Eugène Ardant et Cie (p. 38-46).

viii. — La Famille incendiée.


Pierre et le bon curé entrèrent un jour dans une de ces chaumières, il pouvait être huit heures du matin ; toute la famille et les serviteurs étaient assis autour d’une longue table entourée de bancs. C’était le déjeuner ; il consistait en une énorme soupe aux choux qu’on achevait de verser dans une large terrine verte, en un plat de betteraves et un plat de lard entouré de choux ; deux pots pleins de vin blanc étaient à chaque bout de la table, et outre le pain déjà entamé, un autre pain tout entier était sur la table : c’est un usage fort ancien ; il exprime l’abondance, et veut dire qu’il y a toujours un pain consacré aux pauvres qui peuvent pendant le repas s’avancer jusqu’à la porte. Il y a fort peu de peuple aussi hospitalier que les habitants de la Vendée et de la Bretagne. Il est bien rare qu’un étranger entre chez eux sans qu’ils offrent à boire un coup, à manger un morceau ; et le pauvre qui demande du pain ou du grain n’est jamais refusé. La charité est chez ce peuple une vertu sans ostentation ; elle leur semble toute simple, et ils sont tellement habitués à l’exercer, qu’ils ne comprendraient pas qu’on pût leur en faire un mérite.

— Dieu, disent-ils, nous a donné du pain pour que nous le partagions avec celui qui n’en a pas.

À la vue du curé, toute la famille fut debout en un instant, les femmes faisant la révérence, les hommes ôtant leurs bonnets de coton brun ou leurs larges chapeaux :

— Asseyez-vous, mes enfants, asseyez-vous, dit le bon vieillard, je ne veux déranger personne ; achevez votre repas, vous l’avez gagné à la sueur de votre front ; que la bénédiction du ciel soit avec vous.

Tout le monde s’assit. La conversation roula bientôt sur la moisson, sur les foins, et Pierre apprit une foule de choses qu’il ignorait encore. On achevait de déjeuner lorsque toute une famille en guenilles se présenta à la porte ; c’était un vieillard à barbe et à cheveux blancs ; il portait sur son épaule un petit havresac de toile, jeté en travers sur un long bâton ; sa voix chevrotante demandait du pain ; derrière lui était une femme encore jeune ; mais elle était aveugle ; de grandes cicatrices se voyaient sur sa figure, et trois petits enfants (dont le plus grand la tenait par la main) étaient groupés autour d’elle. Le vieillard présentait un papier sale et déchiré ; personne ne savait lire dans la ferme, et le curé pris ce papier, où il eut de la peine à déchiffrer les lignes suivantes :

« Jean Racineux, vigneron de son état, a eu sa chaumière incendiée, ses meubles brûlés ; il est resté sans autres vêtements que ceux qu’il avait sur son corps ; son gendre a eu la cuisse cassée ; il est mort pendant l’opération, et sa femme a manqué périr en sauvant le plus jeune de leurs enfants ; une solive est tombée sur sa tête ; le feu a pris à ses cheveux, lui a brûlé toute la figure et l’a laissée aveugle ; nous recommandons à la charité publique cette pauvre famille réduite à la dernière des misères. »

Venaient ensuite les signatures des autorités du petit village où ce malheur était arrivé. Ce village était situé à plus de douze lieues de l’endroit où ces infortunés venaient implorer des secours.

Chacun des habitants de la chaumière où se trouvait le curé avait écouté la lecture de ce grand malheur, en donnant tous les signes de la plus vive compassion.

— Jésus mon Dieu ! disaient les femmes, que vont-ils faire, les pauvres gens ?

— Dieu en prendra soin, reprit le curé ; Dieu inspirera aux hommes qui n’ont pas subi de tels malheurs, le désir de venir au secours de leur misère ; ils penseront que nul d’entre eux n’est à l’abri d’une semblable calamité, et qu’il faut qu’ils fassent pour ces malheureux ce qu’ils voudraient que l’on fît pour eux en pareille circonstance.

— Entrez, entrez, ne restez pas à la porte, crièrent aussitôt le père et la mère de la nombreuse famille qui habitait cette chaumière, il y a place pour vous au feu et à table.

Le vieillard passa le premier, inclinant sa belle tête blanche, et bénissant ses hôtes ; la pauvre aveugle suivit, et les trois enfants se cachèrent à demi sous son tablier, tant ils étaient honteux de se trouver tout à coup en face d’un si grand nombre d’étrangers ; les deux petits garçons surtout paraissaient ne savoir où se mettre, lorsque la mère fut assise ; ils pouvaient avoir de huit à dix ans ; on voyait que leurs parents s’étaient privés de tout pour eux, car ils étaient gras et frais. La petite fille n’avait que cinq ans ; elle paraissait bien fatiguée, et avala avec une grande joie une jatte de lait qu’un des enfants de la fermière lui présenta ; c’était le meilleur moyen de la mettre à son aise ; on l’employa aussi avec ses frères, qui finirent peu à peu par regarder tout ce qui les entourait. Pierre avait pris la petite fille sur ses genoux ; il cherchait à la faire causer, mais il ne pouvait en tirer une seule parole : les enfants des campagnes sont si sauvages, lorsqu’ils se trouvent avec des personnes mieux mises qu’eux, que les petits malheureux resteraient plutôt sans manger que d’ouvrir la bouche pour parler. Il faut bien du temps pour vaincre cette extrême timidité.

