommodement d’Honorius avec Constantin ; mais Alaric plus hardi, ou peut-être mieux informé qu’eux, ne sortit point de l’Italie. Le roi des Visigots comptant sur ses amis, ou sur la mésintelligence qui étoit toujours entre les deux empereurs reconciliés seulement en apparence, osa même s’approcher de Rome, et il ne leva le blocus qu’il forma autour de la capitale du monde, qu’après qu’on lui eut donné toutes les satisfactions qu’il prétendoit. On lui accorda même celle de ses propositions par laquelle il avoit demandé qu’on mît un Romain sa créature, à la place d’Honorius. Attalus, c’est le nom de ce phantôme de prince, fut proclamé empereur dans Rome avant qu’Alaric levât son blocus.

Voilà quelle étoit la situation des affaires dans l’empire d’Occident à la fin de l’année quatre cens neuf. Au commencement de l’année suivante, l’armée que Constantin avoit envoyée en Espagne sous les ordres de son fils Constans, y battit les Romains du parti, qui sans égard pour le traité dont nous avons fait mention, ne vouloit pas reconnoître d’autre empereur qu’Honorius. Elle soûmit ensuite toute cette grande province, à l’exception des cantons que les barbares y venoient d’occuper. Constantin fit encore davantage. Il descendit en Italie pour en chasser les Visigots ; mais après s’être avancé jusqu’à Vérone, il revint dans les Gaules, sans avoir fait aucun exploit. Une entreprise d’une si grande importance abandonnée avec tant de légereté, fit soupçonner du mistere dans la conduite de Constantin. On crut qu’il n’étoit allé en Italie que dans l’espérance de se rendre maître de la personne d’Honorius, qui se tenoit pour lors enfermé dans les murs de Ravenne, d’où il pouvoit dès qu’il le trouveroit à propos, se sauver sur le territoire de l’empire d’Orient. Le monde crut d’autant plus volontiers, que les mouvemens de l’armée de Constans avoient été faits dans la vûë de faire réüssir quelque complot tramé par des traîtres, qu’on vit ce prince reprendre le chemin des Gaules dans l’instant qu’il eut entendu dire qu’Honorius venoit de découvrir une conspiration contre sa personne, et que les conjurés avoient été punis de mort. Quoiqu’il en fût, la mésintelligence entre ces deux princes et la confusion devinrent plus grandes que jamais dans l’empire romain. Avant que l’année quatre cens dix fût révoluë, il y eut un nouveau parti formé en Espagne, la Grande-Bretagne se révolta, plusieurs provinces des Gaules se mirent en république, et Rome fut prise par les Visigots. Voyons ce qu’on peut apprendre concernant tous ces événemens, dans ceux des auteurs contemporains, dont les ouvrages nous sont demeurés.

