Heures perdues/Les deux Frances

Imprimerie générale A. Côté (p. 125-142).


LES DEUX FRANCES

Lu à la séance du congrès national de Montréal, juin 1884.

« La France va mourir ! a dit un faux prophète ;
« L’ombre des vieux héros pleure sa gloire en deuil,
« Et le spectre sanglant de la sombre défaite
« Tristement vient s’asseoir auprès de son cercueil ! »



Les peuples, à la voix de ce sinistre oracle,
Se dressent, frémissants, à l’horizon lointain.
En effet, ce doit être un étrange spectacle :
Un grand peuple qui tombe, un astre qui s’éteint !


Quand dans un ciel serein l’éclipse passagère
Obscurcit du soleil le disque radieux,
La science, en alerte et prompte messagère
Vers ce point de l’éther fait fixer tous les yeux.


De même, ô France aimée, un nuage qui passe
Efface-t- il l’éclat que tu jettes partout,
Les peuples étonnés, interrogeant l’espace,
Se demandent : « La France est-elle encor debout ? »



Oui, la France est debout ! Phare éclairant le monde
Des sommets orgueilleux aux plus humbles sillons,
Depuis plus de mille ans sa lumière féconde
Dispense à l’univers ses immortels rayons.


Oui, la France est debout. Un jour de défaillance
Ne peut éclabousser dix grands siècles d’exploits.
Au cœur de tout Français il reste la vaillance,
Legs à jamais sacré qu’il tient des vieux Gaulois.


Le héros de Tolbiac, entrevoyant ta gloire,
France, sur ton cimier mit le premier fleuron,
Le jour où, consacrant sa première victoire,
L’eau sainte du baptême a coulé sur son front !



Charlemagne te vit dans son sublime rêve
Briller ainsi qu’au ciel un astre éblouissant,
Alors qu’il te taillait, du tranchant de son glaive,
Sur les débris du monde, un empire puissant.


Plus tard, fiers généraux, souverains magnanimes,
Penseurs profonds, oui, tous ont à travers les temps,
Tenu, grâce à l’éclat de leurs œuvres sublimes,
Les esprits en travail, les peuples haletants.


Ils ne sont déjà plus ces jours si pleins de gloire
Où l’Europe, attentive au seul bruit de ton nom,
Attendait, pour tourner un feuillet de l’histoire,
L’éclair de ta pensée au fond du Trianon.



Autrefois tu pouvais envoyer Lapeyrouse
Promener ton drapeau dans des pays lointains ;
Tu pouvais… Aujourd’hui, l’Angleterre jalouse
Veut modérer ta force et régler tes destins.


Assise au bord du Rhin, maîtresse de l’Alsace,
Tu tenais en respect tous les princes tremblants.
Mais le charme est rompu ; le Germain te menace,
Noir vautour dont la griffe a déchiré tes flancs.


Vers le midi, regarde un autre peuple oublie
Que son vieux sol te doit sa jeune liberté ;
Jalouse du passé, c’est l’ingrate Italie
Qui, par delà les monts, se dresse avec fierté.



Tous tes voisins croyaient que, défaillante encore,
Pour défendre tes droits tes canons s’étaient tus ;
Mais sur ton horizon se dessine l’aurore
Des premiers dévouements, des antiques vertus.


Héros de Fontenoy, soldats de Gravelotte,
Qu’ils succombent vaincus, qu’ils meurent triomphants ;
La France qui sourit, la France qui sanglote,
Dans ces braves couchés reconnaît ses enfants.


Ces soldats malheureux, que la sombre déroute
Comme les blés faucha, n’ont pas désespéré ;
Quand se fermaient leurs yeux, l’amertume du doute
Au cœur de ces mourants n’a jamais pénétré.



