E. Fasquelle (p. 95-102).
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XXI


Hermine ne voulut pas répondre par un mensonge ou une banalité, et, sans préambule, comme une personne fatiguée physiquement et moralement, elle alla droit au but :

— Je suis la fille des Gilquin.

Puis elle se tut, attendant l’effet de ses paroles.

Il y eut un instant de silence.

Hermine reprit, gênée par le mutisme de la vieille Olympe :

— Pardonnez-moi… J’ai voulu vous voir… mais j’ai eu peut-être tort de venir après si longtemps.

La grand’mère la regardait toujours sans proférer une parole.

Hermine se sentit envahir par une envie de pleurer, comme aux jours où elle était petite fille. Des sanglots qui ne sortaient pas faisaient se contracter douloureusement sa gorge. Elle était là, debout, se tortillant les doigts, n’osant lever les yeux sur la vieille femme, dans l’attitude d’une véritable coupable.

La vieille Olympe, alors, avança vers Hermine ses yeux vifs et son nez en bec d’aigle :

— Vous êtes la fille des Gilquin ?… Eh bé ! quoi qu’vous m’voulez ?…

Hermine fut accablée, ne sut plus définitivement quelle contenance prendre, quelles paroles prononcer. La vieille femme ne comprenait-elle pas ? Ou bien y avait-il en son cœur une vieille haine qui venait de se réveiller brusquement ? Voulait-elle dire à l’étrangère qu’elle n’était pas à sa place chez la grand’mère du petit Jean.

— Je viens vous voir en souvenir de Jean, — dit tout à coup Hermine avec courage.

— Ah ! mon p’tit gars qu’était à la ferme aux Gilquin !… Ah ! vous êtes la fille aux Gilquin !

Elle répéta cela plusieurs fois, puis s’expliqua avec volubilité :

— Y sont donc des sauvages, chez vous, qu’y n’m’ont pas seulement donné une pauv’p’tite indemnité pour m’dédommager de mon malheur !… Jean commençait à gagner… Y m’v’nait en aide… Depuis l’âge de six ans, j’l’avais eu à ma charge… Que Dieu ait son âme !… le pauvre fou !… Il m’en a fait avoir des tristesses !… M. le curé lui a refusé l’office des morts… Il a été enterré comme une bête !…

Hermine n’objecta pas que son père était mort quelques jours après Jean. Elle essaya de pénétrer dans le cœur de la vieille paysanne :

— Ne vous chagrinez pas, bonne maman, il a eu mieux que les prières de tous les prêtres du monde entier, il a eu vos larmes et les miennes.

La fille des Gilquin s’approcha, voulut prendre la main sèche et ridée de la grand’mère de Jean. Mais la vieille ne sembla ni l’entendre, ni la voir, s’en alla vers sa haute cheminée et ses ustensiles, se mit à frotter et à ranger.

Hermine était définitivement vaincue. Elle croyait, en venant chez la vieille femme, trouver un chagrin à consoler, une peine qui aurait répondu à sa peine. Elle croyait aussi qu’elle allait tout savoir de l’être qu’elle avait ignoré et qui était mort pour elle. Cet être, sans doute, était toujours vivant dans le souvenir de sa grand’mère. Elle espérait entendre la voix douce et blessée de la douleur inconsolée, et c’était la voix aigre du dépit et de l’intérêt qui avait répondu.

Olympe ne faisait plus attention à la visiteuse, ne lui demanda même pas si elle était fatiguée, si elle voulait s’asseoir, ne lui offrit pas l’écuelle d’eau que l’on donne au passant de la route… Et cette aumône de l’eau, Hermine n’osa pas la réclamer, malgré la soif qui lui brûlait la gorge et les lèvres, pas plus qu’elle n’osa se laisser tomber sur la chaise qui était auprès d’elle, malgré la fatigue qui lui faisait trembler les jambes.

— Je m’en vais, — dit-elle, — la route est longue pour retourner chez moi… Mais tout de même, avant, je voudrais passer au cimetière…

— C’est pas la peine, — maugréa la vieille paysanne, — Jean était dans la fosse commune… et il y a beau temps que d’autres lui ont pris sa place…

— Adieu donc ! — dit Hermine, de plus en plus terrifiée par l’indifférence de la grand’mère.

Elle se dirigea vers la porte, crut entendre qu’on la rappelait, se retourna.

La vieille parlait, mais parlait toute seule, faisant ses réflexions à haute voix.

— Pas seulement m’avoir envoyé un caraco noir pour porter le deuil !… Ça devrait finir comme des chiens, ces richards !… Ah ! y paieront tout ça, un jour !… L’bon Dieu leur fera ben aussi à eux leur part d’malheur !…

Hermine sortit, trouva la force de fermer la porte avec douceur. Elle n’entendit plus que le murmure de la voix agressive et le tic tac solennel et inexorable de l’horloge.

Au dehors, sous le feu du soleil, elle resta pendant un instant hébétée, avec un poids lourd sur l’esprit et sur le cœur, puis elle se remit en route. Elle eut de la peine à avancer, à soulever de terre ses pieds qui lui semblèrent de plomb.

Elle revit celle qui l’avait renseignée, toujours postée au dehors de la ruelle.

— Eh bé ! vous avez vu la mère Olympe ?… Vous avez pu lui causer ?…

— Je vous remercie, — dit Hermine, confuse sous ce regard investigateur.

Elle eut l’idée de demander à cette femme la chaise et l’écuelle d’eau qu’elle n’avait pas trouvés chez Olympe. Mais elle prévit des questions et des questions à n’en plus finir, et puis elle n’osa pas plus que tout à l’heure. Elle commença donc à descendre le chemin raboteux qu’elle avait gravi tout à l’heure comme un calvaire.

Presque tout de suite, elle s’arrêta. Les derniers mots échangés avec la grand’mère lui revinrent, et elle pria la paysanne de lui indiquer le chemin du cimetière.

— Hors du village, quand vous serez arrivée à la dernière maison, vous virerez à vot’gauche… Y a un mur… C’est là !

Hermine remercia encore et partit cette fois, d’un pas automatique, sans retourner la tête vers la masure inhospitalière.