Hic et Hec (1798)
Grove press inc., (p. 53-108).


TOME SECOND

HIC ET HEC



J’avais, dit-il, seize ans ; j’étais assez joli, et ma tante, chez qui je passais communément les vacances à sa terre, s’amusait souvent à m’habiller en fille, et faisait prendre mes habits à Faustine, sa fille ; elle était de mon âge, avait la taille élancée, et, pour la tournure et les grâces, ressemblait beaucoup à la gentille Babet. Ces travestissements avaient établi entre nous une liberté dont nous ne manquâmes pas de profiter. Faustine avait du tempérament comme Babet ; j’étais ardent comme Hic et Hec. Ma tante n’était pas ombrageuse ; son directeur la consolait de l’ennui de son veuvage, et quand il venait passer quelques jours au château, nous étions encore plus libres, ma tante désirant jouir dans la retraite des pieuses exhortations du saint homme. Nous allions souvent nous promener en cabriolet, ma cousine et moi, dans les maisons du voisinage : il nous était même permis de découcher quelquefois, le voisinage étant habité par des amis de ma tante. Un jour que le père en Dieu était à la maison, il nous prit fantaisie d’aller nous promener, ma sœur et moi (c’est ainsi que je nommais Faustine) ; la fontaine de Vaucluse était l’objet de notre curiosité, et nous dîmes à ma tante que nous reviendrions coucher à moitié chemin, chez une vieille parente qu’elle aimait beaucoup. Nous nous arrêtâmes dans un cabaret, à deux lieues de la route, pour déjeuner. Pendant qu’on le préparait, l’idée me prit de troquer d’habits avec Faustine, qui m’avait paru la veille charmante en abbé.

— Volontiers, si cela t’amuse, mon frère, me dit-elle ; mais je n’ai point ici ma femme de chambre, comment ferons-nous ?

— Bel embarras, je t’en servirai.

— Oui, mais la décence !

— Qui est-ce qui le saura ? tu ne te méfies pas de moi ?

— Non, sans doute ; mais cependant je ne voudrais pas que tu visses tout à fait…

— Comme tu es faite, n’est-ce pas ? va, je m’en doute.

— Je le crois bien ; mais…

— Tu te doutes bien comme je suis.

— J’en ai quelques idées, mais point de certitude.

— Et qui nous empêche de satisfaire notre curiosité ?

— Mais maman…

— Crois-tu qu’elle se gêne avec le révérend père Cazzoni !

— Oh ! je ne veux pas pénétrer ses secrets.

— Nous ne l’instruirons pas non plus des nôtres ; allons, quitte tes jupes et ton corset.

— Au moins tu seras sage.

— Oui, mais je veux tout voir.

— Soit, mais tu satisferas aussi ma curiosité ?

— De toute mon âme ; mais tu n’en diras rien ?

— Non, jamais, ni toi non plus.

— Je te le jure !

Et nous voilà à nous déshabiller avec empressement ; mon habit était à bas, son fichu et son corset étaient enlevés, nous commençâmes par comparer nos seins.

— Ah ! Faustine, les deux charmants hémisphères, que ces boutons qui représentent les pôles sont frais et vermeils, que ces veines bleues relèvent l’éclat de cet albâtre sur lequel elles sont tracées, et je serrais ces charmantes fraises entre mes lèvres caressantes.

— Finis donc, mon frère ; tu me jettes dans un trouble… je ne pourrais pas finir de me déshabiller.

J’obéis en la dévorant des yeux.

— Mais travaille donc aussi, dit-elle, d’un ton impatient : tu ne fais que me regarder, et je serai déjà toute nue que tu auras encore ta culotte.

Je fis ce qu’elle ordonnait, et j’avais ôté mon caleçon qu’à l’instant ayant enlevé ses jupes, elle se dépouillait de sa chemise ; nos yeux se portèrent simultanément vers le point central.

— Ah ! que c’est joli, m’écriai-je en portant une main avide sur la mousse naissante qui commençait à couvrir le portique du plus joli temple de l’amour !

— Ah ! que c’est beau, dit-elle en serrant dans sa main l’image brillante du serpent qui tenta notre première mère ; comme cela est dur ! cela se découvre, et ce qui est au-dessous, à quoi cela sert-il ?

Ses attouchements me mettaient dans un état qui ne me permettait pas de lui répondre. Et de mon côté j’examinai l’objet intéressant qu’elle offrait à ma vue ; j’avais commencé par fermer la porte au verrou et je la décidai sans peine à se placer sur le lit pour que nous puissions réciproquement continuer notre examen.

— Cela, lui dis-je, est destiné par la nature à s’ajuster dans la partie où je tiens mon doigt.

— Ah ! comme ce doigt me chatouille ! regarde.

— En effet, veux-tu que j’essaie ?…

— Dam… je le voudrais bien, mais si maman le savait !

— Et qui le lui dira ? ce ne sera pas moi, sûrement.

— Eh bien ! eh bien ! essayons.

— Soit, essayons !

Alors, avec toute la gaucherie de l’ignorance et toute l’ardeur de l’amour, nous cherchons à nous mettre en besogne ; la crainte de blesser Faustine arrêtait mes efforts dès qu’elle témoignait de la douleur ; elle me rappelait, mais toujours la même difficulté se présentait. Enfin, je me souvins qu’au collège mon régent de seconde, voulant badiner avec moi, s’était mis en frais de satire et m’avait appris ce proverbe : Col patenzia et la supa si chiavarebbe una mosca. Je pris un morceau de beurre frais qu’on nous avait apporté avec des radis, et grâce à ce secours, je renouvelai mes efforts. Faustine s’arme de courage, résiste sans fuir ; la tête de ma colonne force la barrière ; je redouble, le bélier pénètre, la muraille s’entr’ouvre, les désirs escaladent la brèche et s’y logent en arborant le drapeau des plaisirs. Nous trouvions ce jeu si doux que nous avions de la peine à le quitter ; mais la crainte que la fille de l’auberge ne nous surprît en apportant ce qu’on nous préparait pour déjeuner, nous força de nous rhabiller.

Je pris la chemise de Faustine, qui s’affubla de la mienne ; elle se chargea de ma coiffure, moi de la sienne, et quand on vint nous servir, elle offrait aux yeux un petit abbé, et je paraissais une assez jolie fille. Faustine, pour se conformer à son nouveau costume, prit l’air d’un jeune étourdi, et y réussit mieux que moi quand je voulus prendre l’air de réserve convenable à mon habit. La servante qui porta notre déjeuner avait la gorge ferme, la jambe fine, le bas bien tiré et la jupe courte, comme l’ont d’ordinaire nos jolies Venaissines. Faustine la lutina ; Javotte paya d’une tape l’agilité de ses mains. Le nouvel abbé ne se rebuta pas, et levant sa jupe par derrière, toucha l’endroit sensible.

— Qu’est-ce donc ? petit fripon, sans le respect que j’ai pour mademoiselle votre sœur, je vous corrigerais de la bonne façon ; voyez un peu le beau morveux !

— Ah ! ne vous gênez pas, repris-je en riant, c’est un petit libertin, je ne prendrai pas sa défense.

Alors Javotte vous l’empoigne d’un bras vigoureux, et en un clin d’œil déboutonne sa culotte, l’abat et lui donne deux bonnes claques, et cherchant ce qui le rendait si insolent, elle jette un cri de surprise en ne trouvant qu’une jolie grotte où elle croyait trouver un rocher sourcilleux.

— Ah ! pardon, mademoiselle, si j’avais su ce que vous étiez, je n’aurais pas fait la bégueule, et si cela vous amuse, vous êtes la maîtresse.

Faustine, pour ne pas la désobliger, consentit à recevoir de bon gré ce qu’elle avait d’abord voulu ravir, et d’un doigt obligeant lui rendit le même bon office qu’elle en recevait.

Pendant qu’elles s’occupaient, je pris la parole et je dis à Javotte que nous étions sœurs et que nous allions voir une de nos parentes dans l’intention de la divertir par ce travestissement, et je lui donnai un écu pour nous garder le secret.

— Ah ! de bon cœur, dit-elle ; mais vous êtes trop jolie pour n’être que spectatrice, et elle voulait passer sa main sous ma jupe.

— Non, Javotte, je vous remercie, il y a des empêchements.

— Des nouvelles de Rome peut-être ?

— Précisément.

— Qu’importe, j’ai là de l’eau, les mains sont bientôt lavées.

— Oh ! non, jamais dans cet état…

— Vous ne me ressemblez guère, c’est le temps où je suis la plus ardente.

Voyant qu’il n’y avait rien à faire avec moi, elle nous servit. Nous mangeâmes à la hâte et nous partîmes. Nous rîmes fort dans la voiture du succès de la témérité et de l’embarras où m’avaient jeté les offres de Javotte ; nous interrompions nos rires par le tendre souvenir des caresses que nous nous étions prodiguées, et des lumières que nous avions acquises. Ces idées m’occupaient trop pour songer au chemin, et une malheureuse ornière où la roue tomba pendant que j’embrassais Faustine, donna une telle secousse qu’une de nos soupentes se rompit. Force nous fut de nous arrêter, un baiser ne pouvait pas rétablir la fracture. Nous ne savions à quel saint nous vouer, et le plus petit sellier du village nous aurait été plus utile que l’intercession de tous les bienheureux des litanies. Nous grommelions entre nos dents, quand nous vîmes se promener, sur la gauche, un châtelain du canton, en perruque ronde, chapeau et souliers gris, une grande canne à la main, surmontée d’un échenilloir ; sa mine annonçait près de cinquante ans. Sa moitié, la tête enfouie dans une énorme calèche garnie de ruban coquelicot, s’avançait majestueusement soutenue sur un bambou. Cette dame, majeure depuis dix ans, s’efforçait depuis trois lustres de donner un héritier à l’illustre famille Cornucio, dont son époux était le chef. Mais la Providence se refusant à leurs désirs, n’avait point étouffé dans son âme l’espoir de réussir en s’attachant un collaborateur, quand l’occasion s’en présenterait.

