Hippias majeur (trad. Cousin)/Argument philosophique

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HIPPIAS,


OU


DU BEAU.
ARGUMENT PHILOSOPHIQUE.

LE sophiste Hippias se vante à Socrate d'avoir eu dernièrement à Lacédémone le plus grand succès avec un discours sur les belles occupations[1] qui conviennent à la jeunesse, et il espère avoir le même succès à Athènes, où il compte faire bientôt une nouvelle lecture de ce discours, à laquelle il invite Socrate. Socrate le remercie, mais il feint de ne pas entendre le sujet du discours d'Hippias, parce qu'il y sera question de belles occupations, c'est-à-dire de belles choses, et qu'il ignore ce que c'est que le beau. Il conjure Hippias de vouloir bien le lui enseigner, pour qu'il soit en état de comprendre son discours. Hippias, qui ne saisit pas toute la portée de la question de Socrate, lui donne à la place d'une définition générale des exemples du beau, qu'il confond avec le beau lui-même ; et tout naturellement, pour modèle de la beauté, il lui cite une belle femme. Sur quoi Socrate lui montre aisément qu'il élude la difficulté, qu'une belle femme est belle sans être la beauté elle-même, comme un cheval aussi peut être beau, un vase, et mille autres choses ; et que la vraie question est de savoir pourquoi ces différens objets sont beaux et quel est le caractère commun à tous, qui, se retrouvant dans tous à quelque degré, constitue leur beauté. Hippias cherche alors, au lieu d'un exemple particulier, une qualité générale ; mais ne s'élevant pas bien haut encore, ne sortant pas du cercle de la beauté physique, quoiqu'il quitte le domaine de la nature pour celui de l'art, il prétend que ce qui rend beaux les objets d'art c'est l'or, et que l'or est de tous les métaux employés par les artistes celui qui donne à leurs ouvrages leur plus grande beauté : opinion qui, pour être comprise du lecteur moderne, exige qu'il se rappelle les procédés et les matériaux de l'art antique. Socrate réfute cette opinion en montrant à Hippias que si l'or est beau, l'ivoire a aussi sa beauté, qu'il est préférable dans certains cas, que souvent même une matière moins précieuse que l'ivoire peut faire un plus bel effet, et qu'on ne peut pas dire d'une manière absolue que là où n'est pas l'or, nulle beauté ne soit possible. L'or n'est donc pas le beau en soi.

Hippias croit beaucoup mieux satisfaire Socrate en se jetant d'un autre côté, et il dit qu'il n'y a rien de plus beau que d'être riche, d'avoir de la santé et de la considération, de fournir une carrière distinguée, d'arriver à un âge avancé, de mourir plein de jours et d'honneurs, et d'obtenir de la postérité la même vénération dont on a entouré ses pères. Mais, répond Socrate, quand il serait vrai que ces divers caractères contiennent toute la beauté qui est relative à l'homme, ils sont loin d'épuiser l'idée entière du beau. D'abord ils sont étrangers à la nature ; car la nature, qui est immortelle, ne vieillit pas, et n'est pas sujette à la maladie. Il en est de même de l'art. La définition ne s'appliquant ni aux beautés de la nature, ni à celles de l'art, est donc incomplète, même dans les limites du monde visible. Il y a plus, elle ne s'applique point aux dieux, à cette existence réelle, quoique invisible, qui passe pour le type de la beauté, et que par conséquent la définition devrait embrasser ; car elle doit atteindre tout ce qui est beau, et dans l'huinanité, et dans la nature, et dans l'art, et dans la divinité. Toute définition qui n'embrasserait pas le cercle entier des êtres, est d'avance convaincue d'insuffisance et ne peut remplir les conditions d'une définition légitime.

Éclairé p-à-peu par les objections de Socrate, Hippias essaye enfin de véritables définitions, des définitions générales et abstraites ; et il en propose successivement trois, qui, sans cesse reproduites par les philosophes, combattues ou adoptées, offrent dès lors dans leur premier développement et leur première réfutation un double intérêt, historique et philosophique. Platon, dans la personne de Socrate, parcourt rapidement ces trois définitions, les caractérise avec netteté, et leur oppose des argumens décisifs, dont la force est encore entière aujourd'hui.

