Hester Lynch Piozzi

Hester Lynch Piozzi
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 33 (p. 425-445).

HESTER LYNCH PIOZZI

Autobiography, Letters, and literary Remains of mistress Piozzi (Thrale), edited with notes, etc., by A. Hayward, esq. Q. C ; two vols. London, Longman, 1861.

Quand on plaça la statue de George Canning auprès de Westminster-Hall, un respectable magistrat, présent à la cérémonie, remarqua judicieusement que Canning n’était pas en réalité « aussi grand » que ce bronze gigantesque destiné à éterniser sa mémoire… — Non certes, ni aussi vert, lui répondit du plus grand sérieux un mauvais plaisant, alors simple avocat, mais qui siége présentement à la chambre des lords, et à qui, pour cette excellente raison, nous accordons les bénéfices de l’anonyme. Nous serions tenté de retourner le mot à l’usage de cette petite pléiade de beaux-esprits qui se groupèrent un moment autour de mistress Hester Lynch Piozzi, et, après avoir pu se croire quelque chose, après avoir manifesté la velléité de briguer les honneurs et les ridicules d’une académie, virent s’évanouir un matin ce rêve doré, cette brume aux brillans reflets. Le soleil se levait. Burns, Crabbe, les lakistes allaient frayer la voie à Byron et à Walter Scott. Nos della Cruscans (on leur décerna ce sobriquet ironique) s’éclipsèrent et furent à l’instant même oubliés. Il ne resta debout que l’idole aux pieds de laquelle ils avaient grandi, le chêne qui avait alimenté ces végétations parasites : — le grand docteur Johnson, ce quarantième article du symbole anglican, ce Behemoth, ce Léviathan littéraire dont la perruque olympienne, toujours de travers, et le regard fulminant, quoique myope, inspirent encore aux plus hardis ce respect traditionnel, inébranlable, qui est à la fois le vice et la vertu des races vouées à la domination aristocratique. — Eh bien ! de ce groupe, de cette coterie éphémère, nous dirions volontiers (parodiant la plaisanterie de lord ***) que ses membres n’étaient ni aussi grands, ni aussi bleus, c’est-à-dire aussi ridicules que tour à tour on les a faits. D’un excès d’honneur passés tout à coup à un excès d’indignité, leur véritable place serait, selon nous, à mi-chemin de l’un et de l’autre. Examinez-les de près, vous trouverez qu’ils eurent, comme tant d’autres, leur dose de bon sens, de savoir, d’esprit même et de goût… relatif, mêlée, en proportions peut-être un peu insuffisantes, à une vanité risible, à des prétentions excessives, à une subtilité, une délicatesse outrées.

Dans ce groupe, immédiatement au-dessous de l’idole énorme, farouche, imposante et grotesque, se dessinent le profil accentué, la taille naine, les grands yeux expressifs de mistress Thrale (en secondes noces mistress Piozzi), l’amie de Johnson, la protectrice de miss Burney, la rivale de lady Montague. Encensée, adulée en Angleterre presque autant que l’était Corinne à Paris, chantée par tous les ppétereaux de l’époque, gâtée, malgré une mésalliance notable, par une portion de l’aristocratie, elle joua pendant quinze ans le rôle si difficile et si périlleux de bel-esprit à la mode ; puis l’expiation suivit le triomphe, et, pour avoir voulu affronter les préjugés de ce monde élégant dont, mieux que personne, elle avait pu apprécier la faiblesse, elle se vit en butte au plus formidable crescendo de calomnies et d’injures dont on ait jamais accablé une tête innocente. Elle y opposa cette obstination stoïque, cette résignation sereine que toute femme d’un certain âge puise sans peine dans son dévouement à quelque tardif amour : elle vainquit, elle dompta l’opinion déchaînée, et vécut heureuse, quoique déchue. Enfin, veuve une seconde fois, elle sut encore se rattacher à la vie par le besoin même qu’elle avait de vivre et l’énergie propre d’une riche nature.

Telle fut en résumé l’existence que nous voudrions esquisser rapidement. Elle n’a guère été appréciée jusqu’ici que sous deux aspects tout à fait différens et qu’on semble avoir jugés inconciliables : l’éloge immodéré, le ridicule extrême. Lord Macaulay lui-même, cet historien si volontiers équitable, ce biographe si fréquemment impartial, ne nous semble pas avoir pesé mistress Thrale, — cette ombre impalpable et légère, — dans ses balances les mieux équilibrées ; il l’a sacrifiée sans pitié à la mémoire de Samuel Johnson[1], qui n’eût pas accepté volontiers ce sanglant hommage. En lisant les pages amères de lord Macaulay, il nous semblait à chaque instant entendre les réclamations irritées du magnanime, et pompeux docteur, ce misanthrope cynique tant et tant de fois amoureux. Il nous semblait le voir, l’œil torve, les poings fermés, ajoutant l’emphase du geste à l’emphase de la parole, réclamer pour les ridicules véniels et les inoffensives aberrations de celle qu’il appelait « sa maîtresse » (et, en tout bien tout honneur, cela va sans le dire) l’indulgence que l’historien de l’Angleterre moderne a prodiguée aux crimes et aux rapines des Hastings et des Clive. Tel a été notre point de départ. Nous révisons un arrêt qui nous semble injuste. À une mémoire trop insultée, nous accordons mieux que l’oubli pur et simple, et tout en la réhabilitant dans la mesure du possible, nous aurons entrevu l’époque, assez curieuse, où cette réhabilitation eût été ce qu’on appelle maintenant une « actualité. »


Hester Lynch Salusbury était de noble race. Sa généalogie remonte jusqu’à un certain Adam de Saltzbourg (fils d’Alexandre, duc et prince de Bavière), lequel vint s’établir en Angleterre avec Guillaume le Conquérant. Elle appelle agréablement cet ancêtre « le père Adam, » et ne se fit pas faute, passant à Saltzbourg au retour d’un voyage en Italie, de montrer ses parchemins au collège héraldique de cette ville, qui les reconnut pour bons et valables. Venait ensuite, à quatre ou cinq générations de là, un Salusbury (Henri le Noir), fait chevalier sur le champ de bataille par Richard Cœur de Lion, et qui, en mémoire des trois émirs prisonniers dont la capture lui avait valu cet honneur, avait placé trois croissans sur ses armoiries. Ce fut lui qui, revenu des croisades, s’établit dans le pays de Galles et y construisit le manoir de famille, Llewenney-Hall[2]. Un lion de bronze décorait la principale tour du château. Le fils de Henri le Noir plaça également sur son écu cet animal symbolique, et, durant la guerre d’York et Lancastre, à la grande bataille de Barnet, un de ses ennemis, auquel il venait d’accorder la vie après l’avoir renversé à ses pieds, levant les yeux sur ce blason bien connu : Sat est prostrâsse leoni, s’écria-t-il avec un merveilleux à-propos classique. Vraie ou non, la chronique fut acceptée, et ces mots latins devinrent la devise des Salusbury.

Après des fortunes diverses, compliquées d’alliances illustres et de grands revers, cette antique famille se trouvait, au premier tiers du XVIIIe siècle, représentée par un cousin et une cousine qui se marièrent l’un à l’autre. Le cousin était bon vivant et dépensier. La dot de la cousine (10,000 livres sterling, belle dot pour ce temps-là) suffit à peine à éteindre les dettes que son mari avait contractées avant de l’épouser ; ceci fait, les jeunes époux, complètement apauvris, et réduits pour vivre, en attendant certains héritages, à une annuité viagère de 125 livres constituée sur la tête de la femme, allèrent s’enfermer dans un cottage du Caernarvonshire. Là naquit d’eux, au mois de janvier 1741 (cette date a été terriblement controversée), la future amie de Samuel Johnson. Le docteur était alors déjà dans sa trente-deuxième année, et frayait péniblement sa voie dans les plus obscurs bas-fonds de la littérature marchande.