Ce digne couple ayant aperçu notre accident, s’avança pour nous offrir les secours qui dépendaient de lui : nous nous trouvâmes heureux de leur zèle obligeant ; leur domestique conduisit au château notre cabriolet délabré, et nous, nous nous joignîmes au couple Cornucio dans leur promenade : la dame s’empara du bras du feint abbé et le mari saisit le mien ; à mesure que nous approchions du château, leurs yeux s’animaient, leurs coudes pressaient nos bras sur leurs cœurs ; leurs voix devenaient agitées et leurs discours flatteurs. Arrivés au castel on s’occupa de nous loger ; ils n’avaient que deux petites chambres à nous donner, l’une attenant à la chambre de madame, l’autre à celle de monsieur ; il paraissait tout naturel de loger l’abbé près de celle du mari et la prétendue demoiselle près de la dame, mais d’un commun accord ils en décidèrent autrement, comptant chacun tirer parti du voisinage. J’aurais pu, en changeant le soir de chambre avec Faustine, contenter tout le monde et cacher le mystère de mon travestissement ; mais l’idée qu’elle serait dans les bras de ce vieux satyre me révoltait trop ; j’aimai mieux attendre l’événement et prendre conseil des circonstances. Cornucio et sa femme nous accablèrent de prévenances toute la soirée, et après le souper qui fut arrosé de très bon vin, ils nous menèrent dans nos chambres.

— Soyez bien sage, mon cher petit abbé, dit la dame en embrassant Faustine, il n’y a qu’une mince cloison entre votre lit et le mien, j’entendrai tout ; et puis, lui dit-elle à l’oreille, la porte qui nous sépare ne ferme pas.

Le mari me fit les mêmes confidences, et m’ajouta qu’il était somnambule, en me serrant fortement la main, puis il se retira. Je ris de sa méprise et je me couchai. Faustine en fit autant dans sa chambre avec laquelle j’étais bien fâché de n’avoir pas communication, car nos chambres étaient aux deux bouts de la maison, il fallait traverser un corridor le long de l’appartement, de la salle à manger et de celui du maître.

À peine avais-je fermé l’œil que j’entendis marcher dans ma chambre, et s’avancer près de mon lit ; je sentis que j’allais avoir à combattre ; je saisis le pot de chambre, dont j’avais fait usage en me couchant, et quand Cornucio voulut ouvrir mon lit pour s’y placer, j’avançai le bras et le coiffai du vase, et, traversant à toutes jambes le corridor, j’arrivai à la porte de Faustine, que j’enfonçai d’un coup de genou ; je la trouvai se débattant comme le chaste Joseph avec la femme de Putiphar ; elle était si bien enveloppée dans ses couvertures que notre lascive hôtesse n’avait pas découvert son sexe. La dame, à mon abord, parut médusée ; je me plaignis amèrement de la violence que son mari avait voulu me faire éprouver, et je grondai mon soi-disant frère de l’impudeur avec laquelle il osait abuser des bontés de notre respectable hôtesse.

— Moi, ma sœur, s’écria le faux abbé, le ciel m’est témoin que c’est madame qui voulait.

— J’ai cru vous entendre gémir ; craignant que vous ne fussiez incommodé, je suis vite accourue pour vous donner les secours qui dépendaient de moi.

— Votre mari, madame, ne vous le cède pas en charité ; mais je ne désempare pas de la chambre de mon frère, lui seul peut me protéger contre l’impudicité de votre mari.

— Couche-toi, ma sœur, me dit Faustine, je me mettrai dans un fauteuil près de ton lit pour te défendre ; j’espère que madame y voudra bien consentir, et souffrir que nous reposions jusqu’au point du jour. Alors nous quitterons une maison où l’innocence est si peu respectée.

La dame, après quelques excuses maladroites, sortit et ayant barricadé nos portes, nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre, et nous savourâmes à loisir l’ivresse des plaisirs dont nous avions pris un échantillon dans l’auberge. Le lendemain, à la pointe du jour, ayant repris les habits de notre sexe, nous partîmes sans prendre congé de nos hôtes libidineux, et notre soupente raccommodée nous ramena chez ma tante, où j’achevai de passer voluptueusement la fin des vacances, après avoir assisté aux noces de mon aimable cousine, dont le mari, nerveusement conformé, ne s’aperçut point que j’avais frayé le sentier qu’il parcourut encore avec peine.

Nous avions repris nos forces pendant l’histoire du prélat, et tour à tour pendant la soirée nous nous enivrâmes de tous les plaisirs qu’offrent la nature et la débauche à des gens qui, pleins de vigueur et vides de préjugés, loin de rien refuser à leurs désirs, les irritent par la recherche de toutes les possibilités voluptueuses.

À quelques jours de là, mon prélat, près duquel je remplissais avec zèle les fonctions dont il m’avait chargé, m’avertit que j’avais à me préparer à le suivre à Bédarrides, sa maison de plaisance, à trois lieues d’Avignon, où il allait se reposer pendant une quinzaine des travaux de l’épiscopat ; que j’y trouverais sa sœur, femme de qualité de Bénévent, et sa fille, chanoinesse des plus hautaines, mais ayant toutes les grâces de son état. Il me confia que sa sœur, femme de trente-cinq ans, encore belle et fraîche, suivant toutes les apparences, me trouverait à son gré, et qu’il espérait que je l’aiderais à lui faire les honneurs de sa maison ; que pour la fille, elle avait la fraîcheur de ses dix-sept ans, le sourcil noir, l’œil vif, les lèvres humides et les plus heureuses dispositions pour marcher sur les traces de sa mère, mais que la fierté de ses soixante-quatre quartiers l’avait jusqu’alors empêchée de céder, parce qu’elle avait toujours trouvé quelque lacune dans l’arbre généalogique de ses soupirants ; quoique l’état de chanoinesse qu’elle avait embrassé, vu son peu de fortune, l’eût fait renoncer au mariage, et que le manuel des solitaires, ou les simulaires usités dans les couvents dussent être son unique consolation. Je la plaignis d’un préjugé si contraire au vœu de la nature, à l’humilité chrétienne.

— Je compte sur vous, mon cher Hic et Hec, pour l’en guérir, me dit-il ; votre tournure, votre mine séduisante, vos profondes connaissances dans l’art de la volupté, peuvent seules ramener au bercail cette brebis égarée.

— Et comment y pourrai-je parvenir ? moi, sans nom, sans titres, sans aïeux, le mépris sera le premier sentiment qu’elle éprouvera pour moi.

— J’en fais mon affaire, j’ai mon roman tout prêt : c’est un jésuite, missionnaire dans l’Inde, qui, revenant du royaume de Pégu, vous aura ramené de ce pays par l’ordre d’un prince dont vous êtes le fils naturel, pour être élevé dans la religion chrétienne, que son éloquence lui a fait embrasser.

— Si cette mystification amuse monseigneur, je ne saurais qu’obéir.

— On t’en devra de reste pour ta complaisance : Laure est faite au tour et n’a contre elle que l’excès de l’orgueil ; je te mets à même de l’initier, mais c’est à la même condition que Valbouillant a mise à l’éducation de Babet et que tout sera commun entre nous quand tu l’auras guérie de ses préjugés.

Cela me parut plaisant, et je promis au prélat tout ce qu’il voulut.

— Il me vient une idée originale, dit mon évêque ; si pour étayer notre ruse, je glissais dans la conversation que tous les princes de sang de Pégu ont sur le corps un signe qui prouve leur origine.

— Un signe, et lequel, s’il vous plaît, monseigneur ?

— Parbleu ! une tête d’éléphant blanc sur le bas-ventre, au-dessous du nombril ; le peintre qui vient de faire mon portrait t’en dessinerait bien une là.

— Quelle folie !

— Je lui ferai naître le désir de voir ce phénomène, et je ne doute pas que la trompe menaçante de l’animal, faisant remarquer sa force et son élasticité, ne parvienne à l’intéresser.

Ainsi dit, ainsi fait. Le peintre, dès le lendemain, se mit à l’ouvrage, et deux jours après, mon ventre offrit la plus belle tête d’éléphant qu’on pût voir, et monseigneur examinant le chef-d’œuvre du peintre et badinant avec la trompe de l’animal, elle prit sous ses doigts sacrés une consistance qui le ravit. Nous fîmes le soir une visite à Mme Valbouillant ; on admira la nouvelle peinture ; heureusement elle était à l’huile, sans cela, à l’usage répété que je fis de la trompe, le tableau aurait disparu. La petite Babet, qui n’avait jamais vu de pareils animaux, ne se lassait pas de l’examiner, et trouvait qu’on en pouvait tirer aussi bon parti que du manche du moussoir. La pauvre enfant, peu versée dans les arts, ramenait tout à la nature. Le couple voluptueux, que le prélat instruisit du motif de cette peinture et de la mystification projetée, promit de la seconder et de nous suivre à cet effet à la maison de campagne de Sa Grandeur, qui, depuis son admission à nos orgies, ne pouvait se passer des plaisirs que le libertinage de notre imagination variait sans cesse. Il fut aussi décidé que la gentille Babet serait du voyage ; chaque jour développait en elle de nouveaux charmes, ses formes s’arrondissaient, sa gorge se remplissait, et l’usage de la volupté avait donné de la finesse et de l’énergie à ses regards, d’abord incertains et timides. Ses mains, qu’on n’employait plus aux travaux grossiers de sa première jeunesse, avaient gagné de la blancheur ; et la finesse de sa peau, l’agilité de ses doigts délicats, lui donnaient plus de grâce à manier le sceptre de l’amour que n’en montrait Hébé à toucher la massue d’Hercule.

Le lendemain, nous partîmes, le saint prélat et moi : sa sœur et sa nièce étaient arrivées deux heures avant nous, nous les trouvâmes dans le salon ; la mère couchée sur une ottomane, lisait d’une main un petit in-16 qu’en nous apercevant elle mit dans sa poche, et l’autre main reparut. La jeune chanoinesse, courbée sur un métier, brodait sur un sac à ouvrage le blason de ses armes, avec toutes les alliances écartelées. L’évêque, les ayant embrassées, me présenta comme un prince péguan, que le roi, mon père, nouveau converti, faisait passer en Europe, pour s’instruire dans la foi et dans les arts, qui font la gloire de notre heureuse patrie.

Ce titre de prince du bout du monde et cousin de l’éléphant blanc, prévint en ma faveur l’auguste chanoinesse ; mes yeux vifs et pétillants, mes cheveux bruns et fournis firent aussi leur effet sur la mère ; l’une me demanda des lumières sur les armoiries de Siam et du Pégu, l’autre sur le costume des Bayadères et sur la forme des chaises longues de l’Inde. J’y satisfis de mon mieux, d’après ce que j’avais lu dans les Voyageurs.

