Histoire admirable et declin pitoyable advenu en la personne d’un favory de la cour d’Espagne


Histoire admirable et declin pitoyable advenu en la personne d’un favory de la cour d’Espagne.

1622



Histoire admirable et declin pitoyable advenu en la personne d’un favory de la cour d’Espagne. À Paris, chez Nicolas Rousset, rue de la Calandre, au Saumon.
M.DC.XXII. In-8.

Histoire admirable en laquelle on voit les principes abjects, progrez magnifiques et declin pitoyable d’une grande fortune, en la personne d’un favory de la cour d’Espagne.

Rien de plus superbe, rien de plus indomptable qu’un homme eslevé de la poussière au sommet de quelque haute fortune. Ce Thraso, ce bravache, gourmande les destins, bat la terre d’un pied glorieux, et croit que le ciel luy est obligé de ses influences. Jupin a perdu ses foudres, la mer ses tempestes, et tous les tremble-terre du monde ne lui feroient pas (ce luy semble) changer ses orgueilleuses demarches. Ce fut ceste consideration qui fit refuser à Platon de prescrire les loix aux Atheniens : La prosperité, disoit ce grand philosophe, est un rapide torrent qui entraisne et bouleverse les esprits qui n’ont jetté des profondes racines au champ de la vertu, et qui d’un sang noble et genereux n’ont esmané leur origine. Mais sur tous ceux-là sont indignes de grandes fortunes et d’estre employez aux affaires publiques, qui ont pris leur estre d’un sordide concubinage ; ces aiglons adulterins n’osent regarder le soleil, et leurs foibles cerveaux se lassent au premier essor. Enfin, il faut conter entre les miracles naturels lorsqu’un infame bastard essaye d’amender par ses louables actions les defauts de son extraction. L’histoire suivante mettra le doigt du lecteur sur ces veritables propositions et realisera ses maximes.

Dom Rodrigo1 estoit fils de François Calderon, lequel estoit soldar en Flandres, et de Marie Sandelin, de nation allemande2, et fut engendré auparavant le mariage, mais depuis fut legitimé par celuy de son pere et mere. Il naquist en Envers, entre le peu de richesses et l’infortune de la guerre, et ne se pouvoit douter de la sienne, puis qu’estant nouveau-né il fut enlevé par dessus les murailles de la ville pour ne scandaliser la reputation de sa mère, et fut donné en nourrice hors la ville. Sa mère deceda peu de temps après, et son père, estant vefvier, quittant Envers, s’en alla à Valdoric, d’où il estoit natif, issu d’honnestes parens, dont il en herita de quelques commodités. Peu de temps après, il se remarie ; voyant son jeune enfant desjà grandelet et mal aymé de sa belle-mère, il essaye de trouver moyen de le placer pour passer sa vie. Il fit donc tant que, par la faveur de ses intimes amis, il fut le premier page du vice-chancelier d’Arragon, et en après, à cause de sa beauté et gentillesse d’esprit, il fut mis au service du marquis de Denia, dom François Gormez de Sandoval et Rosas, qui alors estoit duc de Lerme, et reveré comme vice-roy de toute l’Espagne et seigneur de la plus grande privance du roy dom Philippe troisiesme, lequel est en gloire. Mais, pour la mesme cause de dom Rodrigo, il est demis de toutes ses charges, et l’on pourchasse à present pour le faire mourir.

