Examen sur l’inconnue et nouvelle caballe des frères de la Rozée-Croix


Examen sur l’inconnue et nouvelle caballe des frères de la Rozée-Croix, habituez depuis peu de temps en la ville de Paris.

1624



Examen sur l’inconnue et nouvelle caballe des frères de la Rozée-Croix, habituez depuis peu de temps en la ville de Paris. Ensemble l’histoire des mœurs, coustumes, prodiges et particularitez d’iceux.
Maleficos non patieris venire. Exod. 22.
M.DC.XXIIII.
In-81.

Depuis la culbute des demons, et que le premier ange apostat eust souffert la punition deüe à sa superbe, superbe qui paroissoit en ces termes : « Je grimperay dans le ciel, je hausseray mon throsne au dessus des astres, je seray assis en la montagne du testament au costé d’Aquilon, je monteray sur la hautesse des nües, et seray semblable au Très-Haut » (Es. 14) ; depuis, dis-je, que cet orgueilleux eust mesuré la distance du ciel en terre, et qu’au lieu de voltiger sur les orbes célestes, il s’est veu garotté des liens eternels au lac caligineux des enfers, l’homme, son successeur aux siéges du paradis, a eu beaucoup à souffrir. Cet enragé, se voyant forclos de l’heritage qui luy appartenoit comme au fils aisné, et se voyant exilé et vagabond par le monde, n’a cessé de dresser des embuches à son cadet.

Or, les trois plus fortes machines qu’il fist jamais rouller sont comprises en ce passage de l’apostre sainct Jude : Hi, inquit, carnem quidem maculant, dominationem spernunt, majestatem blasphemant. Ces demons, dit l’apostolique escrivain, fouillent et contaminent nostre chair par la contagion du peché, et ce en depit qu’elle a servy de vestement à la divinité.

Ils meprisent et foullent aux pieds toutes puissances superieures, se servans pour ce subject d’un nombre infiny d’heretiques, esprits revesches et libertins, indomptables poulains, rompans licentieusement où les portent leurs caprices, et ce en despit du bel ordre hierarchique dont se maintiennent au ciel empirée les neuf classes des anges confirmez en grace.

Ils blasphèment aussi contre la majesté divine par enchantemens, prestiges, sabbats et autres impietez execrables, dont ils enbaboüinent les simples, et ce pour contre-carrer la toute-puissance de Dieu, faire bande à part, et s’approprier quelque espèce de culte et d’adoration.

Pour faire jouer cette dernière pièce, Sathan a de tout temps entoxiqué les esprits qu’il a jugé les plus souples à ses frauduleuses impressions de je ne sçay quelle science noire et cabalistique, qui ne consiste qu’en certains caractères, figures, cernes, ablutions, sacrifices, invocations, suffumigations, croix doubles, usurpation des noms divins, en sorte que les advancez en cette escolle diabolique se pensent des petits dieux, et veulent tenir tout le monde en bransle souz leur baguette magicienne, ne s’appercevant pas, les miserables, que tous ces prodiges executez par les demons à leur commandement, ne sont que des singeries et des trompeurs appas pour leur faire avaller l’hameçon infernal.

Combien de curieux ont fait naufrage en cette mer perilleuse ! combien d’Absirtes ont senty les griffes de cette Medée ! combien de Grecs empoisonnez du gasteau de cette Circé ! Un Zoroastre, un Porphyre, un Hydrootès, un Apulée, un Agripe, un Thianée, un Arbatel, et autres de telle farine, sçavent bien maintenant, cruciez des fiames eternelles, combien frivolles et ridicules sont les dogmes de cette maudite science !

L’Egypte, l’Arrabie et la Caldée, furent seules jadis contagiées de ceste peste ; mais aujourd’huy ce venin pullule par toute la terre habitable : le diable a rompu ses liens, l’enfer est ouvert, et nos crimes sont montez à tel point, que l’univers des-jà semble crouller ses fondemens, et ne faisons plus qu’attendre le feu vengeur du ciel pour renouveller les elements et purger les mortels dans la fournaise de l’ire de Dieu.

Que sont, je vous prie, tous ces devins, aruspices, magiciens, cabalistes, triacleurs, charlatans, maistres-mires et autres desesperez, sinon precurseurs de l’ante-christ3, enfans perdus et fourriers de Sathan ? Mais ce que je trouve de plus abominable aux escrits de ces curieux, c’est que pour fueilles de leurs hapelourdes, et pour mieux rendre plausibles leurs estranges maximes, ils osent se couvrir de l’authorité des pères et patriarches anciens, et les faire autheurs de leurs magiques piperies.