Après le repas, pendant lequel on admira tout ce que je disais, s’étonnant qu’un jeune homme né aux Indes pût s’exprimer avec bon sens et facilité, on put se promener dans un bosquet délicieux près du salon ; la comtesse Magdalani me choisit pour écuyer, et l’évêque prit le bras de la chanoinesse, et lui parla de manière à la prévenir en ma faveur.

La mère, cependant, me questionna sur les mœurs de Pégu, sur la tournure des belles, sur les procédés qu’on y suivait en amour ; je l’assurai que les femmes grosses y étaient le plus recherchées (elle l’était) ; que les hommes ne se permettaient aucune avance vis-à-vis d’elles, de crainte d’être importuns ; mais qu’ils répondaient avec transport à celles que les belles leur faisaient.

— Comment, si j’étais Péguane, si vous me trouviez aimable, vous ne me le diriez pas ?

— J’aurais trop peur de vous offenser.

— Comment donc faut-il que la femme se conduise pour enhardir l’homme pour lequel elle se sent du goût ?

— Elle le regarde en baisant le bout du doigt de sa main gauche, et le cavalier s’approche avec timidité.

— Et la dame alors ?

— Elle porte la main droite sur son cœur.

— Comme cela ?

— Précisément.

— Je fais donc bien ?

— À ravir.

— Et le cavalier ?

— S’il est seul avec la belle, il se jette à ses genoux, obéit à ses ordres sans oser les prévenir ; mais s’il est devant témoins, il feint de ne rien entendre, et gémit les yeux baissés.

— Vous les avez à présent ?

— Exactement de même.

— Fort bien. Mon frère, dit-elle à l’évêque qui nous suivait avec sa fille, que je ne vous empêche pas de vous promener, je me sens un peu fatiguée, je vais me reposer sur ce gazon ; le prince Hic et Hec achèvera de m’instruire des coutumes de l’Inde, vous nous retrouverez ici ou au salon.

— Soit, dit l’homme de Dieu s’éloignant, en souriant, avec sa nièce.

— Reprenons notre leçon indienne, dit la signora. N’est-ce pas comme cela ? dit-elle en baisant son doigt gauche.

— Oui, si j’ai le bonheur de vous plaire.

— Ne faut-il pas mettre la main sur mon cœur ?

— Oui, si vous voulez que j’ose beaucoup.

— Voyons.

Et elle fait le signe encourageant, en se couchant sur le gazon : je m’y précipite avec elle, mes mains actives éloignent tous les obstacles, et bientôt nous ne faisons qu’un.

— Vive la méthode indienne, comme elle abrège les formalités !

Et me serrant, me pinçant, me mordant, elle arrive à la période désirée, et se pâme en bénissant Brahmâ, Vichnou et tous les dieux de l’Inde ; bientôt revenue à elle :

— L’abbé, me dit-elle en me serrant contre son sein, cher abbé ! comment les femmes dans l’Inde prouvent-elles qu’elles sont satisfaites ? — En recevant avec transport un nouvel hommage.

— Presque sans se reposer !… Ah ! je retourne avec vous au Pégu, dit-elle en s’arrangeant pour me témoigner sa reconnaissance.

Elle se trouvait bien des mœurs de l’Inde, et je lui parus mieux valoir que le livre qui l’occupait lors de notre arrivée ; puis se relevant et rajustant le désordre de sa toilette, elle s’appuya sur mon bras pour retourner au salon. Elle avait été trop occupée des choses solides pour s’être distraite au point d’observer la peinture éléphantine. Elle m’entretint d’un ton plus calme des diverses religions de l’Asie. Je lui parlai de la secte des multiplicantes et de la communauté des plaisirs qu’on voit établie dans les familles de cette caste.

— Comment, dit-elle, la mère dans les bras du fils, la fille dans ceux du père !…

— Eh ! madame, rappelez-vous d’avoir lu quelque part : « Qui doit goûter des fruits d’un arbre, si ce n’est celui qui l’a planté ? »

— Il est vrai ; mais le préjugé !

— Tient-il contre la loi du créateur ?

— En est-il qui permette à un père, à une fille, à un frère, à une sœur ?… Fi donc ; cela répugne.

— À qui donc a-t-il dit : « Croissez et multipliez ? » N’est-ce pas à Adam, à Ève, à ses fils, à ses filles ? il ne regardait donc pas l’inceste comme un crime, puisqu’alors il le commandait.

— Comment ? mais en effet.

— La volonté du ciel peut-elle être versatile ? Ce qui fut un précepte dans un temps, peut-il être forfait dans un autre ? Disons plutôt, puisque la nature nous a donné du penchant pour les êtres d’un autre sexe, sans égard à la parenté, que c’est la politique seule, qui, pour faire communiquer entre eux les hommes disposés par la nature à prendre les plaisirs qu’ils avaient sous la main, et qu’ils trouvaient au sein de leur famille, a interdit ces unions rapprochées, pour réunir par le besoin du plaisir des êtres qui sans ce besoin ne se seraient jamais rapprochés ; que les législateurs ont prohibé, par des vues humaines, des unions qui tenaient les familles isolées les unes des autres et que l’intérêt des gouvernants, et non le vœu du créateur et de la nature, ont transformé en crimes des penchants naturels et par conséquent innocents. Observez encore que suivant la loi du peuple juif, il était ordonné au frère d’épouser la veuve de son frère, et qu’ainsi la même femme devait passer de frère en frère, tant qu’elle survivrait à son époux, et vous osez faire un crime à présent à un cousin d’amuser sa cousine, si le vicaire du Rédempteur ne lui accorde la dispense à prix d’argent ; mais ce Rédempteur n’a-t-il pas dit selon les livres saints : « Je ne suis point venu pour changer la loi, mais pour l’accomplir. »

J’étais lancé ; et dans l’habitude de disputer sur les bancs, j’aurais passé d’arguments en arguments, si le prélat n’était rentré avec sa nièce, vis-à-vis de laquelle il avait je crois soutenu la même thèse, si j’en juge par le feu de leurs yeux et la rougeur de leur teint plus animé que de coutume. La signora Magdalani s’en aperçut, et n’en osa rien témoigner, la richesse et le crédit de son frère, les secours qu’elle en recevait, la rendaient réservée, et elle savait que l’exemple qu’elle donnait à sa progéniture ne l’autorisait pas à marquer beaucoup de sévérité.

— Eh bien ! dit le prélat, comment vous trouvez-vous, ma sœur, de l’entretien du prince Hic et Hec ? Êtes-vous bien instruite des coutumes et des mœurs de l’Inde ?

— Je suis très satisfaite de ses lumières, il est lucide, précis et d’une philosophie…

— C’est un puits d’érudition, et sa morale ?

— Bizarre, fondée en principes : savez-vous bien qu’il m’affranchit de bien des préjugés.

— C’est son fort ; mais, voyons lesquels ?

— Je ne puis, devant ma fille…

— Quel enfantillage ! elle est d’âge à tout savoir, et je dis plus, il peut être dangereux de ne pas l’éclairer ; que de fautes l’ignorance ne fait-elle pas commettre ? Une jeune fille à qui on ne cache rien est plus en état de repousser la séduction, et, si elle y cède, du moins elle évite le scandale, qui, je le dis entre nous, est le plus grand mal moral. Qu’importe à la société que je satisfasse mes besoins physiques ou que je m’en prive, pourvu que je ne nuise pas au bonheur d’autrui, que je ne lui enlève pas sa propriété, que je n’altère pas ses jouissances et que je ne lui cause ni chagrin ni douleur ?

— Mon frère, dit-elle en souriant, diriez-vous cela dans vos homélies ?

— Oui, quand je parlerais à des gens que je voudrais éclairer ; mais en chaire, non, le peuple en masse veut être trompé, l’ignorance aime les prodiges ; une religion sans miracles trouverait peu de sanctuaires, et les mystères qui répugnent à la raison entraînent la crédulité du grand nombre ; je continuerai à jeter de la poudre aux yeux du peuple ; mais je serai loyal et sans scrupule avec mes amis. Laure a dix-sept ans et n’ignore pas sûrement la différence de son sexe et du nôtre ; mais les détails lui sont peut-être inconnus, nous nous gênons pour elle, nous affligeons sa curiosité, et peut-être en nous quittant fera-t-elle des questions à sa femme de chambre, qui, moins discrète et moins éclairée, en lui faisant le tableau des plaisirs, ne lui en dépeindra pas les dangers.

— Ah ! dit Laure, que mon oncle est aimable !

— Quand elle voit que nous ne lui cachons rien, elle sera sans dissimulation, nous lirons dans son âme et nous pourrons écarter d’elle les dangers sans en éloigner les plaisirs. Votre désir, je le sais, n’est pas de la marier, elle se soumet à vos vues ; mais quand elle renonce à l’hymen, soyez sûre qu’elle ne renonce pas aux dédommagements que se procurent tant de jolies prébendières. Plus de gêne devant elle, tant que nous n’aurons pas d’étrangers ; quand il en viendra de suspects, remettons vite le masque de la réserve.

La signora Magdalani, regardant sa fille d’un œil caressant :

— Allons, je me rends, puisque mon frère le veut ; mais, mon cœur, dit-elle en la baisant au front, ne perds pas l’usage de rougir. Rien ne fait plus d’honneur aux filles et surtout aux mères.

— Allons, ma sœur, c’est convenu ; mais voyons sur quoi roulait la conversation avec Hic et Hec.

La signora lui répéta ce que je lui avais dit sur la secte des multiplicantes et sur l’inceste.

— Eh bien ! ma sœur, n’est-ce pas précisément ce que je vous disais quand vous étiez si fâchée pour quelques espiègleries, qui pourtant vous avaient fait grand plaisir.

— Oh ! mon frère, devriez-vous dire cela devant ma fille encore.

— Ah ! maman, je m’en doutais, quoique sans oser vous en parler.

Je ne pus me retenir à cette naïveté, et saisissant sa main, je la baisai avec transport. La petite rougit. La maman me jeta un regard sévère, qui ne m’en imposa pas. L’évêque, d’un ton tranchant, termina la dispute en disant :

— Fi donc, ma sœur, allez-vous y mettre de l’humeur, il est temps que la petite goûte sa part de nos plaisirs ; l’abbé est approchant de son âge.

— Mais, mon frère… Songez-vous ?

— Je sais qu’il prendra toutes les précautions nécessaires pour prévenir l’arrivée des petits indiscrets.

