Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 2/Chapitre 13

LIVRE 2 CHAPITRE 13

CHAPITRE XIII.

De l’opinion où plusieurs personnes étoient au milieu du cinquiéme siécle, que l’Empire Romain ne devoit plus subsister long-tems. Conspiration d’Eudoxius, pour faire rentrer les Provinces Confédérées de la Gaule, sous l’obéïssance de l’Empereur.


Nous avons dit que le troisiéme des quatre motifs qui purent durant l’année quatre cens quarante-six engager les Armoriques à rompre la négociation qui se faisoit alors à Ravenne, pour moyenner leur réduction à l’obéissance de l’empereur Valentinien, aura été l’opinion qu’avoient alors les peuples : que la ville de Rome et son empire ne devoient plus subsister long-tems. Voici sur quoi cette opinion étoit fondée. Censorius qui a écrit son livre du Jour natal ou de la Nativité, un peu avant le milieu du troisiéme siécle de l’ére chrétienne, y fait dire à Varron si célebre par sa science, et qui vivoit cent ans avant Jesus-Christ : » L’Augure Vettius mon Contemporain & mon ami, étoit du sentiment que les douze Vautours que vit Romulus, lorsqu’il prit les Augures, avant que de jetter les fondemens de Rome, présageoient entr’autres choses le nombre des années ou des révolutions chroniques, durant lesquelles la nouvelle Ville devoit subsister. » Ainsi le nombre de ces vautours signifioit, suivant l’opinion de Vettius, qu’au cas que la nouvelle ville, après avoir duré douze ans, parvînt encore à durer dix fois douze ans qui font six vingt ans, elle passeroit douze fois cent ans, et qu’elle dureroit par conséquent autant de siécles que Romulus avoit vû de vautours. Or comme Rome avoit passé six vingt ans, il y avoit déja long-tems, lorsque Vettius parloit à Varron vers la fin du septiéme siécle de l’ére de Rome, il s’ensuivoit que le sentiment de Vettius avoit été que Rome devoit durer douze cens ans. Suivant le calcul commun, Rome fut fondée sept cens cinquante-trois années avant la naissance de Jesus-Christ. Ainsi le douziéme siécle de Rome devoit expirer l’année quatre cens quarante-sept de l’ére chrétienne. Les prédictions qui concernent la durée des Etats, trouvent toujours des curieux qui les retiennent, et qui cherchent à les faire valoir, quand ce ne seroit que pour acquerir la réputation de personnes qui ont des lumieres supérieures, et un esprit plus perçant que celui des autres. On peut donc croire que le prognostic de Vettius sur la durée de Rome et de son empire, avoit pour ainsi dire, fait fortune ; et comme cet augure sembloit y avoir marqué la durée de douze cens ans, comme la plus longue durée que Rome pût esperer, ceux qui se mêloient de l’art de prédire l’avenir, n’avoient pas manqué d’établir que la Ville éternelle ne passeroit point ce terme-là. Suivant le cours ordinaire des choses, cette espece de prophetie quoique fondée sur un fait notoire, et dont on ne pouvoit pas douter, je veux dire sur le nombre des vautours qu’avoit vû Romulus, n’aura été bien connue que des curieux dans les siécles éloignés du terme marqué pour son accomplissement. Le peuple, ou n’en aura pas eu connoissance, ou il n’y aura fait qu’une legere attention durant les quatre premiers siécles de l’ére chrétienne ; mais la prédiction dont il s’agit, sera devenue l’entretien de tout le monde, dès le commencement du cinquiéme siécle, quand le tems fatal n’étoit plus éloigné que d’une quarantaine d’années.