« Après nous, disaient-ils, en tombant sous les balles,
Surgiront d’autres bras jeunes et vigoureux ;
Un jour, nous entendrons leurs clameurs triomphales,
Car, braves comme nous, ils seront plus heureux. »


Aussi, pleine d’espoir, la France se relève
Et rêve sur son front l’éclat des anciens jours,
Sans demander sa gloire à l’éclair de son glaive,
Sans demander sa force au bruit de ses tambours.


Peuple jaloux, croyant la France à l’agonie,
Vous la comptiez à peine au rang des nations ;
Vous aviez oublié que son puissant génie
N’a pas besoin de Mars pour jeter ses rayons.



Un jour vous aviez cru qu’un vêtement de gloire
Tissé depuis mille ans peut tomber par lambeaux,
Et que l’envie éteint l’éclat de son histoire
Comme un souffle vulgaire éteint de vils flambeaux.


Au milieu des éclairs de l’ardente mêlée,
Quand le fer ennemi fouille ses flancs ouverts,
La France se redresse, et sa main mutilée
Tient encor le flambeau qui guide l’univers.


Quelle est donc cette nef échappée au naufrage,
Voguant voiles dehors sans souci des dangers ?
Saluez ! C’est la France ! Elle a vaincu l’orage
Et recueille en passant les peuples naufragés.



Mais au puissant navire il manque une boussole
Que la vague enleva des mains du timonier :
C’est la foi de Clovis, c’est la foi qui console
Ceux que le pont, au soir, rassemble pour prier.


Pourtant de tes conseils l’antique foi bannie,
Ô France, veille encor dans tous les humbles cœurs,
Et du signe sacré l’influence bénie
Pour ta gloire fait plus que tes drapeaux vainqueurs.


Cette croix qu’on dérobe aux regards de l’enfance,
On voudrait sur ton front en effacer le sceau,
Et te faire oublier que jadis, sans défense,
Ce signe rédempteur protégea ton berceau !



Lorsque tu fis flotter ta superbe bannière
Sur les forts de l’Annam, les courbis des Kroumirs,
De tes braves soldats l’héroïque poussière
Naguère s’est mêlée au sang de tes martyrs.


Car la croix sur ces bords a devancé l’épée,
Car livrant aux faux dieux de suprêmes assauts,
D’avance elle a marqué — pacifique épopée ! —
Le rivage où devaient aborder tes vaisseaux.


L’apôtre et le soldat aux quatre coins du monde,
Jadis marchant ensemble et fiers d’être français,
Ont jeté de la foi la semence féconde
Et récolté pour eux l’oubli de leurs bienfaits.



De tous ces dévouements qu’au jour de ta puissance
Tu prodiguais partout, de tous ces grands combats,
De tout ce sang versé que reste-t-il, ô France ?
Des souverains jaloux et des peuples ingrats !


Du moins sur cette rive il est une œuvre sainte
Que n’ont pu renverser ni le temps, ni l’oubli ;
Cette œuvre se révèle en cette vaste enceinte
Par l’orgueil satisfait du travail accompli.


Quand la révolte jette à l’Europe affolée
Le souffle précurseur des noirs évènements,
Contemple sur nos bords, un instant consolée,
L’œuvre qui survit seule à tous tes dévouements.



Pendant qu’à l’océan la Moselle allemande
Roule encore les pleurs qu’à Sédan tu versais,
Pendant que le Germain sur le Rhin seul commande,
Le Saint-Laurent fidèle est demeuré français.


Car le puissant drapeau qui flotte sur nos têtes
Garde nos vieilles lois, nos jeunes libertés ;
Car il voit sans envie au milieu de nos fêtes
L’écharpe aux trois couleurs briller à ses côtés.


On dirait que le Temps, ployant son aile immense,
Sur ces bords fortunés a suspendu son cours,
Ou qu’un cycle lointain de nouveau recommence
Avec ses vieilles mœurs, la foi des anciens jours.