— Mais, mon oncle…

— Vas-tu me montrer quelques doutes sur l’ancienneté de sa généalogie ?… Rassure-toi, tes soixante-quatre quartiers doivent se trouver honorés de se joindre au cousin de l’éléphant blanc.

— Si du moins je voyais son blason.

— Rien n’est plus facile ; les princes de la maison royale de Pégu le portent toujours sur eux.

— Ah ! voyons-le donc.

— Allons, Hic et Hec, faites vos preuves.

Le baiser que j’avais collé sur la jolie main de la chanoinesse m’avait mis en état de paraître avec gloire. Au mouvement que ma main fit pour mettre en liberté la trompe d’éléphant :

— Quelle indécence ! s’écria la mère.

— Regardez son cachet, répondit l’évêque, c’est une tête d’éléphant.

J’exhibais cependant mes armoiries.

— Comment, dit la signora, je ne m’en étais pas aperçue.

— Ah ! ma sœur, vous avez déjà fourragé dans ce canton ?

Elle rougit en marmottant :

— Que je suis étourdie.

— Eh bien ! considérez plus à votre aise, et vous, ma nièce, vîtes-vous jamais de plus belles armoiries ?

La mère, surprise, convint que cela était merveilleux, et la jeune Laure interdite et d’une voix syncopée par le désir :

— Cela est beau… le superbe écusson…

— Allons, prince, initiez cette vierge ; pendant que vous lui ferez chanter son premier hymne à l’amour, nous battrons la mesure sa mère et moi.

Je renversai ma chanoinesse sur le sofa ; l’évêque dénoua les cordons de son corset et découvrit à mes yeux éblouis deux hémisphères d’albâtre où des veines azurées traçaient le cours de mille rivières serpentantes ; ma bouche en suivit les contours, et en peu de temps parcourut bien du pays. Cependant, de peur de faire fausse route, je mouillai l’ancre dans une mer de délices ; et le saint prélat ayant jeté sa sœur sur l’ottomane voisine, s’aperçut de la double libation que j’avais faite.

— Ah ! ah ! dit-il, ce temple a été souillé par quelque profane ; mais avec ce goupillon, je vais le purifier ; et rentrant dans le parvis après quelques allées et venues dans la nef, il pénétra dans le sanctuaire, qu’il purifia par une ample aspersion de son eau lustrale.

La petite, en ce moment, tourna la prunelle et se raidissant, s’écria :

— Ah ! roi de Pégu, que tu as bien fait de te convertir !

Quel que fût le délire que me causa son ivresse, la prudence l’emporta sur mes transports, et, docile aux préceptes du vénérable prélat, je répandis ma libation sur l’architrave du portique du temple. La mère et l’oncle me félicitèrent de ma sage retraite ; mais Laure m’en paraissant moins satisfaite, je me hâtai de la consoler en me replongeant de nouveau dans l’antre brûlant, qui ne m’avait vu sortir qu’à regret, et je lui procurai une nouvelle émission sans dépense de ma part. L’évêque et sa sœur s’étaient cependant rapprochés de nous, et la dame, baisant le front de sa fille, approchait de mes lèvres une fraise de son sein, que je m’empressai de sucer, pendant que le prélat, d’une main caressante, pressait mon post-face, qu’il socratisait du doigt majeur.

Nous nous remîmes après en état décent, et les ablutions nécessaires finies et les toilettes réparées, nous attendîmes l’arrivée de Valbouillant, de sa femme et de Babet, qui ne se firent pas longtemps désirer ; les premiers moments de l’entrevue se passèrent en compliments.

— Prince, me dit la gentille Laure, pourquoi mon oncle a-t-il invité ces gens-là ? Cela va nous forcer à une gêne que je savais supporter avant l’intimité de notre liaison, mais dont la connaissance des plaisirs va me rendre incapable.

— Rassurez-vous, repris-je, loin de contraindre notre élan vers la volupté, leur présence en variera les formes.

— Mais un homme marié !… la présence du mari doit bien en imposer à la femme.

— Bon, la présence d’une mère doit bien gêner une jeune chanoinesse ; cependant…

— Ah ! toutes les mères ne sont pas bonnes comme la mienne.

— Oh ! tous les maris ne sont pas bons comme Valbouillant.

On s’était assis, on s’observait ; tous avaient envie de voir la confiance et la liberté s’établir, mais personne n’osait rompre la glace. L’évêque sourit de l’embarras général, et, prenant Laure par la main, la mena à Mme Valbouillant.

— Souffrez, dit-il, que je vous offre une jeune initiée ; elle a d’heureuses dispositions, et, docile à vos conseils, elle saura respecter les préjugés en public et s’en dépouiller en particulier. Je demande votre amitié pour elle ; bannissant entre nous tout respect humain, soyons dans ma retraite comme nous étions dans votre retraite d’Avignon.

— Vous ne pouvez, répondit Mme Valbouillant, me faire un plus grand plaisir : vous n’attendez personne, je crois ?

— Non, et jamais aucun domestique n’entre dans ce corps de logis, si je ne lui en donne l’ordre exprès.

— Bon, en ce cas, et pour cimenter notre union et rendre notre connaissance plus intime et plus prompte, que ne prenons-nous tout de suite l’habit de la vérité ? il sera très avantageux à madame et à cette belle enfant.

La signora Magdalani feignit un instant d’hésiter ; l’évêque la décida en enlevant lui-même son fichu et dénouant son corset ; Mme Valbouillant en fit autant à la chanoinesse, dont elle couvrit de baisers la gorge et les bras qu’elle avait d’une rondeur et d’une forme ravissantes, et monseigneur ouvrant une petite armoire cachée dans le lambris, en tira quatre peignoirs d’une gaze très claire, agréablement ajustés, dont il couvrit nos nymphes, sans dérober leurs charmes à nos regards avides. La signora Magdalani était grande, avait les formes superbes, et semblait entourée des Grâces ; on eût pris l’évêque pour l’Apollon du Vatican : Valbouillant ressemblait au dieu des jardins, et nos belles trouvèrent que j’avais assez l’encolure de Ganymède.

Le prélat ne put voir sa charmante nièce sans désirer de s’égarer dans le sentier que je venais de frayer ; elle baissa les yeux, regarda timidement sa mère dont le sourire la décida à se résigner, et qui la suivit sur le canapé voisin, où elle l’encouragea par son exemple, en se livrant aux transports de Valbouillant qui, passant les jambes de la belle sur ses épaules, s’introduisit très avant dans ses bonnes grâces. Je m’insinuai dans celles de Mme Valbouillant qui, caressant d’un doigt officieux le centre des voluptés de Babet, jouissait du double plaisir qu’elle nous procurait. Six glaces avantageusement placées à la hauteur des ottomanes, répétaient les trois groupes voluptueux qu’elles multipliaient à l’infini, et les sens irrités par ce spectacle enivrant redoublaient l’ardeur de chaque combattant, qui aurait rougi d’être vaincu dans cette érotique. Magdalani, par l’agilité de ses reins, prouvait à Valbouillant que ses trente-cinq ans n’avaient rien diminué de son ardeur, et que sa fille, malgré sa jeunesse, ne la surpassait pas pour la prestesse et le moelleux des mouvements.

Le saint homme applaudissait au zèle de la chanoinesse à suivre l’exemple de sa mère. Mme Valbouillant, Babet et moi n’avions pas besoin d’être encouragés, mais ce spectacle nouveau nous rendait encore plus acharnés à fêter le dieu de Lampsaque. Les trois groupes ayant consommé leur sacrifice, nous nous réunîmes en rapprochant les trois sofas ; on voyait sur tous les sofas la gaieté succéder à la jouissance ; point d’air d’épuisement ni d’ennui ; le fin sourire et le regard malin promettaient le prochain retour des désirs. On félicita la jeune Laure sur le courage qu’elle avait montré dans les premiers combats ; sa mère reçut nos éloges pour la philosophie avec laquelle, s’élevant au-dessus des préjugés, elle avait accéléré par son exemple la félicité de sa fille. La petite se jeta dans les bras de sa mère qui la couvrit de baisers, et d’un doigt curieux tâcha de reconnaître les dégâts que mes efforts et ceux de l’évêque avaient faits. Cet attouchement réveilla les sens de la chanoinesse qui versa presque aussitôt des larmes de volupté sur la main de la signora qui reçut d’elle le même service.

Mme Valbouillant, pour nous faire attendre sans impatience le retour des plaisirs, nous proposa de nous lire une anecdote qu’elle avait reçue de Paris ; tout le monde y consentit, et elle nous la lut.

On applaudit fort à cette anecdote, et l’évêque proposa du sirop, du punch pour désaltérer la lectrice et rafraîchir ses auditeurs.

— Volontiers, dit la signora Magdalani ; mais ne vaudrait-il pas mieux prendre auparavant le rafraîchissement du bain, mon frère en a de charmants, la chaleur est si vive que l’eau doit être assez échauffée par le soleil ; nous n’avons point de toilette à faire, nos peignoirs ne tiennent qu’à un ruban.

— L’idée est charmante, dit Mme Valbouillant ; mais personne ne pourrait-il nous voir ?

— Non, dit l’évêque, le bassin touche à ce boudoir et personne n’y peut pénétrer ; j’en ai la clef, et nous porterons sur le bord le punch que nous prendrons en nous baignant.

