Heures perdues/Le Prince Impérial

Imprimerie générale A. Côté (p. 19-37).


LE PRINCE IMPÉRIAL


(hommage à l’impératrice eugénie)

i

Ce siècle merveilleux, brisant les vieux oracles,
Poursuit ses travaux étonnants ;
Et l’humanité sainte accomplit ses miracles
À travers les cinq continents.



Hier encore on vit sur un lointain rivage
Le jeune héritier des Césars,
Pressé par son grand nom, d’une lutte sauvage
Courir les terribles hasards.


Loin des rives de France, aux confins de l’Afrique,
Honteux de son oisiveté,
Le dernier héritier d’une race homérique
Va chercher l’immortalité.


Le prince impérial, sur une rive obscure
Succombe en soldat valeureux ;
Ainsi dans sa pitié l’Être Éternel mesure
La gloire aux princes malheureux.



Ô France, c’est ton sang qui coulait dans ses veines,
Ton sang si souvent répandu.
Pourtant des prés d’Arvor aux forêts des Cévennes
Nul chant de deuil n’a répondu !


As-tu donc oublié que l’Éternel qui t’aime
Et par toi semble encore agir,
Veut que ce soit ton sang qui serve de baptême
À tout peuple qui va surgir ?


Et que ce frêle enfant tombé sous la zagaie,
Le sein de mille coups percé,
Victime expiatoire, à la Justice paie
Toutes les dettes du passé ?



Rêvant dans son repos de nobles destinées,
L’esprit hanté de tant d’exploits ;
Sentant, au souvenir des funestes journées,
Se réveiller son sang gaulois,


Il allait, de l’empire éphémère espérance,
Combattre pour l’humanité,
Accomplissant lui seul ce que faisait la France
Aux jours de sa virilité.


Prince, tu n’as laissé, pour déplorer ta perte,
Rien qu’une pauvre femme en deuil ;
Car le parti puissant que ta mort déconcerte
Tombe avec toi dans le cercueil !



Tu n’as pas remué d’une main souveraine
Un peuple indocile ou soumis,
Ni rencontré, vainqueur, au milieu de l’arène,
La tourbe de tes ennemis.


Tu n’as pas eu le temps de soulever l’épée
Qui fit et défit tant de rois,
Avec toi les rayons de l’immense épopée
Ont lui pour la dernière fois !


Tu n’as fait que passer rapide dans la vie ;
À peine sorti du repos,
Tu meurs en combattant, et ton père t’envie
Cette fin digne d’un héros !



Noble mort que rêva comme une délivrance
Le géant vaincu des Cent-jours,
Aigle qui, teint du sang qu’avait perdu la France,
La disputait à cinq vautours !


Oui, l’oncle et le neveu, fatale destinée !
Ô néant des calculs humains !
L’ont défiée en vain cette mort obstinée,
Eux qui la tenaient dans leurs mains !


Leurs enfants malheureux, nés dans des jours de gloire
Dorment sous un sol étranger ;
Exemples inouïs des leçons de l’histoire,
Dupes d’un rêve mensonger.



Tous deux fils de l’Empire, héritiers d’un grand trône
Fondé sur vingt peuples divers,
Meurent sans avoir ceint la pesante couronne
Qui faisait ployer l’univers.


Quand le duc de Reischtadt par l’astuce autrichienne
Meurt lentement empoisonné,
Le prince plus heureux sur la rive africaine
Tombe de gloire couronné.


Salut, ô noble enfant d’une race immortelle,
Digne des héros d’autrefois ;
La France sans pitié te refusera-t-elle
La sépulture de ses rois ?



Ta dépouille est à tous ; elle appartient au monde
Qui n’a plus droit de l’oublier.
C’est pour l’humanité que ton sang pur féconde
Un sol inhospitalier !

ii

Salut, fière Albion ! Comment pourrions-nous taire
Notre gratitude aux Anglais,
Quand on voit recueillis par la vieille Angleterre
Les débris d’un trône français ?



Merci, peuple géant, ennemi redoutable
Du premier des Napoléons,
Qui protèges ses fils dont la mort lamentable
A fait gémir tes vieux canons.


Il est beau, quand la France, en ses luttes acerbes,
Jette l’oubli sur leurs tombeaux,
De voir sur leurs cercueils tes légions superbes
Incliner leurs nobles drapeaux !


Il est beau de te voir honorer l’infortune,
Abriter sous ton ciel brumeux
Tous ces nobles proscrits qu’une gloire importune
A déjà rendus trop fameux !



