Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 2/Chapitre 14

LIVRE 2 CHAPITRE 14

CHAPITRE XIV.

Les Conféderés Armoriques reprennent les armes, & ils font une entreprise sur Tours. Siege de Chinon par l’armée impériale. Etat des Gaules en quatre cens quarante-six, & durant les trois années suivantes. Les Romains abandonnent la Grande Bretagne.


Aëtius fut consul pour la troisiéme fois en l’année 446. Et par conséquent il est probable que cette année-là, il passa en Italie, pour y prendre possession de sa dignité, et que ce fut durant cette absence que les Armoriques firent sur Tours l’entreprise dont nous allons parler, et dont la principale de celles de ses circonstances qui nous sont connues, est qu’Aëtius n’étoit point dans les Gaules, lorsqu’elle fut faite.

Qu’Aëtius vers l’année quatre cens quarante-six eut déja remis sous l’obéissance de l’empereur, soit par la voye des armes, soit par la voye de la négociation, Tours et tout le païs qu’on trouve en remontant la Loire, depuis cette ville-là jusqu’à Orleans, où le prince étoit le maître, puisqu’il y avoit établi une peuplade d’Alains, il n’est pas permis d’en douter. La troisiéme des provinces Lyonnoises dont Tours étoit la capitale ; et la Sénonoise, dont Orleans étoit une cité, entrerent, comme nous l’avons vû en quatre cens-neuf dans la confédération Armorique. Or nous voyons qu’en quatre cens quarante-cinq, une partie de l’une et de l’autre province, obéissoient aux officiers de l’empereur. Il ne reste plus donc qu’à montrer en quel tems la réduction de ces contrées à l’obéissance du prince peut avoir été faite.

Nous avons une lettre de Sidonius Apollinaris écrite à Tonantius Ferreolus, en un tems où Ferreolus avoit été déja préfet du prétoire des Gaules, et dans laquelle Sidonius lui dit, en le louant des services qu’il avoit rendus à la patrie. » Durant votre administration vous avez fait jouir les Gaules de la plus grande tranquillité dont elles eussent joui depuis long-tems. Ç’a été principalement par votre moyen, & par des secours que vous avez fournis à propos, que l’entreprise d’Attila, cet ennemi venu d’au-delà du Rhin, a échoué, que Thorismond, Roi des Visigots qui vouloit s’établir en qualité d’Hôte dans les païs situés sur le bord du Rhône, est rentré dans ses quartiers, & qu’Aëtius est venu à bout de délivrer la Loire. » Or nous allons voir que cette délivrance de la Loire ne peut s’entendre que de la réduction de la Touraine, ainsi que des païs adjacens, sous l’obéissance de l’empereur, et que cette réduction doit s’être faite avant l’année quatre cens quarante-cinq.

J’observerai donc en premier lieu que les Armoriques ont été les seuls dont on ait pû dire du vivant d’Aëtius, qu’ils eussent mis la Loire aux fers ; ce ne fut qu’après la mort de ce capitaine que les Visigots se mirent en possession des païs qu’ils ont tenus sur la rive gauche de ce fleuve, et qu’ils ont gardés jusques en l’année cinq cens sept que Clovis les en chassa. Apollinaris n’a pas pu d’un autre côté écrire qu’Attila qui ne resta que peu de jours sur les rives de la Loire, l’eût enchaînée. Au contraire, suivant le langage des sujets fideles, et Sidonius étoit du nombre de ceux que l’empire avoit conservés dans les Gaules, c’est affranchir un païs tenu par des rebelles, que de le remettre sous l’obéissance de son prince légitime.