1° La première de ces définitions est la convenance. Elle est vieille, comme on voit, l'opinion qui attribue la beauté à la disposition et à l'arrangement des parties, car c'est là ce que signifie la convenance. Platon répond : Ou les diverses parties sont belles, et alors ce n'est pas leur arrangement qui les fait telles, quoique cet arrangement puisse avoir aussi sa beauté ; ou les parties ne sont pas belles, et alors que peut faire leur arrangement ? Pensons-y bien. Pour que la convenance constitue la beauté, il faut que, de parties qui ne sont pas belles, elle fasse non-seulement un tout qui ait de la beauté, mais un tout dont les parties soient belles, et belles, non d'une beauté apparente et relative, mais d'une beauté réelle et absolue ; car il s'agit ici de ce qui est et non de ce qui paraît beau, de la réalité et non de l'apparence, de la beauté absolue et non de la beauté relative. ll faut à la rigueur que la convenance, l'arrangement et la disposition des parties, transforment positivement la laideur en beauté ; si elle lui met seulement un masque, la convenance n'est alors qu'une tromperie en fait de beauté et non la beauté elle-même, et la définition est incomplète et vicieuse.

2° Le beau, c'est l'utile. Mais utile à quoi, demande Platon, à quel usage et dans quel but ? Sans doute tout ce qui ne sert à rien, ce qui n'a en soi le pouvoir de rien produire, est indigne du nom de beau ; mais par cela seul qu'un homme ou une chose a le pouvoir de produire quelque effet et de tendre à un but, suit-il de là que cet homme ou cette chose soit belle alors même qu'elle ne mènerait à rien de bon, et produirait même du mal ? Il est clair que l'utile n'étant qu'un moyen, un moyen relatif à un but, c'est la bonté du but qui mesure la beauté du moyen, de sorte qu'il ne faut pas dire que le beau est ce qui est utile, mais ce qui est utile à une bonne fin, c'est-à-dire ce qui est avantageux, c'est-à-dire encore ce qui est bien.

Vous croyez que Platon va s'arrêter à cette définition qu'il a lui-même suggérée à l'interlocuteur, et qui semble si bien d'accord avec la théorie platonicienne, qui, n'admettant de vraiment utile que ce qui est bien ou conduit au bien, et de beau que le bien même ou ce qui en porte l'empreinte, confond dans une seule idée l'utile, le bien et le beau[2]. Mais, tout au contraire, cette définition, savoir que le beau est ce qui est utile, avantageux, capable de produire quelque bien, loin de trouver grâce aux yeux de Platon par son rapport avec sa propre théorie, est traitée ici avec une sévérité telle qu'elle semble au premier coup d'œil une injustice et même une contradiction. L'intelligence de ce passage controversé ne peut être empruntée qu'à un examen plus approfondi de la vraie théorie de Platon, et de la définition dont il s'agit. Cette définition ressemble bien un peu, il est vrai, à la théorie platonicienne, mais cette ressemblance n'est qu'apparente et couvre une différence essentielle. D'abord, à la rigueur, les termes même dans lesquels la définition est exprimée excluent l'identité du beau et du bien : car, selon cette définition, le beau est ce qui produit le bien ; il est par conséquent la cause du bien ; il en diffère donc de toute la différence qui sépare la cause de l'effet ; donc le beau n'est pas le bien. Mais cette réponse ne s'adresse qu'à l'énoncé de la définition. Il faut aller plus avant. Si l'on veut mettre entre le beau et le bien la relation de la cause à l'effet, de l'antécédent au conséquent, comme le fait la définition, la cause, dans la vraie théorie de Platon, ce serait le bien, et le beau en serait l'effet, le développement et la forme ; tandis que dans la définition ici réfutée, les mots semblent attribuer au beau l'antériorité et la qualité de cause, et rabaisser le bien au rang de l'effet : ce qui, d'un côté, fait du bien une simple conséquence, un résultat d'un principe autre que lui-même, c'est-à-dire détruit son indépendance, et en même temps donne au beau une primitivité, une puissance créatrice que la raison lui enlève aisément pour le laisser alors flotter sans aucune base. La contradiction reprochée à Platon n'est donc qu'apparente, et c'est précisément dans l'intérêt de sa vraie théorie qu'il combat la définition d'Hippias, et la combat avec une sévérité impitoyable, parce qu'on pourrait la confondre avec la sienne, et qu'elle en diffère essentiellement.