Dom Rodrigo devint si grand à l’ombre de la puissance de son maistre, gaignant les bonnes graces des princes et seigneurs d’Espagne, qu’il fut soustenu de deux fortunes, et fit tant par ses prières, reverences et supplications, qu’il parvint à estre ayde de la garde-robbe royalle : il succeda à l’estat de dom Pedro de Franqueya, comte de Villalonga, secretaire d’estat, ayant en son seul maniement plusieurs papiers et escritures, lesquelles estoient du precedent entre les mains de diverses personnes, ayant pour son compte l’expedition des plus grandes affaires de ce royaume. Il estoit doué d’un esprit fort prompt, bien entendu aux choses qui dependoient de la republique ; il estoit d’une agreable taille, mais aussi fort presomptueux envers ceux qui estoient sous sa domination3 (qui estoient pour lors en grand nombre). Il se maria avec la comtesse d’Oliva ; il fut fait chevalier de l’ordre de Saint-Jacques, et quelque peu de temps après commandeur de Ocanna, puis comte d’Oliva, tiltre lequel il passa en après à son fils dom François Calderon, premier nay de sa maison, marquis de Sept Eglises4, et sa dernière qualité estoit d’estre capitaine de la garde allemande.

Son père, estant homme fort vertueux, bien qu’il devînt plus riche, ne meit jamais en oubly son origine. Ains, sans aucun desir d’atteindre au sommet des honneurs mondains, remonstroit souvent à dom Rodrigue en quel peril se jettoit celuy qui s’asseuroit sur le glissant pavé des hautesses humaines ; mais d’autant plus il luy remonstroit, d’autant plus il devint ambitieux et remply d’orgueil, jusques à prendre à deuil les dites remontrances, et l’en avoit en haine.

Neantmoins, voyant son père vefvier pour la seconde fois, il tascha de le gorger du mesme suc de ses grandeurs5, car, comme aimé et favory du roy, il luy fit obtenir l’ordre de chevalier de Sainct-Jean, qui sont comme les chevaliers de Malte en France ; en après chevalier de Sainct-Jacques, vicomte de Suegro, estat qui ne se donne qu’à celuy en qui Sa Majesté se fie le plus et plus privé de sa personne. Il fut lieutenant de la garde allemande et l’ordre de mayeur d’Arragon, en quoy il voulut limiter sa fortune, ainsi qu’omme bien advisé.

La renommée de Rodrigue volloit par tout le pays. La familiarité qu’il avoit avec le dit duc6, et l’authorité et puissance qu’il avoit au gouvernement, le rendit si orgueilleux, qu’il franchit toutes les limites d’humilité, et estimoit à peu les nobles du pays, et traitoit fort mal ceux qui estoient sous sa domination. Ses richesses et delicts marchoient d’un mesme pas ; il se faisoit porter un grandissime respect, et bien souvent ceux qui tenoient le frein de la justice se tenoient très heureux d’estre à ses bonnes graces, et lui deferoient ce qui estoit de leur devoir pour tousjours s’entretenir en icelles, et en ceste manière de vivre commença à se faire hayr de plusieurs, et se mettre en mauvaise odeur du commun peuple, qui fit tant que son avarice fut portée jusques aux oreilles du roy, qui, l’ayant fait venir devant luy, sceut si bien pallier son mal à force de blandices et belles parolles, qu’il obtint son pardon, luy disant qu’il ne croyoit rien de ce qui luy avoit esté rapporté.

Le restablissement du dit duc en sa maison servist de rechef de butte aux calomnies du peuple, qui à haute voix l’accusoit de grands delits, meurtres, faussetés et sorcelleries, et dessus tout d’avoir levé de grandes daces7 sur eux, ce qui lui occasionna de se retirer de la cour, et s’en alla à Valdoric avec une frayeur de sa disgrace, à cause qu’entre plusieurs informations qu’on faisoit pour lors de quelques ministres d’estat, la sienne se trouva très meschante et digne de mort. Il fut quelque temps à Valdoric pour determiner ce qu’il devoit faire à son infortune, et en confera à une religieuse qui estoit en son monastère de Porta-Cely, et lui disoit qu’il vouloit eviter la furie d’un roi offensé et courroucé. La saincte religieuse luy dit que, s’il se vouloit sauver, qu’il attendît le succès de ses affaires. Il l’entendoit du corps, elle l’entendoit de l’ame. Pendant ce temps, il cacha chez ses amis plusieurs papiers d’importance, ensemble or, argent et autres richesses, pensant que la rumeur du peuple se passeroit8. Mais il succeda un effect tout contraire à son intention, d’autant qu’en une nuict dom Fernando Ramirez Farinas, conseiller au royal conseil, assisté d’hommes en armes, le vint prendre, et le bailla en seure garde à dom Francisco de Itazabal, chevalier de l’ordre de Sainct-Jacques, et le menèrent au chateau de Montaches, et alors fut esleu pour ses juges dom Francisco de Contreres, à present president de Castille, et Louys de Salcedo, et dom Petro del Cortal, conseillers du suprême conseil, pendant lequel temps on descouvrit plusieurs choses en divers lieux, à force mandemens et censures.