Fille unique, objet de soins assidus que l’oisiveté des champs explique surabondamment, Hester Salusbury devint, nous dit-elle, Un « demi-prodige. » A dix ou douze ans, elle traduisait le français, et pareil mérite dans le Caernarvonshire pouvait effectivement être assez rare. Il fut décidé en conseil de famille que de pareilles lumières ne devaient point rester sous le boisseau. Hester avait un oncle maternel assez riche, et tout récemment devenu veuf. Elle lui écrivit une lettre pour laquelle toute sa rhétorique enfantine avait été mise en réquisition. Sir Robert Salusbury Cotton (l’oncle en question) répondit qu’il serait enchanté d’embrasser sa sœur et sa nièce. La mère et la fille ne se firent pas répéter deux fois cette invitation prévue, et elles arrivèrent à Llewenney, dont la grande tournure gothique, les salles tapissées d’armures, etc., frappèrent vivement l’imagination de la petite Hester. Ainsi qu’on l’avait présumé, le vieil oncle, sans enfans lui-même, se prit à aimer l’enfant de sa sœur, et la petite « Fiddle, » — il l’avait ainsi rebaptisée, — fut bientôt couchée pour 10,000 livres sterling sur un testament en projet que devait régulariser sir Robert. Par malheur, il n’aimait pas autant son beau-frère, dont l’orgueil rébarbatif ne s’accommodait qu’à demi du rôle de patroné, auquel ses folles prodigalités l’avaient réduit. Afin de rester en pleine possession de la gentille Hester, son oncle ne demandait qu’à obtenir pour le beau-frère incommode une commission dans l’armée ; mais l’autre n’entendait pas se laisser exporter si facilement. — Non, disait-il, non, sir Robert, si je me fais soldat, votre sœur portera le havresac, et la petite aura pour vivre ce que je pourrai gagner. — Ces débats s’aigrirent si bien qu’il fallut quitter Llewenney-Hall, et presque aussitôt on apprit la mort de l’oncle Robert, enlevé par une apoplexie. Le testament projeté n’existait pas encore, et un acte de même nature, antérieurement rédigé par provision, fit passer toute la fortune, sans aucune réserve, sur la tête de sir Lynch Salusbury-Cotton, un autre frère de la mère d’Hester.

Celle-ci continuait à Londres sa carrière d’enfant prodige chez les amis de la famille, apparentée aux plus grands personnages. L’acteur Quin lui apprenait, pour qu’elle le récitât chez la duchesse de Leeds, « le discours de Satan au soleil » dans le Paradise lost. Aux feux d’artifice tirés à l’occasion de la paix d’Aix-la-Chapelle, assise sur les genoux de David Garrick, elle lui expliquait le mot français gerbes, écrit sur le programme de la fête, et dont il ne se rendait pas bien compte. Puis un beau jour son père partit pour la Nouvelle-Ecosse, dont la colonisation absorbait les soins de lord Halifax, alors à la tête du Board of trade, la mère et la fille demeurèrent à Londres, sinon sans pain, du moins sans aucunes ressources pécuniaires. Heureusement la parenté vint à leur aide ; on les invitait de tous côtés, et jamais elles n’avaient mené une existence plus splendide que depuis le départ du père d’Hester, qui, toujours aventureux, toujours mauvaise tête, leur donnait à chaque instant de nouvelles inquiétudes. Hester cependant aimait l’étude avec passion. Chez une de ses tantes, qui s’était éprise d’elle et soignait son éducation, elle apprit le latin, l’italien et même l’espagnol, ce qui, avec le français, dont elle était déjà pourvue, lui faisait une érudition assez exceptionnelle, même à notre époque, et qui devait l’être encore bien plus il y a cent ans.

Cette précieuse tante (Anna-Maria Salusbury) avait une écurie aussi bien montée que sa bibliothèque. On venait de vingt lieues à la ronde y admirer des racers, des hunters de premier mérite et de prix énorme. En même temps qu’elle les faisait valoir aux yeux des amateurs éblouis, — presque tous gentlemen de bonne race et bien pourvus de fortune, — la tante ne négligeait pas de leur montrer Hester et de vanter ses talens fort divers. À ceux qu’on en jugeait dignes, on lisait ses poésies ; devant les autres, on la faisait galoper, on lui faisait franchir maint et maint « obstacle. » La petite folle, riant intérieurement de ces exhibitions, s’y prêtait de son mieux, quitte à se moquer ensuite de tous ces admirateurs en compagnie d’un vieux professeur qui lui enseignait le latin, la logique, la rhétorique, et à qui, dans des conditions analogues, elle portait un peu plus que l’amitié de Mme de Sévigné pour l’illustre Ménage. La spirituelle marquise ne nous apprend en effet nulle part que Ménage eût pu empêcher, s’il avait voulu l’en détourner, le mariage de sa belle écolière, et la mère d’Hester, quand il fut question de l’unir à M. Thrale, jugea bon d’écarter ce professeur sexagénaire, dont elle était littéralement jalouse, et qui avait su acquérir sur l’esprit de son élève un ascendant presque absolu[3]. Le fait est qu’après un laps de quarante années, la jeune Hester de 1763, devenue en 1815 l’inconsolable veuve de son second mari, se rappelait avec délices ses correspondances et ses conversations avec « l’admirable docteur Collier, » et l’épitaphe (en grec) que le « grand James Harris » avait composée pour consoler le docteur de la perte d’un chien trop aimé. L’épitaphe fut traduite en vers anglais et précieusement conservée par la jeune élève devant qui ces deux hommes éminens discutaient les bases d’une « grammaire philosophique. » Oh ! what conversations ! what correspondences were these ! s’écrie-t-elle naïvement émue, à quarante ans de distance, par ces réminiscences philologiques.

Enfin, après force coquetteries bien peu dangereuses entre cet Adonis de soixante-quatre ans et cette doctoresse, qui, lorsqu’elle le connut, venait d’en avoir seize, — après force petits vers commis, sous le voile de l’anonyme, dans les magazines de l’époque, — apparut sur la scène un personnage nouveau, qui allait, de par la toute-puissance de l’or, changer complètement la face des choses.

Après la mort de sa tante Anna-Maria, Hester et sa mère étaient naturellement restées chez le mari qu’elle laissait veuf, — l’oncle Thomas, le docteur Thomas, un savant jurisconsulte. C’était le cas de lui rendre agréable le nouvel intérieur où elles étaient appelées à régner ; mais, soit qu’elles s’y prissent mal ou que le savant docteur fût particulièrement sensible au voisinage de la beauté, une charmante veuve, dont les domaines jouxtaient le sien, fit naître en lui certaines idées dont le mariage d’Hester devait être la conséquence naturelle. Un beau jour en effet, il revint de Londres, vantant le singulier mérite d’un jeune homme avec lequel il s’était récemment lié, et qu’il déclarait être le type du vrai sportsman, Hester, à cet éloge, voulut sourire ; elle reçut une bonne semonce, et dès le lendemain M. Thrale se présenta, muet aspirant à la main de la jeune savante. Ce sportsman modèle était tout simplement le fils d’un des plus riches brasseurs de Londres. L’oncle Thomas l’avait rencontré dans un de ces joyeux intérieurs légèrement équivoques où la bonne et la mauvaise compagnie se donnent volontiers rendez-vous, et il l’amenait pieds et poings liés à cette nièce pauvre qu’il voulait richement établir, pour se marier ensuite lui-même tout à son aise et sans remords de conscience.