Tout le monde fut d’accord, et nous passâmes dans ce délicieux bassin revêtu de stuc ; il était ombragé par un grand platane, deux sycomores et deux grands saules pleureurs ; le jasmin et le chèvre-feuille s’élevaient autour de leur tige, et, s’étendant d’un arbre à l’autre, formaient des festons parfumés ; à quelques pas de là, des touffes de seringa sortaient d’une haie de rosiers de diverses espèces auxquelles se mêlaient l’aubépine, l’acacia rose et l’épine-vinette ; la violette, la pensée, l’anémone et l’odorante jonquille couvraient le gazon qui séparait la haie du canal ; et les pois de senteur se ramaient autour de la tige élevée de la tubéreuse ; plus loin, des bancs de mousse à travers laquelle perce la pâquerette et l’armoise, offrent un siège doux et frais à la nymphe qui, sortant de l’onde, veut se sécher et s’essuyer avant de reprendre ses habits. C’est là que nous allâmes chercher à nous délasser de nos agréables fatigues ; l’Albane et Boucher se seraient trouvés contents, s’ils avaient été admis ; quel travail pour leur ingénieux pinceau ! chacune de nos belles leur aurait fourni vingt académies ; ils auraient cru voir Thétis au milieu de ses naïades recevant Phœbus, tandis que les heures détèlent son char. Valbouillant avait l’air de Comus chargé de préparer le festin, pendant qu’en folâtrant près des belles nageuses, je ressemblais au dieu dont les ailes aux talons annoncent l’emploi sur les pas du prélat. Nous nous hâtâmes de nous plonger dans l’onde limpide, qui ne faisait que rafraîchir les charmes de nos nymphes sans les voiler ; les peignoirs qu’elles avaient quittés étaient remplacés par les boucles éparses de leurs cheveux qui formaient un vêtement transparent aux contours arrondis de leurs tailles élégantes ; l’eau ne s’élevait qu’à la hauteur de leur sein ; elles se baissaient parfois pour en avoir jusqu’au menton, et quand elles se relevaient, l’humidité qui restait sur l’ivoire de leur gorge appétissante ressemblait à ce frais duvet qu’on aperçoit sur la prune dans la maturité et qu’on appelle la fleur. Avec quel empressement nos lèvres enflammées couraient la recueillir ; que de bonds, que de folies nous fîmes dans ce délicieux bassin.

Nos quatre naïades étaient belles, mais toutes d’un genre de beauté différent ; la signora Magdalani, d’une taille au-dessus de la moyenne, avait approchant les formes que nous fait admirer Raucourt dans le rôle de Didon, et ses longs cheveux châtains relevaient l’éclat d’une peau d’un blanc de lait, sillonnée de veines d’azur ; son embonpoint lui rendait la fraîcheur que le grand usage des plaisirs lui aurait fait perdre si elle avait conservé la taille svelte qu’elle avait à vingt ans. Laure, plus petite, mais agréablement coupée, voyait flotter sur sa gorge naissante une forêt de cheveux blond-cendrés ; ses yeux étaient bleus, ses longues paupières et ses sourcils bien arqués étaient de la couleur de l’ébène ; et d’ailleurs elle méritait, mieux que jadis l’Athérenin, le beau nom d’as de pique. Je ne répéterai point ici le tableau de Mme Valbouillant, ni de la gentille Babet ; la première, on le sait, a des jumelles qu’on ne peut pincer, des dents de perles et le regard humide de la volupté prête à toucher le but, et Babet, avec ses yeux noirs, ses cheveux châtains, avait l’air d’Hébé réveillant le dieu de la force.

Après mille agaceries réciproques, Madame Valbouillant, poursuivant la jeune Laure en folâtrant comme Sapho le faisait d’ordinaire avec ses compagnes, la renversa sur une touffe de roseaux, et nous fit apercevoir le carmin et la rose au milieu de son spadille. Pendant ce temps Valbouillant accourt, et tournant la chanoinesse de côté, se coulant sur le dos, s’insinue dans le losange vermeil, dont sa femme continuait de chatouiller le sommet ; l’évêque, à son tour, étend Babet à côté des combattants, de manière que l’officieuse main de Babet rendait à sa maîtresse tout ce que celle-ci prêtait à Laure ; et pour compléter le groupe, la signora Magdalani, se courbant sur les reins de son frère, m’offrit une double route aux plaisirs. Je commençai le sacrifice dans l’arrière-temple, et j’achevai ma libation dans le vrai sanctuaire. La fraîcheur de l’eau, l’ardeur de nos désirs, par leur contraste heureux, aiguisèrent la volupté, et nous convînmes, d’une voix unanime que jamais on ne pouvait éprouver d’ivresse plus délicieuse.

Nous sortîmes du bain aussi frais qu’en y entrant ; nous vidâmes sur le rivage le bol de punch qui s’y trouvait préparé. Je fus l’échanson et l’on trouva que j’avais autant de grâce à remplir mes fonctions que le prince phrygien qui servait le nectar à Jupiter.

Nos belles reprirent leurs peignoirs et nous de légères robes de taffetas. Rentrés au salon, nous échangeâmes les plus douces caresses. La signora Magdalani observa que la société, toute charmante qu’elle fût, péchait en ce qu’il y avait plus de consommatrices que d’objets de consommation, et que d’après toutes les proportions physico-mathématiques, tout serait plus dans l’ordre s’il se trouvait six hommes et quatre femmes, et qu’il fallait, pour le bien de la paix, doubler le nombre des collaborateurs.

L’évêque, tout en reconnaissant l’évidence du principe, opposa la difficulté de faire cette opération sans compromettre sa réputation, qui était la base de l’aisance de sa famille. La signora, confuse, ne savait que répondre, quand Laure élevant la voix rappela à son oncle les bijoux qu’il avait eu la complaisance de lui faire passer de la part de sa tante la Visitandine. Le bon prélat sourit, la société le pressa, et il dit à sa nièce de produire ces bijoux si elle les avait encore.

— Si je les ai ! ils ont été ma consolation depuis que vous me les avez donnés.

Et elle tire de sa poche les deux plus beaux simulacres que l’art ait produits pour suppléer à la faiblesse humaine. Des tubes d’étain, rivaux de la nature, recouverts d’un velours incarnat, garnis d’un piston pour lancer à volonté du lait chaud. La pieuse abbesse des Visitandines, empressée de fournir à leurs besoins, avait prié le prélat, son cousin, de lui en procurer de différents calibres pour les postulantes, les novices et les professes, et pour être assurée que sa communauté ne chômerait point, elle en avait mis un nombre en réserve, qui, le fanatisme religieux se ralentissant, et chaque nonne en étant fournie, lui restait en magasin. Le prélat, voyant les besoins de sa nièce chérie, en avait demandé deux, et la bonne religieuse, pleine de zèle pour le salut de sa parente, avait garni les ceintures auxquelles ils étaient attachés, d’agnus dei, de bois bénit et de bois pourri, qu’elle avait honoré du nom de bois de la vraie croix, pour élever vers Dieu ses idées quand elle ferait usage de ce consolateur des recluses.

La lubrique assemblée admira le génie de l’inventeur et le talent supérieur de l’ouvrier dans l’exécution. L’espiègle Babet voulait à l’instant entourer ses reins de la sacrée ceinture ; mais sur la représentation de la chanoinesse, elle en différa l’usage jusqu’à ce que le lait nécessaire fût préparé et parvenu à la chaleur convenable.

Pour attendre patiemment que tout fût prêt, on proposa que nos belles fissent le récit fidèle de leurs aventures. La proposition fut généralement acceptée, et la signora Magdalani, comme la doyenne, commença en ces termes :

« Ma mère perdit la vie en me donnant le jour ; mon père m’envoya près de ma tante, dans son petit castel aux environs de Nice. Ma tante, n’ayant rien de mieux à faire, s’était jetée dans la dévotion et passait la journée à l’office ou à médire avec ses voisines. On m’avait appris les litanies de la Vierge, et je prononçais avec toute l’emphase convenable : « Tour d’ivoire, priez pour nous ; rose mystique, priez pour nous. » Mais, de bonne foi, je n’attachais aucune idée à ces vocatifs décousus. Ma tante cependant s’applaudissait de ses talents pour enseigner, et de mes dispositions à m’instruire, parce qu’à douze ans je savais par cœur les sept psaumes en latin, le Salve Regina et l’Angelus. Quand ma tante était sortie, dès que j’avais fini l’ourlet qu’elle m’avait donné à faire, — car j’apprenais aussi la couture, — je courais dans le jardin pour m’amuser avec les enfants du jardinier. Marcel, l’aîné, était un petit polisson d’environ quinze ans, au teint animé, aux yeux vifs, aux reins souples et à l’épaule large. La gouvernante du curé, veuve du sonneur, femme entre quarante et cinquante ans, avait pris soin de l’instruire et s’était fait payer ses leçons. Mais je parus, et mes appas naissants piquèrent sa curiosité plus que les charmes surannés de son institutrice ; il cherchait impatiemment l’occasion de me faire part des connaissances qu’il avait acquises et je volais au-devant de l’instruction. Un soir que je me promenais dans le jardin où il plantait une planche d’escarole, je l’observais fourrant dans les trous qu’il avait faits avec le plantoir les racines des légumes qu’il venait d’arracher. Je lui fis quelques questions, il y satisfit avec la simplicité de son âge et de son éducation ; puis me regardant avec feu, quoique les yeux à demi baissés :

« J’ai, dit-il, un autre plantoir, qui vaut bien mieux. »

« Eh bien, voyons, comment t’en sers-tu ? »

« Oh ! ce n’est pas en pleine terre, c’est dans les serres chaudes qu’on en fait usage. »

« Eh bien ! nous sommes tout auprès, voyons. »

« Volontiers, dit-il, suivez-moi. »

» L’ardeur de m’instruire m’y fit consentir. Y étant entrée :

« Voyons ton plantoir ? »

« Soit. »

» Il me renversa sur une couche, et d’une main découvrant le terrain qu’il voulait cultiver, de l’autre il découvrit ce merveilleux plantoir. Surprise, j’y portai la main :

« Qu’il est ferme, lui dis-je, il doit entrer bien avant. Mais où est le plan ? »

« Tout, dit-il, est renfermé dans ce plantoir, il perce, il plante, il arrose. »

« Eh bien ! voyons comment tu t’y prends. »

» Je croyais qu’il allait l’enfoncer dans le terreau de la couche ; mais le fripon, profitant de ma position, se précipite dans mes bras, passe mes pieds sous les siens, m’attire à lui, et, rassemblant tous ses efforts, pénètre, en renversant les obstacles, dans le réduit où dormait encore la volupté ; il la réveille, précédée par la douleur. Je fais des efforts pour m’échapper, mais ses bras nerveux les rendent vains. Je reste clouée sur la couche, me résignant à souffrir quoique impatiemment ; mais bientôt la douleur s’affaiblit et disparut par degrés. Cet hôte qui m’avait paru si terrible dès l’abord, devint à mes yeux un commensal dans la société duquel on pouvait se plaire, et je désirais moins sa retraite. Petit à petit, je pris mon mal en patience et je craignis qu’il ne quittât le brûlant séjour dont il faisait alors mes plus chères délices ; mon ivresse s’accrut et ne se calma que par la voluptueuse émission d’un baume qui, soulageant mes blessures, me fit aussi répandre intérieurement les larmes les plus douces. Sa fureur étant calmée, le plantoir sortit dans un état moins menaçant ; je fus surprise de la souplesse qu’il avait acquise, je le touchai avec étonnement et je vis avec effroi qu’il était teint de mon sang ; mais je lui pardonnai sa barbarie, et j’étais affligée de l’état d’abattement dans lequel il se trouvait.