En second lieu, j’observerai que la réduction de Tours par Aëtius, dont Sidonius ne dit point le tems, doit avoir été faite avant la fin de l’année quatre cens quarante-cinq ; parce que ce fut vers l’année quatre cens quarante-six que les confederés Armoriques, tâcherent de reprendre cette ville-là. La preuve de cette date, c’est qu’il paroîtra par l’endroit du panégyrique de Majorien, que nous allons extraire, que l’entreprise des Armoriques pour reprendre Tours fut faite, et qu’elle échoüa peu de jours avant qu’Aëtius de retour dans les Gaules, battît Clodion auprès du vieil Hesdin ; ce qui arriva vers l’année quatre cens quarante-six, comme on l’a vû ; cette entreprise sur Tours aura donc été tentée durant l’absence d’Aëtius, causée, comme on l’a vû déja, par le voyage qu’il fit à Rome cette année-là même, pour y prendre possession de son troisiéme consulat.

Voici ce qui se lit dans le panegyrique de Majorien, concernant l’entreprise des Armoriques sur Tours, laquelle Majorien fit avorter. Sidonius, après y avoir exposé que Majorien donnoit dès sa jeunesse les plus grandes espérances, parle de la jalousie qu’en conçut la femme d’Aëtius. Il introduit même dans son poëme cette matrône romaine, parlant à son mari, et lui représentant entr’autres choses, que la gloire qu’il avoit acquise couroit risque d’être obscurcie par celle qu’acqueroit le jeune Majorien, qui chaque jour, ajoûte-t-elle, fait mille belles actions sans vous, au lieu que vous ne faites plus rien de grand sans lui. Elle dit dans l’énumération des derniers exploits de Majorien : » Vous n’étiez point avec lui lorsqu’il étanchoit sa soif avec les eaux de la Loire congelée, & mises en morceaux à coups de hache. C’est sans vous qu’il a rassuré les Tourangeaux allarmés à l’approche de l’ennemi. Je sçais bien que très-peu de jours après vous avez combattu ensemble contre le Roi des Francs Clodion, au milieu des plaines de l’Artois. »

Il est vrai que Sidonius ne dit point que les Armoriques fussent les ennemis contre qui Majorien défendit les Tourangeaux ; mais cela paroît incontestable quand on fait attention sur l’état où les Gaules se trouvoient pour lors. Dans ce tems-là les Visigots étoient en paix avec l’empire ; et d’ailleurs ils n’avoient point encore étendu leurs quartiers dans la premiere Aquitaine, comme nous verrons qu’ils les étendirent dans la suite. Les Francs ne tenoient rien alors en deça de la Somme, et les Bourguignons ne possedoient aucune contrée qui ne fût éloignée de Tours d’une centaine de lieuës. Ainsi les Armoriques qui conserverent Nantes jusques sous le regne de Clovis, étoient à portée, et les seuls en état en quatre cens quarante-six, de faire la tentative qui fut faite en ce tems-là sur Tours, et que l’armée de l’empereur empêcha de réussir. En effet, quoique le pere Sirmond ne témoigne pas avoir eu en faisant ses notes sur Sidonius Apollinaris, les vûës que nous avons, il ne laisse pas d’avoir entendu les vers dont il s’agit ici, comme nous les entendons. « Les Tourangeaux, dit-il, craignoient alors suivant l’apparence, les Armoriques, qui, comme on le voit dans le sixiéme Livre de Zosime, vouloient depuis long-tems, ne plus dépendre de personne, & qui pour lors étoient en guerre avec les Romains. »

Ce fut aussi probablement en quatre cens quarante-six qu’Egidius Afranius, qui fut dix ans après généralissime dans le département du prétoire des Gaules, et qui jouë un personnage considerable dans notre histoire, mit devant la forteresse de Chinon en Touraine, le siege, dont il est fait mention dans la vie de saint Meisme, disciple de saint Martin. C’est l’un des opuscules de Gregoire de Tours. Selon les apparences, Aëtius en partant pour marcher contre Clodion, avoit donné à Egidius le commandement du corps de troupes qui demeuroit sur la Loire pour faire la guerre contre les Armoriques. Voici ce qu’on lit dans Gregoire de Tours, concernant le siege de Chinon.

