Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 2/Chapitre 1


LIVRE 2 CHAPITRE 1

CHAPITRE PREMIER.

Etat de l’Empire Romain en quatre cens sept. Invasion des Vandales dans les Gaules.


Au commencement du cinquiéme siécle l’empire romain étoit divisé en deux partages. Arcadius l’aîné des fils de Theodose Le Grand étoit empereur des Romains d’Orient, et Honorius le puîné étoit empereur des Romains d’Occident. Les auteurs qui ont voulu loüer Honorius, ont été réduits à faire l’éloge de sa bonté, qualité aussi dangereuse dans un prince qui n’a point les vertus nécessaires aux souverains, que les plus grands vices. Honorius n’avoit point ces vertus, et sa bonté fut ainsi plus funeste à l’empire que les vices de Néron, et ceux de Domitien. Il paroît sur tout qu’il fut dépourvû du talent de se faire craindre. Que n’osent point les méchans, sous un souverain qu’ils ne craignent pas ?

L’empire romain étoit alors une monarchie entierement despotique. L’autorité de l’empereur y étoit même plus absoluë que ne le fut jamais dans l’Asie, celle d’aucun de ses monarques. C’étoient la violence et la crainte qui avoient rendu ces monarques indépendans des loix ; mais c’étoient les loix mêmes qui avoient attribué aux empereurs un pouvoir sans bornes. Tous les princes qui depuis deux cens ans ont voulu se rendre absolus dans leurs Etats, n’ont fait qu’y renouveller les loix du droit public de l’empire romain.

D’un autre côté, la conservation des Etats despotiques dépend presque entierement des talens du prince qui les gouverne. Comme en revêtant d’une portion de son autorité ceux qu’il employe, il leur confie un pouvoir absolu dans leur département ; que ne doit-il point arriver lorsqu’il choisit des hommes sans capacité, ou des traîtres ?

Il est vrai qu’on ne sçauroit reprocher à la memoire d’Hono- rius le choix de Stilicon pour son principal ministre, choix qui fut la premiere cause de tous les malheurs dont nous allons parler. Theodose Le Grand avoit ordonné à sa mort, que durant la minorité d’Honorius, Stilicon auroit l’administration de l’empire d’Occident : et l’on croira sans peine que ce ministre prit, dès qu’il fut en possession du gouvernement, toutes les mesures soit bonnes soit mauvaises, que prennent les ministres ambitieux, pour n’être point aisément déplacés. Quand Stilicon ne les auroit point prises, le caractere doux d’Honorius ne lui eût pas permis d’entreprendre de le renvoyer. Ce Stilicon qui a porté à Rome des coups plus funestes que tous ceux qu’elle avoit reçus d’Annibal, de Mithridate, et de tous ses autres ennemis, étoit Vandale d’origine, mais il servoit l’empire depuis long-tems. Il étoit déja parvenu au grade de general, et il avoit même épousé une niéce de Theodose Le Grand, lorsque ce prince le fit, pour ainsi dire, le gouverneur d’Honorius. Enfin, Stilicon se vit à la fois le ministre, le favori, et le generalissime de son maître, à qui même il fit encore épouser sa fille.

Ses prospérités l’aveuglerent. Non content de regner sous le nom d’autrui, il voulut regner sous le sien, ou du moins mettre l’empire dans sa famille, en faisant monter sur le trône son fils Eucherius. Dans cette idée, Stilicon, tout chretien qu’il étoit, fit élever ce fils dans l’idolâtrie, afin de lui concilier l’affection des payens qui étoient encore en grand nombre, et qui étoient indisposés contre la postérité de Theodose, à cause du zele qu’il avoit eu pour la propagation de la veritable religion. Ce méchant homme fit encore une autre chose pour venir à son but. Jusqu’à l’année quatre cens six, il avoit été le fleau des barbares qui faisoient des incursions sur le territoire de l’empire, ou qui tâchoient de s’y cantonner. En plusieurs occasions il avoit remporté sur eux des avantages signalés. Il changea de conduite cette année-là, et il excita les barbares par des émissaires affidés, à faire une invasion dans les Gaules, où il leur fit entendre qu’ils ne rencontreroient pas de grands obstacles. Stilicon s’imaginoit qu’aussitôt que la confusion seroit dans la monarchie d’Occident, le souvenir des victoires qu’il avoit remportées obligeroit tout le monde à tourner les yeux sur lui, comme sur la seule personne qui pût être le restaurateur de l’Etat, et qu’on proclameroit empereur Eucherius.