» Marcel examina le ravage qu’il avait causé chez moi ; cet examen et la chaleur de ma main qui n’avait pas quitté prise, ranimèrent son orgueil, et je l’aurais abattu de nouveau sans du bruit que nous entendîmes auprès de la serre. C’était ma tante qui rentrait du salut, et qui était passée par la petite porte du jardin : ma jupe fripée et salie par le terreau de la couche, ma rougeur et mon embarras lui donnèrent des soupçons. Une vieille dévote qui l’accompagnait les aggrava par ses pieuses remarques : on visita mon linge, et le résultat de cette enquête fut un prompt départ pour un couvent, où je demeurai jusqu’à quinze ans, époque où je fus mariée et prise pour vierge par mon époux. »

— Comment, maman, il ne s’aperçut pas…

— Non, mon cœur. Le petit Marcel, quoiqu’il m’eût blessée, était trop jeune pour être bien terrible, et ton père crut qu’étant restée trois ans au couvent, j’avais usé des ressources d’usage dans les cloîtres ; et je confirmai son opinion par un adroit aveu, pour détourner les idées plus désavantageuses qu’il aurait pu se former.

La belle Italienne achevait à peine son récit, quand Babet nous annonça que le lait avait acquis la chaleur convenable, et, apportant la cafetière, remplit les deux suppléments, se mit la ceinture du plus gros, et proposa à la belle Laure d’en subir l’épreuve. La chanoinesse le désirait, mais l’idée que la gentille Babet était simple et roturière la faisait hésiter.

— Belle délicatesse, dit le prélat ; si Babet n’est pas d’une naissance illustre, elle est anoblie par ses alliances, elle peut embellir son blason de mes armoiries, de celles du prince Hic et Hec, et de Valbouillant.

Laure se résigna. Me collant sur le dos de Babet, je lui rendis le même office naturellement ; ma bouche faisait un suçon sur l’épaule de Babet, pendant que ma main gauche prenait les reins de la belle Laure, et que ma main droite, glissée entre les deux nymphes, en palpait voluptueusement les contours élastiques. Cependant la signora s’insinua le second supplément pendant que Valbouillant s’avançait dans ses bonnes grâces par la route détournée : pour l’évêque, d’une langue caressante, il cherchait le nectar de la volupté dans la grotte étroite et complaisante de Valbouillant, qui de son côté couvrait de baisers le bâton augural du pontife.

Les belles firent tour à tour l’épreuve des bienfaisants simulacres, et l’immense cafetière était presque épuisée, quand notre ingénieux prélat voulut faire un nouvel essai ; il prit le plus gros des suppléments et s’en ceignit à rebours, de sorte qu’il avait l’air de sortir du bas des reins, comme la queue d’un cheval, coupée à l’anglaise, puis il se plaça debout entre deux lits d’une hauteur suffisante, séparés par une ruelle étroite, et plaçant sa nièce sur l’un et sa sœur sur l’autre, et de manière que leurs jambes portaient sur un lit et leur corps sur l’autre, il établit le naturel dans le temple de sa nièce et l’artificiel dans celui de sa sœur, et par ses mouvements rapides il occupait utilement l’une et l’autre, et lâchant le piston mécanique en même temps qu’il faisait physiquement sa libation, toutes les deux jouirent simultanément d’un déluge de voluptés.

Cet essai fut le dernier de la soirée ; quelques fruits délicieux et d’agréables liqueurs les rafraîchirent et les restaurèrent, et l’on alla se coucher séparément, pour qu’on pût se livrer sans trouble au repos que la répétition des plaisirs nous rendait si nécessaire. D’ailleurs, le prélat était un homme d’ordre dans ses plaisirs ; il avait des statuts qu’on observait religieusement dans ses orgies. La communauté des jouissances était établie entre tous les membres de la société, on n’en pouvait dérober aucune aux regards lascifs des autres, et c’était une faute digne d’exclusion d’en frustrer la voluptueuse curiosité ; il était également défendu aux femmes de faire des pensionnaires en leur particulier, parce que c’était priver d’autant la communauté des plaisirs qui devaient être partagés ; mais tout était permis, en prévenant la société de ce qu’on allait faire, pour que les membres en fussent les témoins, s’ils en étaient tentés.

Le lendemain matin, après neuf heures d’un sommeil tranquille, nos belles quittèrent le lit.

Alors belles sans art, dans le simple appareil
De beautés que l’on vient d’arracher au sommeil.

(Racine, Britannicus.)

Elles courent de chambre en chambre ; Laure, levée la première, était déjà dans la chambre de sa mère, qu’elle serrait dans ses bras, pour lui peindre sa joie de la liberté qu’elle lui avait accordée la veille, et lui dérobant quelques caresses :

— Ah ! maman, que tu es belle, ce n’est que d’hier que je connais tes charmes ; le respect, jusqu’à présent, m’inspirait plus de crainte que d’amour ; depuis que tu m’as associée à tes plaisirs, mon âme nage dans l’ivresse, et je sens qu’il me serait plus doux de t’en procurer que d’en recevoir, même de l’homme le plus séduisant ; tiens, regarde l’effet du baiser que je viens de prendre sur ton beau sein.

— J’en éprouve un pareil, ma chère enfant, mais…

— Quoi, mais ?… qui nous empêche de profiter de nos désirs mutuels ?

— Et nos règlements ?

Elle instruisit Laure de la nécessité de ne dérober aucuns plaisirs à la vue de la société…

— Eh bien ! maman, descendons, nous leur dirons ce que nous allons faire, qu’ils soient les témoins s’ils veulent ; mais je jure que je ne recevrai de caresses et n’en ferai à personne avant de t’avoir fait partager mes transports.

Valbouillant et l’évêque arrivèrent alors. Laure leur déclara ses intentions, et comme je survenais avec Mme Valbouillant et Babet, je me hâtai de presser la maman de céder aux transports de sa fille, pour se rendre ensuite aux vœux de la société.

— Eh bien ! maman, que tardons-nous ? Viens sur ce sofa.

Comme elle hésitait :

— Retirons-nous, dit Valbouillant, ce sont des affaires de famille, ne les troublons point ; allons au salon, nos belles amies nous rejoindront quand elles voudront de nous.

— Y consentez-vous ? nous dit alors l’évêque.

— Assurément, dîmes-nous à l’unisson ; mais comme c’est une assemblée de parents, monseigneur en devrait être.

— Non, dit Laure vivement, nous vous rejoindrons tout de suite.

— À votre aise, reprit l’évêque en souriant, nous avons de quoi nous occuper sans vous, et allons faire préparer le déjeuner.

Nous descendîmes, la mère et la fille restèrent dans leur appartement, et l’ardente Laure menant la maman sur le lit qu’elle venait de quitter, s’y précipita dans ses bras. Rien, ni jupes, ni corset ne s’opposa à leur fureur érotique.

— Quelles superbes formes, s’écriait la chanoinesse, en couvrant sa mère de baisers enflammés.

— Quelle fraîcheur, quelle fermeté, disait la maman caressant les charmes les plus secrets de Laure ; et leurs jambes de s’enlacer, leurs seins de se presser, leurs lèvres de s’entr’ouvrir et leurs langues de s’unir ; leurs yeux se ferment, leurs mains s’égarent, leurs sens s’allument, leurs lèvres humides exhalent de tendres soupirs, leurs reins s’agitent convulsivement, leurs cons agités sont inondés de volupté.

— Ah ! ma Vénus, ah ! mon Hébé, s’écrièrent-elles ensemble, en se serrant amoureusement. Ah ! dieux !…

Et la parole leur manque… Ô Sapho ! ô Raucourt ! éprouvâtes-vous des transports aussi vifs ? Les sentiments de mère et de fille semblaient ajouter au délire de leurs sens que la plus abondante effusion du nectar du plaisir ne pouvait calmer. L’évêque, qui était monté sur la pointe du pied avec Valbouillant et moi, après avoir joui de leur ivresse en silence, le rompit en chantant ce fragment de Lucile :

Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille.

— Eh bien ! dit la mère sans se déconcerter, vous voyez, mortels présomptueux, qu’on peut se passer de vous, et que ma Laure et moi savons nous suffire à nous-mêmes.

— D’accord, belle dame, lui dis-je, mais puisque la source du vrai bonheur est en vous, convenez que vous seriez barbares, si vous nous refusiez de nous y désaltérer.

— Nous ne refusons rien, dit Laure, pourvu que vous ne nous forciez pas à nous désunir.

Alors elles se serrèrent de nouveau, couchées de côté sur le lit ; l’évêque et Valbouillant, lestes comme des lévriers, s’élancent sur la couche et, à l’instar de ces animaux, se mettent à fêter nos belles. Je fus un instant spectateur ; mais bientôt, lassé de ce rôle, je pris mon évêque à revers, ses mouvements m’apprirent qu’il m’excusait de le prendre en traître, et bientôt les soupirs entrecoupés, les doux gémissements prolongés de la mère et de la fille, et de légères convulsions nous annoncèrent qu’elles continuaient de répandre des larmes de volupté. Nous redoublâmes d’ardeur et les retînmes dans leur ivresse jusqu’à ce que nous eussions nous-mêmes consommé le sacrifice.

Mme Valbouillant et Babet, qui étaient survenues pendant le combat, pour ne pas rester oisives, s’étaient armées des suppléments, dont elles s’obligeaient réciproquement, en se réglant sur les mouvements du groupe principal.

Le sacrifice terminé, on se relève, on se félicite, et l’on redescend dans la salle à manger ; de bons consommés, d’excellentes truffes à l’huile vierge, et des canapés d’anchois rétablirent les forces de nos belles et aimables athlètes ; les vins les plus doux et les plus fins y furent joints ; quelques chansons folles égayèrent le déjeuner ; et l’évêque proposa d’aller folâtrer dans quelques bosquets de l’Averne, son jardin délicieux : tout le monde applaudit, et tous, d’un pied léger et d’un front riant, suivirent le saint prélat et sa superbe sœur.