» Saint Meisme vint ensuite à Chinon, lieu fortifié dans la Cité de Tours, & il y fonda un Monastere. Lorsqu’Egidius mit le siege devant cette forteresse où tous les habitans du Canton s’étoient réfugiés, il fit combler un puits creusé sur le penchant de la montagne, & ou les Assiegés puisoient l’eau qu’ils buvoient. Le Serviteur de Dieu qui le trouvoit enfermé dans la place, voyant avec douleur les compagnons de sa destinée mourir faute d’eau, passa une nuit en prieres, pour demander au Ciel qu’il ne laissât point consumer ce peuple par l’ardeur de la soif, & qu’il déconcertât les projets de l’ennemi qui l’avoit réduit à une si cruelle extrêmité. Saint Meisme eut alors une révelation, & dès que le jour fut venu, le jour fut venu, il dit aux Assiegés : Que tous ceux qui ont des vaisseaux propres à contenir de l’eau, les mettent en des lieux découverts, & qu’ils implorent avec confiance l’aide du Seigneur. Il vous donnera de l’eau en abondance, & vous en aurez plus qu’il n’en faut pour vous désalterer vous & vos enfans. A peine avoit-il achevé de parler, que le Ciel se couvrit d’épais nuages, & la pluye tomba en abondance à la lueur des éclairs, & au bruit du tonerre. Ce fut un double avantage pour les Assiégés. La tempête qui leur donna de l’eau dont ils manquoient ; obligea encore les Assiégeans d’abandonner leurs travaux. Tout le monde étancha. sa soif, & tous les vaisseaux furent remplis. Ainsi les prieres de Saint Meisme eurent la vertu de faire lever le siege de Chinon, de maniere que les Habitans des environs qui s’y étoient enfermés, sortirent sains & saufs de la place. »

Il faut bien croire que lorsque la ville de Tours étoit rentrée sous l’obéissance de l’empereur, toute la cité ou tout le district de cette ville n’avoit pas suivi son exemple, et que la place de Chinon s’étoit obstinée à demeurer dans le parti des Armoriques. Cela supposé, rien n’étoit plus important pour l’empereur que de la prendre par force, afin, comme on le dit ordinairement en ces occasions, de nettoyer le païs, et d’ôter aux Armoriques une place qui les mettoit en état d’entreprendre sur Tours, et d’inquieter la premiere Aquitaine, dont les peuples étoient alors soumis au prince.

M De Valois est un peu surpris de voir Egidius faire à la tête de l’armée imperiale le siége de Chinon. En effet, Chinon devoit être depuis long-tems une ville pleinement soumise à l’empereur, si l’on s’en rapporte à l’opinion commune, qui suppose que dès l’année quatre cens dix-huit, les Armoriques étoient tous rentrés sous l’obéissance du prince, par la médiation d’Exsuperantius. D’un autre côté, celui qui l’assiege, c’est Egidius qui commandoit sous Aëtius une partie des troupes que l’empereur avoit dans les Gaules, où nous le verrons dans quelques années maître de la milice. Enfin c’est le même Romain, qui est si célebre dans les commencemens de nos annales, et la même personne dont nos écrivains font mention sous le nom de Gilles ou du comte Gillon. Quelques auteurs grecs l’appellent Nygidios, parce que les Latins disoient eux-mêmes quelquefois Igigius pour Egidius. Nous rapportons dans la suite de cet ouvrage des vers de Fortunat, où il appelle Igidius le même évêque de Reims que Gregoire de Tours nomme Egidius.