Les émissaires de Stilicon ne dûrent point avoir beaucoup de peine à persuader aux Vandales et aux autres barbares, de tenter une irruption dans les Gaules. Le même motif, qui dans le quatriéme et dans le cinquiéme siecle de la fondation de Rome, avoit engagé les Gaulois, dont la patrie n’étoit point encore aussi-bien cultivée qu’elle l’étoit quatre cens ans après, à faire des invasions en Italie, rendoit les barbares de la Germanie, et ceux des pays voisins du Danube, toujours disposés à venir saccager les provinces de la Gaule. Ce motif étoit le dessein d’envahir, ou du moins de piller un pays rempli de biens, et sur tout abondant en vin, ainsi qu’en plusieurs sortes de fruits qu’on ne connoissoit pas encore dans la patrie de nos barbares. Ainsi comme Brennus et les Gaulois qui le suivoient étoient allés en Italie, poussés principalement du desir de boire abondamment du vin, et de manger des fruits qu’on ne recueilloit point encore dans leur pays ; de même les Germains qui faisoient des courses dans les Gaules durant le troisiéme siécle et les siécles suivans, y venoient principalement pour y satisfaire une pareille envie.

Dès que les Gaules eurent été assujetties à Rome, leurs habitans avoient appris la culture des vignes, et ils en avoient planté dans leur pays. Il est vrai que l’empereur Domitien avoit ordonné par un édit celebre qu’il ne seroit plus fait de nouveaux plans de vigne même en Italie, et que l’on seroit obligé d’arracher dans plusieurs provinces de l’empire, la moitié de celles qui étoient déja plantées. Mais cet édit n’avoit jamais été exécuté à la rigueur. D’ailleurs Probus qui regna environ deux siécles après Domitien, avoit permis expressément aux habitans des Gaules et de plusieurs autres provinces de l’empire de planter autant de vignes qu’ils le trouveroient à propos. Cet empereur avoit même employé les troupes à ce travail, et lorsque quatre-vingt ans après Probus, Julien commandoit les armées dans les Gaules, les environs de Paris étoient couverts de vignobles. Dans tous les tems les barbares ont eu pour le vin, lorsqu’ils l’ont connu, le même goût que les sauvages d’Amérique, et les négres, ont pris pour l’eau-de-vie, aussitôt que cette liqueur dangereuse leur a été portée par les Européans.

Enfin, les Romains avoient si bien connu par une longue expérience, que le motif principal des incursions que les barbares faisoient dans les Gaules et dans l’Italie, étoit l’envie de se gorger de vin, comme de se rassasier des fruits qu’on y cultivoit, et qu’on n’avoit pas chez eux, que les derniers empereurs firent tout leur possible pour faire oublier aux barbares le goût de ces choses-là. Ces princes firent prohibition par des loix expresses à tous leurs sujets de transporter dans les pays étrangers, sous quelque prétexte que ce fût, du vin, de l’huile, ni aucune sauce ou assaisonnement préparé. Quoique les Etats abondans en denrées ne demandent pas mieux que d’en faciliter la traite à leurs voisins, néanmoins les Romains, loin de favoriser l’extraction des leurs, avoient jugé à propos de la deffendre, tant ils craignoient que les barbares ne prissent trop de goût pour ces denrées, et qu’ils n’en vinssent chercher l’épée à la main quand ils n’auroient plus de quoi en acheter. Les bêtes carnassieres qui ont goûté du sang chaud, attaquent les animaux vivans, avec bien plus d’ardeur, que celles qui n’en connoissent point la saveur.

