E. Fasquelle (p. 139-144).
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XXVIII


Ce jour-là, Hermine avait fui sous le poing levé de François Jarry, et elle était restée dehors toute la nuit.

C’était une courte nuit d’été bleue et claire. Hermine s’assit, comme elle l’avait fait souvent, contre une meule, au milieu d’un champ fauché. Après avoir regardé les dernières étoiles scintillantes, elle sentit au matin ses paupières s’appesantir malgré elle. Son cœur angoissé commençait à se calmer sous l’effet du bienfaisant sommeil, quand elle entendit un froissement du foin, comme d’une bête massive qui remuerait, puis une voix rauque qui articulait des mots incohérents.

Hermine n’avait plus peur de grand’chose maintenant, et puis, le jour venait, le jour pâle du matin, encore frissonnant de l’air de la nuit. Pourtant, elle craignit un bestial chemineau, et doucement elle se levait pour partir, lorsqu’elle aperçut, émergeant de la paille, la tête hagarde de l’affreuse pauvresse.

— C’est vous… — dit-elle en hésitant, s’arrêtant de prononcer le surnom de la fille.

— Oui, c’est moi, Quat’sous… Oh ! vous pouvez m’appeler par mon nom… et c’est vous, madame Hermine… Vous n’êtes pas plus heureuse que moi, à ce que j’vois !…

Elle rit sans méchanceté, et Hermine rougit tout en répondant :

— Vous auriez pu être plus heureuse que moi, vous, si vous l’aviez voulu… Vous n’aviez qu’à travailler…

— Y a pas d’travail pour des saletés comme moi… O l’est à qui m’repoussera du pied…

— Vous en trouveriez du travail, si vous vous teniez proprement… et si vous ne courriez pas ainsi au hasard.

— Je n’aime pas travailler tous les jours… Les bêtes n’travaillent pas… J’suis une bête des bois…

Hermine, malgré son chagrin, ou peut-être à cause de son chagrin, était attirée par cet être tombé au plus bas. Les réponses qu’elle recevait l’étonnaient. Et le besoin d’affection qu’elle avait en elle était toujours si grand, qu’elle cherchait encore là, sous ces haillons et sous cette crasse, le battement d’un cœur, l’émotion d’une âme. Elle voulut savoir… elle aurait voulu attendrir, et aussi convaincre.

Elle reprit donc :

— Vous n’êtes pas une bête des bois… vous êtes une créature comme les autres… vous avez été une gentille petite fille, vous aussi…

— Oui… et maintenant j’suis une vieille salope… Qué qu’vous voulez ?… quand j’étais une petite fille, ma mère ne m’a pas appris à aimer le travail… Elle était bien trop occupée à se saoûler et à me donner des coups… J’vaux encore mieux qu’elle… J’me saoûle comme elle… quand j’peux… mais j’ai jamais fait du mal à personne…

— Mais quelle vie vous avez, ma pauvre Quat’sous !… Et par votre faute… puisque vous parlez comme vous le faites…

— Oh ! ça irait encore si j’avais tous les jours l’ventre plein… La pluie, le froid, tout ça m’est égal… O l’est la faim qu’est le plus dur…

— Un abri, c’est bon aussi… vous auriez pu avoir un abri… mais il vous faudrait avoir une autre manière de vivre… Vous vous conduisez mal… vous faites de vilaines choses, — osa dire Hermine.

— Bien se conduire !… c’est bon pour celles qui ont tout ce qu’y leur faut… Qu’est-ce que ça peut faire que j’en aie ou que j’en aie pas, de la conduite ?… J’leur prends pas leurs hommes, aux autres !… O l’est eux qu’y me prennent !…

— Tantôt avec l’un, tantôt avec les autres… cela ne vous répugne donc pas ?… Vous êtes la bête de somme de la première rencontre !…

— Puisqu’ils aiment ça, — répondit cyniquement Quat’sous.

Hermine se tut, comprit qu’il n’y avait pas à raisonner avec un être incomplet, se croyant sur la terre seulement pour la parcourir en animal stupide.

Quat’sous restait là, avec une sorte de sourire ironique sur sa lèvre béante et baveuse. Elle balançait le corps et la tête comme une idiote, regardant ses mains sales, ses pieds chaussés de gros souliers d’homme.

Elle avait aussi quelque chose à dire :

— Mais vous non plus, madame Hermine, vous n’avez pas d’abri, puisque vous êtes là, sur la même paillasse que la pauv’Quat’sous… Qué q’vous savez, de c’qui vous arrivera ?… Vous n’êtes point méchante… et vous êtes avec des méchants… je l’sais ben, moi !… j’sais tout, à courir les chemins… On entend l’un… on entend l’autre… on comprend l’reste… Croyez-moi, madame Hermine… vous s’rez comme moi, un jour… vous finirez comme moi… j’sais ce que j’dis !…

Hermine eut une révolte, se leva :

— Plutôt mourir, — pensa-t-elle.

Elle regarda encore Quat’sous, se refusa à croire que c’était là le miroir de sa vie prochaine. Elle eut de la compatissance pour cet être resté dans les limbes de l’ignorance, et elle s’éloigna du refuge de Quat’sous, après lui avoir souhaité meilleure chance.