Eugène Ardant et Cie (p. 46-51).

ix. — Le petit François.


— Je sais filer, dit la pauvre aveugle en se tournant du côté où elle supposait le curé, je filerai toute la sainte journée, et je pourrai tricoter aussi.

Le curé sourit et dit :

— Ce n’est pas de refus ; ma ménagère a peu de temps à elle, et une maison n’est jamais trop approvisionnée de bon linge. J’use aussi beaucoup de bas de laine l’hiver ; j’ai de si longues courses à faire !

L’aveugle se redressa et sa figure s’épanouit ; on voyait qu’elle était fière de penser qu’elle ne serait pas inutile.

— Et moi, dit le vieillard, je pourrai aller aux champs, je pourrai faire des fagots et aider à tout ce qui ne demandera pas trop de force, car si les jambes vont encore, les bras ont perdu de leur vigueur ; cela n’empêche pas qu’ils ne puissent manier la bêche et la faucille, ajouta-t-il en les agitant.

— Vous nous serez très utile, reprit le fermier en lui frappant sur l’épaule ; vous et votre petit-fils, vous ne manquerez pas d’ouvrage ici ; il n’y a jamais trop de bras dans une ferme.

— Excellent cœur ! interrompit le vieillard, je sais bien que vous ne comptez guère sur moi pour vous être utile ; mais vous me dites cela pour que je ne me tourmente pas de l’idée que je suis de trop sur la terre.

Le vieillard avait deviné juste, le bon fermier faisait comme venait de faire le curé, il cherchait à diminuer la honte que l’on éprouve souvent lorsqu’on sent que l’on va être à charge aux autres. Il ne suffit pas de faire le bien, il faut le faire avec délicatesse ; la main qui donne a besoin d’être bien légère pour ne pas blesser ! L’aumône devient humiliante toutes les fois qu’on ne sait pas lui donner l’apparence d’un prêt ou d’un salaire.

Le temps avait passé vile ; il était près de dix heures et les travaux de la ferme ne pouvaient pas rester plus longtemps suspendus. Il fallut songer à se quitter ; mais quand chacun fut debout, que le vieillard et Jean, se furent rangés à côté du fermier et que la pauvre aveugle et la petite Jeanne se furent rapprochées du curé, un cri général s’éleva :

— Et l’autre petit garçon, personne n’y a songé ?

La mère se baissa vers son fils, et le serra dans ses bras, comme pour dire :

— Si fait bien moi, mais je n’ai pas osé en parler.

L’enfant restait immobile, on aurait pu croire qu’il était étranger à tout ce qui se passait, si ses yeux pleins de larmes n’avaient témoigné du chagrin qu’il éprouvait d’avoir été oublié.

Il y eut un moment d’hésitation et de pénible embarras ; on se regardait en silence et personne n’osait ouvrir un avis ; le fermier et le curé sentaient qu’ils avaient déjà fait des sacrifices au-dessus de leurs forces. — Monsieur, et Pierre tirait tout doucement le curé par la main, je pense, oui, je crois, je voudrais vous consulter là-dessus.

Pierre et le curé sortirent un moment.

— Que veux-tu me dire, mon ami ? et le curé sembla découragé, car il sentait que tout ce qu’on venait de faire pour la pauvre famille incendiée était nul, si on abandonnait le plus jeune des fils, et il augurait peu de chose de ce que Pierre pouvait avoir à lui proposer.

— Cher maître, dit le jeune homme, je n’ai pas voulu parler de mon père avant de vous consulter, mais je puis bien, je crois, répondre d’avance qu’il prendra ce petit garçon ; outre que mon père est à son aise, qu’il a le cœur toujours prêt à obliger, mon absence a laissé un grand vide dans le bateau et cet enfant serait fort utile pour tendre les filets, prendre le poisson, et le faire sécher ; je me souviens qu’à son âge je faisais une foule de choses, et comme les vacances ne sont pas loin, je pourrai alors lui apprendre tout ce qu’un pêcheur doit savoir faire.

— Ton idée n’est pas mauvaise, mon ami.

— N’est-ce pas qu’elle n’est point mauvaise, répéta Pierre en sautant au cou du curé ; je me charge de conduire moi-même ce pauvre enfant chez mon père, et cela dès demain, je serai de retour à la fin de la semaine ; ce sera un petit à-compte pris sur les vacances ; je réparerai bien le temps perdu, fiez-vous à moi.