Céréalis, un des generaux de l’empereur Vespasien, dit, en parlant aux sénateurs de Langres, et à ceux de Tréves, qui durant la guerre de Civilis, avoient appellé à leur secours les Germains : » Ce n’est point pour mettre l’Italie en sureté que nous avons établi tant de postes, & fortifié des camps le long du Rhin. C’est dans la crainte qu’un Roi Barbare, qu’un nouvel Arioviste ne se fasse le tyran des Gaules. Vous figurez-vous que Civilis, ses Bataves, & les peuples d’au-delà du Rhin qui sont ligués avec lui, ayent plus d’amitié pour vous que leurs ancêtres n’en avoient pour les vôtres, & qu’ils viennent jamais dans les Gaules uniquement à dessein de vous secourir ? Toutes les fois qu’ils y mettront le pied, ce sera pour satisfaire leur avidité & leur gourmandise qu’ils y viendront. Ce sera dans la vûë de s’emparer d’un pays meilleur que celui qu’ils habitent, ce sera pour sortir de leurs déserts & de leurs marécages, & se transplanter dans vos fertiles contrées, que même ils vous contraindront bientôt de cultiver à leur profit.

Voilà les attraits que les Gaules & les autres Provinces de l’Empire avoient pour nos Barbares qui manquoient (a) souvent & toujours de vin.

On peut donc juger de ce qui arrivoit en ces tems-là dans la Germanie, quand un audacieux y proposoit de faire une incursion au-delà du Rhin, par ce qu’on voyoit y arriver à la fin du seiziéme siécle, que les guerres de religion étoient fréquentes en France. Dès qu’un chef tant soit peu acrédité vouloit alors lever du monde en Allemagne, pour servir en France soit le parti des catholiques, soit le parti des huguenots, les lansquenets et les reitres venoient en foule se ranger sous son drapeau ou sous sa cornette, poussés à cela principalement par l’envie de piller et de boire abondamment du vin, qui pour lors étoit encore assez rare dans leur patrie, parce que les trois quarts des vignobles qu’on y cultive aujourd’hui, n’étoient point encore plantés. Voilà, je l’avouë, un motif bien grossier. Aussi je prétends seulement qu’il ait agi sur les soldats, et je ne disconviens point que les chefs, et même les officiers de nos cavaliers et de nos fantassins allemands, n’ayent eu des objets plus relevés.

Je reviens au cinquiéme siécle. Les barbares qui habitoient alors dans la Scythie, sur le Danube, et dans la Germanie, étoient tous belliqueux. Il est seulement vrai de dire que les uns l’étoient plus que les autres : d’ailleurs que pouvoient-ils gagner lorsqu’ils se faisoient la guerre ? Quelque bétail, quelques esclaves, et une petite provision des vivres les plus grossiers. Le vainqueur ne sçauroit profiter que des biens que les vaincus ont à perdre. Ainsi quand une de ces nations barbares portoit la guerre dans le païs d’une autre, c’étoit proprement un corsaire qui attaquoit un corsaire. Mais quand elle pouvoit mettre le pied sur le territoire de l’empire, elle y trouvoit toute sorte de biens, et sur tout de l’or et de l’argent, dont le prix n’étoit que trop connu des peuples les moins civilisés. Le Germain le connoissoit dès le tems des premiers Césars, et il l’avoit appris dans les traites qu’il faisoit avec les Romains, lorsqu’il échangeoit ses bestiaux, la seule chose dont il pût faire commerce, contre du vin ou de l’huile. Les Germains aujourd’hui si habiles dans les arts mécaniques, et qui remplissent de leurs ouvrages l’Europe entiere, ne sçavoient fabriquer alors que des étoffes mal tissues, des armes, ou les ustenciles grossiers de leurs ménages rustiques.

Les nations qui se liguerent ensemble par les menées de Stilicon pour faire une irruption dans les Gaules, furent les Alains, les Vandales et les Suéves. Nous avons déja parlé des Alains et des Vandales, et nous n’avons autre chose à rapporter concernant les Suéves, si ce n’est qu’ils étoient un des peuples de la Germanie. Après ce que nous avons dit concernant la disposition où étoient alors les barbares, on croira sans peine que les trois peuples que nous avons nommés, n’arriverent sur les bords du Rhin, qu’après avoir été joints par plusieurs essains des nations dont ils traverserent le païs. Nous verrons même qu’il y eut des sujets de l’empire qui se mêlerent avec eux.