Il fut fait inventaire des biens meubles qu’il avoit au dit Valladolid, où il se trouva une richesse inestimable, outre plusieurs registres et papiers qui donnoient tesmoignage de plusieurs faussetez en son compte. Quelques jours en après, il fut changé de prison, et mené à Santercas avec la même garde, et pour sa dernière il fut amené à son logis, et fut donné en garde ès mains de dom Manuel Francisco de la Hinozosa, chevalier de l’ordre de Sainct-Jacques, lequel l’assista au dit logis jusqu’au jour de sa mort. Deux coffres remplis d’escritures, qui furent trouvés chez un sien parent, esclaircirent beaucoup d’affaires procedant aux informations. Il fut mis à la question, où il endura tous les tourmens de la gesne, et la seconde fois il l’eust extraordinairement, laquelle il supportoit avec autant de constance et generosité comme auparavant. Toutes les ceremonies de justice furent observées avec tel droit et equité, que lui-mesme en loüoit grandement la procedure, et les juges en beaucoup d’occasions. Il ne sortoit hors de la chambre, qui estoit celle où il couchoit du precedent, petite et très obscure ; c’est pourquoy il y avoit tousjours de la chandelle, et n’entroit en icelle que deux gardes de porte, qui se changeoient à certaines heures, et un sien serviteur, auquel n’estoit permis de sortir, qui luy donnoit ce qui luy estoit necessaire. Le reste des gardes estoient dehors, au nombre de dix-huict hommes, sans lesquels jamais ne s’ouvroit la porte. Aucune personne de qualité ne parla à luy jusques à ce que sa sentence fut donnée, sinon ses procureurs, advocats et son confesseur, non toutesfois sans la presence de ceux de sa garde. La plus grande partie du temps il estoit au lict, qui fut cause qu’estant assailly d’une goutte, difficilement pouvoit-il marcher sans l’aide d’un baton pour aller à costé d’icelle, où estoit construit un petit oratoire fait exprès pour lui faire entendre la saincte messe, assisté tousjours de sa garde. Il y avoit aussi une autre chambre où ses juges instruisoient son procès. En la grande salle estoit la marquise sa femme, qui recevoit toutes ses visites.