Ainsi, si nous croyons à ces blesches, Adam fut le premier inventeur de la caballe ; ce fut en l’estude de cette doctrine qu’après sa chute le roy de l’univers trouva de l’allegement à sa douleur, et que par elle il vit en esprit prophetique que de sa race devoit naistre le Restaurateur du genre humain ; ce fut par ceste fabuleuse magie qu’Enoch et Helie furent ravis, que Noé se sauva du deluge universel, et Moyse n’eust jamais fait de miracles en Égypte, en la terre de Cham, divisé les flots de la mer Rouge, fait sourcer les eaux des rochers, s’il n’eust estudié en ceste mystique science ; ce fut par elle que Josué arresta le soleil au milieu de sa carrière, que Ezechias se prolongea la vie de quinze ans. Gedeon, Sanson, Jepté, estoient de la première classe ; Abraham en tenoit escole ouverte ; Daniel et Joseph en apprindrent l’explication des songes ; par elle, sainct Paul monta jusqu’au ciel, et luy furent revellez les secrets cachez au reste des hommes ; par elle, les trois roys orientaux eurent l’honneur d’adorer des premiers le Sauveur en sa chreiche ; c’estoit l’exercice des premiers anachorettes, et les apostres n’eussent eu jamais le don des langues qu’abreuvez de ceste ancienne et venerable discipline.

Ô blasphèmes ! ô impietez ! ô monarques ! ô magistrats ! laisserez-vous toujours ces monstres sur la terre ? Ces diables incarnés, ces criminels de lèze-majesté divine, pollueront-ils tousjours impunement le ciel et la terre de leurs sorcelleries ?

Et, Louys le Juste, sera-il dit qu’en la metropolitaine de vostre royaume, à la barbe du plus auguste de voz parlemens, sejour ordinaire de Vostre sacrée Majesté, tels endiablez ozent jetter leurs envenimées racines pour y commencer le règne du fils de perdition ? Est-il point parvenu jusqu’en vostre Louvre le bruit commun des frères de la Rosée-Croix, bande infernalle, mortes payes de Sathan, brigade abandonnée, sortie de ces derniers temps des manoirs plutonniques pour achever de corrompre un tas de desbauchez qui courent le grand galop aux enfers, et dont les brutalles actions font voir combien peu ils estiment le salut de leurs ames ?

Je raconteray icy deux histoires prodigieuses sorties de la boutique de ces nouveaux academiques, tesmoignées par plusieurs personnes dignes de foy.

Deux de ces rustres furent trouver l’un des premiers directeurs des fleurs de lys, dont la consommée doctrine et probité de mœurs sont les deux chandelliers d’or tousjours luysans devant l’image de Themis3. La harangue de ces striges et enchanteurs fut un tissu du grec de Demosthène, du latin de Ciceron, de l’arrabe d’Avicenne, de l’hebreu de Joseph ; bref, tout le miel d’Hymette, toutes les fleurs du Parnasse, y estoient abondamment espandüs. Neantmoins cet esprit de calibre, ce jugement de fine trempe se douta de l’encloüeure, et recogneut en leurs discours quelque chose de sur-naturel. Après donc quelques complimens faits de bienseance, il les congedie, et leur fait promettre de le revoir en plus grande troupe. Partis que sont ces effrontez, ils rencontrent de hazard un certain senateur, dont la face morne et triste monstroit l’esprit n’estre en bonne assiette. Eux trouvant cet humeur propre à leurs malefices, ils l’abordent, l’appellent par son nom, feignent avoir estudié avec luy, le font ressouvenir de ses jeunesses passées, enfin s’informent de la cause de son ennuy. Il leur dit franchement qu’il estoit pressé de creanciers, et que ses debtes le reculoient de ses pretentions. Ils prennent l’occasion au poil, lui font offres de deniers et luy promettent de livrer à son simple cedule telle somme qu’il desire. Les remerciemens suivent les offres ; ils se separent après s’estre dit reciproquement leur logis. Nostre conseiller demeure estonné de l’excessive liberalité de ces incogneus, ne se souvient point les avoir jamais pratiquez, et, contant le fait à plusieurs de ses amis, il eust langue que c’estoient les mesmes qui avoient fait la susdicte visite.

Ces deux juges se voyent, prennent resolution de donner la chasse à ces cabalistes, et pour ce subject y envoient le chevalier du guet et ses archers, qui, venus, frappent à la porte, font commandement d’ouvrir de par le roy. Les frères refusent l’ouverture, respondent insolemment ; enfin, les portes rompues, ne se trouve en la maison que les murailles4.

