Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 1/Chapitre 12

LIVRE 1 CHAPITRE 12

CHAPITRE XII.

Du Tribut public, ou du Subside ordinaire, qui comprenoit la Taxe par arpent, & la Capitation. Qu’il y avoit dans les Gaules, du tems des derniers Empereurs, un nombre de Citoyens bien moindre que le nombre de Citoyens qui s’y trouve aujourd’hui.


Nous avons dit que la seconde source, ou la seconde branche du revenu de l’Empire, consistoit dans le produit d’un subside annuel et ordinaire, qui s’appelloit le tribut public. Il se nommoit ainsi, soit parce qu’il étoit spécialement destiné pour payer les troupes, comme pour acquiter les autres charges de l’Etat, au lieu que le domaine étoit destiné à l’entretien du prince et de sa maison : soit parceque généralement parlant, personne n’en étoit exempt. Il n’y avoit que les citoïens possédans des terres domaniales qui fussent cottisés dans le canon, au lieu que tous les citoïens étoient compris dans les rôles du tribut public. Il consistoit en deux sortes d’impositions, dont l’une étoit la cottisation de l’arpent, c’est-à-dire, une taxe réelle à raison de tant par arpent, et dont l’autre étoit une taxe personnelle ou capitation désignée souvent, comme on le va voir, par le nom de Cotte-part d’une tête de citoïen. Examinons presentement trois choses ; la premiere, comment ces impositions s’asseoient ; la seconde, en quoi chacune de ces impositions consistoit ; et la troisiéme, comment elles étoient levées.

Il suffit d’avoir une connoissance legere de l’histoire romaine pour ne pas ignorer que de tems en tems les empereurs faisoient faire un état général ou dénombrement du peuple, et que dans les registres de ce recensement, on inscrivoit province par province, cité par cité, le nom des sujets, et qu’à côté de chaque nom, il étoit fait mention de l’âge, de la condition, comme des biens et des facultés de celui qui le portoit. Je me sers ici du mot de recensement pour rendre celui de census, parce que la signification de celui de cens qui semble en être la traduction, a reçu de l’usage une signification si differente de census, qu’on ne sçauroit plus emploïer cens dans l’acception du mot latin dont il est dérivé.

Il est fait mention dans l’Evangile de deux de ces descriptions ou recensemens, dont la premiere qui étoit une description générale du monde romain, fut faite dans le tems de la naissance de Jesus-Christ[1]. L’autre qui étoit une description particuliere de la Judée[2], et dont la mémoire dut être long-tems récente dans cette contrée, à cause de la révolte et des maux dont elle y avoit été la cause, fut faite quelque tems après, et tandis que Quirinus étoit président de Syrie. L’usage étoit que les rôles de ces descriptions fussent rédigés dans chaque cité par les officiers du lieu, qui les faisoient approuver ensuite par le gouverneur de la province, après quoi ils étoient déposés dans ses archives comme des actes qui faisoient foi en justice. On envoïoit à l’empereur un double des rôles arrêtés par le gouverneur de chaque province. Dion raconte que Caligula ayant perdu une grosse somme d’argent au jeu, il se fit apporter la copie des registres du recensement des Gaules, pour repartir à son gré la perte qu’il venoit de faire, sur les sujets les plus riches de cette province lesquels il fit mourir et dont il confisqua les biens. Ce même historien nous apprend aussi que sous le regne de Commode le feu ayant pris au palais des Césars, il y eut une grande partie des archives de l’empire qui fut brulée. Nous avons déja dit qu’outre cela il se gardoit dans les registres particuliers de chaque cité, une copie autentique de son dénombrement particulier. Le lecteur verra même dans mon dernier livre de nouvelles preuves qu’on en usoit ainsi.

Lorsque l’empereur vouloit faire une imposition ordinaire ou extraordinaire sur toute la monarchie, il pouvoit donc asseoir avec équité la somme dont il avoit besoin, en la repartissant, comme nous disons, au sol la livre, sur toutes les provinces dont il avoit sous les yeux les descriptions, et pour ainsi dire, la valeur. En effet, le tribut public avoit tant de connexité avec le recensement, il en paroissoit si bien une émanation, que le tribut public, c’est-à-dire, la taxe par arpent, et la capitation, sont désignées quelquefois par le mot census, non seulement dans les actes et dans les auteurs du cinquiéme siécle, mais encore dans les capitulaires de nos rois de la seconde race, ainsi qu’on le verra dans le sixiéme livre de cet ouvrage. Ces sortes de métonymies où l’on employe la cause pour l’effet, et l’adjoint pour le sujet, sont encore en usage, et ils l’ont toujours été, en parlant des impositions.