M De Valois, pour expliquer ce qui lui paroît difficile à comprendre, suppose donc que les Visigots s’étoient emparés de Chinon, et qu’ils tenoient une garnison dans la place. Cette opinion est établie dans son premier volume de l’histoire de France. Un peu de réflexion sur le texte de Gregoire de Tours, suffit néanmoins, pour appercevoir que ce sentiment n’est point soutenable. En premier lieu, ce texte, loin de dire que les Visigots fussent les maîtres de Chinon, dit au contraire positivement que les habitans du plat-païs de ce canton s’y étoient jettés. Cela ne seroit point arrivé, si Egidius eût fait ce siége, pour contraindre un ennemi étranger à sortir de Chinon. En second lieu, Gregoire de Tours parle des assiégés avec affection, et comme s’interessant pour eux, ce qu’il n’auroit point fait, s’ils eussent été des barbares ennemis de l’empire. Enfin, comme nous l’avons déja dit, et comme nous le verrons dans la suite, ce ne fut qu’après la mort d’Egidius que les Visigots mirent le pied dans la Touraine.

La guerre qu’Aëtius avoit à soutenir, soit contre les Armoriques, soit contre les differentes tribus des Francs qui vouloient établir dans les Gaules des peuplades, ou des Etats indépendans, donnoient tant d’occupation à toutes les forces dont il pouvoit disposer, qu’il se trouva en l’année quatre cens quarante-six dans l’impuissance de fournir aucun secours aux Romains de la Grande-Bretagne qui étoient également pressés et mal menés, soit par les barbares du nord de l’isle, soit par ceux des barbares de la Germanie que ces Romains mêmes avoient appellés déja, pour les opposer aux premiers. Dès la fin du quatriéme siécle l’empereur Maxime en avoit tiré pour soutenir la guerre contre Theodose Le Grand toutes les troupes reglées que les Romains y entretenoient, et il les avoit fait passer avec lui dans les Gaules. Il avoit même emmené toute la jeunesse avec lui, et ces jeunes gens n’étant point accoutumés aux travaux militaires, y avoient succombé. Durant les six années du regne de Maxime, très-peu d’entr’eux étoient rétournés dans leur patrie : ainsi les provinces de la Grande-Bretagne, où les successeurs de Maxime avoient bien fait repasser quelques troupes, mais qui étoient épuisées de citoyens furent presque toujours depuis désolées par les incursions des barbares du nord de l’isle. Theodose Le Grand et son fils Honorius ne les continrent que durant un tems.

Voici ce que dit Beda écrivain du septiéme siécle, sur l’état où se trouvoit la Grande Bretagne vers le milieu du cinquiéme, après avoir parlé du peu qu’Honorius avoit fait pour la secourir. » La vingt-troisiéme année du Regne de Theodose le jeune en Occident, c’est-à-dire à compter de la mort d’Honorius, le Patrice Aëtius exerça son troisiéme Consulat, dans lequel il eut Symmachus pour Collégue. » Comme Honorius mourut en quatre cens vingt-trois, la vingt-troisiéme année du regne de Theodose Le Jeune en Occident, tomboit dans l’année quatre cens quarante-six de l’ére chrétienne ; et c’est aussi cette année-là, suivant les fastes, qu’Aëtius fut consul pour la troisiéme fois, et qu’il eut pour collégue Symmachus. Béda reprend la parole : » Les Restes infortunés des anciens Habitans de la Grande-Bretagne écrivirent à ce Patrice une Lettre, dont l’adresse étoit : Les gémissemens des Bretons à Flavius Aëtius, Consul pour la troisiéme fois. Voici comment ils s’exprimoient dans la suite de la Lettre sur leur déplorable situation. Les Barbares nous poussent sur le bord de la mer, & la mer semble nous repousser sur les Barbares. Nous sommes sans cesse à la veille d’être noyés ou d’être égorgés. Cependant toutes les représentations des Bretons ne purent obtenir d’Aëtius aucun secours. »