— Jeanne, dit le vieillard, parle donc à ce jeune monsieur, il ne te fera pas de mal, va.

L’enfant baissa sa jolie petite tête, et chercha à descendre des genoux du jeune monsieur. Pierre la laisse aller : elle se réfugia dans les jambes de sa mère, qui, étendant sa main sur elle, la caressa en tâchant de lui sourire ; mais au lieu d’un sourire ce furent deux larmes qui tombèrent de ses yeux fermés : la pauvre mère ne pouvait s’habituer à ne plus voir ses enfants. Lorsqu’ils eurent bien mangé et qu’ils se furent reposés plus d’une heure, ils se levèrent pour partir.

— Et où allez-vous aller ? leur dit le curé.

— Où Dieu nous conduira, répondit le vieillard.

— Hélas ! mes pauvres enfants, repris le curé, la terre est bien grande et vos jambes ne sauraient aller loin.

— Il n’est que trop vrai, dit le vieillard en branlant la tête, mais que faire ? Nous n’avons plus que la terre pour plancher, le ciel pour toit, et la pitié des hommes pour nous vêtir et nous nourrir. S’il plaît à Dieu, il me retirera bientôt à lui, ainsi que ma pauvre fille ; mais voilà trois innocents qui seront abandonnés alors, et il faut que nous désirions de vivre pour eux.

Durant ce discours, qui avait été entrecoupé de bien des soupirs, le fermier et sa femme échangeaient de fréquents regards et semblaient se consulter entre eux.

— Bon homme, dit enfin le fermier, en arrêtant par la main le vieillard prêt à passer le seuil de sa porte, il est plus facile de trouver la nourriture de quatre personnes que de cinq ; voici ma femme qui dit qu’elle a besoin d’un petit garçon pour conduire les moutons au pâturage ; laissez-nous un de vos garçons, nous en aurons soin comme s’il était à nous.

— Dieu de bonté (et le vieillard éleva ses mains vers le ciel) ! vous feriez cela !

Cependant, comme il n’y a pas de joie sans peine, il s’éleva un triste débat entre les deux enfants : c’était à qui ne resterait pas. On avait beau leur dire :

— Tu auras de bonne soupe chaude deux fois par jour, tu mangeras quand tu auras faim et tu te chaufferas quand tu auras froid ; ils pleuraient, se cramponnaient aux vieux vêtements de leurs pauvres parents, et ne voulaient pas s’en séparer. Pierre, voyant ce débat, songea tout à coup à la douleur qu’il avait éprouvée en quittant sa mère, et ce souvenir faisant jaillir des larmes de ses yeux, il se retira dans un coin de la chaumière pour qu’on ne le remarquât pas.

— Ô que ne suis-je riche, se disait-il tout bas, je ne séparerais pas ces pauvres enfants de leur mère, je prendrais toute la famille chez moi. Je comprends à présent combien il y a de bonheur à être riche !

Pendant que Pierre se creusait inutilement la tête pour savoir ce qu’il pourrait faire, le bon curé avait pris par la main l’aîné des garçons, et était sorti de la chaumière avec lui. L’enfant, habitué tout petit à respecter les ministres de Dieu et à écouter leurs paroles, s’était laissé conduire sans résistance. Lorsqu’ils furent à une centaine de pas, le curé s’arrêta et dit à l’enfant :

Aimes-tu ta mère, mon garçon ?

— Oui, répondit-il, car le respect était plus fort que la timidité, et la crainte de mal faire lui déliait la langue.

— Eh bien ! si tu l’aimes, il faut te montrer plus raisonnable que ton frère. Quel âge as-tu ?

— Dix ans.

— À dix ans, mon enfant, il faut s’occuper à autre chose qu’à demander l’aumône. Tu peux être utile à ta mère en restant ici ; tu te feras aimer, tu grandiras, on te donnera des gages, et tu pourras procurer avec ton travail un peu d’argent à ta mère ; crois-tu que cela ne sera pas mieux lui prouver ton attachement que de t’obstiner à rester à sa charge et à ne rien faire pour la retirer de la misère ?

L’enfant pleurait et ne répondait rien.

— Dieu te bénira, mon garçon, si tu as du courage, reprit le bon curé en se baissant vers lui et en l’embrassant.

— Je ferais ce que ma mère voudra, dit alors l’enfant en sanglotant.

— Mais il ne faut pas qu’elle voie que tu as pleuré, cela lui ferait de la peine.

— Hélas ! repris l’enfant, elle ne le verra pas, elle est aveugle !