Rien n’égale le goût et la variété de ces jardins enchanteurs ; l’acacia rose, le mélèze fleuri unissent leurs rameaux au cèdre du Liban ; plus loin le catalpa, le platane dépouillé de son écorce, ombragent de leur cime élevée le limpide ruisseau qui serpente à travers le gazon fleuri, tandis que le saule pleureur courbe vers l’onde fugitive ses rameaux minces et pendants ; la violette, la rose, l’œillet, le thym, l’iris émaillant la prairie, fournissent un riche butin à l’abeille laborieuse qui vient cueillir le baume vivifiant dont elle compose son miel ; les arbustes odorants, le jasmin parfumé, le rampant chèvrefeuille, s’élevant le long de la tige du citronnier, et se liant aux branches de l’oranger, charment la vue par leurs guirlandes naturelles et l’odorat par leur douce saveur. Un sentier serpentant à travers un fort de noisetiers et de mûriers sauvages, conduit à la plus charmante des grottes ; les rocailles les plus artistement posées, les coraux, les madrépores, l’éclatant burgau, la nacre brillante en tapissent les parois ; l’onde fraîche et limpide, filtrant à travers le rocher, se rassemble dans des conques superbes, d’où elle tombe par cascades dans des bassins de granit, qu’on croirait creusés par les mains de la nature ; l’art partout est caché, et n’en a que plus de succès ; sur l’entrée on lit : ici l’on s’égare. Au fond de la grotte, éclairée par une ouverture pratiquée pittoresquement dans la voûte, une mousse épaisse et fleurie offre des lits commodes au promeneur fatigué ; au-dessus on lit : ici l’on se retrouve.

La signora Magdalani s’y couchant, dit en souriant :

— Qui veut se retrouver avec moi ?

Je me présentai le premier.

— J’admire son zèle pour la famille, il vient de rendre service à mon frère, il veut m’obliger et je parie qu’avant de rentrer au château il voudra se rendre utile à ma fille : le charmant enfant ! Mais je ne veux pas qu’il s’épuise ; jouons avec la volupté, mais rendons-nous-en maîtres, et sachons reculer l’instant de la conclusion. Mme Valbouillant et Babet n’ont point goûté de plaisirs solides aujourd’hui, que mon frère et Valbouillant les occupent ; ma fille et moi, nous nous contenterons de Hic et Hec ; il a de l’esprit jusqu’au bout des doigts, j’en veux faire plus d’usage que de la trompe de son éléphant. Viens, ma Laure, mets-toi à mes côtés, ouvre ton peignoir comme j’ai fait du mien ; que ses mains caressent nos deux portiques, que sa bouche se colle alternativement sur les nôtres, se promène sur ton sein et sur le mien, et soyons économes du baume précieux qu’il voudrait nous prodiguer.

Je consentis au joujou qu’elle proposait, et quand la volupté se faisait sentir trop vivement, elle me faisait suspendre, pour reprendre, après une courte trêve. Laure fit une si jolie mine, en arrivant au but désiré, que je ne pus résister au désir de porter la bouche sur la fontaine dont mon doigt venait de faire jaillir les eaux enflammées ; le mouvement que je fis ayant découvert la trompe dans l’état le plus brillant, la signora la saisit entre ses lèvres ardentes, et par la succion la plus voluptueuse, me fit faire une libation plus abondante que celle que je recevais de sa fille, et ma main gauche, qui n’avait pas quitté son poste, reçut des preuves liquides de l’attendrissement de la mère.

Cependant Mme Valbouillant et Babet s’étant adossées l’une à l’autre recevaient debout l’évêque, et Valbouillant, dont les coups repoussés par l’athlète opposé, causait une réaction vive et singulière. L’acte fini, après quelques moments de repos et quelques verres de punch, on demanda quelque anecdote à Valbouillant.

— Je n’en sais point, dit-il, si ce n’est le désespoir de la vieille Sara.

— Je ne la connais point, dit l’évêque.

— Oh ! que si, monseigneur, elle a la pratique de presque tout votre chapitre, c’est la grosse marchande de plaisir !

— Elle vend du croquet ?

— Non, mais c’est la plus adroite pourvoyeuse du Comtat ; peu de femmes ont une famille aussi étendue, elle a toujours deux ou trois nièces qui l’accompagnent aux promenades, au spectacle, et quand elles sont un peu trop connues, elles se retirent vers Orange ou Carpentras, où elles portent l’instruction qu’elles ont reçue chez Sara, qui les remplace par de nouvelles parentes, qui lui viennent des villages d’alentour, et qu’elle forme avec le même soin.

— Oh ! oui, je me rappelle, dit l’évêque, elle est grosse, courte, elle a le front étroit, l’œil en dessous, le crin roux et le nez un peu bourgeonné.

— Précisément, et sûrement vous avez été plus d’une fois son neveu.

— Je n’en disconviens pas ; que lui est-il donc arrivé ?

— Hier, se promenant sur le rempart avec Justine, la nièce du moment, un négociant de Bâle est venu l’accoster : on a lié conversation, elle a d’abord été galante, puis elle s’est animée et le bon Bâlois a proposé de lui donner à souper. Sara, toujours prête quand il s’agit d’un repas, s’accorde à tout, et l’on convient que le négociant partagerait ensuite le lit de Justine en déposant dix louis sur la table de nuit, dont il aurait droit d’en reprendre un à chaque politesse qu’il ferait à la gentille nièce. Sara, qui n’avait guère vécu qu’avec d’élégants Français ou de bons citadins, croyait que les Suisses ne pouvaient l’emporter en civilité sur ses compatriotes, et se hâta d’accepter le marché. On a soupé gaîment, le bourgogne et le montrachet n’ont pas été ménagés, la vieille s’est bien repue, bien égayée, puis a présidé au coucher ; on a vu poser l’or sur la table de nuit et le Suisse a prétendu qu’elle lui devait deux louis. Justine, interrogée sur le fait des articles, a confirmé par son aveu les prétentions du Bâlois ; Sara a redoublé ses cris, et l’Helvétien, pour l’apaiser, l’a renversée sur le lit et lui a fait cadeau du treizième ; elle a pris son mal en patience, mais en jurant ses grands dieux qu’elle ne ferait plus de pareil marché qu’avec des Français.

— La nièce, observa l’évêque, avait moins d’humeur que la tante.

Mme Valbouillant remarqua que le bon Bâlois s’était sans doute ainsi comporté pour honorer les saints apôtres, et avait réservé le Judas pour Sara.

— Quoiqu’il en soit, dis-je alors, je voudrais me faire naturaliser Suisse, si j’étais sûr que le droit de bourgeoisie chez eux me procurât d’aussi rares talents.

— Ce n’est pas quand on vous ressemble, l’abbé, qu’on doit former de pareils vœux, et vous prouvez que l’état théocratique fournit les plus précieux sujets pour la volupté.

Ce propos valait bien un remerciement, j’embrassai la belle Valbouillant, sa main chercha si j’étais digne de l’éloge qu’elle venait de me prodiguer ; l’état où elle me trouva la fit soupirer ; les réflexions sur l’aventure de Sara terminées, on avisa aux amusements qu’on pourrait se procurer jusqu’à l’heure du dîner.

— L’abbé, dit Mme Valbouillant, devrait nous indiquer quelques-uns des jeux qui l’occupaient au collège.

Je lui dis que les plus usités étaient le cheval fondu, la main chaude et le pet-en-gueule.

— J’ai, dit Laure, joué quelquefois à la main chaude au couvent, j’étais quelquefois un demi-quart d’heure sans désemparer, cela m’ennuyait fort, et j’en avais la main toute engourdie.

— N’y aurait-il pas, dit l’évêque, un moyen de rendre ce jeu plus piquant ?

— En décidant que celle qui devinerait disposerait à son gré pour ses plaisirs de la personne devinée.

— Sans doute, dit la signora Magdalani, mais cependant nous y gagnerons peu de chose, nos volontés ne sont-elles pas la règle des désirs des hommes de la société ?

On disserta ensuite sur le cheval fondu, et l’on trouva du danger pour les reins de celui qui portait le principal fardeau, et on le rejeta ; quand on détailla le pet-en-gueule, il trouva plus de partisans ; mais il n’y avait que trois hommes pour quatre femmes ; c’était un inconvénient, mais la signora Magdalani, s’excusant avec grandeur d’âme, s’offrit à juger des coups.

— Soit, dit l’évêque ; vous recevrez pour épices les caresses du couple qui aura le mieux réussi.

Les choses ainsi convenues, tous les peignoirs et lévites furent quittés ; le prélat prit la fraîche Valbouillant, dont le mari choisit la jeune Laure, et j’eus en partage ma gentille Babet, tantôt sur mes mains, tantôt sur mes pieds ; j’avais toujours les yeux fixés sur les contours arrondis de ses jumelles appétissantes, et sur le joli bosquet qui couvrait les bords de la fontaine de Jouvence ; quelquefois, en faisant la roue, j’y collais des baisers brûlants ; le prélat était aussi enchanté des charmes antérieurs et postérieurs de la fraîche Valbouillant, qui tour à tour sur les mains, sur les pieds, à chaque repos, appuyait ses lèvres caressantes sur le lubinis angularis du saint pasteur. Valbouillant et la chanoinesse faisaient la double roue avec la même ardeur ; nous fîmes trois fois le tour de la grotte en dedans, et nous nous arrêtâmes en trois couples aux pieds de la signora Magdalani, soit dessus, soit dessous nos belles, et profitant de l’attitude, nous répétions la scène voluptueuse du jeune Saturnin avec madame d’Inville.

Ce fut Babet et moi que la belle Magdalani reçut dans ses bras, couchée sur le côté, et Babet ceignant un supplément le glissa à l’endroit que fait admirer Vénus Callipyga. Les autres, se groupant autour de nous, cherchèrent le plaisir dans des attitudes variées au gré de leurs caprices ; pour moi, cueillant avec ma langue amoureuse le miel de la volupté entre les dents entr’ouvertes de la belle Magdalani, de ma main passée sur sa cuisse, j’atteignis le sommet du joli buisson de l’espiègle Babet au-dessous du simulacre qu’elle avait introduit dans le sentier étroit et détourné de la déesse que nous servions, les caresses de mon doigt ranimèrent son zèle, elle mit plus d’activité dans ses mouvements.

Ah ! Dieu, s’écria la signora, quelle volupté, quelle ivresse… je fonds !

Et elle m’inonda ; je ne ralentis pas mes efforts.