Il est bien apparent que dès lors plusieurs citoïens de la Grande Bretagne auront pris le parti de se réfugier dans les Gaules, mais ils n’y auront point fait un peuple séparé ou une nation distincte des habitans du païs, parce qu’elle auroit vécu sous une loi particuliere, qu’elle se seroit vêtuë autrement qu’eux et qu’elle auroit parlé une autre langue, enfin parce qu’elle auroit professé une autre religion, toutes choses qui distinguoient sensiblement les essains de barbares qui s’établissoient sur le territoire de l’empire. Nos Romains de la Grande Bretagne, qui en vertu de l’édit de Caracalla étoient citoïens Romains aussi-bien que les Romains des Gaules, auront donc été regardés dans cette derniere province, comme le sont des sujets qui ont quitté leur domicile pour en prendre un autre, sous la même domination que l’ancien. Nos Bretons auront obéï aux officiers qui commandoient dans les Gaules au nom de l’empire, comme ils obéïssoient dans la Grande Bretagne aux officiers qui commandoient au même nom dans cette isle-là. Ceux de ces Bretons qui auront pris leur azile dans les païs soumis à la confédération Armorique, y auront vêcu sous l’obéïssance des magistrats et des officiers établis dans chaque cité. Je reviens à mon sujet principal.

Suivant les apparences, la guerre qu’Aëtius soutenoit dans les Gaules contre les Francs, et contre les Armoriques, aura duré deux ou trois ans, sans qu’il ait pû faire de grands progrès ni sur les uns ni sur les autres. Les Francs auront gardé la meilleure partie de ce qu’ils avoient envahi sur le territoire de l’empire, et les Armoriques en auront été quittes pour perdre quelques villes prises par force, ou quelque canton dont Aëtius aura regagné les habitans. En effet, les secours qui pouvoient lui venir de l’Italie, que les Vandales d’Afrique tenoient en de continuelles allarmes, et dont il lui falloit encore envoyer une partie en Espagne, ne le mettoient point en état ni de chasser les Francs, ni de réduire les provinces confédérées. Que pouvoient fournir les peuples des provinces obéissantes de la Gaule, épuisés et mal-intentionnés qu’ils étoient ? D’ailleurs celles des provinces obéissantes qui étoient encore libres, c’est-à-dire ici, celles qui n’étoient dans aucune dépendance des barbares, parce qu’elles n’avoient point d’hôtes, se trouvoient ne faire plus qu’une étendue de païs assez médiocre vers l’année quatre cens quarante-huit. Les Francs occupoient une partie des deux Belgiques et de la seconde Germanique. D’un autre côté, les Visigots jouissoient de la premiere Narbonnoise, de la Novempopulanie, et de la seconde Aquitaine presqu’en entier, et les Bourguignons tenoient une partie de la premiere Germanique, et de la province Sequanoise.

On croira bien que quelles que fussent les conditions ausquelles les empereurs avoient accordé aux barbares des quartiers dans les provinces qui viennent d’être nommées, ces princes néanmoins n’en tiroient plus guéres de revenu, et que les deniers qui s’y pouvoient lever encore en leur nom, étoient absorbés soit par les dépenses ordinaires d’un Etat, soit par les prétentions que nos hôtes avoient contre l’empire, et qui étoient toujours justes, parce que ces créanciers étoient les maîtres dans le païs. On croira encore sans peine que les cités qui n’étoient que frontieres de ces fieres colonies, mais qu’il falloit ménager, payoient mal les subsides.