Le dernier décembre de l’année de Jesus-Christ quatre cens six, fut la journée funeste où les barbares entrerent dans les Gaules pour n’en plus sortir. Nous ignorons où cette armée de brigands se forma, en quel lieu précisément elle passa le Rhin, et si elle traversa ce fleuve sur la glace, ou sur un pont dont les menées de Stilicon lui auroient facilité la construction. Les seules circonstances de ce fait mémorable qui soient parvenuës à notre connoissance, sont celles que nous lisons dans Orose, dans Procope, et dans un passage de Renatus Profuturus Frigeridus, que Gregoire de Tours nous a conservé. Orose dit : » La nation des Alains, celle des Suéves, celle des Vandales, & plusieurs autres qui se joignirent avec elles, excitées, comme je l’ai dit, par Stilicon, ayant passé sur le ventre aux Francs, traverserent le Rhin, envahirent les Gaules, & arriverent sans avoir trouvé d’obstacle qui les arrêtât, jusqu’aux pieds des Mons Pyrénées. » Ç’a été apparemment par inadvertance qu’Isidore de Seville a fait mention du passage du Rhin avant que de parler de la défaite des Francs, et qu’il a changé l’ordre dans lequel Orose et Gregoire de Tours ont raconté ces deux évenemens. Cependant quelques historiens des siécles posterieurs ont fait la même faute qu’Isidore ; ainsi que l’a remarqué Monsieur De Valois[1].

Voici le récit de Procope : » Les Vandales qui habitoient le long des Palus Méorides, s’étant associés avec les Alains, ils prirent ensemble la route du païs de ceux des Germains qui sont aujourd’hui si connus sous le nom de Francs. Ce fut-là que les deux peuples passerent le Rhin, & qu’ils entrerent dans les Gaules, d’où ils s’avancerent ensuite sous la conduite de Godigisile jusques dans l’intérieur de l’Espagne. » Gregoire de Tours appelle Gunderic le prince que Procope nomme peut-être à tort Godigisile. Cela vient apparemment, de ce que Procope ne se souvenoit plus dans le tems où il écrivit ce qu’on vient de lire, que ce Godigisile qui étoit à la tête de l’armée des barbares quand ils commencerent leur entreprise, avoit été tué dès ce tems-là, comme on va le voir. Gunderic lui aura succedé.

Nous apprenons de Frigeridus que les Francs ne furent point défaits dès le premier combat, et qu’ils ne succomberent qu’après avoir battu en plusieurs rencontres les barbares, qui vouloient passer le Rhin. Voici le passage de Gregoire de Tours, où l’on trouve l’extrait du livre de Frigeridus, qui confirme ce que dit Orose concernant le parti que tenoient alors les Francs, et de la résistance qu’ils firent aux ennemis des Romains. » Renatus Profuturus Frigeridus raconte dans la partie de son Ouvrage, où il fait l’Histoire de la prise & du saccagement de Rome par les Visigots, qu’après que Goar eut quitté le parti des Barbares, pour embrasser celui des Romains, Respendial Roi des Allemands, qui marchoit au Rhin, rebroussa chemin aussitôt ; ce qu’il fit d’autant plus promptement, que les Vandales étoient très-malmenés par les Francs qui leur avoient déja tué vingt mille hommes du nombre desquels étoit le Roi Godégisile. Tous les Vandales y seroient même demeurés, si les Alains ne fussent point arrivés encore assez à tems pour les tirer d’affaire. Une chose me fait quelque peine, ajoute Gregoire de Tours ; c’est que Frigeridus n’ait pas daigné nous apprendre ici le nom des Princes qui regnoient alors sur les Francs, quand il veut bien nous dire le nom des Rois des autres nations Barbares, dont il parle en cet endroit.