La religion chrétienne, dira-t-on, n’avoit-elle pas enseigné la vanité de tous les présages tirés des augures, et de toutes les especes de divination en usage dans la religion payenne ; or presque tous les Romains étoient déja chrétiens au milieu du cinquiéme siécle. Je tombe d’accord que nos Romains devoient géneralement parlant être alors désabusés de l’opinion qu’il fût possible de trouver dans les entrailles des animaux, et dans les augures aucun présage de l’avenir. Cela devoit être, mais cela n’étoit pas ; les superstitions fondées sur les dogmes du paganisme, ont survêcu long-tems à ces dogmes. L’histoire du cinquiéme siécle et celle des siécles suivans sont remplies de faits qui le prouvent. Quoique, par exemple, sous le regne de l’empereur Justinien qui monta sur le trône du partage d’Orient en l’année cinq cens vingt-sept, il y eut déja plus de cent ans que tout exercice de la religion payenne eut été défendu ; cependant lorsque cet empereur eut ordonné par un édit, qu’on recherchât ceux des chrétiens qui pratiquoient encore en secret les cérémonies superstitieuses de l’idolâtrie, on découvrit, suivant le récit de Procope, auteur contemporain, une infinité de coupables, parmi lesquels il se trouva même un grand nombre des principales personnes de l’Etat : nous rapporterons encore dans la suite de cet ouvrage quelques autres faits, qui prouvent la même chose. On les croira sans peine, pour peu qu’on fasse attention à la curiosité et à la foiblesse de l’esprit humain. Enfin n’avons-nous pas plusieurs loix faites par nos rois mérovingiens dans le sixiéme siécle, et quand il n’y avoit plus d’idolâtres dans les Gaules, pour y extirper les restes d’idolâtrie qu’on y voyoit encore ? Quelle peine saint Gregoire Le Grand, qui mourut au commencement du septiéme siécle, ne fut-il pas obligé de prendre, pour achever de déraciner le paganisme mort, s’il est permis de parler ainsi, il y avoit déja plus de deux cens ans, lorsque ce pape s’assit sur le trône de saint Pierre.

Quoique les hommes fussent bien plus crédules dans le cinquiéme siécle, qu’ils ne le sont aujourd’hui, je pense néanmoins que les Romains s’y seroient moins occupés de l’augure qu’avoit eu le fondateur de leur ville, si l’empire eût été aussi florissant sous le regne d’Honorius, qu’il l’avoit été sous le regne de Trajan, et sous celui des Antonins. Mais dès le commencement du cinquiéme siécle, on voyoit les forces de l’Etat diminuer chaque jour. Ainsi la prudence humaine, en s’aidant des lumieres naturelles, faisoit sur ce qui arrivoit tous les jours, un pronostic des plus sinistres, et semblable par conséquent au présage que l’art de la divination par le vol des oiseaux, tiroit de l’augure qu’avoit eu Romulus. Dès la seconde année du cinquiéme siécle, et lorsqu’Alaric eût mis le pied en Italie pour la premiere fois, les Romains commencerent donc d’avoir une grande peur de cette espece d’oracle, et ils craignirent sérieusement la subversion de leur ville qu’il annonçoit. Tout le monde, dit Claudien, en parlant de la situation où les esprits se trouvoient en quatre cens deux, et lors de la premiere invasion du roi des Visigots, rappelloit les anciens présages qui menaçoient Rome d’essuyer dans les tems qui étoient prêts d’arriver, une destinée funeste. » Tout le monde faisoit son calcul concernant la durée de cette Ville, & en raisonnant sur quelques circonstances du vol des Vautours, & de l’Augure qu’avoient eu ses Fondateurs, on rapprochoit encore le terme fatal. »

Comme il y avoit eu des hommes qui avoient craint l’accomplissement de notre prédiction avant l’année quatre cens quarante-sept, et que le tems précis de son accomplissement fût venu, il y en eut encore qui le craignirent, après que le tems critique fut passé, et que l’année quatre cens quarante-sept fut écoulée. Sidonius Apollinaris fait dire à Jupiter qu’il introduit parlant au génie de Rome sur le meurtre d’Aëtius tué par l’empereur Valentinien en quatre cens cinquante-quatre, et sur les tristes évenemens dont fut suivi ce meurtre, qui auroit causé la ruine de l’empire, si enfin Avitus, le héros du poëte, ne fût pas monté au trône. » Quand les destins se préparoient pour accomplir l’Augure des douze Vautours, Rome, vous ne sçauriez ignorer vos propres destinées ; Aëtius est massacré par le fils efféminé de Placidie devenu furieux. »