Il seroit inutile d’expliquer ici pourquoi les empereurs faisoient faire de tems en tems de nouvelles descriptions, soit de toute leur monarchie, soit de quelque province particuliere. Les changemens qui arrivent dans la fortune des sujets, et ceux qui surviennent dans la nature même des fonds de terre, rendent toûjours nécessaire, au bout de quelques années, la confection d’un nouveau recensement. On verra que cet usage avoit encore lieu sous nos rois mérovingiens.

Rapportons présentement ce que nous pouvons sçavoir concernant la taxe par arpent, et concernant la capitation.

La taxe par arpent, jugeratio, étoit donc une taxe proportionnée à la valeur du fonds, et plus ou moins forte suivant les besoins de l’Etat. Elle s’imposoit sur tous les arpens de terre, à qui que ce fût qu’ils appartinssent. Ainsi ceux qui joüissoient des terres domaniales se trouvoient payer deux redevances au prince, l’une comme au propriétaire du fond, et l’autre comme au souverain. C’est ainsi que les laboureurs qui ont pris à ferme des terres du domaine, payent en même-tems au roi le prix de leurs baux comme au propriétaire du fond, et la taille comme au prince.

Il étoit rare que les empereurs remissent la taxe par arpent ; par exemple, lorsque Theodose et Valentinien voulurent repeupler la Thrace, ils déchargerent bien pour l’avenir ses habitans du payement de la capitation, mais ils ordonnerent en même-tems que ces habitans ne laisseroient pas de continuer à payer la taxe ou la cottisation de l’arpent.

Un Etat ne fait jamais plus de tort à ses sujets que lorsqu’il leur demande à l’imprévû des subsides ausquels ils ne s’attendoient pas, et qu’il leur faut payer avec précipitation. Ainsi comme la taxe par arpent n’étoit pas toujours la même, et qu’elle devoit quelquefois se trouver très-forte l’année où les peuples se seroient flatés qu’elle seroit légere, elle pouvoit, en les surprenant, déranger les sujets les plus oeconomes et leur être très-nuisible. Aussi l’usage étoit-il établi que les empereurs annonçassent d’avance aux contribuables quelle seroit la taxe par arpent dans les années suivantes. Cette espece d’annonce qui apprenoit aux sujets quelle seroit, durant un tems année par année, la somme à laquelle la contribution dûë par chaque arpent, est même, à ce qu’on croit, ce qui a donné lieu à calculer les tems par indictions, ou par révolutions de quinze années, parce que l’usage étoit de publier au commencement de cette espece de cycle, l’annonce dont nous venons de parler. Theodose Le Jeune et Valentinien III, disent dans une loi faite en quatre cens trente-six, et qu’ils adressent aux préfets des prétoires : « Nous vous enjoignons de notifier aux Provinces, avant le tems de l’échéance du premier terme de chaque Indiction, à quoi se monte la taxe que chacune d’elles doit porter durant l’Indiction afin que les Proprietaires des fonds puissent apprendre d’avance, & non point par un commandement odieux, ce qu’ils auront à payer par chacun an pour satisfaire à leurs obligations, & qu’il ne soie fait aucune concussion par ceux qui sont chargés du recouvrement de nos revenus. »

Les indictions ne regardoient point la capitation, parce qu’elle étoit supposée, nonobstant les changemens qui s’y faisoient quelquefois, et que nous expliquerons plus bas, être une imposition fixe et non variable. « L’indiction, dit une loi des empereurs Diocletien et Maximien, publiée en l’année deux cens quatre-vingt-six, n’impose aucune taxe personnelle, puisqu’elle ne regarde que les biens-fonds. Ainsi les Gouverneurs des Provinces tiendront la main à ce qu’il ne soit rien demandé autre chose aux Ciroïens par les rôles de l’Indiction, que la contribution dont les fonds qu’ils possedent, sont chargés. » Quelle étoit, année commune, la cottisation d’un bon arpent de terre labourable, et de celle des arpens médiocres et des autres biens fonds ? Que payoit chaque arpent, je ne dis pas pour le canon ? Nous venons de le voir ; mais à raison de cette partie du subside ordinaire, laquelle s’appelloit jugeratio. Mes conjectures sont que cette imposition consistoit ordinairement dans le vingtiéme des grains et autres fruits recueillis sur chaque arpent. Voici sur quoi elles sont fondées.