Au reste, le passage de Frigeridus qui vient d’être rapporté, me paroît très-clair, et je ne vois pas bien pourquoi on a cru que son texte eût besoin qu’on y fît des corrections. En effet, la vraisemblance est que les Vandales et les Alains s’étoient donné rendez-vous à quelque distance du Rhin, et que là ils devoient se joindre, et rassembler leurs amis, pour venir ensuite attaquer les Francs qu’on prévoyoit bien devoir disputer l’approche de ce fleuve. Respendial un des rois des Allemands, qui étoit du nombre des amis des Vandales, marche donc vers le Rhin dans le tems convenu, pour se trouver au rendez-vous ; mais il apprend sur la route deux nouvelles qui l’engagent à rebrousser chemin. L’une est que Goar qui avoit pris d’abord le même parti que lui, s’est laissé gagner par les Romains, et qu’il se déclare pour eux. Ce Goar étoit un autre roi des Allemands, qui comme les Francs en avoient plusieurs, et que la situation de ses Etats mettoit à portée de faire une invasion dans les Gaules, et d’être des premiers sur les bords du Rhin. En effet, nous le verrons entrer dans la révolte de Jovinus. L’autre nouvelle qui engage Respendial à tourner le dos au Rhin vers lequel il marchoit, c’est que les francs ayant eu connoissance du projet et des mouvemens des nations liguées contre l’empire, ont prévenu les vandales, qu’ils ont été attaquer les vandales tandis qu’ils étoient encore seuls au lieu du rendez-vous, et que les Vandales ont été battus en plusieurs rencontres. Respendial retourne donc sur ses pas en apprennant ces deux nouvelles, et ce n’est qu’après qu’il a pris ce parti que les Alains arrivent au rendez-vous general, qu’ils joignent les Vandales, et qu’unis ensemble ils défont les Francs, après quoi les peuples attroupés prennent poste sur la rive droite du Rhin, et passent ensuite ce fleuve. Le rapport qui se trouve entre les récits d’Orose, de Procope et d’Isidore, et le récit de Frigeridus, montre distincteque ce dernier veut parler dans le passage que nous venons de rapporter, des événemens qui arriverent lorsque les barbares s’approcherent du Rhin pour le passer et faire dans les Gaules l’invasion qu’ils y firent la nuit qui précédoit le premier jour de l’année quatre cens-sept. D’ailleurs, comme nous l’apprenons de Gregoire de Tours, Frigeridus racontoit ce qu’on vient de lire dans la partie de son ouvrage, où il faisoit l’histoire de la prise et du pillage de Rome par Alaric roi des Visigots. Or l’irruption des barbares dans les Gaules en l’année quatre cens sept, faisoit naturellement le premier chapitre de cette histoire. Ce fut cette invasion qui donna le courage au roi des Visigots, Alaric I, de rentrer en quatre cens huit dans l’Italie, d’où il avoit encore été chassé peu d’années auparavant. Ce furent les suites de cette invasion qui lui livrerent au bout de deux campagnes la ville de Rome, comme nous le verrons dans la suite.

Je confirmerai encore par l’autorité de S. Jerôme les témoignages des auteurs, qui déposent que les Francs tinrent le parti des Romains lors de l’irruption des Vandales. Ce pere de l’Eglise qui n’est mort que treize ans après, fait, en écrivant à une personne de ses amies, une énumeration si longue des nations qui ravageoient les Gaules, au tems dont nous parlons, qu’on voit bien qu’il ne veut point omettre aucune d’elles dans sa liste. Or l’on n’y voit point les Francs, et c’est à mon avis une nouvelle preuve qu’ils ne s’étoient pas joints avec les autres barbares, et qu’ils tinrent alors le parti des Romains. » Tout ce qui est, dit S. Jerôme, entre les Alpes, les Pyrénées, l’Océan & le Rhin, est devenu la proye du Quade, du Vandale, du Sarmate, de l’Alain, du Gépide, de l’Herule, du Saxon, & du Bourguignon. Quelle est la malheureuse destinée de l’Etat : Les Pannoniens mêmes, eux qui sont sujets de l’Empire, se font joints à ces ennemis. »