Fils de parvenu, Thrale avait été élevé avec cette recherche particulière que mettent en Angleterre les plébéiens enrichis à placer leurs enfans sur le même pied que ceux des plus fiers représentans de la haute caste. Ses prétentions n’en parurent pas moins tout d’abord très extraordinaires à la noble Hester et même à son père, qui ne voulait pas, disait-il, échanger sa fille contre un baril de porter… L’oncle s’entêtant de son côté, une brouille s’ensuivit entre les deux beaux-frères. Hester fut ramenée à Londres, et le docteur Thomas épousa l’aimable voisine dont il s’était épris. Nouveau déboire, nouveau désespoir, querelles de famille, et sur ces entrefaites le père d’Hester trépasse subitement. M. Thrale n’avait point discontinué ses visites, adressées tout spécialement à la mère d’Hester, et durant lesquelles il avait grand soin de ne point offrir à la fille un hommage trop direct, qu’elle eût peut-être définitivement repoussé. Grâce à cette tactique habile, lorsqu’elle se trouva subitement privée de son protecteur naturel et pourvue d’une dot médiocre (5,000 livres données par l’oncle Thomas, et pareille somme hypothéquée sur le domaine patrimonial laissé à mistress Salusbury), il put se présenter à peu près à coup sûr, et fut effectivement accepté (1763).

Thrale n’avait pour sa femme aucune sorte d’affection. Elle remplaçait à son compte la coat-of-arms qu’il eût voulu pouvoir mettre sur la façade de son hôtel et les panonceaux de ses carrosses. Pour répondre à ses espérances, il fallait qu’elle attirât chez lui les gens titrés parmi lesquels elle avait beaucoup de parens et de relations. Il exigeait qu’elle ne se mêlât jamais ni de ses affaires de commerce ni même de son ménage. Mise à la dernière mode, au courant de tous les plaisirs fashionables, attrayante pour les célébrités de tout genre qui viendraient à se produire en ce Londres badaud, la terre des lions et des étoiles[4], elle avait rempli toutes les conditions de son programme. Beaucoup de nos belles contemporaines auraient trouvé ce programme fort de leur goût et n’eussent pas demandé autre chose à un brasseur, assez bel homme d’ailleurs, parfaitement élevé, très silencieux, très digne, et des mains duquel l’or s’écoulait comme les flots de bière émis par ses énormes cuves. Mistress Thrale était un peu moins facile à satisfaire, et nous pensons qu’il faut lui en savoir gré. Ce rôle de « poupée » la fatigua bientôt, et dans les souvenirs de sa vie (trop compendieusement enregistrés, hélas !), elle revient sans cesse avec amertume sur l’insignifiance à laquelle la condamna longtemps le silencieux despotisme de son opulent époux. Plus tard, l’ambition du brasseur, et plus tard encore les embarras pécuniaires où le jetèrent des spéculations mal conçues, remirent les choses sur un meilleur pied. Quand mistress Thrale vit son mari se présenter aux suffrages des électeurs de Southwark, elle s’estima généreusement solidaire de ses succès et de ses revers. C’était le temps où les belles dames regardaient encore le canvassing (la brigue des votes) comme une des attributions de leur sexe, le temps où la belle duchesse de Devonshire achetait d’un baiser un bulletin au nom de Fox. Mistress Thrale suivit cet exemple et courut d’usine en usine électriser la plèbe votante. Elle se souvint plus tard avec une juste fierté de sa participation bien désintéressée à coup sûr dans ces luttes autour des hustings. Elle n’approuvait pas, elle redoutait les visées ambitieuses de M. Thrale : elle voyait, dans son succès même, des conditions nuisibles à sa prospérité commerciale, peut-être à son bonheur privé ; mais avec un désintéressement qui l’honore, avec un admirable sentiment de ce que doit être pour une âme vraiment élevée le lien étroit de la solidarité conjugale, elle allait passionnément à cette lutte, dont sa volonté l’eût éloignée. De même se sent-on ému en lisant les billets rapides et comme haletans qu’elle traçait plus tard (1773), au sortir de chez les hommes d’argent près de qui elle allait solliciter quelque appui pour son mari, placé sous le coup d’une faillite imminente. Voilà ce qu’il ne faut point perdre de vue lorsqu’on est tenté de s’égayer trop lestement aux dépens de cette bonne vieille figure d’autrefois, qu’on aperçoit vaguement perchée sur l’épaule du monstrueux docteur, comme une perruche bavarde sur le dos d’un éléphant, ou, — comparaison plus respectueuse, — comme ces petites divinités de cinquième ordre dont Fo et Bouddha, dans leurs plus grossières images, semblent pourvus à titre de casse-noisettes.

Une fois cette image entrée dans notre esprit, force nous est de faire sa place au docteur. Ce fut en 1764, un an après le mariage d’Hester Salusbury, que Murphy, auteur dramatique, un des amis particuliers de Thrale, demanda la permission de lui présenter Samuel Johnson. Johnson était alors à la tête de la littérature. Renonçant à ses préjugés jacobites, il avait récemment accepté les bienfaits de la maison de Hanovre, et une pension de 300 livres sterling l’avait enfin arraché au joug toujours détesté, parfois insupportable, de ces éditeurs insolens, dont l’un fut si vertement bâtonné par l’irascible poète. En même temps que la fortune lui souriait, comme si l’aiguillon de la misère lui eût été indispensable, ce vieil athlète, usé par trente années du plus rude travail, se sentait envahi par une insurmontable torpeur. « Une sorte d’étrange oubli, écrivait-il justement à cette époque[5], m’enveloppe de toutes parts, et je ne sais plus ce qu’est devenue l’année dernière. » Il fallut le fouet du satirique Churchill pour l’arracher, l’année suivante, à cet engourdissement de ses facultés qui le menaçait du déshonneur[6]. Johnson était donc un personnage, lorsque avec mille précautions diplomatiques Murphy parvint à l’attirer chez les Thrale, émerveillés et reconnaissans de l’honneur qui leur était ainsi départi. Ils étaient prévenus qu’il ne fallait s’étonner ni de l’étrange figure, ni du costume délabré, ni des gestes bizarres, ni des capricieuses boutades de leur hôte illustre. Il est à croire cependant que la surprise d’Hester Salusbury dut être grande quand elle vit débarquer chez elle cette espèce d’ours mal léché, qui, victime de mille susceptibilités nerveuses, tantôt n’osait mettre un pied devant l’autre, tantôt semblait prêt à s’évanouir comme une femme à vapeurs, tantôt s’emportait et « battait du sourcil, » comme disent les Anglais, quiconque osait élever la voix pour le contredire en quoi que ce fût. Professant une horreur méthodique pour le linge propre, dont il n’avait jamais contracté la vicieuse habitude, et avec ses habits râpés, ses chaussures grossières, sa perruque invariablement roussie par devant, son débraillé d’érudit, son appétit de bête fauve, ses boutades imprévues, ses colères tonnantes, ce devait être là un singulier meuble de salon ou de boudoir. N’importe : la célébrité couvre tout, et devant le célèbre lexicographe, devant l’auteur d’Irène, de la Vie de Savage et de Rasselas, le riche brasseur et son intelligente moitié s’agenouillèrent dévotement. À partir de cette première rencontre, Johnson dîna chez eux très régulièrement tous les jeudis, et la saison finie, il se crut autorisé à les aller rejoindre à Brighthelmstone, où il les croyait établis. Ne les y trouvant point par suite d’un malentendu, il leur écrivit une lettre pleine d’amers reproches. Il fallut le pacifier, le ramener par toute sorte de prévenances, et l’ami Murphy s’y employa de son mieux. La paix une fois faite, le terrible docteur reprit possession de son trône, et « Floretta, » — c’était le nom poétique de mistress Thrale, — redevenue « sa maîtresse, » comme il l’appelait, tomba vis-à-vis de lui dans le plus dur servage.

