E. Fasquelle (p. 193-200).
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XXXVIII


Ce point réglé dans son esprit, Hermine oublia tout ce qui l’entourait. Ainsi que cela lui arrivait sans cesse, de même qu’elle partait à l’aventure sur les houles de l’avenir, elle se réfugia dans les bonnes rades du passé.

Elle ne voyait plus les gens qui étaient attablés auprès d’elle. Elle se reportait à quelques années en arrière, alors que les réunions pareilles à celle-ci, dans la même salle, à la même table, ne s’accomplissaient pas comme de grossières mangeailles, dans une atmosphère de haine, parmi les propos d’une domesticité rampante devant un maître.

Hermine évoquait l’ancien maître : son père, présidant, lui aussi, deux fois par jour, les repas de ses serviteurs. Il était là, Hermine le revoyait à travers la brume du temps, il se tenait avec simplicité au milieu de tous, tranquille, souriant, la face rasée, sauf de petits favoris gris régulièrement dessinés sur ses joues, des boucles d’or aux oreilles. Il servait la soupe, découpait la viande, donnait à chacun sa part, avait l’œil à tout, ne laissait manquer de rien les nouveaux venus et les timides. Aucune gêne, d’ailleurs, en sa présence. Pierre Gilquin était un homme juste, chez lequel s’était formée d’elle-même l’idée de partager son bien-être avec ceux qui le produisaient. Le père d’Hermine était paternel avec tous.

Mme Gilquin, d’un caractère plus atténué, tranquille et fidèle collaboratrice de son mari, le secondait sans cesse, attentive à toutes les intentions de ses paroles, de ses gestes, de sa physionomie.

Hermine, quand elle vint se fixer au logis, après ses années de pensionnat, était la servante des serviteurs, servante empressée et gracieuse, naturellement encline à donner à ceux qui l’entouraient le bonheur d’exister qui ravissait son être. Elle avait une nature aimante, émue par toutes choses, fraternelle à tous. C’était une joie pour elle de voir vivre et d’aider à vivre.

Aussi, ces repas de la ferme, dans l’immense cuisine, étaient-ils pour la jeune fille comme des fêtes de la nature, sans cesse recommencées, et toujours nouvelles. C’était elle qui mettait le couvert, qui disposait le pain et le vin, qui veillait à la blancheur de la nappe de grosse toile étendue sur la table de chêne.

Elle avait voulu ce luxe, elle se réjouissait de voir entrer les ouvriers de la terre au visage hâlé, rougi et bruni par l’air des champs, les bergères et les filles d’étable. Tous et toutes, en ce temps-là, lui étaient reconnaissants de cette belle nappe, blanche comme une nappe de communion, de ces verres brillants, de ces fleurs qu’elle plaçait au milieu de la table, de l’air de fête qu’avait toujours le repas. Pas un et pas une n’auraient manqué, avant d’entrer, de se laver les mains à l’eau fraîche de la fontaine dont on entendait le murmure dans la cour, et le « Bonjour, mam’zelle Hermine » dont on la saluait particulièrement, voulait dire ce qui était en eux de camaraderie et de remerciement pour cette charmante jeune fille, tout amour pour ce qui l’entourait.

Il pouvait y avoir, il y avait certainement de mauvais caractères, des méchants, des violents, parmi ces assemblées de paysans. Quelle réunion peut être indemne des tares habituelles ? Il y avait aussi des gouailleurs qui se moquaient lorsque les Gilquin ne pouvaient les entendre. Mais l’autorité du maître de la ferme était grande, et la bonne grâce d’Hermine en imposait tout autant.

Oui, c’étaient de belles fêtes, à cette époque à jamais enfouie dans les temps révolus !

Et c’étaient des fêtes de toutes les saisons, de tous les jours.

L’hiver, comme l’été, la joie était la même.

L’été, il n’y avait pas de déjeuner avec tout le personnel de la ferme, parti aux champs dès l’aube pour ne rentrer qu’au crépuscule. Le soir, il y avait deux tables, pour tous les moissonneurs, puis, plus tard, pour toutes les faneuses, et Hermine présidait une de ces tables, celle des ouvriers et des ouvrières de passage, qui auraient bien voulu rester leur vie entière avec elle. On ouvrait les fenêtres, et le parfum enivrant de la campagne chauffée par le soleil entrait dans la salle, apportant confondues les odeurs de la terre et des arbres, des fleurs et des fruits, et l’odeur des herbes marines quand le vent du sud-ouest traversait l’espace.

L’hiver, les fenêtres fermées, les visages étaient éclairés par la lumière dorée des lampes, par la haute flamme rougeoyante qui dansait et se tordait dans l’âtre comme le démon du foyer. Les figures étaient réjouies par la chaleur, par la bonne nourriture, par la sécurité du logis autour duquel se battaient les mauvais génies de la dure saison, les vents glacés, les pluies cinglantes, les lourdes neiges.

Hermine songea tout à coup que, parmi ces faces réjouies du temps passé, il y avait eu sans doute celle du petit Jean, qu’elle essayait en vain de se rappeler, du petit Jean qui était entré avec les autres, après s’être lavé les mains à la fontaine comme les autres, et qui avait dû dire, lui aussi, un « Bonjour, mam’zelle Hermine » où il avait mis tout son cœur, tout l’espoir insensé et tout le désespoir certain de sa pauvre et naïve existence.

Elle eut un tressaillement, en évoquant cette figure du petit Jean parmi les figures d’autrefois. Elle s’acharnait à le voir, et elle le voyait, mais comme une ombre presque indistincte, dont elle ne pouvait fixer le visage, ni entendre la voix. Elle s’obstinait, croyait retrouver une silhouette, une expression dans sa mémoire, et puis, c’était fini, tout ce qu’elle avait cru évoquer de Jean disparaissait comme une vapeur. Il n’y était plus ! Et beaucoup des autres avaient, comme lui, disparu. Les meilleurs étaient partis, il ne restait que les mauvais, et maintenant, autour de la table sans nappe blanche, tachée de graisse et de vin, la réunion était une réunion de cabaret, avec ses propos cyniques et ses voix querelleuses.