Nous avons déja vû que Constantin Le Grand avoit introduit l’usage de ne plus faire camper toujours les troupes sur la frontiere, mais de les tenir la plûpart dans des quartiers séparés, et assignés dans l’interieur du païs. Cette disposition génerale empêchoit seule que les barbares qui faisoient leur expédition durant l’hyver, ne trouvassent sur le Rhin un corps d’armée campé et capable de leur en disputer le passage. Cependant les troupes de frontiere destinées à garder ce fleuve, auroient peut-être suffi pour arrêter l’ennemi durant un tems, et pour donner à celles qui en étoient à la distance de quinze ou vingt lieuës, le loisir de se rassembler, et de former une armée, si la perfidie de Stilicon n’eût pas dénué les Gaules de tout secours. Mais ce traître, sous prétexte qu’elles étoient en pleine sureté, parce que les barbares n’osoient enfraindre la paix qu’il avoit faite avec eux, avoit tiré de cette grande province les troupes destinées particulierement à garder le Rhin contre les Sicambres, les Cattes, les Cherusques, et les autres peuples qui habitoient sur la rive droite, ou à peu de distance de la rive droite de ce fleuve, et il les avoit envoyées faire la guerre sur le Danube contre les Gots. C’est du panégyriste même de Stilicon que nous apprenons que Stilicon avoit fait cette disposition. Il est aisé aux ministres de justifier les mesures qu’ils prennent avant que l’événement ait fait voir si ces mesures sont sages. Ainsi je ne suis pas surpris que Claudien qui écrivoit le poëme dont nous parlons avant l’invasion de quatre cens sept, ait loüé Stilicon d’avoir tenu une conduite si peu judicieuse. Je suis étonné seulement que Stilicon ait osé dénuer de ses naturels défenseurs, le Rhin, la barriere qu’il importoit le plus à l’empire romain de garder, et que les premiers empereurs gardoient avec tant de jalousie. Ce perfide pouvoit-il se flater de s’excuser après que les barbares seroient entrés dans les Gaules, en disant, que ce n’étoient pas les nations voisines de ce fleuve, celles dont on se défioit ordinairement, qui l’avoient passé, mais bien des nations venuës de loin, et qui jusqu’alors n’avoient point encore tenté une pareille entreprise ?

Nous sommes si peu instruits du détail des événemens les plus mémorables du cinquiéme siécle, que nous ignorons par quelle fatalité il arriva que les barbares parvinssent jusqu’aux pieds des Pyrénées, peu de mois après avoir passé le Rhin, et que ces montagnes ayent été la seule digue capable d’arrêter l’impétuosité du torrent. Les écrits de cet âge-là qui nous restent nomment bien les villes prises, ils parlent bien des persécutions que les Vandales et les autres barbares firent souffrir aux Fideles ; mais ils ne nous apprennent pas s’il n’y eut point d’actions de guerre en rase campagne, si personne ne se mit plus en état de faire tête à ces barbares dès qu’ils eurent une fois passé le Rhin, ou si les armées qu’on rassembla pour les leur opposer, furent toujours battuës.

Suivant les apparences, et il nous est permis ici de conjecturer, les barbares ne seront point venus, sans coup ferir, jusqu’aux Pyrénées. Quelque petit que fût le nombre des troupes que Stilicon avoit laissées dans les Gaules, quelque mauvaise que fût la répartition que Stilicon qui vouloit favoriser les barbares, avoit affecté de faire de ces troupes à l’entrée du quartier d’hyver de quatre cens six, il est impossible qu’il ne s’y soit point fait plusieurs rallimens. Des troupes réglées ne se dissipent point sur la nouvelle que l’ennemi a percé la frontiere. Ainsi les troupes Romaines, quoiqu’éparses dans les Gaules, à cause de la nouvelle maniere de faire le service et distribuées mal, à dessein, se seront néanmoins ralliées les unes avec les autres. Elles se seront mises en corps d’armée derriere les fleuves, et les habitans du païs qui avoient leurs foyers à défendre, auront mis en campagne leurs milices. Si quelques officiers dévoüés à Stilicon ont trahi leur patrie, d’autres lui auront été fideles. On se sera rallié encore après avoir été battu. Tandis que les barbares campoient devant une place, les Romains auront formé un nouveau camp sous une autre. Les gens du païs auront dressé des embuscades à ces étrangers, et les étrangers sont ordinairement battus dans les rencontres par les habitans du païs où la guerre se fait, même lorsque ces habitans ont accoutumé d’être défaits dans les batailles rangées.