3° Le beau, c'est le plaisir que nous donnent les perceptions de l'ouïe et de la vue. C'est encore là aujourd'hui la doctrine des partisans de la philosophie des sens, en matière de beauté. Ils réduisent toute l'idée du beau à une sensation, seulement ils empruntent cette sensation aux sens de l'ouïe et de la vue ; et on ne peut nier en effet que ce ne soit surtout par ces deux sens que nous percevons les sensations qui sont pour nous l'occasion de la conception du beau dans la nature. Mais outre que les sensations de la vue et de l'ouïe ne sont que l'occasion et non le principe de la notion de la beauté dans l'ordre de la nature, il est absurde de vouloir ramener à cette seule explication toutes les autres espèces de beauté : la beauté des actions, par exemple, et en général la beauté morale. Il faudrait soutenir que toute beauté morale est réductible à la beauté physique, en un mot il faudrait mettre en avant un système général de sensualisme cent fois réfuté par Platon. — Ensuite à quel titre les plaisirs de l'ouïe et de la vue contiendraient-ils la notion du beau ? Ce ne peut être qu'à titre de plaisir en général, ou à titre de plaisir propre au sens particulier de la vue et de l'ouïe. Or, si c'est en tant que plaisir indépendamment des sens particuliers qui le donnent, il faut dire que toute espèce de sensation agréable contiendra aussi la notion du beau, pourvu qu'elle soit agréable, fût-ce même les sensations les plus grossières, le plaisir étant égal à lui-même dans sa nature et ne pouvant différer que dans ses degrés ; ou si c'est à titre de plaisir venu des sens particuliers de la vue et de l'ouïe, il faut expliquer ce qu'il peut y avoir de commun dans ces deux sens pour y trouver la notion commune du beau. Si la vue comme telle nous révèle la beauté, elle exclut l'ouïe ; ou si c'est l'ouïe, elle exclut la vue. Qu'y a-t-il donc qui soit commun à ces deux choses et en même temps propre à chacune d'elles, pour expliquer la beauté qui doit être propre à chacune et en même temps commune à toutes deux ? Que l'on cherche bien, et l'on trouvera qu'il n'y a de propre et de commun à-la-fois aux sensations agréables de la vue et de l'ouïe, que cette qualité, savoir d'être agréable, c'est-à-dire le plaisir, et nous retombons alors dans la première hypothèse. On insiste, et l'on dit que les sensations de la vue et de l'ouïe, indépendamment du plaisir, ont cela de particulier à elles, exclusivement à toutes les autres sensations, de donner un plaisir sans mélange de peine ; or le plaisir sans mélange de peine, ce n'est pas seulement le plaisir, c'est le bien lui-même. Mais c'est retomber ou dans la théorie du beau considéré comme utile, théorie déjà détruite, ou dans celle du beau considéré comme cause du bien, théorie que Platon a déjà réfutée, et sur laquelle il revient ici pour l'accabler de nouveau, comme destructive de sa théorie favorite de l'identité du bien et du beau, à laquelle il immole successivement toutes les théories et qu'il élève au-dessus d'elles sans la démontrer ni la développer, ni même l'avouer directement.

L'Hippias appartient à la même classe de dialogues que le Lysis, et nous aurions pu y signaler aussi et y suivre les procédés et la marche de la dialectique platonicienne ; mais nous avons préféré nous occuper ici du fond plus encore que de la forme ; pour celle-là, nous renvoyons à l'argument qui précède. D'ailleurs, l'Hippias ne se rapporte au Lysis que d'une manière générale, comme un dialogue réfutatif à un dialogue de même genre ; mais il a des rapports plus réels et plus particuliers avec l'Euthyphron. C'est tout-à-fait la même composition, le même caractère philosophique et dramatique, et on n'y peut méconnaître deux ouvrages du même âge et de la même main, du même penseur et du même artiste. L'Hippias est tout négatif, il est vrai, mais comme beaucoup d'autres dialogues, et même ici une solution positive est à-peu-près indiquée ; la réfutation est rapide, et souvent subtile en apparence, mais toujours solide en réalité ; et la composition, dans sa brièveté, a de la grandeur, une méthode parfaite, et un vif intérêt, puisque dans ce court dialogue se trouvent presque toutes les solutions que la philosophie peut proposer sur la question du beau, successivement présentées dans leur ordre de vraisemblance et d'importance, d'abord une solution purement physique et des exemples au lieu de généralités philosophiques, puis des tentatives d'abstractions tour à tour convaincues d'être incomplètes et de n'atteindre qu'un côté du sujet au lieu de l'embrasser tout entier, enfin tous les vices de l'école sensualiste des sophistes, soit pour la méthode, soit pour le fond des idées, exposés graduellement avec une lumière et une vigueur toujours croissante. Pour être concentrée dans un étroit espace et pour ainsi dire ramassée sur elle-même, la force de l'Hippias n'en est pas moins réelle, et le fond simple et riche de ce petit dialogue eût porté aisément les plus grands développemens, s'il eût plu à l'auteur de s'y livrer, et nous les eussions ici facilement tirés nous-mêmes si la brièveté de l'ouvrage original ne nous eût imposé la loi de resserrer cet argument dans de justes limites.


  1. καλῶν ἐπιτηδευμάτων.
  2. Voyez l'argument du Gorgias, tom. III, pag. 147.