On lit dans Dion, qu’Auguste établit un droit de vingtiéme, qui se percevoit encore dans le tems de la mort de ce prince, et qui se levoit sur tout le peuple. Or, suivant mon opinion, cette imposition du vingtiéme, ne peut être autre chose qu’un droit de cinq pour cent, levé en nature ou par estimation, sur les fruits recueillis. L’imposition établie par Auguste sur les immeubles qui se vendoient, n’étoit pas un vingtiéme denier ; mais seulement un centiéme denier. Il fut même réduit au deuxcentiéme denier par Tibere, et puis aboli par Caligula. On ne voit pas d’ailleurs que l’imposition mise sur les effets mobiliers vendus, ait jamais été plus forte que le quarantiéme denier, ou que deux et demi pour cent. Ainsi je conjecture que l’imposition d’un vingtiéme dont il est parlé dans Dion, est la jugeration, ou la taxe ordinaire par arpent. D’un autre côté, Dion raconte en faisant l’histoire des dernieres années d’Auguste, que ce prince bien informé que le peuple murmuroit beaucoup contre le vingtiéme, enjoignit au senat de trouver un moïen moins onereux de lever la somme que ce droit produisoit, soit en mettant une imposition d’autre nature sur les terres, soit en mettant une taxe sur les maisons, soit autrement. Le sénat, ajoute Dion, se fatigua vainement pour trouver une imposition moins onereuse que le vingtiéme ; et comme Auguste l’avoit bien prévû, il fallut s’en tenir à ce subside. On observera que notre auteur qui vivoit plus de deux siécles après Auguste, et qui a coutume, lorsqu’il rapporte quelque établissement ordonné par les empereurs dont il écrit l’histoire, de faire mention des changemens arrivés depuis dans ces établissemens, ne dit point qu’il y eût eu encore de son tems rien de changé à l’imposition mise par Auguste.

Jusqu’ici tout a été bien compassé. Voici le désordre. La nécessité qui n’a point de loi, introduisit dans l’empire l’usage d’augmenter subitement, et au sol la livre, la cottisation de l’arpent, dans les provinces où il survenoit tout à coup quelque besoin extraordinaire. Les superindictions, (c’est ainsi que s’appelloient les cruës d’impositions dont je parle) furent d’abord si legeres, et demandées sur des motifs si évidemment justes, que les empereurs avoient laissé à la discretion des préfets du prétoire de les exiger chacun dans son diocése, lorsque les conjonctures le demanderoient. Voïons ce qu’on lit à ce sujet dans Ammien Marcellin.

« Quoique le quartier d’Hyver que Julien passa dans Paris fût très-court, & quoique ce Prince y fût accablé d’affaires, il ne laissa point de trouver le tems d’examiner à fond les Etats de recette & dépense du Trésor public, en vûë de soûlager, autant qu’il lui seroit possible, les Proprietaires des terres. Florentius Préfet du Prétoire des Gaules, après avoir de son côté bien calculé tout, jugeoit qu’il fût nécessaire de demander au Païs une Superindiction, ou une subvention extraordinaire qui remplaçât les non-valeurs, qui ne manqueroient pas de se trouver dans le recouvrement de la Capitation. Julien qui sçavoit bien que ces sortes de subventions, ou plûtôt ces destructions, sont la ruine d’une Province, ne fut point de cet avis-là. Cependant quelque-tems après Florentius lui mit entre les mains un ordre pour obliger le Peuple à payer une Superindiction, mais Julien le jetta à terre sur le champ, sans daigner même se le faire lire. Julien n’auroit pas certainement donné des marques d’un mépris si sensible pour un ordre émané & signé de l’Empereur.