Commençons par la narration de Zosime : » Constans après avoir défait en Espagne ceux qui dans cette Province avoient pris les armes pour Honorius, amena avec lui leurs Chefs Didimius & Verenianus, lorsqu’il revint trouver dans les Gaules son pere Constantin, & il lui presenta ces deux prisonniers de guerre qui furent aussi-tôt mis à mort. Quand Constans partit d’Espagne il y avoit laissé le commandement des troupes à Gérontius, qui s’obstina à confier la garde des Pyrénées, qui sont les passages par où l’on entre dans cette Province, aux troupes des Gaules, nonobstant les representations des troupes d’Espagne, qui demandoient que suivant l’usage on continuât de leur laisser cette garde, & qu’on ne mît point en d’autres mains que les leurs, les clefs d’un país, à la conservation duquel elles étoient attachées. Voilà l’état où les choses étoient lorsque Constantin renvoya en Espagne Constans, qui emmena avec lui un General de réputation, nommé Justus. Aussi-tôt Gérontius s’imagine qu’on veut lui ôter son emploi pour en revêtir Justus, & résolu de ne point se laisser dépouiller, il s’assure des troupes qui sont à ses ordres, & il négocie si bien avec ceux des Barbares, à qui l’on venoit de permettre de rester dans les Gaules, qu’il les engage à reprendre les armes, & à recommencer la guerre contre Constantin. Comme la plus grande partie des forces de cet Empereur se trouvoit alors en Espagne, il ne lui fut pas possible de réprimer leurs hostilités. D’un autre côté, la foiblesse où les peuples Barbares qui habitoient au-delà du Rhin le voyoient, leur donna tant d’audace que chacun se jetta sur la Province de l’Empire qu’il avoit envie de piller. Tant de désordres que Constantin n’étoit point en état d’empêcher, furent suivis de maux sans nombre. Ce fut alors que les habitans de la Grande Bretagne osérent se soustraire à l’obéissance de l’Empire, & qu’ils ne voulurent plus reconnoître le pouvoir de ses Officiers, après quoi nos Insulaires se conduisirent avec tant de courage & d’intrépidité, qu’ils chasserent les Barbares des Cités qu’ils avoient occupées. L’exemple des Bretons Insulaires fut suivi par les peuples du Commandement Armorique, & par ceux de quelques autres Provinces de la Gaule, qui chasserent les Officiers de l’Empereur, se mirent en liberté, & puis établirent dans leur patrie une forme de gouvernement Républicain. Ce soulevement des peuples de la Grande-Bretagne, & de ceux d’une partie des Gaules, arriva donc sous le regne de ce Constantin, & à l’occasion des invasions ausquelles il avoit donné lieu, en faisant la disposition de ses troupes que nous lui avons vû faire », c’est-à-dire, en faisant passer en Espagne celles qui étoient destinées à la deffense des Gaules.

Voyons presentement ce que dit Frigeridus concernant la révolte de Gérontius, qui fut le premier mobile de la plupart des événemens dont parle Zosime. « Constantin manda son fils Constans, qui étoit alors en Espagne, afin de conferer avec lui sur des affaires de la derniere importance. Constans après avoir nommé Gérontius, pour commander en son absence dans cette grande Province, laissa sa Femme & sa Cour à Sarragosse, d’où il partoit, dans l’intention de se rendre en diligence auprès de son pere. Leur entrevuë dura plusieurs jours, au bout desquels Constantin qui étoit persuadé qu’il n’y avoit rien à craindre pour lui du côté d’Honorius, & qui ne vouloit plus songer qu’à faire bonne chere, renvoya son fils en Espagne. Constans fit aussi-tôt prendre les devans à quelques troupes, qui devoient y passer avec lui, mais il étoit encore à la Cour de son pere quand on y reçut la nouvelle que Gérontius avoit fait proclamer Empereur Maximus, une de ses créatures, & que son projet étoit de venir dès qu’il auroit été joint par les nations Barbares qu’il avoit mises dans ses interêts, attaquer Constantin. Une pareille nouvelle allarma beaucoup le pere & le fils, qui crurent ne pouvoir faire mieux que d’envoyer Edobeccus lever au-delà du Rhin un corps de troupes auxiliaires. Peu de jours après, Constans partit lui-même, suivi de Décimus Rusticus, auparavant Grand-Maître du Palais, & qui venoit d’être fait Préfet du Prétoire des Gaules. Leur dessein étoit d’aller recevoir les Francs & les Allemands qu’Edobecous avoit eu commission de lever, & de les amener incessamment à Constantin.

C’est un malheur pour nous que Gregoire de Tours n’ait point extrait ce qui, dans le livre de Frigeridus, suivoit immédiatement la narration qu’on vient de lire. Nous sçaurions ce que le dernier historien, dont nous avons perdu l’ouvrage, disoit concernant le soulevement de la Grande-Bretagne, et celui de plusieurs provinces des Gaules. Mais Gregoire de Tours qui n’avoit que ses Francs en vûë, et qui ne copioit dans Frigeridus que les endroits où il étoit parlé de cette nation, aura interrompu son extrait à l’endroit où Frigeridus cessoit de parler d’eux, et il n’aura recommencé à transcrire cet auteur, qu’à l’endroit où cet auteur recommençoit lui-même à faire mention des Francs. Nous rapportons plus bas ce dernier passage de Frigeridus, où la fin tragique du tyran Constantin est racontée.