Le neufiesme de juillet luy fut notifié deux sentences, l’une pour les fautes qu’il avoit contre le civil, et l’autre à cause du crime de lèse-majesté ; par icelle liberté luy fut donnée, parceque le procureur fiscal qui l’avoit accusé complice de la mort de dame Marguerite d’Austriche, reyne d’Espagne9, ne peut en faire preuve vallable ; mais pour les assassinats de dom Alphonse de Caravajal, reverend père Christofle Suarez, de la compagnie de Jesus, Pedro Cavallero et Pedro del Camino ; pour l’emprisonnement et mort d’Augustin de Avila, vivant sergent en la cour, et tout ce qui se passa en sa mort, et même pour avoir commis et fait faire l’assassinat contre la personne de Francisco de Xuara, par les mains d’un sergent de compagnie nommé Juan de Gusman, et pour avoir impetré de Sa Majesté (lequel est en gloire) remission de ses delictz, faussetez et mensonges, fut condamné que, de la prison où il estoit, il seroit mené sur une mule sellée et bridée (qui est l’ordre de mener les criminels de qualité, car les autres on les meine sur des ânes), avec un crieur, lequel publieroit ses fautes, et de ceste sorte seroit mené par les rues accoustumées de la ville, et conduit au lieu patibulaire, au quel lieu il seroit pour cet effect dressé un theatre, et que sur iceluy il seroit degorgé (qui est la manière comme sont punis les criminels de qualité, car on ne décolle par derrière que les traistres) ; et par sa sentence civile, laquelle l’on dit contenir deux cens quarante-quatre delicts, a esté condamné à un milion deux cens cinquante mil ducats, et pour chapitre final, où fut remis beaucoup d’offences touchant le dit civil, a esté condamné à tous et tels offices, tiltres, dons et choses qu’il possédoit, et en tout son vaillant, sans faire mention de ses enfans, qui sont deux masles, et tout cecy il entendit avec une grande generosité de cœur, se remettant entre les mains de Dieu. Pour le diffinitif de la sentence, et pour estre bien examinée, fut nommé d’avantage les juges que cy-dessus, desquels dom Rodrigo en recusa quelques uns, et à cause d’icelle recusation en fut nommé d’autres ; il fut declaré ignoble, parquoy il fut condamné à douze mil maravedis, qui est une amende que doivent les criminels de qualité. Et pour n’avoir les juges approuvé le consentement de la mort de la reyne, quelques jours après ses advocats et procureurs appelèrent que la sentence ne s’executast, parceque la loy du pays ne permet d’executer les sentences criminelles le mesme jour, ains les laissent quelque espace de temps pour avoir recognoissance de leurs fautes. Si tost qu’icelle sentence lui fust notifiée, l’on donna permission à tous religieux de le visiter, et le disposer de se resoudre à la mort ; ce que voyant s’y resoult. Il diminue donc son manger, ne dort en lict, et se règle du tout à penitences et disciplines. Il passoit les jours à plorer ses pechez et offences, et les nuicts à oraison, demandant pardon à Dieu. Sa penitence estoit si grande, que par plusieurs fois frère Gabriel du Sainct-Esprit, religieux de l’ordre des carmes (exemple de toute religion), lequel l’assistoit journellement, le reprint d’une si grande cruauté qu’il usoit sur son corps, tant en jeusnes, disciplines, mortifications de chair, comme d’oraisons et repentance de ses pechez, et outre plus une grande patience de ses maux, lesquels il representoit à Dieu pour la diminution de tous ses pechez. Pendant ce temps, il se confessa et communia par plusieurs fois, non jamais sans avoir les yeux baignant en pleurs.

Il lui fust signifié le mardy au matin, dix-neufiesme d’octobre, qu’il eust à faire testament de deux mille ducats, et qu’il se disposast pour souffrir la mort dans trois jours consecutifs. Il donna mille embrassemens à celuy qui luy apporta ceste nouvelle, le remerciant du bonheur qu’il luy apportoit pour sortir si promptement d’une si miserable vie et pour voir la fin de ses travaux ; de rechef il impetra très affectueusement la misericorde de Dieu, disposa aussi de son âme au mieux qu’il luy fut possible, s’apprestant comme bon chrestien à la dernière heure. Le jour venu, il ne cessa de se discipliner, sans prendre aucune refection, pleurant tousjours ses fautes devant un crucifix et un image de la saincte mère Therèse de Jesus, au quel il avoit une singulière devotion ; il pria que l’on luy portast devant luy jusques à la mort. Ce dit jour il deschargea le sergent Juan de Gusman, condamné avec luy à la mort pour l’assassinat de Francisco de Xuara, et confessa qu’il avoit donné une memoire signée de Sa Majesté au dit sergent, laquelle estoit fausse, et depuis luy avoit ostée et rompue.

Le mercredy de relevée, par un decret du conseil des ordres, un religieux et un chevalier de S.-Jacques lui allèrent arracher l’ordre du dit S.-Jacques, acte le quel il regretta grandement, et neantmoins le laissa prendre avec une grande patience ; toutesfois il dit qu’il eust bien desiré mourir avec le dit ordre, et que jamais on ne l’avoit osté à ceux qui avoient commis de pareils crimes.