— Ciel ! s’écria-t-elle, je brûle, mon ardeur ne fait que s’accroître par la jouissance, ah ! que ne puis-je aussi baiser cette adorable Babet qui me donne tant de plaisirs.

— Si vous voulez, nous allons troquer de poste, elle et moi ?

— Volontiers, mon divin ami.

En un instant l’échange fut fait, ce fut le supplément qui remplit l’échange frayé, et je me plongeai dans le sentier. Que son dos était blanc, uni et potelé, que la chute de ses reins était arrondie, quelle fermeté, quelle fraîcheur, les épaules les plus fines, les bras de la plus belle forme, les mains les mieux effilées ; mes lèvres brûlantes parcouraient ces charmants contours, pendant que mes mains pressaient amoureusement son beau sein et se trouvaient pressées par l’ivoire de celui de Babet, qui recevait des attouchements lascifs de la belle Magdalani une ivresse égale à celle qu’elle procurait. Nos transports devinrent trop vifs pour pouvoir les prolonger, notre bonheur fut au comble, nous perdîmes en même temps nos forces et nous restâmes quelques instants sans mouvement à jouir de notre abandon voluptueux. L’évêque et Valbouillant nous versèrent à chacun un verre de vieux vin d’Alicante, qui répara nos forces, et nous étant rhabillés, nous engageâmes Valbouillant à nous raconter quelqu’une de ses aventures, en attendant que l’heure du dîner nous rappelât au château.

« J’avais vingt ans, dit-il ; j’étais capitaine de dragons, et mon régiment, cantonné dans la Lorraine, y goûtait toutes les douceurs dont ce charmant pays abonde ; dans la petite ville où ma troupe était en quartier, habitait la jeune épouse d’un vieil officier général qui était en tournée pour une inspection dont le gouvernement l’avait chargé ; elle était musicienne, chantait bien, jouait agréablement la comédie, dansait avec grâce et légèreté ; cette conformité de talents la disposait en ma faveur et me faisait désirer de me lier avec elle ; je l’accompagnai avec mon violon dans une ariette italienne, et mes applaudissements parurent la flatter ; je demandai et j’obtins la permission de lui faire ma cour chez elle, mais la présence d’une vieille belle-sœur, qui restait toujours au salon, me gênait dans l’aveu que je voulais lui faire de ma tendresse ; elle s’en aperçut, sourit malicieusement, mais elle n’éloignait pas le témoin importun. Je lui donnai des billets, des vers passionnés, elle les recevait, en paraissant satisfaite, mais elle n’y répondait jamais. Vous savez que je suis ardent, et même impatient, et j’avais peine à supporter cet état ; je m’ennuyais de rester toujours au même point. Pour en sortir et pouvoir m’expliquer librement sans la compromettre, je supposai un voyage que je devais faire à Nancy, où elle avait des parents, je m’offris de me charger de ses dépêches et je demandai qu’elle me permît de venir le lendemain les prendre à son lever.

« Vous êtes bien obligeant, me dit-elle, mais je ne sais si j’y dois consentir, je suis extrêmement paresseuse et je fais ma toilette tard, et vous me verriez trop à mon désavantage. »

« Ah ! madame, quand on doit tout à la nature, c’est l’art seul qui peut nuire, et je ne vous trouverai que trop charmante dans l’heureux désordre du matin. »

« Vous croyez ?… Moi j’en doute et j’exige pour prix de ma complaisance que vous me disiez, sans déguisement, si je perds beaucoup à me laisser sans parure : venez sur les dix heures, mes lettres seront prêtes. »

» Un coup d’œil d’intelligence dont elle accompagna ce propos remplit mon cœur de l’espoir le plus doux. Le lendemain, ponctuel au rendez-vous, j’arrive, je m’adresse à Marton, sa suivante, pour être introduit.

« Madame, me dit-elle, n’a pas dormi de la nuit, elle a eu une migraine affreuse, elle est encore couchée. »

« Dieux, m’écriai-je, encore couchée, une migraine, quel contre-temps, je m’étais flatté du bonheur de la voir. »

« Elle s’en flattait aussi. »

« Et il faut que je me retire… »

« Je ne dis pas cela ; si vous voulez monter, vous êtes le maître, mais ne faites pas de bruit, parlez bas de peur d’ébranler sa tête. »

» Alors elle sort, je la suis et je monte sur la pointe du pied ; elle ouvre la chambre de sa maîtresse, m’introduit, se retire et emporte la clef. À la faible clarté que laissaient pénétrer les persiennes aux trois quarts fermées, j’aperçus la belle Adèle, mollement étendue sur un lit élégant ; un corset négligemment noué par une échelle de rubans gris de lin renfermait à demi la neige élastique de son sein, son mouchoir transparent, dérangé par les mouvements de la nuit, laissait voir une fraise vermeille ; des cheveux s’échappant de dessous un bonnet en dentelle, tombaient en boucles flottantes sur son cou d’ivoire avec lequel leur couleur d’ébène contrastait merveilleusement ; une légère couverture de soie avec draps de Frise, se collant sur son beau corps, en dessinait les agréables contours. Je m’approchai d’elle avec tout l’empressement de l’amour et de la timidité qu’inspire le respect (j’étais novice encore).

« Ah ! c’est vous, monsieur, me dit-elle d’une voix qu’elle s’efforçait de faire paraître faible ; convenez que j’ai bien peu de coquetterie de vous recevoir dans l’état d’abattement où je me trouve. »

« Ah ! madame, il ajoute le plus vif intérêt à l’ivresse que vos charmes sont sûrs d’inspirer. »

« Vous me flattez, voyez comme j’ai les yeux battus. »

» Je saisis sa main que je couvris de baisers, et fixant ses yeux soi-disant battus :

« Ce n’est pas le cas, lui dis-je, où les battus payent l’amende, mon cœur qu’ils ravissent en est la preuve. »

« Et je dérobais un baiser.

« Finissez donc, monsieur, n’abusez pas de la confiance que j’ai dans votre sagesse. »

» Et elle se débattit avec une charmante maladresse qui me découvrit de nouveaux charmes.

« Si quelqu’un entrait, qu’est-ce qu’on penserait. Marton ! Marton ! comment, elle n’est pas là ?… elle est redescendue ; l’imprudente… mais si quelque autre… elle a emporté la clef. Ah ! comme je la gronderai !… quelle idée lui a pris ! en vérité, elle me met dans une position bien étrange. »

« Elle vous met à même de me rendre le plus heureux des hommes, si vous êtes sensible à l’amour le plus tendre. »

» Et je voulus prendre quelques libertés.

« Ah ! monsieur, il serait atroce d’abuser de la faiblesse où me jette ma migraine ; je suis presque mourante, et vous… laissez-moi donc, je sens bien votre main. »

— Oh ! l’heureuse migraine ! qu’elle vous sied bien ! elle ajoute encore à votre fraîcheur. »

« Ah ! quelle audace ! je suis presque toute découverte… Non, monsieur, arrêtez… je ne suis pas femme à souffrir… »

» Je n’écoutais plus rien et mes mains actives parcouraient les plus rares trésors ; j’avais déjà un genou dans le lit et j’allais m’élancer pour le partager avec elle, quand me repoussant et se retournant vivement, elle saisit le cordon de la sonnette ; effrayé et craignant de l’offenser, je fis un saut du lit à la cheminée pour réparer le désordre de ma toilette, en cas que ses gens arrivassent et je proférai selon l’usage, les mots : d’ingrate, de cruelle, etc., quand, partant d’un éclat de rire, elle dit :

« Bon, je suis sauvée, il ne sait pas que ma sonnette est rompue. »

» Je ne fis qu’un saut pour aller reprendre ma place dans le lit ; elle ne fit plus de résistance que pour la forme, j’usai d’autorité, elle se soumit à l’impérieuse nécessité, et bientôt nos soupirs confondus exprimèrent la vivacité de nos plaisirs. À peine eus-je atteint le but, que je fournis une nouvelle carrière, et avant de nous séparer je la rendis six fois heureuse et je l’avais été cinq. J’obtins le nom de son aimable dragon, et elle me remit une clef de son appartement dont je faisais usage toutes les nuits jusqu’à ce que de nouveaux ordres nous firent quitter ces délicieuses contrées. »

Nous applaudîmes au récit de Valbouillant, et ils exaltèrent sa valeur ; la signora Magdalani lui demanda quelles limites il croyait qu’on devait fixer aux exploits amoureux.

— Je ne puis les assigner avec précision, et des traits comme les vôtres sont bien faits pour les reculer.

— Cela est bien honnête, mais quel est le plus grand effort que vous ayez fait ?

— C’est à Bruxelles, dit-il, je revenais de l’armée, j’avais fait une longue abstinence, et je m’adressai à un honnête domestique de louage, qui m’avait servi de bonneau, lors de mon dernier voyage ; il me fit connaître une danseuse, nommée Aurore, qui ne pouvait pas me recevoir chez elle, étant entretenue par un vieil officier autrichien fort jaloux, mais qui vint souper avec moi chez un traiteur. Nous n’avions pour meuble qu’un grand fauteuil à crémaillère, comme il s’en trouve quelquefois dans le corps de garde ; je convins de deux louis pour la soirée : nous fîmes un assez bon repas, on nous servit plat à plat, et nous faisions un entr’acte sur le fauteuil à chaque mets qu’on nous enlevait, et en quatre heures et demie nous avions mangé neuf plats, et aucun entr’acte n’avait manqué ; aussi la généreuse fille voulait-elle me rendre mon argent.

L’évêque s’écria :

— Voilà le désintéressement le plus marqué, ou le triomphe du tempérament sur l’avarice ; il contraste merveilleusement avec le désespoir de la vieille Sara.

— La grosse marchande de plaisir ? dit Valbouillant.

— Précisément.

L’approche de sa main allait me rendre ma gloire, quand la cloche du dîner nous rappela dans la salle à manger. Le repas fut gai, l’évêque y établit une table mécanique comme celle que Louis XV, de lubrique mémoire, avait fait faire à Choisy, pour éloigner des yeux des domestiques le cynisme de ses orgies ; au dessert, sur l’avis de l’évêque, renonçant aux pompes humaines, nous quittâmes tous les ornements de luxe, et nous achevâmes le repas en peau, de la manière que Ravennes nous dit qu’il s’en faisait chez le régent.

Ici se trouve une lacune très longue dans le manuscrit de cette édifiante et véridique histoire ; si nous pouvons la combler, nous nous hâterons d’en faire part au public.

FIN