Heures perdues/Le petit homme

Imprimerie générale A. Côté (p. 233-238).


LE PETIT HOMME


Son regard est plein de sourires,
Ses lèvres pleines de pourquois
Qui souvent provoquent nos rires
Ou mettent la mère aux abois.



Son intelligence qui s’ouvre
Comme la fleur s’épanouit,
Chaque jour maintenant découvre
Un astre nouveau dans sa nuit.


Surpris de tout ce qui l’entoure,
Du sol fécond, des cieux cléments,
En quelque coin du pré qu’il coure,
Il revient plein d’étonnements.


Ô quelle naïve faconde !
On dirait que, nouveau Colomb,
Il vient de découvrir un monde
Sous les fenêtres du salon !



Encore essoufflé de sa course,
Il nous dit — récit fabuleux —
Que dans l’eau claire de la source
Il a plongé son pied frileux !


Que pour saisir les demoiselles
Et leurs amis les papillons,
Bien trop rapides sont leurs ailes,
Ses petits bras pas assez longs !


Plus de robe ! Ça le transporte.
Il faut voir de quelle façon
Chevaleresque et crâne il porte
Son premier habit de garçon.



Il se promène, il s’examine,
Il se palpe et dit : Est-ce moi ?
Il se trouve drôle de mine
Et met tout le monde en émoi.


Il pose son poing sur sa hanche
D’un geste absolument vainqueur,
Mais l’on sent sous sa veste blanche
Battre plus fort son petit cœur !


Il a six ans, c’est presqu’un homme.
Il fait la moue, il prend des airs ;
Et quand par mégarde on le nomme
Bébé, son œil a des éclairs.



Et si parfois il me demande
Pourquoi je suis si grisonnant,
Avec douceur je le gourmande
Et je lui dis : « Rien d’étonnant,


Car tes défauts sont les complices
Des jours que le ciel m’a repris,
Et chacune de tes malices
Met sur ma tête un cheveu gris !


C’est pour cela que tu vois poindre
Ces cheveux que tu n’aimes pas. »
Alors, ému, je le vois joindre
Ses petites mains, et tout bas,



Penchant sur moi son frais visage,
Il me dit, pour me radoucir :
« Petit papa, si je suis sage,
Tes cheveux blancs vont-ils noircir ? »

Octobre 1890.