Il est vrai, comme on l’a vû, par ce que nous avons dit, et comme on le verra encore mieux par la suite de l’histoire, et principalement par ce qui se passa sous le regne de Clovis, qu’Aëtius avant l’invasion qu’Attila fit en quatre cens cinquante et un dans les Gaules, avoit soumis Orleans, Tours et Angers, et ce que la topographie du païs rend encore très-vrai-semblable, qu’il avoit réduit sous l’obéissance du prince, toute l’étendue de terrain qui est entre le Loir et la Loire, où suivant l’usage des Romains, il avoit fortifié plusieurs postes, et laissé des garnisons. Mais on verra aussi que la plus grande partie de la troisiéme Lyonnoise, et principalement celle que nous appellons aujourd’hui la Bretagne, étoit toujours rébelle, et perseveroit dans la confédération Armorique ; Nantes étoit encore de cette confédération sous le regne de Clovis. Si Aëtius avoit réduit Orleans et plusieurs autres cantons de la province Senonoise, il s’en falloit beaucoup qu’il ne l’eût subjuguée entierement. Paris continuoit toujours dans la révolte[1], et le Château des Bagaudes assis où nous voyons aujourd’hui le château de Saint Maur Des Fossés, ne portoit apparemment par excellence le nom de la forteresse des Bagaudes qui en avoient tant d’autres, que parce qu’il étoit de ce côté-là la clef du païs des Armoriques. Un passage de Procope[2] et un passage de la vie de sainte Geneviéve que nous rapporterons dans la suite, prouveront même, que peu d’années avant le batême de Clovis, Paris étoit encore de la confédération Armorique. Enfin toute la seconde Lyonnoise, c’est-à-dire, les sept cités qui forment aujourd’hui la province de Normandie, étoient du parti des confédérés. Eric, l’auteur de la vie de saint Germain l’Auxerrois en vers hexametres, et qui vivoit dans le neuviéme siécle, tems où la tradition conservoit encore quelque mémoire de l’état où les Gaules étoient, lorsque les Francs y établirent leur monarchie, dit : » Que le Peuple Armorique pour qui Saint Germain négocia une suspension d’armes avec Eocarix, Roi des Alains, étoit connu depuis long-tems sous ce nom-là, & qu’il étoit renfermé entre deux rivieres, c’est-à-dire, entre la Loire & la Seine. » Le poëte donne la même idée que nous de l’étendue qu’avoit le païs des Armoriques en quatre cens quarante-six.

On voit par cet exposé qu’il n’y avoit plus que le tiers des Gaules où les officiers de l’empereur fussent obéïs, et où ils pussent exiger des subsides et lever des soldats. On observera encore, ce qui est très-important en de semblables conjonctures, que ce tiers n’étoit point ramassé ou composé de cités contiguës, qui composassent un territoire arrondi, et dont il n’y eût que la liziere qui confinât avec un païs ennemi ou suspect. Au contraire, les païs demeurés sous l’obéïssance de l’empereur étoient épars dans toute l’étenduë des Gaules, et par conséquent, frontieres de tous les côtés de contrées dont des ennemis déclarés, ou des amis suspects étoient les maîtres. Aucun de ces païs ne se reposoit, pour ainsi dire, à l’abri d’une barriere assûrée, et n’étoit assez tranquille, pour ne penser qu’aux besoins généraux de l’Etat. D’ailleurs sçavons-nous si la cour de Valentinien, qui ne regarda jamais Aëtius que comme un ennemi reconcilié, ne limitoit pas tellement ses pouvoirs, qu’il n’étoit point le maître de faire ni la paix ni la guerre quand il le falloit, ni comme il le falloit ? Il n’est donc point surprenant que lorsqu’on apprit dans les Gaules qu’Attila se disposoit à y faire dans peu une invasion, Aëtius n’eût point encore réduit les Armoriques, ni contraint les Francs à capituler avec lui aux mêmes conditions qu’ils avoient traité en quatre cens vingt-huit. Cette terrible nouvelle obligea tous ceux qui habitoient dans les Gaules, de quelque nation qu’ils fussent, à se réünir contre le roi des Huns. Nous avons vû que la guerre n’avoit recommencé entre les officiers de l’empereur et les Armoriques que vers l’année quatre cens quarante-cinq, et que c’étoit vers cette année qu’elle s’étoit allumée entre les Romains et les Francs Saliens par la surprise de Cambray ; d’un autre côté nous allons voir qu’il est probable que le projet d’Attila ait été connu dans les Gaules dès la fin de l’année quatre cens quarante-neuf.

  1. Glossar. Cangii.
  2. De Bell. Goth. lib. I. Vita S. Gen. c. 34 & pag. 24. Ed. ann. 1697.