En recueillant ainsi les débris d’une race,
Terre de l’hospitalité,
Voilà que sur ton front une honte s’efface,
Et Sainte-Hélène est racheté.

iii

Étrange retour de l’histoire !
Le jeune prince va périr
Près de l’île où, chargé de gloire,
Son grand oncle est venu mourir ;
Où, prisonnier de l’Angleterre,

Sur une plage solitaire
Perdue au sein de l’océan,
Il pleurait l’empire du monde,
Pansant la blessure profonde
Faite à son orgueil de géant.


Lorsque dans ses nuits d’insomnie,
Lassé de se ressouvenir,
Il plongeait, radieux génie,
Son œil d’aigle dans l’avenir,
Eut-il pu prévoir, le grand homme,
Que le jeune prince qu’on nomme
L’héritier de son vaste nom
Mettrait, ô l’étrange mystère !
Au service de l’Angleterre
Le glaive d’un Napoléon ?



Que le fier drapeau britannique,
Avant soixante ans accomplis,
Retour de fortune ironique !
Ferait flotter ses larges plis
Sur la dépouille ensanglantée
D’un fils du nouveau Prométhée,
Et qu’au bruit d’un salut royal,
Sous le gazon de l’Angleterre
On mettrait le fils et le père
Privés du sceptre impérial ?


C’est qu’Albion plus généreuse
Qu’au temps des combats sans merci,
D’une femme si malheureuse
Respecte l’immortel souci.
Le grand peuple anglais se découvre

Devant un prince, enfant du Louvre,
Héritier de Napoléon,
Tandis que la France, sa mère,
Oubliant les jours de Brumaire,
Lui refuse le Panthéon !


La France, hélas ! la grande France,
La France des jours immortels,
Regarde avec indifférence
D’un héros les restes mortels.
Elle refuse un coin de terre
Pour y jeter cette poussière
Dont l’Anglais se montre jaloux,
Et l’univers dans la balance
Pesant ce criminel silence,
Absout le crime des Zoulous !

iv

Fleuve gigantesque du monde,
Roulant toujours à flot pressé,
La liberté sainte se fonde
Sur quelque débris du passé.
Lorsque l’audace britannique
Jusqu’aux profondeurs de l’Afrique
Fait reluire l’humanité,
Déjà pour sceller sa victoire,
Nouvelle leçon de l’histoire,
L’espoir d’un trône est emporté !



Devant cette auguste poussière
Défilent tes lourds fantassins.
C’est par toi, nation si fière,
Que le ciel poursuit ses desseins.
Sous tes coups le premier Empire
S’est vu crouler, ô chute, pire
Que la déroute des Titans !
C’est toi qui viens de mettre en terre
L’espoir d’une couronne altière
Avec un prince de vingt ans !


Poursuis ton œuvre magnanime,
Mais pleure les princes tombés,
Entoure d’un reflet sublime
Les fronts sous le malheur courbés.
Dans ta force, sois généreuse ;

Et lorsque la fosse se creuse
Pour l’héritier d’un si grand nom,
Devançant l’arrêt de l’histoire,
Tu peux, sans craindre pour ta gloire,
Saluer un Napoléon !

v

Ainsi de sa main souveraine
Dieu dirige tout ici-bas.
S’il est Dieu de la paix sereine,
Il est aussi Dieu des combats.
Pour que ses desseins s’accomplissent

Il faut que des peuples surgissent
A côté d’un trône emporté.
Ce n’est qu’à travers les décombres
De rois et de peuples sans nombres
Qu’il fait marcher l’humanité.

ENVOI

Et vous, ô noble femme, épouse, reine et mère,
Devant qui s’inclinent les rois,
Qui payez noblement un pouvoir éphémère
Par trois martyres à la fois ;



Qui dès le jour fatal où s’écroulait le trône
Devant le Germain triomphant,
Avez sitôt pleuré d’abord votre couronne,
Puis votre époux et votre enfant ;


Vous, cœur trois fois meurtri, que l’univers admire
En vos saintes afflictions,
Et qui restez toujours dans ce triple martyre
Grande devant les nations ;


Permettez qu’en ce jour une voix de poète
Perdue aux bords du Saint-Laurent,
Salue avec respect du fond de sa retraite
Les restes du prince expirant.



Ces vers vous apprendront qu’aux rives d’Amérique
Un peuple a connu vos malheurs ;
Qu’au récit des revers d’une mère héroïque
Nos mères ont versé des pleurs !


Ils vous diront aussi que sur la rive obscure
Du jeune Canada français,
Quand la France est frappée on ressent sa blessure
Plus vivement que ses succès !


Et si la sympathie aux heures de souffrance
Peut adoucir l’amer souci,
Agréez-la de nous, rejetons de la France,
Car nous avons souffert aussi !

Juin 1879.