Hippias majeur (trad. Croiset)/Notice

Notice à l’Hippias majeur de Platon
Les Belles Lettres (Œuvres complètes de Platon, tome IIp. 3-7).



NOTICE



L’Hippias majeur est ainsi désigné dans nos manuscrits par opposition à l’Hippias mineur. Quel est au juste le sens de cette épithète ? Se rapporte-t-elle à une supériorité d’art et de valeur philosophique, ou simplement à une étendue plus grande ? En fait, l’Hippias majeur est sensiblement plus long que le mineur. C’est peut-être par là qu’il l’emporte le plus clairement sur l’autre. Par l’ensemble de ses caractères, d’ailleurs, il semble appartenir aussi à la première partie de la carrière de Platon.

L’authenticité de l’Hippias majeur a été plus d’une fois mise en doute par la critique moderne. M. de Wilamowitz-Mœllendorff, dans une récente étude (Platon, t. II, p. 328), vient de reprendre cette thèse. Les arguments invoqués sont, à vrai dire, bien peu décisifs contre l’autorité de la tradition et les traits incontestablement platoniciens que présente le dialogue.

L’argument le plus précis consiste à dire que l’opposition établie à la fin entre les minuties de la discussion socratique et les larges développements de l’éloquence politique et judiciaire se rapporte mal au vrai rôle d’Hippias, qui semble méconnu de l’auteur, et rappelle la querelle entre Isocrate et Platon. Soit : mais quelle difficulté trouve-t-on à voir là une riposte de Platon au Κατὰ σοφιστῶν d’Isocrate ? Est-ce que Platon a jamais craint de prêter à Socrate ses propres conceptions ?

D’autre part, les ressemblances avec la manière ordinaire de Platon sont si évidentes que le critique les explique en supposant une imitation volontaire du maître par un de ses disciples, qu’il suppose être Clitophon. Tout cela est bien arbitraire et peu solide.

Les autres motifs de doute reposent sur des impressions personnelles qu’il est impossible de discuter ici, mais qu’il est permis de ne pas partager.

Au total, il n’y a pas lieu de rejeter la tradition.



I

FORME ET SUJET


Deux personnages seulement sont en présence, Hippias et Socrate, et le dialogue s’engage aussitôt sous forme dramatique, sans indication du lieu de la scène ni des circonstances de la rencontre.

Mais le début de la conversation est destiné à présenter au lecteur le personnage d’Hippias, qui étale naïvement sa suffisance vaniteuse et ses prétentions devant l’ironie de Socrate. Il annonce une prochaine séance où il doit lire une de ses compositions. À ce propos, Socrate lui pose une question sur la nature du beau, dont il vient de parler incidemment.

Qu’est-ce que le beau ? C’est le problème dont l’examen remplit le reste du dialogue. Il s’agit d’arriver à une définition sur laquelle les deux interlocuteurs soient d’accord. Suivant la méthode ordinaire de Socrate, un certain nombre de définitions sont successivement proposées par Hippias et rejetées après examen comme insuffisantes. La conversation finit sur un aveu ironique d’impuissance placé dans la bouche de Socrate.



II

L’ART DRAMATIQUE


La physionomie des deux interlocuteurs est vivement rendue, avec un art souvent admirable.

La figure d’Hippias, plusieurs fois esquissée en passant par Platon, se développe ici (plus encore que dans l’Hippias mineur) en pleine lumière, avec sa vanité foncière, sa belle assurance sophistique et ses façons particulières de s’exprimer. À plusieurs reprises, Platon s’est amusé à imiter le style d’Hippias, ses répétitions de mots, ses assonances, sa grandiloquence harmonieuse : traits certainement fort bien saisis (car Platon est en ce genre un parodiste de premier ordre), mais qu’il est difficile de rendre dans une traduction. Sur la vanité d’Hippias, sur sa présomption, il est probable que Platon n’a guère exagéré : ces défauts étaient impliqués en quelque sorte dans la sophistique et devaient être particulièrement sensibles chez ceux des sophistes qui étaient en somme, comme Hippias, des esprits médiocres. Cependant on est tenté de croire que, dans la discussion proprement dite, dans la recherche d’une définition, l’Hippias de Platon dépasse quelque peu la mesure de sottise qu’il est permis d’attribuer au véritable Hippias. Son incapacité de saisir ce qu’est une idée générale semble franchement caricaturale. La caricature est d’ailleurs amusante et fort habilement exécutée.