Mme d’Arblay (miss Burney), qui se lia plus tard avec mistress Thrale, nous a conservé de cet établissement de Streatham-Park, où Johnson passait la belle saison chez ses amis, des scènes du plus haut comique, et qu’elle a su mettre en relief avec la courtoisie un peu maligne, l’ironie timide et adroitement ménagée d’une jeune personne appelée à faire son chemin dans le monde. C’est dans son Journal, non dans la Biographie de Johnson par Boswell[7] (un ouvrage tenu pour classique chez nos voisins), qu’il faut étudier ces deux personnages. Boswell était jaloux de mistress Thrale, qui lui disputait son héros et le menaçait, comme biographe, de la plus redoutable concurrence. Ce sentiment l’aveugle fréquemment, et se complique d’ailleurs de l’adoration servile dont il entourait le docteur. Miss Burney au contraire, chez qui l’esprit de corps est doublé d’une certaine subtilité d’observation tout à fait étrangère à Boswell, ne subit qu’à demi l’influence du colosse dominant ; elle s’étonne de la patience avec laquelle sont supportées ses habitudes bohémiennes, — sucer ses doigts en mangeant, inonder ses puddings de sauce au homard, abuser des liqueurs fortes, etc., — contractées au temps où il hantait les tavernes et couchait dans les fours à briques, en compagnie de Richard Savage ; elle ne comprend rien à l’extrême liberté de ses censures, portant indistinctement sur tout ce qui le choque chez ses amis, depuis la qualité du mouton servi à leur table jusqu’à l’éducation qu’ils donnent à leurs enfans. De temps en temps, il est vrai, Johnson rachetait ces censures volontiers âpres et même brutales par quelque coup d’encensoir plus ou moins adroit, plus ou moins bien appliqué. Mistress Thrale, heureuse alors et plus fière qu’on ne pourrait le croire, oubliait les flots d’absinthe qui avaient précédé cette gorgée de miel. Sa mère, moins éblouie, avait essayé, dès le début, de lutter contre la malfaisante obsession de ce hideux lutin. Sans trop craindre de mécontenter son gendre, elle rompait en visière au farouche docteur en mettant de préférence sur le tapis les sujets d’entretien qu’il redoutait le plus, à savoir la politique et les nouvelles de l’étranger. Las de ces petites taquineries, Johnson se vengea par des tours d’écolier. Il fabriqua de fausses nouvelles, qu’il trouva moyen de faire insérer dans les feuilles que la vieille dame lisait de préférence, et quand elle avait donné dans le piège, il se moquait d’elle à plaisir. Finalement, ces deux ennemis intimes finirent par se réconcilier, et quand mistress Salusbury vint à décéder, Johnson ne se crut pas quitte envers elle à moins d’une magnifique épitaphe latine, inscrite encore aujourd’hui sur la tombe de la mère d’Hester.

Celle-ci se pliait au joug, un peu pour elle, — car elle était flattée d’avoir apprivoisé un lion pareil, — beaucoup au nom de son mari, qui avait pris pour Johnson un goût très vif, plus concevable chez un homme que chez une femme. Il appréciait en lui des qualités vraiment viriles, une grande indépendance de pensée, une générosité vraie, une charité qui, formée à l’école du malheur, passait de beaucoup la mesure ordinaire. Lorsque Thrale, — grâce au dévouement de sa femme, que Johnson accompagnait dans ses tournées électorales, — fut arrivé au parlement, il rêva de faire entrer son illustre ami dans la carrière politique. Il eut même à ce sujet deux entrevues avec le premier ministre (lord North), qui d’abord sembla prendre à cœur la réussite de cette combinaison : elle échoua cependant, le ministre s’étant avisé qu’il aurait dans l’ex-jacobite rallié un auxiliaire incommode et peut-être compromettant. Burke pensait que Johnson aurait été un debater de premier ordre. D’autres juges, tout aussi experts, croyaient au contraire que les mérites d’un causeur, parlant à ses heures, s’arrêtant à son gré, jamais contredit, jamais interrompu, n’impliquaient en aucune façon le don de l’improvisation publique et de l’argumentation longuement et savamment présentée. « J’aurais voulu essayer, » dit Johnson quand on lui parla de cette controverse sur ses talens hypothétiques. — « Plût à Dieu, ajouta Boswell, qu’on vous en eût donné la chance ! » Et mistress Thrale remarque là-dessus avec un rare bon sens : « Boswell pouvait se passer cette fantaisie de curiosité ; les ministres ne le pouvaient point. Succès ou chute eût également amusé Boswell ; mais lord North, l’affaire venant à mal tourner, n’aurait pas trouvé la plaisanterie très piquante. »

Peu à peu, tout en conservant à Londres et son logement, et l’étrange ménagerie d’êtres humains qui s’y étaient successivement installés[8], Johnson fit partie intégrante de la riche famille où il venait de s’impatroniser ainsi. On le soignait malade, on le supportait bien portant ; la maison tout entière se pliait à ses mœurs bizarres, et le riche brasseur tenait compagnie jusque bien avant dans la nuit à ce terrible veilleur, « qui ne se couchait, disait-il, que pour laisser dormir les autres. » Quant à mistress Thrale, elle discutait, elle argumentait, elle forçait le docteur à se réveiller, à s’animer ; elle provoquait ses facultés engourdies par la bonne chère, et quand elle avait tiré quelque étincelle de cet esprit vigoureux, — paradoxe ou vérité, saillie joviale ou triste, maxime pompeuse ou aveu cynique, peu lui importait, — elle exhibait un de ses petits portefeuilles et notait la chose. De ces memoranda de poche, elle remplissait un cahier par semaine, et cet exercice dura vingt ans. Ceci seul caractérise et l’époque et la femme.

En leurs voyages, les Thrale emmenaient avec eux leur ours familier. Or il n’aimait, à vrai dire, que la vie de Londres, le brouillard de Londres, la fumée de Londres. Du voyage au contraire, il ne goûtait que le mouvement de la voiture : « la vie n’a pas beaucoup de choses meilleures que celle-ci, » s’écriait-il quand les chevaux de poste prenaient le galop. Et dans une autre occasion, avec cette pompe d’expression qui caractérisait et ses écrits et sa causerie : « Si je n’avais aucuns devoirs et ne tenais aucun compte de l’avenir (futurity), je voudrais passer ma vie dans un équipage lancé à fond de train, et en tête à tête avec une jolie femme ; mais je la voudrais capable de me comprendre, et aussi qu’elle mît du sien dans la conversation. » Ceci nous remet en mémoire son apostrophe solennelle à David Garrick, qui l’avait conduit un soir dans le foyer des acteurs. On nous permettra pourtant de ne la citer qu’en anglais, et cela pour bien des raisons, mais principalement parce qu’elle perd trop à être traduite : — I’ll come no more behind your scènes, Davy, for the silk stockings and while bosoms of your actresses excite my amorous propensities.

