E. Fasquelle (p. 123-128).
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XXVI


Après la mort de sa mère, Hermine n’attendait plus d’événements, acceptait d’avance la monotonie du sort contraire. Pendant quelque temps — quelques jours, — on la laissa tranquille. Si mauvais que soient les gens, la mort leur impose une certaine attitude de respect. Malgré eux, ils marchent plus doucement, ils parlent plus bas dans la maison où un être pareil à eux a été frappé et emporté par quelqu’un que l’on ne voit ni entend, qui passe à travers les murs, qui vient à pas légers, quelqu’un de muet et inexorable, qui désigne sa victime sans lui rien dire, ni sans rien dire à personne.

Autour d’Hermine, il y eut donc un peu de silence. Elle était frappée aussi, et sa personne en avait quelque chose de changé, qui éloignait d’elle, pour le moment, l’hostilité journalière. Les servantes évitaient de lui parler, la laissaient à sa songerie, ou lui parlaient pour le strict nécessaire, d’une voix contenue et discrète. François Jarry lui-même, si indifférent qu’il fût à la disparition de Mme Gilquin, évitait la rencontre d’Hermine, qui passait ses heures libres dans la chambre de sa défunte maman, et qui s’était reprise aux occupations intérieures de la maison, puisqu’on voulait bien respecter son deuil et son repos, et la laisser libre d’agir à sa guise et pour le mieux.

À table, le lendemain, le surlendemain, on mangeait sans presque rien dire. François Jarry, épais, solide, brutalement accoudé, ses bras entourant son assiette, avalait voracement sa nourriture, buvait goulûment son vin blanc, sans lever les yeux sur sa femme. Le repas fini, il fermait son couteau, le mettait dans sa poche, se levait et s’en allait, s’en retournait à son labeur de bête farouche, et tout le monde s’en allait aussi, sauf la servante qui desservait la table, et Hermine qui l’aidait de sa douceur habituelle.

Ces soins terminés, Hermine remontait à la chambre de sa mère, devenue la sienne, s’asseyait dans l’embrasure de la fenêtre, comme autrefois, lorsqu’elle était enfant et jeune fille. Mais il n’y avait plus personne en face d’elle. Il y avait un fauteuil vide.

Elle avait encore, tout près d’elle, bien d’autres témoins familiers de son existence, dans cette grande pièce rustique et bourgeoise, où avaient vécu, où étaient morts son père et sa mère, et son grand-père et sa grand’mère, et d’autres avant eux : le large lit en forme de bateau, abrité par des rideaux rouges ; la table ronde en acajou à ornements de cuivre ; la bergère, les fauteuils au velours rouge usé dont les bras se terminaient en têtes de cygne ; la petite bibliothèque dont on ne voyait pas les livres, soigneusement abrités par de frêles rideaux de soie verte ; la pendule à colonnettes noires qui avait sonné tant d’heures paisibles et tant d’heures désastreuses ; les portraits, miniatures et photographies, placés de chaque côté de la glace, sur le mur au-dessus de la cheminée. Hermine n’avait fait ajouter que son petit piano de jeune fille à ce mobilier vieillot et charmant, mais elle n’avait pu se résoudre encore à réveiller les airs d’autrefois. Elle cousait, pensait, regardait au dehors, revoyait l’agitation habituelle de la basse-cour aux heures de fraîcheur et de mangeaille, le sommeil des chiens à l’ombre, les poules picorant sans cesse, les pigeons se rengorgeant et roucoulant sur le rebord de leur tour.

Ses yeux allaient aussi à la fenêtre du grenier, l’endroit mystérieux où vivait son secret.

Cette accalmie ne dura pas longtemps. Le charme funèbre laissé par la mort fut rompu par une colère de François Jarry, un coup de poing frappé sur la table, un mot violent à l’adresse d’Hermine. Peu à peu, les anciennes habitudes revinrent. Le même ouragan de fureur qu’auparavant passa sur le doux être qui ne demandait qu’à donner sa bonté à tous, et qui n’aurait voulu en échange que les heures de solitude où sa pensée pouvait s’épanouir comme une fleur ignorée.

Désormais, il lui redevint impossible de s’occuper de rien. Sa place, de nouveau, était prise partout. Le maître affichait son mépris. Les servantes se gaussaient d’elle. La petite Zélie l’épiait, la regardait sournoisement, faisait peser sur elle l’affreuse inquisition de l’enfance perverse. Hermine était de trop dans la maison où elle était née. Elle commençait à comprendre son sort avec précision, et si peu habituée qu’elle fût à prévoir son lendemain, elle se disait que sa vie ne pouvait durer ainsi, et qu’il lui fallait s’en aller. Mais où ? et comment ? Cela, elle ne le savait pas encore avec précision.