Il fut publié par la ville, et enjoint à tous sergens royaux et à tous ceux de la cour de monter à cheval et leur trouver le jeudy à la place publique. À icelle heure la dite place se trouva vide de plusieurs estals qui y estoient, à cause qu’en ce lieu on y vend les fruicts, et n’y avoit rien qu’un eschaffaut haut, grand et large, et au milieu une chaise de bois couverte de noir, qui par après fut descouverte, pour eviter l’esmotion du peuple, le quel en murmuroit, et ne vouloit que on lui fist tant d’honneur. En la dite place, et par toutes les rues où il devoit passer, il se trouva si grande quantité de peuple que c’estoit chose impossible de le pouvoir nombrer.

À unze heures et demie du matin, estoit attendant à la porte du logis de dom Rodrigo, les croix des deux confrairies qui ordinairement accompagnent toutes personnes que l’on execute, et plus de soixante et dix sergens à cheval. Il descend donc en bas, accompagné de 4 religieux cordeliers, 4 de la Trinité, 4 augustins, 4 carmes et 4 penitens des carmes, et avoit vestu une robe de deuil et chaperon en forme de babelou, le tout de baguette, avec la face descouverte, laquelle il montra assez venerable et de bonne presence, les cheveux jusques sur les espaules, (d’autant que depuis le temps qu’il avoit esté prisonnier il ne s’estoit fait couper son poil), et la barbe jusques à l’estomach.

Avant que de monter sur la mulle, laquelle l’attendoit caparaçonnée et couverte d’une housse de baguette noire, il fit le signe de la croix par deux fois, et print un crucifix en sa main, et d’un grand courage se mit le chaperon, pour n’avoir le visage decouvert, et baisoit fort souvent le crucifix ; et auparavant que sortir de la maison fit autre signe de la croix et sortit de sa porte, assisté à ses costez de deux sergens, et devant lui marchoient les croix et bannières des deux confrairies ; en sortant à la rue, jetta ses yeux partout, et contempla la grande quantité de populace qui l’attendoit, et jetta sa veüe au ciel, fut de cette sorte l’espace de deux credo, et rejetta ses yeux sur le crucifix, jamais ne les leva jusques à estre arrivé à l’eschafaux. Son confesseur lui donnoit courage, et lui respondit : À la bonne heure, mon père, car je ne manque de courage à souffrir la mort, d’autant que mon sauveur Jesus-Christ l’a endurée pour moi plus honteusement. Allons donc au nom de Dieu. Puis que Sa Majesté le veut, je vay très content accomplir sa volonté, et payer les excez de mes enormes pechez et offenses. Puis, rejettant les yeux sur le crucifix, le baisant en commemoration de celuy qui nous a rachetez, lui demanda pardon et misericorde. Il eut toujours le courage si grand, que, mesmes ceux qui pensoient, par quelque pieux discours, le consoler en ses grandes afflictions, il les encourageoit et les consoloit luy-mesmes, desprisant les grandeurs et vanitez de ce monde, les figurant comme une ombre ou une fumée au prix de celles de la beatitude eternelle, tellement qu’il attiroit le peuple à si grande compassion, qu’ils avoient plus de doleance de son infortune qu’il n’avoit luy-même à la mort que il alloit librement souffrir. Aussi ceste generosité, que les plus offensez remarquèrent en luy, servit d’eau pour esteindre le feu de leur animosité. L’executeur des hautes sentences criminelles luy menoit lui-mesme sa mule par la bride, estant l’ordre et la coustume du dit païs quand c’est quelque homme de qualité qui a acquis quelque supresme degré, ainsi que cestuy-cy avoit ; et, commençant à marcher ce funèbre arroy (bien que la multitude du peuple les empeschât assez), le crieur public, à son accoustumée, commença à s’escrier tout haut, à prononcer sa sentence, avec les crimes qu’il avoit miserablement commis, disant ainsi :