Lorsque l’empereur Charles-Quint voulut faire en mil cinq cens trente sept une invasion dans le royaume de France, il commença son expédition par le siége de Fossan. Cette ville est du Piémont, mais les François la tenoient, et l’empereur ne vouloit pas la laisser dans ses derrieres. Quand la place eut capitulé, Charles-Quint demanda au gouverneur, Monsieur De La Roche Du Maine, Combien de journées il pouvoit encore y avoir depuis le lieu où ils étoient jusqu'à Paris. A quoi ledit de la Roche répondit : que s'il entendoit dire, journées pour batailles , il pouvoit y en avoir encore une douzaine pour le moins , sinon que l'aggresseur eût la tête rompuë dès la premiere[2].

Sur ce pied-là les barbares ont dû donner dix batailles avant que d’avoir traversé le païs qui est entre le Rhin et les monts Pyrénées. Charles-Quint ne prétendoit autre chose que d’obliger les peuples à changer de maître. Les Vandales et les Alains vouloient saccager le païs, et y faire esclaves les habitans. Tout citoyen devient soldat lorsqu’il s’agit de repousser un tel ennemi. D’ailleurs les guerres civiles avoient été fréquentes dans les Gaules durant les cinquante dernieres années du quatriéme siécle. Ainsi en quatre cens sept, lorsque les barbares passerent le Rhin, il devoit y avoir dans cette province de l’empire, où les hommes naissent belliqueux, un très-grand nombre de citoyens accoutumés au maniment des armes. Les guerres civiles qui commencerent en France l’année mil cinq cens soixante et deux et qui durerent presque sans discontinuation, jusques en mil cinq cens quatre-vingt-dix-sept, y avoient tellement multiplié le nombre des personnes qui ne faisoient pas d’autre profession que celle des armes, le nombre des soldats y étoit devenu si excessif par rapport à celui des autres citoyens, qu’Henry IV. lorsqu’il voulut rétablir l’ordre dans son royaume[3], fut obligé de faire autant de loix pour diminuer ce nombre, que ses prédécesseurs en avoient fait pour l’augmenter.

Cependant nous ne sçavons rien des batailles et des combats qui ont dû se donner dans les Gaules l’année quatre cens sept. Qu’on juge par-là des lacunes qui se trouvent dans l’histoire du cinquiéme siécle, et qu’on voye s’il doit être permis d’alléguer contre la vérité des faits dont il reste quelques traces dans les poëtes ou dans les orateurs contemporains, une objection fondée sur le silence de ceux des livres d’histoire qui ont été écrits dans ce tems-là, et qui sont venus jusqu’à nous. Mais j’ai déja traité ce point-là dans le discours préliminaire qui se trouve à la tête de l’ouvrage.

Quant aux villes prises alors par les barbares, voici ce que nous en apprend S. Jerôme dans une lettre écrite avant que les barbares eussent pénétré en Espagne, ce qui arriva en quatre cens neuf. « Mayence ville célébre, a été prise et détruite. La ville de Vormes a été ruinée après avoir soutenu un long siége. Celle de Reims qui étoit si puissante, Amiens, Arras, la Cité des Morins située à l’extrémité des Gaules, Tournai, Spire & Strasbourg sont au pouvoir des Germains. Les deux Aquitaines, la Novempopulanie, la Lyonoise & la Narbonoise ont été ravagées. Un petit nombre de leurs Villes a été exempt du malheur géneral ; encore sont-elles comme assiégées par l’ennemi qui les affame. Je ne puis retenir mes larmes en parlant de Toulouse, qui ne doit son salut qu’aux priéres de son saint Evêque Exsuperius. L’Espagne même qui se voit à la veille de la perte, est dans la consternation. Que de maux ! Il ne faut point s’en prendre à nos Princes qui sont très-religieux. Le mal est arrivé par la trahison de Steliçon, ce barbare travesti en Romain. » On ne doit point être surpris de l’extrême affliction avec laquelle saint Jerôme parle du malheur des Gaules. Tous les bons citoïens y auront été aussi sensibles que lui. ôter les Gaules à l’empire romain, c’étoit pour ainsi dire, lui couper le bras droit.

  1. Vide Val. de reb. Fran. to. pr. p. 99.
  2. Memoires de Guill. de Bellay, liv. 6.
  3. Voyez l’Edit sur les Tailles donné en 1600.