Socrate, d’autre part, n’est pas représenté avec moins d’art, à la fois dans son attitude ironique et aussi dans le sérieux de cette force intérieure qui le pousse invinciblement à chercher le vrai, quoi qu’il puisse lui en coûter. L’invention de ce personnage allégorique, intraitable et malappris, qui ne le quitte jamais et ne le laisse jamais en repos sur ses opinions mal démontrées, est saisissante.



III

SIGNIFICATION PHILOSOPHIQUE


La définition cherchée est celle du Beau en soi, ou, en d’autres termes, de l’idée générale de beauté. Cette idée générale est entendue à la façon purement socratique, comme une conception de l’esprit, non comme une entité supérieure selon la vraie doctrine platonicienne : la théorie des Idées n’a rien à voir ici. Cela ne veut pas dire que Platon, à l’époque où il écrivit l’Hippias majeur, fût encore un simple écho de Socrate : les grands métaphysiciens, en général, n’attendent pas la fin de leur carrière pour trouver l’idée-mère de leur système. Mais il est au moins permis d’en conclure que Platon, à cette époque, ne jugeait pas inutile d’insister encore sur la conception plus simple de Socrate, et qu’en effet ce n’était pas hors de propos, puisque l’Hippias du dialogue a tant de peine à la comprendre. Quoi qu’il en soit, une discussion de ce genre ne peut guère appartenir qu’à la période de ses débuts.

On est conduit à la même conclusion par le caractère de l’argumentation, extrêmement subtile et d’une raideur quasi-géométrique, mais trop souvent verbale, non sans quelques traces de sophisme. La raideur géométrique et le verbalisme sont, il est vrai, fréquents chez Platon dans tous les dialogues ; ici pourtant cette tendance se manifeste avec une force qui semble trahir l’influence récente de Mégare.

La beauté qu’il s’agit de définir n’est pas seulement la beauté sensible : on voit à plusieurs reprises que la beauté des mœurs, des lois, des institutions est présente aussi à la pensée de Platon, et que les deux sortes de beauté sont pour lui étroitement liées. Mais, en fait, la discussion proprement dite ne porte que sur la beauté sensible.

En terminant cette discussion, Socrate laisse entendre à la fois que l’identité du beau et du bien n’a pas été démontrée et que cependant cette identité paraît nécessaire ; puis il conclut par l’aveu ironique de son impuissance. On sait que ces conclusions négatives, qui laissent la question en suspens, sont fréquentes chez Platon. Nous en retrouverons d’analogues dans les trois dialogues suivants. Il est clair que ce scepticisme apparent n’est que provisoire : la solution définitive, aux yeux de Platon, devait se trouver soit dans une dialectique poussée plus loin, soit dans une métaphysique mystique qui peut-être n’était pas encore arrêtée dans son esprit, mais qui devait aboutir à la théorie des Idées. Dans l’Hippias majeur, dialogue du genre « anatreptique », comme disaient les anciens, il a voulu seulement « renverser » des définitions hâtives et peut-être des théories réellement soutenues par quelques contemporains. Ce dialogue ne correspond qu’à une étape préparatoire dans la recherche méthodique de la vérité.



IV

LE TEXTE


L’Hippias majeur manque dans le Parisinus et dans le Bodleianus. Le texte donné ci-après est, sauf indication contraire, celui du Venetus T (d’après la collation des éditions Burnet et Schanz). On n’a noté que les variantes les plus importantes des mss. de Vienne W et F.