Les Empereurs ne laisserent pas long-tems les Préfets des Prétoires maîtres d’imposer, quand ils le trouveroient à propos, ces Superindictions. » Aucun de nos Sujets, dit une Loi de Theodose le Grand, & de ses Collégues, ne pourra être contraint sur le simple ordre des Préfers du Prétoire, à payer quoi que ce soit à titre de Superindiction ou de surcharge : & même nous voulons qu’aucune sorte d’imposition ne puisse être signifiée & exigée des contribuables qu’en vertu d’un rôle arrêté par nous-mêmes, & renvoyé aux Préfectures, afin qu’elles le mettent en exécution chacune dans son Département. »

Comme les superindictions étoient réputées n’être imposées que pour subvenir à quelque besoin urgent où l’état se trouvoit, ceux mêmes qui par une grace particuliere étoient exempts de la cottisation de l’arpent, n’étoient pas dispensés d’acquitter ces charges extraordinaires. Il dit dans une loi d’Honorius et de Theodose Le Jeune : » Tous les Proprietaires des fonds, à quelque titre que ce soit qu’ils les possedent, seront contraints au payement des Superindictions, ainsi & de la même maniere qu’ils sont contraints au payement des redevances comprises dans le Canon, & les Superindictions seront exigées comme si elles étoient comprises dans le Canon, » c’est-à-dire, dans le rôle des redevances dont étoient tenus ceux qui joüissoient des fonds appartenans à l’état en proprieté. Une loi des empereurs Theodose Le Jeune et Valentinien troisiéme, porte : » A l’exception des biens de notre Patrimoine, dont nous employons souvent le revenu à subvenir aux besoins de l’Etat ; nous voulons que toutes les terres, même sans exception de celles qui sont unies aux benefices Militaires, soient tenuës d’acquitter les charges portées dans les Superindictions. »

Nous avons dit dès le commencement de ce chapitre que le tribut public consistoit dans deux impositions ; l’une réelle, qui étoit la cottisation de l’arpent ; et l’autre personnelle, qui étoit la capitation. Après avoir parlé de la cottisation de l’arpent, il nous faut donc parler de la capitation.

Qu’elle fût un impôt purement personnel, on n’en sçauroit douter. Salvien dit, en parlant de la malheureuse condition où étoit le peuple des Gaules dans le tems qu’il écrivoit, c’est-à-dire, vers le milieu du cinquiéme siécle. » Quand un pauvre Citoïen a perdu tous ses biens-fonds, il n’est pas déchargé pour cela de payer la Capitation. Il est encore obligé d’acquitter des taxes lorsqu’il ne possede plus un pouce de terre en proprieté. »

Une loi du Digeste ordonne qu’en faisant le recensement, qui étoit le rôle sur lequel s’imposoit et se levoit la capitation, on y marquera en quel tems chaque citoïen est né, parce qu’il y en a que leur âge exempte de payer certains tributs. Or l’âge du possesseur d’un fonds ne le dispensa jamais d’acquitter la charge mise sur ce fonds. C’est des impositions personnelles, et non pas des impositions réelles que l’âge peut exempter. Nous allons encore rapporter plusieurs passages qui prouvent sensiblement que la capitation étoit une taxe personnelle.

La capitation consistoit donc en une taxe mise sur chaque citoïen, à raison de sa personne, à raison de ce qu’il étoit en tant que sujet, contribuable aux besoins de l’Etat, ou tout au plus à raison de sa profession, et cela sans égard à ses biens réels qui étoient chargés d’ailleurs. Ainsi tous les citoïens étoient employés dans le rôle de la capitation, au lieu que plusieurs d’entr’eux qui n’avoient pas de biens-fonds, n’étoient point employés sur le rôle des possesseurs ni dans le canon proprement dit. On appelloit les citoïens qui ne se trouvoient enregistrés dans les descriptions qu’à raison de leur tête capite censi.

Toutes les cottes-parts devoient donc être égalés. Aussi la capitation des citoïens d’une fortune médiocre, étoit-elle originairement aussi forte que celle des citoïens riches. Une imposition assise sur ce pied-là paroît avec raison, bien injuste, et sujette à bien des non-valeurs, si l’on en juge par rapport à l’état présent de la societé, composée entierement d’hommes libres, dont il est comme impossible que plusieurs ne soient pas dans l’indigence. Mais durant le cinquiéme siécle, la societé étoit encore composée dans les Gaules d’hommes libres et d’esclaves. Ainsi il ne devoit point y avoir de citoïen qui ne pût subsister commodément par son industrie comme par le travail de ses esclaves, et qui ne fût en état par conséquent de payer une somme raisonnable à titre de capitation. Si la mauvaise conduite, ou le malheur des tems faisoit tomber un citoïen dans l’indigence, il perdoit bien-tôt son état de citoïen. Il étoit comme impossible qu’avant que d’être ruïné, il n’eût fait bien des emprunts, et les loix ordonnoient en plusieurs cas, que le débiteur insolvable devînt l’esclave de ses créanciers. Il a même été un tems, où les loix imperiales condamnoient à la servitude les mandians valides[3].