Pendant que l’ancien monde, ébranlé dans sa base,
Voit ses temples déserts et ses trônes brisés,
Quand le souffle du mal l’enveloppe et l’embrase,
Comme aux siècles de foi nous avons nos croisés ;


Ici ton héroïsme a laissé des empreintes.
Le long des grands chemins et des humbles sentiers
L’œil étonné croit voir se dresser, ombres saintes,
Tes modestes martyrs et tes héros altiers.


Ce sont eux qui toujours ont soufflé dans nos âmes
L’espoir qui les guidait dans leurs puissants travaux,
Et la foi, ce soleil dont les célestes flammes
Ont éclairé leurs pas dans ces pays nouveaux.



La haine au noir venin, l’envie au teint livide
Là-bas soufflent sur toi du Nord et du Midi ;
Du Tibre jusqu’au Rhin plus d’une dent avide
Voudrait mordre aux rameaux de l’arbre reverdi.


Sur nos rives ne croît la haine ni l’envie ;
Malgré l’oubli d’un siècle ici fleurit l’amour.
À sa fête superbe un peuple te convie
Et t’acclame à genoux car il te doit le jour.


Quelque soit le drapeau sous lequel tu t’abrites,
Bannière aux fleurs de lys, cocarde aux trois couleurs,
Nous n’insultons jamais à tes gloires proscrites ;
Ta joie est notre joie et tes pleurs sont nos pleurs.



Glorieuse ou vaincue, empire ou république,
Tu te nommes la France, et nous t’aimons toujours,
Sans jamais demander quelle tâche héroïque
Ou quelle émeute encor fait battre tes tambours.


Aussi des hauts sommets, des profondes vallées,
Mille clochers lançant leurs flèches vers les cieux,
Nous envoient en ce jour leurs joyeuses volées
Et redisent ton nom, ô pays des aïeux.


Nous retrouvons partout notre race intrépide ;
Il faut plus de soleil à l’érable qui croît ;
Le torrent qui grossit dans sa course rapide
Fait déborder ses eaux de son lit trop étroit.



Sans faiblesse et sans peur nous poursuivons le rôle
Que Dieu nous a marqué dans ses vastes desseins.
Vers l’Occident surpris, vers les frimas du pôle
Voyez se diriger ces vigoureux essaims.


Ils sont les éclaireurs de notre race en marche
Vers le progrès qui luit à l’horizon obscur.
Le prêtre les dirige, et l’autel, nouvelle arche,
Marque et bénit l’endroit du village futur.


Car ils vont dans les bois, car ils vont dans la plaine,
Emportant avec eux et leur langue et leur foi :
Don précieux qu’un jour la terre américaine
Reçut d’un fier marin, messager d’un grand roi.



Ainsi quand les anciens, fuyant Rome inhumaine,
Cherchaient d’autres foyers sous de plus calmes cieux,
Sans jamais déroger à la fierté romaine,
Pour conjurer le sort ils emportaient leurs dieux.


Par le mousquet, par la parole et la cognée
Nous nous sommes frayé, mère, un large chemin ;
Aussi des vieux colons l’héroïque poignée,
Foule immense aujourd’hui, sera peuple demain.


Le but de nos efforts, la suprême espérance
Qui s’obstine en nos cœurs et les fait battre tous,
C’est de fonder un jour sur ces bords une France
Dont nos frères aînés soient surpris et jaloux.



Emblème de nos droits, le castor peut sans crainte
Prendre place à côté du lion radouci.
Français, vous admirez notre liberté sainte
Plus jeune que la vôtre et moins sanglante aussi.


Effaçant de son front une date fatale,
Espoir de l’avenir, gage de nos succès,
Déjà Stadaconé, la vieille capitale,
Vous montre avec orgueil un gouverneur français.


Aussi sous l’œil de Dieu, fermes, sans insolence,
Étayons l’avenir sur le passé béni,
Et qu’un seul cri d’espoir de nos lèvres s’élance :
« Non fecit taliter omni nationi » !