— Allons, reprit le curé, il faut espérer que ton père recevra bien le nouvel hôte que tu vas lui amener ; au cas où il te ferait sentir que tu as eu tort d’agir ainsi sans le prévenir d’avance, tu le ramènerais chez moi ; le bon Dieu pourvoirait là sa vie ; il y a de bonnes âmes dans le village, et l’enfant est gentil.

— Oh ! oui, il est bien gentil, et mon père et ma mère l’aimeront bien, j’en suis sûr.

Pierre entraîna le curé dans la chaumière et, saisissant le petit garçon dans ses bras, il s’écria :

— Tu viendras avec nous, mon cher enfant ! et demain je te conduirais chez mon père, où tu seras bien heureux, où tu verras tout plein de choses que tu ne connais pas !

Ce fut une grande joie, plus grande peut-être que la première, car on avait eu la crainte de n’avoir fait le bien qu’incomplètement. L’aveugle appela son petit François, et lui dit :

— Mène-moi au jeune monsieur qui te conduira chez son père, que je le bénisse et le remercie.

Pierre serra les mains de la pauvre mère, lui promit de veiller sur son fils et, le cœur plein du plus touchant orgueil, il prit le petit François par la main et voulut se mettre en marche, mais François tirait sa main et se lamentait :

— Qu’as-tu donc ? lui dit Pierre ; est-ce que tu as encore peur de moi ?

— Non.

— Eh bien ! viens donc !

— C’est moi qui donne toujours la main de ma mère, dit l’enfant en se tournant vers elle, il faut que je lui montre le chemin ; Jeanne est trop jeune, elle ferait tomber notre mère.

Pierre lâcha la main de François et l’embrassa en lui disant :

— Tu es un bon petit garçon, j’aurai bien soin de ta mère quand tu n’y seras pas.

François courut à la pauvre aveugle, il prit sa main, et la petite Jeanne se cramponna à la vieille veste de son frère. Le bon curé, après avoir donné sa bénédiction à toute la famille du fermier, se sépara d’elle, en lui promettant de la revoir souvent.

Il était midi lorsqu’on arriva à la maison du curé. Sa vieille servante commençait à être fort inquiète ; car il n’avait pas coutume de rester aussi longtemps dehors. Elle était habituée à voir des pauvres arrêtés devant le presbytère, et elle ne fit attention à la pauvre aveugle et à ses deux enfants que lorsqu’elle les vit passer le seuil de la porte ouvrant sur la basse-cour ; ils suivaient de si près le bon curé, qu’elle commença par leur dire assez rudement que ce n’était pas le moment d’importuner ainsi, et qu’il fallait qu’ils restassent à attendre à la porte sur le banc de pierre placé en dehors.

— Non, ma bonne Madeleine, dit le curé à la vieille servante, tandis que Pierre rassurait la pauvre aveugle qui émit toute tremblante, cette brave femme va rester ici, elle y demeurera ; tu as besoin d’une aide.

— Mon Dieu ! Monsieur, est-ce pour cela que vous nous amenez une aveugle ?

— C’est une bonne fileuse, une bonne tricoteuse : elle se rendra utile le plus qu’elle pourra.

— Utile ! reprit Madeleine, vraiment, Monsieur, votre bon cœur n’a pas calculé la charge que vous prenez.

— Silence, Madeleine, ne faites jamais sentir à cette brave femme qu’elle peut m’être une gêne ; lorsque vous connaîtrez ses malheurs, vous en aurez autant de pitié que j’en ai eu : car vous êtes bonne, Madeleine, et ce n’est que par attachement pour moi que vous criez ainsi.

— Sans doute, sans doute, autrement qu’est-ce que cela me ferait à moi ? Et ces deux enfants-là, à qui sont-ils, vont-ils rester ici ?

— Si c’était la volonté de Dieu, Madeleine, il faudrait bien leur faire place ; ce n’est pas vous, Madeleine, qui laisseriez mourir de faim et de froid de pauvres petits enfants ! vous les aimes trop pour cela. Et puis vous savez bicoque les enfants portent bonheur à une maison, et que Dieu entend leurs prières avant les nôtres.

— Sainte mère de Dieu ! où fourrer tout cela, répondit Madeleine en jetant sur la pauvre famille un regard qui contredisait un peu ce que le bon curé venait de dire de son amour pour les enfants !

— Rassure-toi, Madeleine ; il est probable que la pauvre mère restera seule ici, nous allons nous occuper dès demain de placer les deux enfants.

— À la bonne heure, s’il n’y a que la mère. Eh bien ! on verra, on pourra s’arranger, on fera pour le mieux.