« Voicy la justice que fait faire le roy nostre sire à cet homme, pour en avoir fait massacrer miserablement un autre, commetant delicts d’assassinat, et avoir esté coupable en la mort de plusieurs personnes de remarque, soit pour en avoir commis plusieurs et diverses offences, lesquelles ne doivent estre declarées, et sont reservées en secret dans le procès, pour lesquelles il est condamné à estre degorgé pour son chastiment, afin qu’il puisse servir d’exemple à ceux qui commettront un tel excez ; qui tel fera, ainsi le payera. »

Il arriva à l’échafaud. Le père maistre frère Gregoire de Pedroza, de l’ordre de S.-Hierosme, predicateur de Sa Majesté, et grand ami de Rodrigo. Il monta premièrement tous les religieux, et lui avec quelques uns, se decouvra du chaperon, et montra son visage encore avec la mesme miserable gravité seigneurialle ; il fut quelque temps à parler au dit père Pedroza sur les bras de la chaise, pendant que tous les religieux estoient à genoux, et lui faisoient la prière et recommandation de son âme. Il se reconcilia de rechef avec un grand courage, print congé de tous, et s’est assis dans la chaise, donnant permission à l’executeur afin qu’il lui liast les bras, pieds et le corps, et lui-mesme denoua les cordons de sa fraise, ce que après l’executeur lui osta tout à fait, lui demandant pardon. Dom Rodrigo l’embrassa, et approcha par deux fois sa joüe auprès de la sienne et lui donna, lui disant qu’il estoit son plus grand amy ; et, se descouvrant fort bien la gorge pour recevoir le coup, de rechef il s’offrit à Dieu, adorant le crucifix avec une douleur amère et repentance de ses pechez, pendant que l’executeur lui accommoda un bandeau de taffetas devant ses yeux, et, lui renversant la tête sur le dossier de la chaise, lui coupa la gorge10, rendant en un même instant l’âme à son createur, sans que le corps fist aucun mouvement11, ce qui encourageoit tous les assistans à faire prières et oraisons pour luy, ce que firent aussi les religieux, et ne se peut ennombrer les cris et lamentations du peuple de voir un si horrible spectacle, considerant les deux extresmes degrez où la fortune l’avoit reduit.

Incontinent après, le corps fut delié et mis sur une bayette noire ; deux carreaux de dueil estaient sur l’eschaffaux, qui servirent à cet effet ; son visage ne fut couvert, mais tout le reste de son corps le fut de la mesme estoffe, qui fut mise dessous luy. Un crucifix fut mis dessus son estomach, et quatre flambeaux furent mis à ses costez ; plusieurs officiers de la justice y faisoient une soigneuse garde, et tout incontinent il fut publié à son de trompe de n’enlever ce dit corps sur peine de la vie jusque à ce que le sieur president en eust ordonné. Il fut veu et visité de plusieurs personnes pour voir s’il etoit mort entierement, et estoient auprès de luy grande quantité de prestres et religieux, lesquels, par grande devotion, faisoient à Dieu prières et oraisons pour son âme. Sur le soir il fut donné permission de l’enterrer, où il s’assembla très grande quantité du clergé et religieux, avec des flambeaux dont on se sert en ce pays au lieu de torches, et s’apprestoit-on à faire de grandes solennitez pour l’enterrement d’un personnage tel qu’il estoit ; mais il vint un commandement et deffence que aucun ne l’eust à assister au dit enterrement, et ne fust permis à aucune personne de le descendre pour l’ensevelir honorablement, et fut enseveli par les deux femmes qui ordinairement ensevelissent les criminels. Ses vestemens furent delivrez à l’executeur par les officiers de la justice. Il fut depouillé devant tout le peuple ; je ne sçay cœur si dur qui n’en eust eu pitié. Pardessus une tunique blanche il luy fut mis la robbe d’un cordelier, parce que c’est la coustume du pays que, lors qu’on ensevelist une personne, s’il a devotion à quelque religion, on lui met une robbe des dits religieux avec luy. Il ne fut mis dans un coffre, ains dans la mesme bière de sa parroisse, et fut couvert avec la même bayette noire, et porté sur les espaules par les six frères d’Anton Martin, qui sont ceux qui portent les executez. Deux croix des confraires de la Paix et de la Misericorde l’accompagnèrent ; six pauvres avec six flambeaux, et quatre prestres de la parroisse, et le portèrent sans qu’on sonnast aucune cloche au monastère des Carmes penitens, où il requist estre inhumé au capitoire. Ces bons pères avoient tendu leur eglise de noir, et dirent pour luy plusieurs messes et autres prières. Le desaccoustrant de ses vestemens, il fut trouvé une très apre haire. L’acte de la contrition (qui est une image de Nostre Seigneur portant la croix) lui fut trouvé sur son estomach, un chapelet de bois en sa pochette, et tout son corps meurtry et deschiré des grandes disciplines qu’il s’estoit données ; d’estre à genoux continuellement, il en avoit de grandes playes. Dieu permist qu’il fust despouillé en public, afin que sa penitence fust reconnue et manifeste.