Ainsi l’on peut juger si dans l’année quatre cens quarante-cinq, et dans la suivante, si dans le tems fatal, les peuples fideles à l’empire devoient être intimidés par la prédiction de Vettius, et si au contraire elle ne devoit point encourager les sujets révoltés. La superstition fait souvent d’une terreur panique un malheur réel, et souvent cette terreur est le plus grand mal d’une monarchie qui peut courir quelque danger véritable. Il y a même des conjonctures telles qu’il suffiroit que les peuples fussent bien persuadés de la vérité d’une prédiction chimérique, pour faire avoir un plein effet à cette prédiction. Personne n’ignore qu’il arriva quelque chose d’approchant dans le seiziéme siécle. Les astrologues ayant annoncé avec effronterie un second déluge pour l’année 1524 les paysans crurent la prédiction, et ils cesserent de travailler à la culture de la terre[1]. On eut toutes les peines du monde à les obliger de reprendre leur travail, et à empêcher que leur prévention ne causât un mal réel, et presqu’aussi funeste que celui qui faisoit l’objet de leur terreur.

Je me figure donc que l’approche de l’année 1447, aura produit dans le monde romain autant d’allarmes, d’agitation, et de troubles qu’en produisit dans des tems plus voisins du nôtre, l’approche de la milliéme année de l’ére chrétienne. Comme dans les dernieres années du dixiéme siécle chacun arrangeoit ses affaires, et prenoit ses mesures sur le pied que la fin du monde arriveroit avec la fin du siécle, de même en quatre cens quarante et les années suivantes, plusieurs personnes auront pris leurs mesures, dans la persuasion que l’année quatre cens quarante-sept seroit le terme fatal de la durée de Rome et de son empire. Les Armoriques se seront conduits en quatre cens quarante-six conformément à cette opinion ; c’est-à-dire, que les principaux d’entr’eux auront profité de l’erreur où étoit le peuple, pour rompre un accommodement qui les eût dégradés, en leur redonnant des maîtres.

Enfin, et c’est le quatriéme des motifs qui auront fait rompre la négociation que saint Germain suivoit à Ravenne. Ceux qui commandoient dans les Gaules pour l’empereur, abusoient de l’armistice, pour tramer des complots dans les provinces confédérées, et pour y former un parti qui par quelque coup de main, les remit sous l’obéïssance du Prince, malgré le gouvernement present, et avant qu’il y eût eu aucun accord conclu entre lui et la cour. Cette conjecture est fondée sur un passage de la chronique de Prosper.

Il est certain par les fastes de Prosper que ce fut en quatre cens quarante-quatre qu’Attila se défit de Bléda son frere, qui partageoit avec lui le royaume des Huns. Or la chronique de Prosper dit après avoir raconté ce meurtre, et trois ou quatre lignes avant que de rapporter la mort de Theodose Le Jeune arrivée en quatre cens cinquante : » Eudoxius, Médecin de profession, homme d’un méchant esprit, mais habile & versé dans le maniment des affaires, fut déféré comme coupable dans la Bagaudie, où il se fit de grands mouvemens dans ce tems-là, & il se réfugia parmi les Huns. »

Il n’y a pas d’apparence que Prosper eût fait mention de l’évasion de notre médecin, au sujet d’une accusation intentée contre lui, si cet incident n’eût point été lié à quelque évenement important, et tel qu’il interessoit l’Etat. D’ailleurs les circonstances de cette évasion qui sont dans le récit de Prosper ; sçavoir, que lorsqu’elle arriva, les Bagaudes remuerent de nouveau, et que l’accusé se réfugia chez les Huns, rendent encore plus vrai-semblable qu’Eudoxius avoit tramé quelque conspiration, pour faire rentrer précipitamment sous l’obéissance de l’empereur les Armoriques, à l’insçû de ceux qui étoient alors à la tête de leur république, et qui lui firent reprendre les armes à cette occasion. En effet, nous allons voir que les Armoriques firent une entreprise sur Tours en quatre cens quarante-six, et toutes les convenances font croire que les Huns, chez qui se réfugia Eudoxius, n’étoient pas les Huns qui habitoient dans la Pannonie sur les bords du Danube, mais les Huns à qui l’empereur avoit donné des quartiers auprès d’Orleans. L’asile que chercha Eudoxius, montre seul quel parti il servoit.

  1. Voyez le Dict. de Bayle à l'art. de Stoffler.