Un jeune homme de bonne maison, amoureux de la fille d’un droguiste, ne pouvant parvenir à ses desseins, tombe malade. Un des frères de la Rosée-Croix, desguisé en medecin5, le va voir, luy dit la cause de sa maladie, luy promet la jouissance de ses desirs ; enfin, ayant tiré son consentement, luy fait voir un demon succube souz la forme de la droguiste, qui abuse de ce miserable, puis le laisse aliené de son esprit.

Mille autres merveilles se racontent de ceste canaille, qui font assez cognoistre de quel esprit elle est poussée ; mais surtout ne sont pas sans admiration les placards et affiches que ces beaux dogmatiseurs ont ozé apposer par les carfours et places publiques. En voicy la teneur6.

« Nous, les deputez de nostre collége principal des frères de la Rosée-Croix, qui faisons sejour en ceste ville, visibles et invisibles, au nom du Très Haut, vers qui se tourne le cœur des justes, enseignons toutes sciences sans livres, marques ny signes, et parlons les langues des pays où nous habitons, pour retirer les hommes, nos semblables, d’erreur et de mort. »

En ce peu de lignes se remarquent de grands blasphèmes : premièrement, que ces prophanes font mine de s’enroller soubs le drapeau de la croix, que le prince des tenèbres, leur maistre, abhorre sur toutes choses ;

Secondement, en ce qu’ils se disent invisibles quand ils veulent, qualité incommunicable à tout corps naturel qui consiste de matière et de forme, et qui ne peut s’acquerir par aucune science legitime ;

Tiercement, se jactans d’apprendre toutes disciplines en un moment, sans livres, signes ni marques, ce qui surpasse l’esprit humain : car par épitomes et abregez se pourroit bien faciliter l’acquisition des sciences, mais encore seroit-ce successivement et avec le temps ;

Quartement, s’approprians tous vocables et dialectes et parlans toutes langues, prerogative qui n’a jamais esté conferée qu’aux apostres, de la vie desquels ils sont bien esloignez.

Reste à conclure que telles gens ne sont pas envoyez de Dieu pour nous retirer d’erreur et de mort, mais suscitez de Satan pour traisner aux abismes les ames emportées de trop grande curiosité.

Or, avant que terminer cet examen, je veux faire un racourcy de toute la science cabalistique, et en rediger les preceptes, theorèmes et règles universelles.

Le principal donc de cet abominable collége7 est Sathan, sçavant veritablement, n’ayant rien perdu par sa revolte de ses dons de nature.

Son A B C et premier document, c’est de renier Dieu, createur de toutes choses, blasphemer contre la très simple et individuë Trinité, fouler aux pieds tous les mistères de la redemption, cracher au visage de la mère de Dieu et de tous les saints.

Le second, abhorrer le nom chretien, renoncer au baptesme, aux suffrages de l’Eglise et aux sacrements.

Tiercement, sacrifier au diable, faire pacte avec luy, l’adorer, lui rendre hommage de fidelité, adulterer avec luy, luy vouer ses enfants innocens, et le recognoistre pour son bien faicteur.

Quartement, aller aux sabbats, garder les crapaux, faire des poudres venefiques, poissons, pastes de milet noir, gresles sorcières, dancer avec les demons, battre la gresle, exciter les orages, ravager les champs, perdre les fruits, meurtrir et martirer son prochain de mil maladies.

Voilà les fruicts plus suaves de ceste abominable magie ; puis les bons compagnons demandent s’il est loisible de les faire mourir, si l’on doit proceder judiciairement contr’eux, et s’il n’est pas plus à propos de les renvoyer à leurs pasteurs et curez, comme gens estropiez de cervelle, que regler leur procez à l’extraordinaire !

Ô ames peu zelées de l’honneur de Dieu ! sçachez que l’heresie et la sorcellerie sont deux monstres qu’on doit estouffer au berceau ; ce feu gaigne bientost pays, et bientost ce venin se communique à toute la masse. C’est pourquoy les saincts cayers en conseillent l’extirpation en ces termes exprès : Maleficos non patieris venire (Exod. 22) ; et au Levitiq., 20 : Anima quæ declinaverit ad magos et ariolos et fornicata fuerit cum eis, ponam faciem meam contra eam et interficiam eam de medio populi sui.