Voicy un exemple où l’on peut gouster quel est le succez de la felicité humaine, et quel poison c’est que les richesses qui s’y peuvent posseder, car Dieu dispose de l’advenir, et rabaisse assez souvent l’orgueil de ceux qui, eslevez au sommet de quelque dignité, veulent braver sa divinité et mescognoistre la cause dont ils ne sont qu’un petit effet. Dieu veuille mesurer sa misericorde à l’aspresté de sa penitence, et lui donner son paradis ! Mandement et execution fut donné contre dom Rodrigue pour deux cens soixante et douze millions cent soixante et deux mil neuf cens soixante et quatre maravedis, qui valent en France 887066 escus, aux condamnations pecuniaires, les joyaux et meubles de la maison appliquez à Sa Majesté, qui ont esté appreciez à cent quatre vingt mil ducats, qui valent 165000 escus.

Il estoit marquis des Sept Eglises, comte de la Oliva, commandeur de Ocana en l’ordre de Sainct-Jacques, capitaine de la garde allemande, concierge de la maison d’Arragon, greffier en la chancellerie de Valladolid, tresorier des ouvrages de la dite ville, grand prevost, et sergent mayeur, concierge de la prison royale, et avoit deux regimens, avec voix et place au conseil, et en la première antiquité ; il estoit grand courrier de la dite ville, et avoit un maravedy de chacune bulle de la croisade qui s’imprime à Valladolid, qui se monte à plus de six mil ducats de rente, qui valent, monnoye de France, 5500 escus ; aucune personne ne peut demeurer en Espagne sans avoir la bulle ; il avoit sa chambre perpetuelle aux comedies de Valladolid, et une autre à la cour de la Orix ; il estoit resident de Soria, qui vaut autant qu’eschevin, ayant voix au conseil et assemblées ; gardien et patron du monastère de Portacely en Valladolid ; il avoit aussi deux regimens en la cité de Plasencia ; il estoit gardien de la chapelle royalle du monastère de la Trinité en Madrid. Ses meubles furent prisez à quatre cens mil ducats, qui valent 366666 escus. Il avoit la moitié du butin qu’on apporte des Indes ; il avoit le droict du bois du Bresil qui vient à Lisbonne, qui luy valloit 11000 escus de rente, et le roy lui avoit donné que nul ne pouvoit traicter aux Indes en meules de moulin et d’esmouleur que luy, qui luy valloit grand revenu.

Il s’est trouvé pour certain que chacun an il entroit en sa maison plus de deux cens mil ducats de rente, qui seroit 183333 escus de rente, sans les particulières richesses, qu’il est impossible de nombrer.

