Heures perdues/Francophobie

Imprimerie générale A. Côté (p. 189-197).


FRANCOPHOBIE


Amis, entendez-vous ? Ainsi qu’une marée
Mugissant sous l’effort de ses flots révoltés,
Sur nous se précipite une race exécrée…
— Mais ces gens-là sont effrontés !



Ils entament déjà notre plus cher domaine,
Ils avancent par bande ainsi que font les loups,
Sous les yeux vigilants de la louve romaine…
— Mais ces gens-là sont des filous !


Prescott, Russell, Essex râlent sous leur contrôle ;
Carleton et Renfrew sont envahis par eux ;
Encore une poussée et l’on nous jette au pôle…
— Mais ces gens-là sont dangereux !


Comme une tache d’huile on les voit se répandre
Des bords de l’Acadie aux champs américains,
Et ce qu’on leur refuse ils savent bien le prendre…
— Mais ces gens-là sont des coquins !



Voyez ces porteurs d’eau ne rêvant que conquêtes,
Nous dire, sans façon : Messieurs, déguerpissez !
Il nous faut vos prés verts et vos villes coquettes…
— Mais ces gens-là sont bien pressés !


Dévorés du souci d’être propriétaires,
Ces vils envahisseurs viennent en tapinois
Avec de beaux écus nous enlever nos terres…
— Mais ces gens-là sont des sournois !


Défendant un par un tous les droits qu’on leur nie,
Par des œuvres de paix répondant aux affronts,
Quand nous soufflons la guerre, ils prêchent l’harmonie…
— Mais ces gens-là sont des poltrons !



Qu’on leur jette l’insulte, et que pour les confondre
On les traite de gueux, de chinois, d’étrangers,
Ils vont droit leur chemin sans même nous répondre…
— Mais ces gens là sont enragés !


Grâce à l’inique appui de nos lois arbitraires,
Ils se disent amis et se font dictateurs ;
Pour mieux nous dominer ils nous nomment leurs frères…
— Mais ces gens-là sont des menteurs !


Et pour vous démontrer jusqu’où va leur audace,
En face des vainqueurs ils font les conquérants,
Et se croient tous issus d’une héroïque race…
— Mais ces gens-là sont ignorants !



Ils ont des écrivains qui se mêlent d’écrire ;
Non contents de la prose ils font même des vers !
En sauteux ? en français ? Je ne saurais vous dire…
― Mais ils ont donc tous les travers !


Ils ont des orateurs puissants qui ne le cèdent
À nul de nos meilleurs, et même, les rusés !
Notre langue et la leur également possèdent…
— Mais ces gens-là sont bien osés !


Sous la verge de Rome et sous le fouet jésuite
Se courbent tous les fronts, rampent tous les partis !
Pas un seul n’a pleuré la liberté détruite…
— Mais ces gens-là sont abrutis !



Tout en se proclamant bons sujets de la Reine,
Ils nous pressent partout, nous disputent nos droits
Au lieu de nous céder la palme dans l’arène…
— Mais ces gens-là sont maladroits !


Ils veulent comme nous leur part de patronage ;
Être dans la milice un peu plus que sergents,
Et partager aussi la poire et le fromage…
— Mais ces gens-là sont exigeants !


Ils vont plus loin ! Ils nous volent, les misérables !
Jusqu’à nos plumpuddings et nos roastbeefs fumants !
Profanant sans remords ces mets si vénérables…
— Mais ces gens-là sont des gourmands !



Ils sont prétentieux ; même je les soupçonne,
Les naïfs ! de se croire en tous points nos égaux,
Nous qui représentons la race anglo-saxonne !…
— Mais ces gens-là sont des nigauds !


De leur ambition ils ne font nul mystère,
Et si l’on en croyait leurs discours imprudents,
Un des leurs serait chef du prochain ministère…
— Mais ces gens-là sont impudents !


De robustes enfants leurs chaumières sont pleines,
Ils essaiment partout, passent fleuves et monts,
Ils abattent nos bois, ils labourent nos plaines…
— Mais ces gens-là sont des démons !



Vandales d’Amérique, excités par leurs prêtres,
Sûrs des nouvelles lois et forts des vieux édits,
Ils s’emparent du sol pour devenir nos maîtres…
— Mais ces gens-là sont des bandits !


Le croirez-vous ? J’ai vu douze enfants par chaumière !
Même au lieu d’en rougir ils en sont triomphants !
D’excès si monstrueux la race est coutumière…
― Mais ces gens-là font trop d’enfants !


Ils parlent une langue inconnue et barbare,
Trop vulgaire et trop rude aux gosiers écossais ;
Voilà pourquoi chez nous la parler est si rare…
— Mais ces gens-là sont des français !



S’ils n’étaient que Français ! mais ils sont catholiques,
Ils entendent la messe et disent l’oraison,
Au lieu de s’inspirer de nos œuvres bibliques…
― Mais ils ont perdu la raison !


Pour comble de scandale, ils vénèrent leurs prêtres,
Ils s’attachent au sol où sont couchés leurs morts ;
Loyaux à la Couronne, ils ignorent les traîtres…
— Ces Canadiens ont tous les torts !