E. Fasquelle (p. 117-122).
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XXV


Après tant de désastres, Mme Gilquin n’avait plus accepté la vie que pour attendre la mort. Étrangère dans sa maison même, trop faible pour résister au violent personnage qu’elle avait, comme Hermine, accepté pour la sécurité et la durée des biens amassés par le père Gilquin, elle ne voyait pas le moyen de détruire le mal qu’elle avait préparé, sans le savoir, de ses mains maternelles.

Le violent Jarry était aussi un madré : il s’était fait reconnaître un avoir au moment du mariage. Comment séparer ce qui avait été ainsi réuni ? C’était un problème redoutable à aborder, et presque insoluble pour une paysanne comme Mme Gilquin, respectueuse du travail et de la propriété de son mari.

Elle ne pouvait se faire à l’idée de voir dépecer ce magnifique domaine dont la création avait coûté tant de travaux, de peines, de soucis. Cela représentait des jours et des jours de labeur, des fragments de terre acquis à force de volonté, de persévérance, ajoutés les uns aux autres pour former ce tout qui était la ferme des Gilquin ! Encore une fois, comment se résoudre à disjoindre ce qui avait été ainsi joint ? Quelle aventure ! Quelle catastrophe ! Mme Gilquin mourait de sa perplexité et de son impuissance.

Aussi, bien qu’elle souffrît cruellement, dans son sentiment de maternité, qui était très vif en elle, bien qu’elle eût voulu rester la compagne de chaîne de sa fille, pour l’aider à porter le lourd boulet du mariage qu’elle avait rivé aux pieds de cette douce enfant, Mme Gilquin se laissa crouler à la première atteinte de la maladie. Elle accepta bien les soins et les remèdes d’Hermine, mais il y avait en elle quelque chose qui se refusait à vivre davantage.

Autour d’elle, et Hermine comme tout le monde, on s’était habitué à son état. On ne devinait pas qu’elle était blessée au plus profond de l’être, qu’elle était minée par un mal moral bientôt aggravé en mal physique, et que l’atmosphère où elle respirait lui était mortelle. Elle ne vivait plus, pour ainsi dire, toujours dans l’attente d’une catastrophe, et n’osant confier à sa fille ses prévisions et ses frayeurs. Il était bien impossible de déchiffrer cette énigme de souffrance cachée. On la voyait mieux un jour, plus mal le lendemain, pour la voir renaître encore, mais on ne s’apercevait pas que ses forces allaient en décroissant, qu’elle tombait à un état d’apathie, d’indifférence, où l’être est incapable de réaction.

Les jours précédents, on avait cru la malade en voie de rétablissement. Elle avait pu quitter son lit pour son fauteuil, faire quelques pas dans la chambre, et Hermine s’était rassurée, s’était de nouveau laissée aller à son idée fixe. Ce fut ainsi qu’elle entreprit cette course au village de La Roche, et qu’elle revint pour ruminer sa déception dans le coin de grenier où elle passait ses heures libres.

Elle sortit de là, à l’appel de la servante, pour voir mourir sa mère.

C’était par hasard que la fille de ferme était entrée dans la chambre de la malade, l’avait trouvée inanimée dans son fauteuil. Hermine put ranimer sa mère, et celle-ci retrouva un reste de force pour prendre la tête de sa fille dans ses mains amaigries, et pour lui dire en phrases entrecoupées :

— Vis du souvenir de ton enfance… Que le présent ne soit plus qu’un instant pour toi !… Console-toi de tout par la mémoire du passé !…

Hélas ! la fille de Mme Gilquin n’était que trop encline à vivre ainsi en arrière, et cette recommandation, bégayée par sa mère au moment suprême où elle allait entrer dans la nuit définitive, ne pouvait qu’enfoncer davantage cette charmante créature dans les ténèbres de l’inertie et de la résignation.

L’enterrement eut lieu selon les rites habituels. Le curé vint chercher le corps, le mena à l’église, puis au cimetière. François Jarry prit juste le temps nécessaire pour la cérémonie. Il conduisit le cortège de deuil avec l’indifférente tenue de l’homme accomplissant une corvée.

Après le repas qui suivit, où Hermine ne parut pas, et que présida son mari, le maître retourna aux champs avec ses serviteurs, et le travail se fit comme de coutume, jusqu’à l’heure où la terre s’assombrit, où les animaux tournèrent la tête vers l’étable, où l’homme harassé revint au gîte, sa veste et son outil sur l’épaule.