Ces « propensions amoureuses » du docteur, si fort en désaccord avec son étrange tournure, demeurent un fait acquis à l’histoire. Non-seulement il aima les femmes en général, mais il eut pour quelques-unes d’entre elles un sentiment de préférence très marqué, moins mal accueilli qu’on ne pourrait le croire. Elles devinaient en lui l’homme capable, à vingt-sept ans, d’épouser par amour une femme de quarante-huit et de confesser hautement la passion qu’elle lui avait inspirée. Dans l’indulgence singulière que lui témoignèrent des femmes comme miss Hill Boothby et Molly Aston, cette reconnaissance du sexe entrait pour le moins autant que le désir d’être remarquées par un homme célèbre : laudari à laudato. Et puisque nous avons risqué du latin, citons le charmant distique adressé par Johnson à cette Molly Aston, qui était à la fois une savante, une coquette et une whig. — Répondant à ses perpétuels éloges de la liberté, le poète lui disait :

Liber ne esse velim, suasisti, pulchra Maria :
Ut maneam liber, pulchra Maria, vale[9] !

Mistress Thrale lui inspira aussi force madrigaux anglais ou latins (et grecs peut-être), mais on ne voit pas que le docteur ait jamais été en coquetterie réglée avec elle, ni, qu’elle ait eu la moindre prétention sur ce cœur si aisément accessible. En somme, Floretta semble être restée, autant qu’on puisse le démêler, une femme sans peur et sans reproche. Nous devons lui en savoir d’autant plus de gré, qu’elle eût pu, comme tant d’autres, s’autoriser, et de l’indifférence, et même de l’inconstance de son mari. M. Thrale, même quand elle l’eut forcé de lui accorder son estime et sa confiance, garda pour d’autres qu’elle tout un ordre de sentimens beaucoup plus affectueux et passionnés. Dans les dernières années de sa vie surtout, il se laissa complètement subjuguer par une de ces belles sirènes que leur invincible chasteté, jointe au goût pervers des dominations illégitimes, rend si dangereuses pour l’honneur et le bonheur des familles.

Nous l’avons déjà nommée, car c’était cette même Sophia Streatfield que nous avons vue s’amusant à tourner la tête d’un précepteur sexagénaire. « Le docteur Collier était tombé dans ses mains en sortant des miennes, — dit quelque part mistress Thrale, — et ce fut longtemps ma consolation secrète de penser qu’il avait plutôt gagné que perdu au change. » Alors âgée de quatorze ou quinze ans, la belle Sophia prenait des leçons de grec. Elle se passionna pour ce vieil Abélard, au point de disputer à ses domestiques le bonheur de le servir. Il mourut dans ses bras, et, devenue majeure, elle fit les frais de ses funérailles. Elle voulut ensuite, nous l’avons dit, porter son deuil une fois l’an. Admise chez mistress Thrale et remarquée par le maître de la maison, cette charmeresse ne se refusa pas le criminel plaisir de l’enlever à son amie. Thrale venait de perdre un fils chéri ; sa tristesse cherchait des consolations. Sophia lui prodigua les marques de la plus tendre sympathie. Ce n’étaient que longs regards attendris, serremens de main affectueux, et venant d’une jeune personne admirablement belle, d’une amabilité, d’une douceur auxquelles sa rivale même rend humblement témoignage. Sophia eut bientôt achevé cette conquête, qui lui demeura jusqu’au bout. Ce n’était pas la seule de ce genre qu’elle eût menée à bien, au grand scandale de mainte épouse désolée. Mistress Thrale le constate dans son journal en 1779 et 1780, — elle approchait alors de la quarantaine, — avec un singulier mélange de patience et d’amertume. On y lit par exemple :


« Janvier 1779. — M. Thrale est décidément et pour tout de bon amoureux de Sophy Streatfield, et il ne faut pas s’en étonner : elle est très jolie, très douce, très insinuante. Elle rôde sans cesse près de lui, danse autour de son fauteuil, pleure en le quittant, lui serre la main à la dérobée, et de ses doux yeux mouillés de larmes le dévisage si tendrement, — tout cela, dit-elle, pour l’amour de moi, — que par momens je puis à peine m’empêcher de lui rire au nez. Pour résister à pareille artillerie, il faudrait être beaucoup plus ou beaucoup moins qu’un homme… Murphy voit cet amour et m’approuve de supporter, de tolérer patiemment ce que je n’aurais certainement pas empêché par des scènes ou des reproches.

« Janvier 1780. — Sophy Streatfield est venue en ville. On l’a mise, elle aussi, dans le Morning Post (ce qui, par parenthèse, n’est pas bon signe). Elle a dérobé à lady Wedderburne le cœur de son mari, et peu de femmes mariées seront, je le crains, disposées à lui passer ceci aussi patiemment que moi. Elle y joue sa réputation, qu’elles lui enlèveront pour jamais, je le crains bien. Déjà hier lady Erskine m’a fait sur son compte une foule de questions bizarres, et, tandis que je répondais, clignait de l’œil du côté de sa sœur en prenant des airs avisés. La chère S. S. fera bien d’être sur ses gardes : rien n’est plus dangereux qu’une femme à qui l’on a fait un tort de ce genre… Moi-même, je ne vois pas avec plaisir, ce me semble, mon mari me préférer miss Streatfield, bien que je la reconnaisse plus jeune, plus jolie que moi et plus érudite (better scholar). Sur sa chasteté, je n’ai pas le plus léger doute… Elle a été élevée par le docteur Collier dans les principes de la piété, de la vertu les plus strictes. Non-seulement elle sait qu’elle restera toujours pure, mais aussi pourquoi elle doit rester ainsi. »


Remarquez ce dernier trait, qui est à la fois une observation des plus fines et une épigramme sanglante. Le coup porté, elle reprend avec plus de modération :


«… M. Thrale, de par son état de maladie, est à présent hors de question : je suis donc spectatrice désintéressée ; mais la coquetterie de cette mijaurée est vraiment très périlleuse, et je voudrais qu’un bon mariage vînt y mettre fin. Du reste, bien portant ou malade, M. Thrale l’aime cent mille fois mieux que moi, et même aujourd’hui ne désire rien tant sur la terre qu’un regard de sa chère Sophia. »


Ce genre de consolation, Sophy ne le refusait guère à ses amis, et Thrale ne mourut pas sans avoir été assisté jusqu’au bout par cette espèce d’ange équivoque, qui avait des larmes à volonté, des sourires à profusion, et se baignait avec volupté, sans en ressentir l’atteinte, dans les flammes dont elle se plaisait à redoubler, l’ardeur. Thrale mourut cependant pour n’avoir pas su modérer ses penchans gastronomiques, et presque à l’agonie demandant « s’il y avait déjà des lamproies. » Il mourut rêvant un hôtel qui devait lui coûter un million, des élections qui auraient achevé sa ruine, des voyages auxquels ses forces n’auraient pas suffi. Il mourut, et presque tous ceux qui l’entouraient bénirent la mort de ce tyran domestique, froid, poli, inflexible, qui jusqu’à sa dernière heure voulut être obéi sans réserve et sans observations. Il avait exigé qu’on envoyât, pour le jour même où la mort allait venir le prendre, des invitations à « toute la ville de Londres. » Il fallut, pour vaquer à ses funérailles, contremander les invités et renvoyer les violons.