1. Il y avoit eu une édition de cette pièce l’année précédente, Paris, Pierre de la Fosse, 1623, in-8. Le titre est le même, sauf cette différence que les frères de la Rose-Croix y sont appelés frères de la Croix-Rosée. M. Leber possédoit cette édition. V. le Catalogue de sa bibliothèque, nº 3390. —

Les frères de la Rose-Croix, qui reconnoissoient pour fondateur Christian Rosenkreutz, avoient commencé de se révéler en 1604, après que l’ouverture du tombeau du maître eut livré aux disciples les grands arcanes écrits en lettres d’or. « Entre toutes ces raretez, dit Naudé, parlant des momeries de la secte nouvelle, il n’y en avoit pas de plus remarquable qu’une inscription, laquelle ils trouvèrent sous un vieil mur : « Après six vingts ans, je seray descouverte », car elle nous desnote l’an 1604, qu’ils ont commencé à paroistre. » Instruction à la France sur la verité de l’histoire des frères de la Roze-Croix, Paris, 1623, in-8, pag. 38. Ce livre de G. Naudé, que M. Hœfer a indiqué par erreur sous le titre de Advis à la France, etc. (Hist. de la Chimie, tom. II, pag. 326), est une curieuse satire des pratiques de ces thaumaturges. C’est la plus considérable de celles qui furent publiées alors dans la même intention, et parmi lesquelles nous nous contenterons de citer : 1º Effroyables pactions faictes entre le diable et les prétendus Invisibles...., pièce que nous comptons donner dans l’un de nos volumes ; 2º Advertissement pieux et très utile des frères de la Rosée-Croix... escrit et mis en lumière pour le bien public par Henry Neuhous de Dantzic... Paris, 1623, traduction d’une pièce latine : Pia et utilissima admonitio de fratribus Roseæ-Crucis, etc., parue l’année précédente. Les pièces en latin sur ce sujet furent surtout nombreuses ; M. Leber en possédoit un plein portefeuille. Il en cite sept, avec leurs titres, sous le nº 3391 de son Catalogue, et il n’en épuise pas la liste. Elles sont datées de 1616 à 1622, et la plupart viennent d’Allemagne. Ce même pays nous avoit envoyé, mais écrite dans l’idiome national, une autre critique de la doctrine des Rose-Croix sous ce titre bizarre : les Noces chimiques de Christian Rosen-Kreutz, etc. Strasbourg, 1616, in-8. — Nous ne citons ce livre que d’après M. Hœfer, loc. cit.

2. Dans l’une des pièces citées tout à l’heure, Advertissement pieux et très utile, etc., pag. 1, on retrouve cette pensée, que les Rose-Croix étoient précurseurs de l’Antechrist et apportoient au monde « l’advertissement que Notre-Seigneur nous a donné par sa bouche, et signes qui doivent précéder son dernier avénement. »

3. Les Rose-Croix s’attaquèrent surtout aux gens de robe pour les endoctriner. « Ils produisent, dit G. Naudet, des advocats et presidents qui pourroient rendre tesmoignage de cette congregation. » Instruction à la France, etc., pag. 5.

4. Dans l’Advertissement pieux et très utile, etc., pag. 5, l’apparition des Rose-Croix à un avocat de Paris est racontée d’une manière moins défavorable pour eux, bien qu’elle aboutisse aussi à une fuite prudente : « Selon le commun bruict, se sont apparus à un advocat qui faisoit des escritures pour une de ses parties ; mais étant survenu quelqu’un qui avoit affaire à luy, après luy avoir dit qu’ils reviendroient une autre fois, soudain ils disparurent ; ce que l’advocat ayant raconté à un sien amy quelques jours après, on dit que ces frères s’apparurent de rechef à luy dans le faubourg Saint-Germain, et luy reprochèrent qu’il n’avoit pu garder le secret, qui est le premier principe de leur secte, et qu’oncques depuis il ne les a reveus. »

5. Tous les frères de la Rose-Croix, et, « de quatre qu’ils estoient au commencement, ils s’estoient accreuz et augmentez jusqu’au nombre de huit », s’arrogeoient la grâce de guerir les malades, grâce « si abondante en eux que la multitude des affaires leur causoit de l’empeschement. » G. Naudé, Instruction à la France, etc., pag. 33, 35, 36.

6. Cette affiche des Rose-Croix est reproduite dans l’Advertissement pieux et très utile, etc., pag. 1. G. Naudé la donne aussi (pag. 5), en la faisant précéder de ces curieux détails : « Et, de fait, il y a environ trois mois que quelqu’un d’iceulx, voyant que, le roy estant à Fontainebleau, le royaume tranquille, Mansfeld trop esloigné pour avoir tous les jours des nouvelles, l’on manquoit de discours sur le change par toutes les compagnies, s’advisa, pour vous en fournir, de placarder par les carrefours ce billet, contenant six lignes manuscrites. » Instruction à la France, etc., pag. 26.

7. Les Rose-Croix appeloient en effet collége le lieu de leur réunion. Ils en avoient trois : « l’un aux Indes, en une île toujours flottante sur la mer ; un autre au Canada, et le troisième en la ville de Paris, en certains lieux souterrains. » Avertissement pieux et très utile, etc., pag. 4–5.