Autant qu’on en peut juger par la date des événemens, qui selon l’ordre gardé par Zosime dans sa narration, ont ou suivi, ou précédé la révolte de la Grande-Bretagne, et celle du commandement Armorique, ces deux révoltes sont arrivées en quatre cens neuf. Cette conjecture est confirmée par la chronique de Prosper. On y lit, quelques lignes avant l’endroit qui parle de la prise de Rome par Alaric, l’année quatre cens dix. « En ce tems les forces que l’empire tiroit de la Grande-Bretagne, furent perduës à cause du mauvais état où les affaires des romains se trouvoient. » On ne sçauroit douter que ce passage ne doive s’entendre de la révolution dont Zosime parle en termes plus clairs. Or suivant Zosime, le soulevement des Gaules suivit de près la révolte de la Grande-Bretagne. Ainsi ce soulevement doit être arrivé à la fin de quatre cens neuf, ou bien au commencement de quatre cens dix. Ce qui est de certain, c’est qu’il est arrivé avant la prise de Rome par Alaric, qui s’en rendit maître, et qui la pilla au mois d’août de cette année-là. La preuve est que Zosime ne rapportoit la prise de Rome, car nous avons perdu l’endroit de son histoire où il en faisoit mention, qu’après avoir rapporté la révolte des Armoriques.

D’où venoit tant d’audace aux Bretons insulaires comme aux Armoriques ? De leur désespoir, et de la confusion extrême où se trouvoit alors l’empire d’Occident. Elle y étoit si grande dès le commencement de l’année quatre cens dix, qu’Honorius n’osa nommer un consul qui n’auroit été reconnu que dans les murs de Ravenne. Les fastes de Prosper disent qu’il n’y eut cette année-là qu’un consul, celui qui avoit été nommé par l’empereur d’Orient, et que la prise de Rome en fut la cause. D’ailleurs nos révoltés ne se soulevoient point contre un empereur redoutable par son génie, et par sa puissance, ils ne se soulevoient point contre un prince, dont l’autorité leur fût respectable, parce qu’il regnoit depuis long-tems. Ils ne faisoient que secoüer le joug de Constantin, d’un homme de fortune qu’un gros de soldats mutins avoient fait empereur il n’y avoit que deux ans, et qui devoit son élévation à la malignité des conjonctures. Qui sçait même si les partisans qu’Honorius devoit avoir encore dans les Gaules, nonobstant qu’elles reconnussent Constantin, n’attiserent point le feu de la sédition, et s’ils ne persuaderent point aux gens bien intentionnés pour la conservation de l’Etat, qu’il falloit secouer le joug du tyran, et que ceux qui se révolteroient contre lui, seroient avoués du souverain légitime. Enfin si les peuples du commandement Armorique étoient par leur état citoyens romains, ils étoient aussi Gaulois par leur naissance. Or Trebellius Pollio qui écrivoit sous le regne de Constantin Le Grand, dit en parlant de la révolte des armées et du peuple des Gaules contre l’empereur Gallien : les Gaulois sont legers de leur nature : ils n’ont point d’ailleurs pour l’empire l’attachement que devroient avoir des citoyens romains. Ainsi dédaignant des maîtres plongés dans le luxe, ils proclamerent avec le concours des armées, un nouvel empereur, qui fut Posthume. Depuis l’édit de Caracalla qui avoit donné à tous les Gaulois le droit de bourgeoisie romaine, les légions qui servoient sur le Rhin, devoient être presque toutes composées de soldats nés en-deçà des Alpes.

  1. Gloss. Med. Latinitatis.
  2. Voyez le Chap. 10 de ce Livre.
  3. Ration. temp. lb. 3. cap. 14.
  4. Com. Sigon. in Fast. Rom. fol. 10 & 65.