Dix-huit années d’esclavage sans amour laissaient mistress Thrale altérée d’indépendance et d’affection. Son âge lui donnait droit au premier de ces biens, mais semblait lui interdire le second. Néanmoins, quand les affaires d’intérêt eurent été réglées par les quatre exécuteurs testamentaires de son mari (Johnson était l’un d’eux et s’en enorgueillissait), quand la grande brasserie eut été vendue au fameux quaker Barclay, — Barclay and Perkins ! — moyennant quelque chose comme 3 millions de francs (135,000 livres sterling), mistress Thrale se sentit incapable de jouir seule de la situation libre et riche qui lui était faite. Elle restait avec trois filles, dont l’aînée (depuis mariée à l’amiral Keith) n’avait jamais accordé une bien vive sympathie à sa mère. On ne voit pas que les deux autres aient tenu jamais grande place dans l’affection de mistress Thrale. Tous les yeux d’ailleurs étaient tournés vers la veuve bel-esprit. Qu-allait-elle faire de sa précieuse personne et de son douaire opulent ? Le fameux Whitbread, brasseur lui aussi, et homme politique beaucoup plus notable que M. Thrale, se crut des droits à cette partie de la succession, et vint s’offrir comme prétendant. Il fut éconduit sans trop de cérémonie. On se mit alors à répandre le bruit que le docteur Johnson était sur les rangs : fantaisie absurde, calomnie chimérique, nous assure mistress Thrale ; ni elle, ni le vieux docteur ne songeaient à ce bizarre hyménée. Aux mauvaises plaisanteries les calomnies commençaient à se mêler. Les journaux de cette époque étaient bien autrement qu’ils ne le sont maintenant les échos des médisances du monde, et mistress Thrale, pour son malheur, était de ces femmes que leur renommée place en dehors des convenances ordinaires. Le public, à tort ou à raison, se croyait le droit de haute et basse justice sur les moindres démarches de sa vie privée. Ennuyée, excédée de tous ces méchans propos qui planaient sur elle, la riche et spirituelle veuve cherchait, paraît-il, a les oublier. Son amie, miss Burney, avec ce tact, ce pressentiment des choses du cœur qui n’appartiennent qu’à une femme et vis-à-vis d’une autre femme, lui avait indiqué dès le mois d’août 1780, comme devant faire diversion aux chagrins dont elle était accablée (car son mari déjà se mourait), un chanteur italien du nom de Piozzi[10]. Piozzi vint faire de la musique chez le riche brasseur. On prétend qu’il sembla d’abord ridicule à mistress Thrale, et qu’elle s’amusait, derrière son dos, à parodier sa pantomime expressive ; mais ce fut là une impression très fugitive. Au surplus, Sacchini, qui était alors à Londres, emmena peu après sur le continent ce brillant ténor dont il était l’ami intime. Avant de partir, ils passèrent ensemble leur dernière soirée chez mistress Thrale, et ce fut de là qu’ils allèrent s’embarquer à Margate. Miss Burney les y entendit chanter le duettino de l’Amore soldato, et des airs de Creso, d’Erifile, de Rinaldo, etc.

Sacchini resta sur le continent. Piozzi revint en Angleterre. Johnson après la mort de Thrale avait conservé les mêmes rapports d’intimité avec sa veuve. Il habitait l’été Streatham-Park. La mère et les filles allaient-elles à Brighton, il les y accompagnait. Cependant Johnson vieillissait. Son humeur devenait de plus en plus âpre, ses caprices de plus en plus incommodes. Il forçait parfois les amis de la maison, révoltés de son despotisme, à lui céder la place. Piozzi au contraire se montrait doucement, affectueusement assidu, et sa voix, de plus en plus chère (cara voce, écrivait mistress Thrale dès les premiers jours de 1782), contrastait agréablement avec les rudes éclats, l’emphatique déclamation, le perpétuel grondement dont Johnson emplissait la maison. Le docteur ne s’inquiétait guère de ce rival obscur. Un Italien, un chanteur ! Il en parle dans ses lettres, à cette époque, avec un laisser-aller dédaigneux. « Piozzi arrive… Nous allons être deux à vous aimer, », écrit-il. On parlait d’un voyage en Italie, Streatham-Park ayant été loué à lord Shelburne, et Johnson comptait bien partir avec son amie. À raison même de ceci peut-être, le voyage fut contremandé. On continua de vivre, comme par le passé, l’hiver à Londres, l’été à Brighton ou à Bath, et Piozzi, lentement, sûrement, gagnait du terrain. Enfin, au printemps de 1783, la trop sensible veuve, après avoir combattu de son mieux, et très sincèrement, le penchant vainqueur, finit par s’engager formellement à épouser Piozzi. À peine le secret de cette promesse fut-il deviné, qu’une véritable tempête s’éleva sur tous les points de l’horizon : articles de journaux, pamphlets, caricatures, épigrammes commencèrent à pleuvoir, et avec un si formidable ensemble, que la pauvre femme sur qui venait s’abattre l’orage ne se crut pas de force à y tenir tête. Ses filles l’accusaient de les déshonorer ; Piozzi était représenté comme un de ces « chasseurs de dot, » qui, chez nos voisins, sont à peu près mis au niveau des coupeurs de bourse. Il recula, lui aussi. Il offrit de rendre lettres, billets, engagemens, tout ce qu’on voudrait. Mistress Thrale accepta ses offres. Sur sa demande[11], Piozzi quitta l’Angleterre, et tout semblait dit, quand un beau jour on s’aperçut que le chagrin minait, dévorait l’infortunée veuve. À quarante-deux ans, l’amour est une maladie fort périlleuse. Les médecins avertirent les filles de mistress Thrale qu’en laissant se consommer le sacrifice exigé par elles, elles engageaient leur responsabilité jusqu’au matricide inclusivement. Elles hésitèrent, elles reculèrent à leur tour. Piozzi, engagé vis-à-vis d’elles, fut relevé de ses promesses. Il revint à petit bruit, et le 25 juillet 1784 la noble Salusbury, la riche Thrale devint la femme d’un musicien lombard. Johnson, qui avait essayé de combattre, — un peu trop tard, — une résolution peut-être immuable ; Johnson, qui disait brutalement à son amie, en lui parlant de Piozzi : « Madame, ce n’est pas seulement un chien laid, un chien stupide ; mais c’est encore un vieux chien[12],… » lui écrivit, à l’occasion de cet hymen, qui le désobligeait personnellement au plus haut point, une lettre vraiment curieuse, en réponse à la circulaire qu’elle avait adressée aux quatre exécuteurs testamentaires de son défunt époux, afin de leur notifier ses nouveaux plans d’existence.


« Madame, lui disait-il, si j’ai bien compris votre lettre, vous êtes ignominieusement mariée. Si la chose est toujours à faire, causons-en, je vous prie, encore une fois. Si vous avez abandonné vos enfans et votre religion, Dieu vous pardonne ce grave méfait ! Si vous avez abdiqué votre pays et votre réputation, puisse votre folie ne pas vous entraîner plus loin ! Si l’acte définitif n’est pas accompli, moi qui vous aimais, qui vous estimais, qui vous respectais, qui vous ai longtemps servie, moi qui vous ai crue longtemps la première de votre sexe, je vous supplie, avant que votre destin soit irrévocablement fixé, de me recevoir encore une fois, moi qui fus, qui fus autrefois, madame, bien sincèrement à vous[13]. »


La réponse fut plus polie, mais tout aussi catégorique. Mistress Thrale refusait nettement l’entrevue proposée, bien que « l’acte » fatal ne fût point accompli, et déclarait ne vouloir plus accepter une correspondance devenue injurieuse. « Mon second mari, ajoutait-elle, est par sa naissance l’égal du premier. Ses sentimens sont aussi élevés, sa profession n’est pas plus avilissante, et sa supériorité dans l’art qu’il exerce est connue du monde entier. C’est donc, à votre avis, son défaut de fortune qui rend cette union ignominieuse ?… La religion dont il a toujours été un adhérent zélé lui enseignera, je l’espère, à pardonner des injures qu’il n’a point méritées ; la mienne, je l’espère aussi, me les fera supporter à la fois avec patience et avec dignité. Entendre dire que j’ai « abdiqué ma réputation » est véritablement la plus cruelle insulte que j’aie jamais reçue. Ma réputation est pure comme la neige (as unsullied as snow). Je me regarderais sans cela comme indigne de l’homme sous la protection duquel je vais la placer… »

La réplique de Johnson débute ainsi : « Je puis déplorer ce que vous avez fait, chère madame ; mais je n’ai aucun prétexte de vous en vouloir, puisque vous ne m’avez fait aucun tort personnel. Je me bornerai donc à pousser un dernier soupir de tendresse, peut-être inutile, sincère à coup sûr, etc. » Puis il engageait le nouveau ménage à ne point quitter l’Angleterre. Il y vivrait avec plus de dignité, plus de sécurité qu’en Italie. « Vous y serez classés plus haut, et votre fortune sera surveillée de plus près. » Enfin il se comparait à l’archevêque de Saint-André, tentant, mais en vain, d’arrêter Marie Stuart au moment où elle allait franchir l’irréméable bras de mer qui séparait son royaume de celui d’Elisabeth. Ce dernier conseil en effet ne fut pas mieux écouté que l’autre ; mais avant de s’embarquer, mistress Piozzi adressa une bonne et affectueuse lettre à ce vieil ami qu’elle avait paru trahir.