Toutes les provinces de l’empire n’étant point également pécunieuses, il est à croire que la capitation qui se payoit en deniers, n’y étoit pas également forte. Ce que nous sçavons certainement, c’est que dans le tems où Julien vint commander les armées dans les Gaules, qui passoient véritablement pour une des plus riches provinces de l’empire, les collecteurs du tribut public y levoient vingt-cinq sols d’or, à raison de chaque tête ou de chaque cotte-part de capitation ; mais ce prince aïant diminué la dépense, et son oeconomie aïant mis la république en état de diminuer aussi la recette, chaque cotte-part de la capitation, se trouvoit réduite à sept sols d’or lorsqu’il quitta cette province.

Qu’on ne juge point de la somme que la capitation des Gaules levée à raison de vingt-cinq sols d’or sur chaque chef de famille, devoit produire aux empereurs, par celle que produiroit aujourd’hui une semblable cottisation. En premier lieu, tous les citoïens ne payoient pas, chacun à lui seul une tête , ou une cotte-part entiere de capitation. Tout citoïen ne payoit point à lui seul, comme nous allons le voir, vingt-cinq sols d’or, dans le tems que chaque cotte-part montoit à cette somme. En second lieu, il y avoit alors dans les Gaules, en supposant qu’elles fussent aussi peuplées qu’elles le sont aujourd’hui, un moindre nombre de citoïens, et par conséquent bien moins de personnes sujettes aux impositions, qu’il n’y en a présentement.

Suivant les calculs ausquels on ajoûte le plus de foi, le roïaume de France contient aux environs de treize millions d’ames, et les païs qui faisoient sous les empereurs une partie des Gaules, et qui ne sont pas aujourd’hui compris dans ce royaume, en contiennent encore à peu près quatre millions. Or suivant les principes de l’arithmétique politique, ou de l’art qui enseigne à suputer quel nombre de peuple se trouve dans un païs, quand on n’a point le dénombrement de ses habitans, il doit y avoir parmi les dix-sept millions d’ames dont nous parlons, quatre millions d’hommes, de veuves et d’autres chefs de famille, ou de personnes d’une condition à être imposées à une capitation de la nature de celle que les Romains levoient dans les Gaules, parce que, comme on vient de le dire, notre societé n’est composée que d’hommes libres. Mais dans le cinquiéme siécle, tems où la societé étoit composée d’hommes libres et d’esclaves, qui même étoient en beaucoup plus grand nombre que les hommes libres, il n’y avoit peut-être point parmi les dix-sept millions d’ames qui habitoient alors les Gaules, cinq cens mille chefs de famille ou citoïens de condition à être imposés à la capitation. Je supplie le lecteur de vouloir bien se souvenir de cette observation, parce qu’elle est d’un grand usage pour l’intelligence de l’histoire du cinquiéme siécle et du sixiéme. Elle fait concevoir entre autres choses, comment il étoit possible qu’un essain de barbares, dans lequel il n’y avoit souvent que quatre ou cinq mille combattans, se cantonnât, malgré les anciens habitans, dans une étenduë de païs, où il y a presentement quinze mille citoïens en âge de porter les armes, et qui ont en même tems assez d’intérêt à la conservation de l’état present de leur patrie, pour se bien défendre contre des hôtes fâcheux qui viendroient s’emparer d’une partie de leur bien. Mais dans cette même étenduë de païs, il ne se trouvoit pas, durant le cinquiéme siécle, deux mille citoïens, ou deux mille hommes qui eussent intérêt, et qui fussent disposés à faire la même résistance que quinze mille y feroient aujourd’hui.