Son père et sa femme, avec deux fils et deux filles, s’exemptèrent de cette ville deux jours avant son execution, après avoir fait de grandes diligences pour lui sauver la vie, et avoir jetté plusieurs larmes ; et tient-on qu’ils se sont retirez à Oliva, qui est ce que l’on peut raconter de ceste presente histoire.

De Madrid, le vingt-deuxiesme jour d’octobre mil six cens vingt-un.



1. C’est le même que Le Sage a mis en scène dans Gil Blas, liv. viii, chap. 2–13, etc. Ce qu’il en dit, tout à fait d’accord avec ce qu’on va lire, prouve combien dans son roman il savoit respecter l’histoire. Cette pièce, qui peut servir utilement à commenter le chef-d’œuvre dans cette partie, n’a pas été connue de François de Neufchâteau, ou, disons mieux, de M. Victor Hugo, véritable auteur des notes du Gil Blas, que l’académicien mit sous son nom, faisant ainsi payer à l’enfant sublime la protection qu’il lui accordoit.

2. La mère de D. Rodrigue s’appeloit en effet Marie Sandelen. L’histoire dit qu’elle étoit Flamande.

3. Ceci répond très bien à ce qu’on lit dans Gil Blas (liv. viii, chap. 3), et justifie à merveille les courbettes que Le Sage fait faire à son héros lors de sa première visite à D. Rodrigue.

4. De Siete Iglesias.

5. D. Rodrigue avoit, dit-on, commencé par renier son père ; mais les reproches que cette conduite lui attira le firent se raviser, comme il est dit ici. Le Sage, que l’histoire de Calderon préoccupe à chaque page des livres viii et ix de son Gil Blas, fait allusion à ces sentiments et à ce retour repentant du favori ; mais, pour les mettre mieux en relief, il les prête à Gil Blas lui-même, qu’il nous montre alors admis avec Calderon au partage des faveurs du duc de Lerme. « Me reprochant moi-même que j’étois un fils dénaturé, je m’attendris, lui fait-il dire. Je me rappelai les soins qu’on avoit eus de mon enfance et de mon éducation ; je me représentai ce que je devois à mes parents, etc. » Liv. viii, chap. 13.

6. « Son logement communiquoit à celui du duc de Lerme, et l’égaloit en magnificence. On auroit eu de la peine à distinguer par les ameublements le maître du valet. » Gil Blas, liv. iii, chap. 8.

7. Le Sage parle de ces grandes daces (taxes) que D. Rodrigue levoit sur ceux qui demandoient sa faveur. « Il (D. Roger de Rada) avoit envie, fait-il dire à Scipion, de s’adresser à don Rodrigue de Calderon, dont on lui a vanté le pouvoir ; mais je l’en ai détourné en lui faisant entendre que ce secrétaire vendoit ses bons offices au poids de l’or, etc. » Gil Blas, chap. 7.

8. La disgrâce du duc de Lerme (1618) mit le comble à celle de D. Rodrigue et acheva sa perte.

9. Marguerite d’Autriche, fille de l’archiduc Charles, duc de Styrie, femme du roi Philippe III, morte le 8 octobre 1611.

10. Cette exécution eut lieu le 21 octobre 1621. Il y avoit trois ans que le procès de D. Rodrigue étoit commencé. On ne l’avoit ainsi fait traîner en longueur que pour entretenir la haine du peuple contre tout ce qui rappeloit le ministère du duc de Lerme, et créer de nouveaux obstacles à ce ministre s’il tentoit de rentrer en grâce. Il y réussit un instant : Philippe III le rappela de l’exil, et il y eut quelque espérance de salut pour D. Rodrigue ; mais la mort du roi et l’avénement de Philippe IV, qui fut tout à fait contraire à ces idées de clémence, firent renvoyer le duc de Lerme en exil et hâter le supplice de son favori.

11. « Calderon mourut, dit Saavedra en ses devises politiques, avec une constance héroïque, qui changea en estime et en compassion cette haine universelle que sa fortune lui avoit attirée. »