Lord Macaulay connaissait-il à fond tous les détails de cette affaire quand, en écrivant la biographie de Johnson, il lançait un si terrible anathème à la mémoire de mistress Piozzi[14] ? "Nous sommes presque tenté d’en douter. Cet historien si exact confond les dates et oublie des faits essentiels. Il se montre plus sévère que l’homme dont il prend en main la cause. Johnson effectivement, dans la lettre dont nous avons cité le début, rend hommage à « ces bontés qui ont adouci pour lui vingt années d’une existence vouée au malheur. » Maintenant il est matériellement faux qu’à la suite de son attaque d’apoplexie (1783), il fut confiné, isolé, abandonné dans son affreux logement de Bolt-Court. Rarement il y passa, durant les deux dernières années de sa vie, plus d’un mois de suite. Au moment du mariage de mistress Piozzi, il se mettait en route pour une excursion champêtre. On a des lettres de lui datées de Lichfield, au mois d’octobre 1784, c’est-à-dire pendant que mistress Piozzi jouissait en Italie du brillant accueil qu’y recevait son mari. Pour elle, chose bizarre, elle était considérée d’un peu haut par les nobles de Milan et de Brescia. La femme d’un brasseur, songez donc ! Et l’on craignait que Piozzi ne se fût mésallié. C’est elle qui, en riant, constate cette autre face de la folie humaine. Ce fut seulement vers la mi-novembre qu’après un été passé à Oxford d’abord, puis à Lichfield, puis encore à Oxford, chez le docteur Adams, de Pembroke-College, Johnson revint à Londres, où il mourut vers le milieu de décembre, non point de désespoir, mais d’hydropisie, et presque sous les yeux de miss Burney. Dans une visite qu’elle lui fit vers la fin de novembre, elle lui parla de mistress Piozzi, et, s’il l’en faut croire, il témoigna « une telle sévérité de déplaisir » qu’elle se hâta de changer de sujet. Lui-même lui enjoignit de ne plus prononcer ce nom. Nous comprenons à merveille que, souffrant, attristé, il repoussât de lui tout ce qui pouvait l’agiter ou lui déplaire. Il est possible aussi qu’il eût pénétré le fond du caractère de miss Burney, et n’aimât guère à poser devant ce peintre de portraits, si terriblement, quoique si discrètement exact. Ce qui est certain, c’est qu’en n’immolant pas à ce vieil ami, si parfaitement désagréable, tout ce qui lui restait d’espérances en ce monde, mistress Piozzi n’avait point mérité la rude flagellation qui lui a été infligée.

Si elle l’eût prévue, elle en eût pris son parti. Une fois mariée à Piozzi et bien décidée à être heureuse coûte que coûte, elle le fut en effet ; non qu’elle ne ressentît et l’abandon des amis sur lesquels elle avait compté le plus (les Burney plus particulièrement), et les dédains affectés du monde, et la froide rancune que ses filles paraissent lui avoir gardée ; mais elle opposa un front serein à toutes ces attaques dont elle était l’objet. La plus pénible pour elle fut sans contredit l’interprétation toute brutale qu’on donnait à son aveugle affection pour son second époux. On s’en aperçoit à certaines tirades indignées qui lui échappent de temps en temps, et dans lesquelles elle exprime naïvement sa surprise de ce qu’on n’admet pas, de femme à homme, une amitié dévouée sans arrière-pensée d’un autre ordre : — « L’amour et l’amitié sont pourtant, s’écrie-t-elle, des sentimens fort distincts, et je me jetterais au feu pour plus d’un homme que la seule crainte du feu m’obligerait à recevoir dans mon lit (whom nothing less than fire would force me to go to bed to). » Cette rudesse de langage, chez une précieuse adonnée aux plus excessifs raffinemens du beau style, indique une exaspération peu ordinaire.

Mais n’importe, elle fut heureuse et le fut longtemps. Elle trouva dans Piozzi, par grand hasard, un homme d’ordre, rangé, bien appris, plein d’égards pour sa femme, et prenant en patience certaines boutades capricieuses dont elle avait contracté l’habitude. Quand ces boutades arrivaient, il les accueillait d’un sourire : Ecco l’estro che viene ! disait-il, et il se contentait de fermer les fenêtres. Il avait d’ailleurs basé ses calculs d’avenir sur l’inévitable effet du temps. Leur voyage conjugal dura trois ans (1784 à 1787). Durant ce laps de temps avaient paru (1786) les Anecdotes sur le docteur Johnson, écrites à bâtons rompus par mistress Piozzi dans les auberges de Rome, de Naples ou du Tyrol, et qui eurent un succès de vogue. Ce succès commença la réhabilitation. De belles soirées, de bons dîners la complétèrent, une fois que les nouveaux époux furent installés dans un bel appartement de Hanover-Square, et surtout quand ils eurent (1790) repris à Streatham-Park leurs traditions de riche et comfortable hospitalité. Du reste, ils furent clémens ; miss Burney elle-même eut sa grâce. Quant aux misses Thrale, leur mère les revit, mais sans grand plaisir et sans aucune intimité.

Nous ne raconterons pas les vingt années de ce « rêve de bonheur » que mistress Piozzi se vantait de devoir à son second hymen. Nous dirons seulement que, n’ayant pas d’enfans de M. Piozzi, elle adopta un neveu à lui, en faveur duquel elle se dépouilla du plus clair de sa fortune, et dont elle finit par faire un baronet anglais, sir John Salusbury Piozzi Salusbury. Elle lui donna Brynbella, belle résidence du pays de Galles, où Piozzi était mort de la goutte en 1808 : elle fit cela dans des circonstances où, aux prises avec des embarras pécuniaires qui finirent par troubler sérieusement son vieil âge, elle accomplissait ainsi un très important sacrifice ; mais elle n’avait jamais connu le prix de l’argent à aucune époque de sa vie.