Revenons à la capitation. Les Romains avoient imaginé, pour la rendre plus supportable, un expédient qui paroîtra bisarre, parce que nous ignorons tous les motifs qu’ils peuvent avoir eus de s’en servir. Tâchons d’expliquer quel étoit ce moïen, car il nous paroît que faute de l’avoir bien compris, plusieurs sçavans modernes ont mal entendu Cassidore, et les auteurs ses contemporains. Cet expédient consistoit à associer plusieurs personnes pour payer entr’elles une seule tête ou cotte-part de capitation. Il étoit bien plus simple, dira-t-on, de faire ce que Julien fit dans les Gaules, c’est-à-dire, de reduire cette cotte-part aux deux tiers ou à la moitié. Mais si on avoit pris le parti de baisser les cotte-parts, le riche eût autant profité de la diminution que le pauvre. Enfin, comme je l’ai déja dit, nous ignorons les raisons que les empereurs peuvent avoir euës de mettre en usage l’expédient dont nous parlons, et dont il suffit ici de prouver que ces princes se sont servis.

Quelqu’un des prédécesseurs de Constantin Le Grand avoit-il eu recours à cet expédient ? Je l’ignore. Il est certain seulement que ce prince le pratiqua, et qu’il fut pratiqué depuis lui. Voici ce que dit, à ce sujet dans son panégyrique, le rheteur Eumenius, dont l’on doit croire le témoignage, d’autant plus volontiers, qu’il parle de choses qui s’étoient passées à ses yeux.

Sous le regne de Constantin Le Grand, il y avoit dans la cité d’Autun, suivant le dernier recensement, vingt-cinq mille hommes, ou veuves, ou autres chefs de famille. Personne n’ignore qu’alors la cité d’Autun étoit bien plus étenduë, que ne l’est aujourd’hui le diocèse d’Autun. Cette cité devoit par conséquent vingt-cinq mille têtes , ou vingt-cinq mille cotte-parts de capitation. Son peuple étant hors d’état d’acquitter cette charge, elle s’adressa à Constantin qui lui en remit le quart et même plus, en la dispensant de payer sept mille de nos cotte-parts : les vingt-cinq mille cotte-parts furent donc reduites à dix-huit mille. Or, comme il paroît en lisant la harangue faite à Constantin par Eumenius au nom de la cité d’Autun : que le bienfait de l’empereur tourna à l’avantage de tous les vingt-cinq mille contribuables : on voit bien que ce bienfait ne consistoit pas en ce que Constantin eût exempté sept mille citoïens de la capitation, mais en ce qu’au lieu d’exiger de tous les contribuables vingt-cinq mille cotte-parts, il s’étoit réduit à exiger dix-huit mille cotte-parts. « Votre remise de sept mille cotte-parts, dit Eumenius, a rendu les forces à vingt-cinq mille personnes qui en étoient aux abois. En perdant sept mille têtes, vous en avez sauvé vingt-cinq mille. Ce ne sont pas sept mille hommes qui vous ont obligation de leur conservation, ce sont vinge cinq mille. » Dès que la remise faite par Constantin avoit operé un soulagement général, ne faut-il pas que tous les contribuables, du moins ceux qui étoient surchargés, eussent profité de cette diminution. Il est aisé de concevoir que nos vingt-cinq mille contribuables n’étant plus obligés qu’à payer dix-huit mille cotte-parts, on aura pû associer ensemble deux ou trois des moins aisés pour payer une seule cotte-part ; les plus aisés auront payé, les uns quatre cinquiémes, et les autres les trois quarts d’une tête. C’est ainsi que sous nos rois de la troisiéme race, les villes qui avoient souffert une diminution considerable de citoïens, obtenoient du prince une diminution de feux  ; c’est-à-dire, la réduction du nombre des feux, sur chacun desquels le souverain percevoit une certaine somme, à un nombre moindre. La ville, qui suivant le dernier cadastre, devoit par exemple payer l’aide pour trois-cens feux, obtenoit une remise, en vertu de laquelle cette même ville ne païoit plus que pour deux-cens cinquante. Par là tout le monde se trouvoit soulagé.

Nous avons une loi des empereurs Valens et Valentinien, qui regnerent environ trente ans après la mort de Constantin Le Grand, laquelle change notre conjecture en certitude. Cette loi adressée au préfet du pretoire, dit : « Au lieu que jusqu’ici chaque homme a payé lui seul une cotte-part entiere de la Capitation, & que deux femmes ont payé à elles deux une de ces cotte-parts, nous voulons bien que désormais on associe deux hommes, & même trois, pour payer une seule de ces cotte-parts, & qu’on associe de même jusqu’à quatre femmes pour en payer une. » Quoique la remise faite ici par nos empereurs soit differente, quant à la valeur, de celle qui avoit été faite par Constantin Le Grand à la cité d’Autun, on voit bien néanmoins que l’une et l’autre remises sont faites sur le même pied, puisqu’elles aboutissent également à partager en plusieurs portions une tête entiere, ou une cotte-part complette de capitation, et à faire payer par deux et trois personnes, la somme qu’une seule personne devoit payer originairement.