— Elle le verra, mon enfant ; le cœur d’une mère a une seconde vue intérieure qui ne la trompe jamais ; elle saura au son de ta voix si tu as pleuré, et si elle t’embrasse et qu’elle sente sous ses lèvres tes petites joues mouillées de larmes, elles souffrira beaucoup et n’aura plus la force de se séparer de toi : elle préférera se priver encore de nourriture pour te la laisser.

— Je ne vais plus pleurer, Monsieur, dit l’enfant en essuyant ses yeux à la vieille manche de sa chemise ; je veux que ma mère mange son content ; je préfère reste à travailler ici pour ne plus lui être à charge.

— Tu es un bon fils, mon cher enfant, dit le curé en l’embrassant avec émotion ; Dieu te bénira et aura soin de ta mère ; tu porteras bonheur à ta famille. Comment t’appelles-tu ? — Je m’appelle Jean, du nom de mon grand-père, qui m’a tenu sur les fonts de baptême.

— Allons, Jean, retournons près de ta mère, et aies bon courage.

— Oh ! oui, Monsieur, j’en aurai.

Et Jean, qui sentait au fond de son âme un grand contentement de lui-même, releva la tête et suivit le curé, sans qu’un seul soupir s’échappât de sa petite poitrine, qui était cependant bien oppressée.

— Voilà Jean qui accepte votre proposition, dit le curé en rentrant dans la chaumière ; il restera avec vous ; il m’a promis de bien faire son devoir et de prouver par sa bonne conduite toute sa reconnaissance. Le frère de Jean se cramponna à sa mère et cacha sa figure toute rouge de joie sur ses genoux.

— Dieu te bénira, mon fils, dit la pauvre aveugle en cherchant avec sa main celle de son aîné ; grâce à lui tu ne vas plus manquer de rien, et je te saurai à l’abri de la misère. Hélas ! ajouta-t-elle, que ne puis-je en dire autant de ton frère, et de ta petite sœur !

— Donnez-moi Jeanne, s’écria Pierre en s’avançant vers elle, les yeux pleins de larmes, les joues rouges et les lèvres tremblantes, j’ai une cousine qui l’aimera et qui la soignera bien ; elle ne demeure qu’à une lieue d’ici, et je l’amènerai voir son frère trois ou quatre fois l’an.

— Es-tu sûr de ce que tu avances là, mon ami, dit le curé ; Loubette n’est pas sa maîtresse, et ton oncle et ta tante n’auraient qu’à ne pas vouloir prendre cette enfant chez eux.

— Oh ! que si, ils le voudront bien ! reprit Pierre en rougissant encore davantage, car il sentait que son bon cœur l’avait emporté trop loin, et qu’il ne faut jamais offrir que ce qu’il dépend tout à fait de nous d’accorder.

— Voilà ce qu’on peut faire, dit le curé en serrant la main de son élève.

— J’ai, grâce au ciel ! de quoi vivre, et ce n’est pas une personne de plus ou de moins qui amènera la disette chez moi. Je prendrai cette pauvre mère, et je garderai sa fille si sa tante ne peut pas s’en charger.

À ces mots, le curé se sentit étouffé plutôt que serré dans les bras de son cher élève ; la pauvre aveugle avait saisi une de ses mains et la couvrait de baisers ; le bon vieillard s’était jeté à ses genoux avec les trois petits enfants ; et toute la famille du fermier, les yeux en pleurs, les mains jointes, s’écriait :

— Ô le digne homme ! c’est un ange sur la terre ! Jésus, mon Dieu ! sa présence a sanctifié notre maison ! Il prendra la mère et l’enfant, et il n’est pas riche ! il y a tant de pauvres sur sa paroisse !

Le bien que l’on voit faire donne presque toujours le désir d’en pouvoir faire aussi ! le cœur des bons paysans Couvrit à la charité ; ce ne fut plus assez pour eux d’avoir pris à leur service le fils aîné, qui, dans le fait leur serait plus utile qu’à charge ; ils offrirent tous d’une voix de garder le pauvre vieillard avec eux.

— Hélas ! dit la fermière, si mon père vivait, il aurait votre âge, et il faudrait bien qu’il y eût une place pour lui au foyer et à table, et la meilleure encore ! Eh bien ! nous vous traiterons comme si vous étiez notre père, et quand la journée sera finie, vous aurez votre petit Jean pour vous distraire et vous caresser.

Le vieillard croyait rêver ; il riait, il pleurait, il serrait ses enfants dans ses bras ; il appelait toutes les bénédictions du ciel sur les sauveurs de sa famille ! Lorsque le calme fut un peu rétabli, on s’assit ; toutes les figures respiraient le bonheur, même celle de la pauvre aveugle. Un étranger qui serait entré n’aurait jamais pu distinguer, à l’expression des physionomies, celui qui recevait le bienfait, de celui qui le donnait. Ah ! c’est qu’il y a dans le bien que l’on fait une jouissance tellement vire, tellement profonde, que ce n’est pas celui qui reçoit qui goûte le plus de bonheur.