Veuve pour la seconde fois à l’âge de soixante-sept ans, on eût pu croire éteinte à jamais cette chaleur de sentiment qui l’avait si terriblement compromise en 1783 ; mais il en est de certains cœurs comme de certaines terres fécondes, où jamais le travail de germination ne s’arrête. Nous sommes fâché de dire qu’en 1815, — notez la date, — un brillant jeune premier tragique, haut de six pieds, doué d’une figure charmante, et aussi sot, aussi méchant acteur que possible, monta quelque peu cette tête légère où le souvenir de Piozzi ne régna plus tout à fait seul. Cet étrange roman, dont l’héroïne avait bien près de quatre-vingts ans, ne doit pas nous arrêter plus que de raison. La calomnie s’en mêla, comme jadis : où diable ne va-t-elle pas se nicher ? On prétendit que mistress Piozzi voulait racheter Brynbella, et donner à son favori cette terre dont elle avait si libéralement gratifié le neveu de son mari. Espérons qu’elle n’eût jamais affiché à ce point un penchant innocent, nous le croyons, mais à coup sûr très ridicule. Son testament d’ailleurs (en date du 29 mars 1816) ne renferme aucun indice d’une bienveillance poussée si loin. Seulement, par une lettre du 18 octobre 1819, elle prie ses héritiers d’envoyer à William Augustus Conway (l’acteur en question) une montre d’or à répétition qu’elle a achetée pour lui, et le 10 octobre 1820 elle leur demande de recevoir en dépôt une caisse qu’elle-même a promis à M. Conway de garder chez elle, pour la lui rendre plus tard. Enfin (et voici le moins beau de l’histoire) Conway, le 7 mai 1821, renvoyait aux exécuteurs testamentaires de mistress Piozzi un billet à ordre de 100 livres sterling (2,500 fr.), que cette dame lui avait remis deux jours avant sa mort, survenue au commencement du même mois.

En 1828, Conway, alors en Amérique et passant de New-York à Charlestown, se laissa tomber à la mer, et périt victime d’un accident ou d’un suicide. Ses effets se vendirent à New-York. On y retrouva un exemplaire des Nuits d’Young, présent sinistre de sa vieille amie. On y retrouva aussi 'sept lettres qu’un spéculateur américain se hâta d’acheter, et qui ont été publiées à Londres, en 1842, sous ce titre alléchant : Love letters of Mistress Piozzi, written when she was eighty ! Les lettres d’amour d’une octogénaire à un comédien, quelle trouvaille pour un éditeur !

Comme écrivain, mistress Piozzi n’existe pas. La vogue passagère dont elle a pleinement joui ne lui donne aucun titre à un examen sérieux. Elle entreprit d’introduire dans ses ouvrages écrits[15] le laisser-aller, le vagabondage de la causerie ; elle courut après ces jeux de mots, ces gongorismes dont un salon peut s’égayer, mais qui feront toujours pauvre mine quand on les entourera de la solennelle enveloppe d’un livre. Elle compila beaucoup, traduisit beaucoup, rima des chansons, aiguisa des épigrammes, rédigea des souvenirs, se crut une Genlis anglaise, fut comparée à Mme  de Staël, et put croire qu’elle avait conquis par elle-même une place dans les annales littéraires de son pays. En réalité, elle n’y figure que comme accessoire d’une imposante effigie, celle de Johnson. Elle n’est pas même une ombre, — elle n’est qu’un reflet. Lui jeter un regard en passant ne nous a point paru tout à fait inutile ? mais il serait insensé de nous arrêter plus longtemps devant cet atome littéraire, sur lequel, par ricochet, vient tomber un rayon de cette lumière si étrangement répartie qu’on appelle la célébrité.

E.-D. Forgues.

  1. Relire, dans ses Œuvres diverses (première série, traduction de M. Amédée Pichot), la biographie du célèbre moraliste.
  2. Llew, en gallois, signifie lion.
  3. Le docteur Collier, — c’est de lui qu’il s’agit, — inspira un attachement presque, aussi vif à une autre jeune fille dont il sera question plus loin. La belle et coquette Sophia Streatfield, bien des années après avoir perdu ce précepteur adoré, prenait encore le deuil le jour anniversaire de sa mort.
  4. Nous n’avons pas à expliquer le sens figuré de ces mots lion, étoile : ils sont devenus français.
  5. La lettre est datée du jour de Pâques 1764. Macaulay la cite textuellement.
  6. Le Shakspeare commenté par Johnson était annoncé depuis neuf ans, et une bonne partie des souscriptions, soldées d’avance, avait été absorbée par les besoins du critique nécessiteux. Churchill partit de là pour l’accuser de vouloir escroquer (cheat) l’argent reçu. Honnête homme par excellence, Johnson bondit sous ce mot sanglant, et l’année d’après parut le Shakspeare promis au public.
  7. «… James Boswell, avocat écossais, l’héritier d’un nom honorable et d’un beau domaine… C’était incontestablement un fat ennuyeux… Ses écrits démontrent qu’il manquait de raison, de tact, de gaieté, d’éloquence, et cependant ses écrits sont lus au-delà du Mississipi et sous la Croix du Sud. Ses écrits seront probablement lus tant que la langue anglaise existera, soit comme langue vivante, soit comme langue morte. » — Lord Macaulay, Œuvres diverses, traduction Pichot, t. Ier, p. 184.
  8. Lord Macaulay l’a décrite avec beaucoup d’esprit et de verve.
  9. Quand on se permet une citation latine, il faut savoir l’expier. Aussi risquerons-nous la paraphrase du distique de Johnson :
    A quoi donc sert, Molly, de prêcher avec feu
    La liberté que tes yeux nous ravissent ?
    Il est bien temps que ces luttes finissent,
    Et si tu veux que je sois libre,… adieu !
    Properce, avant Johnson, avait dit :
    Nullus liber erit, si quis amare volet.
    (XXIII. — De Amoris servitute.)
  10. La première mention du nom de Piozzi dans le Thraliana est ainsi conçue : « Brighton, juillet 1780. — J’ai ramassé ici le grand chanteur italien Piozzi. C’est étonnant comme il ressemble à mon père. Il donnera des leçons à Hester. » Hester était le nom de l’aînée des misses Thrale.
  11. Elle déclare expressément dans ses commentaires manuscrits sur sa correspondance qu’elle avait prié Piozzi de s’éloigner, afin d’apaiser les journaux (to tame the newspapers) : singulier témoignage des abus, et peut-être aussi de l’utilité d’une presse libre jusqu’à la licence !
  12. Piozzi avait justement l’âge de mistress Thrale. Il n’était réputé ni pour sa beauté, ni pour sa laideur. Il n’était point pauvre et venait de prêter à son amie, toujours embarrassée d’argent, un millier de livres sterling. Sa fortune particulière, quand il mourut, montait à 200,000 fr. environ.
  13. Signée Samuel Johnson et datée du 2 juillet 1784. Il y a un post-scriptum : « Si vous le permettez, je descendrai vous voir. »
  14. «… Au moment où il s’affaissait sous une complication de maux (1783), Johnson apprit que la femme dont l’amitié avait fait seize ans le bonheur de sa vie épousait un violoniste italien, que tout Londres criait honte sur elle, et que les journaux étaient remplis d’allusions à la matrone d’Éphèse… Il déclara avec emphase qu’il chercherait à oublier qu’elle eût jamais existé ; il ne prononça plus son nom, et jeta au feu tout ce qui pouvait la lui rappeler… En attendant, elle fuyait les rires et les sifflets de ses compatriotes,… et apprenait à Milan, au milieu des collations, des concerts de Noël, que la mort venait de frapper l’homme remarquable au nom duquel son nom reste à jamais uni. » — Œuvres diverses de Macaulay.
  15. Anecdotes sur le docteur Johnson (1786). — Note sur un voyage en France, en Italie et en Allemagne (1789). — Synonymes anglais, 2 vol. (1794), — plus un recueil de poésies de divers auteurs, imprimé à Florence, et une étrange compilation historique dont le titre est à lui seul une curiosité : Retrospection, or a Review of the most striking and important Events, Characters, Situations, and their Conséquences, which the last eighteen hundred years have présented to the view of mankind. Ces deux volumes in-4o de plus de mille pages, et qui attestent un travail énorme, furent publiés en 1801.