Après ce qui vient d’être déduit, on ne sçauroit douter que ce ne soit des tiers et moitiés d’une cotte-part de capitation qu’il s’agit dans Cassiodore aux endroits où il y est parlé de bina et de terna, et non pas du droit de tiers et danger. Ces termes sont employés expressément dans la loi de Valens et de Valentinien, qui vient d’être rapportée, pour dire des tiers et moitiés de nos cotte-parts. En effet, dès qu’on associoit communément deux hommes, ou trois femmes, pour payer une cotte-part de capitation, rien n’étoit si naturel que de désigner vulgairement cette imposition, par la dénomination des tiers et moitiés. La conjecture est d’autant mieux fondée, que tout ce que dit Cassiodore concernant ces bina et terna, convient parfaitement à la capitation. Rapportons ces endroits-là.

Le premier se trouve dans la formule d’un ordre que Théodoric roi des Ostrogots, et maître de l’Italie, envoyoit aux officiers ordinaires, pour leur enjoindre de faire le recouvrement des tiers et moitiés. Il est dit : « Durant le cours de la presente Indiction, vous contraindrez incessamment, par le ministere de vos Subalternes, les habitans de votre district au payement de ce qui sera échu des Tiers & Moitiés, imposition à laquelle ils sont assujettis dès le tems des Empereurs, & vous en porterez les deniers dans la caisse du premier Officier des Finances. »

Cassiodore nous a encore conservé une formule de l’ordre qui s’envoyoit aux officiers ordinaires d’un district, dans les cas où le recouvrement des tiers et moitiés y devoit être fait par des officiers extraordinaires, afin que les premiers prêtassent main-forte aux seconds. « Quoique suivant l’ancien usage, dit cette seconde formule, il vous appartienne de faire le recouvre » ment des Tiers & Moitiés, cependant pour empêcher que vous ne soyez surchargés d’affaires, nous avons donné commission à tels nos Oficiers de faire ce recouvrement. » Comme ceux qui gouvernent les finances d’un souverain, sont encore plus industrieux à inventer des moyens d’augmenter son revenu, qu’à imaginer des projets pour soulager les peuples, on n’aura point de peine à croire que si les Romains avoient trouvé l’expédient d’associer plusieurs personnes au payement d’une seule cotte-part, ils n’eussent aussi trouvé celui de faire porter à la même personne plusieurs cotte-parts de la capitation. En effet, nous avons encore une requête en vers que Sidonius Apollinaris présenta en l’année quatre cens cinquante-huit à Majorien, pour suplier cet empereur de le décharger de trois cotte-parts de la capitation ausquelles on l’avoit imposé, en haine de ce qu’il avoit été du parti oposé à cet empereur. Comme chaque cotte-part s’appelloit quelquefois une tête absolument, Sidonius supplie Majorien de le défaire de ces trois têtes, c’est-à-dire, de les réduire à une, en lui representant qu’il ne peut subsister sans cela. Il compare cette triple capitation à un nouveau Geryon. Si dans les deux vers que nous rapportons, Sidonius donne à la capitation le nom de tribut public, quoiqu’elle n’en fût qu’une partie, c’est qu’il est ordinaire à ceux qui parlent de ces sortes de choses, principalement s’ils en parlent en vers, de prendre souvent, comme nous l’avons déja remarqué, la partie pour le tout. Sidonius d’ailleurs n’étoit pas un financier.

Non seulement l’âge exemptoit, comme on l’a déja vû, plusieurs personnes de la capitation[4], mais beaucoup d’autres encore étoient dispensées du payement de cette imposition par leur dignité, par leur profession, ou bien à titre de privilége accordé à quelques cités.

  1. Saint Luc, chap. 2.
  2. Jos. Ant. Jud. liv. 18. chap. 1.
  3. L. de Mend. Validis.
  4. Cod. Just. lib. xi, tit. 45. Lege unica.